Divan oriental-occidental/Saki nameh. Livre de l’échanson

Traduction par Jacques Porchat.
Librairie Hachette et Cie (Œuvres de Goethe, volume Ip. 590-597).



Oui, je me suis aussi attablé dans la taverne ; on m'a donné ma mesure comme aux autres ; ils jasaient, ils criaient, ils discouraient du présent, joyeux et tristes, selon que le jour le voulait. Moi j'étais assis, et, dans un ravissement secret, je pensais à ma bien-aimée.... Comment elle aime, je ne sais ; mais, ce qui me tourmente ! je l'aime comme un cœur qui s'est donné fidèlement à une seule amie et s'est fait son esclave. Où était le parchemin, le roseau, qui auraient tout exprimé ?... Cependant c'était ainsi, oui, c'était ainsi.

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Quand je suis seul à table, où puis-je être mieux ? Je bois mon vin tout seul ; nul ne m'impose de gêne ; je suis à mes pensées.

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Muley le voleur en vint au point d'avoir, même étant ivre, une belle écriture.

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Si le Coran existe de toute éternité, je ne m'en informe point ; si le Coran fut créé, je ne le sais pas : que ce soit le livre des livres, je le crois, selon le devoir du musulman ; mais, que le vin soit de toute éternité, cela, je n'en doute point ; ou bien, qu'il ait été créé avant les anges, ce n'est peut-être pas non plus une fable. Quoi qu'il en soit, le buveur regarde Dieu en face plus hardiment.

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Ivres, il faut que nous le soyons tous : la jeunesse est une ivresse sans vin ; si le vieillard redevient jeune en buvant, c'est une merveilleuse vertu ; la pauvre vie se tourmente à donner des soucis, et, les soucis, le pampre les chasse.

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On ne s'inquiète plus de cela ! Le vin est sérieusement défendu. S'il faut donc que tu boives, ne bois que du meilleur : tu serais un double hérétique, de te damner pour la piquette.

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De quel vin Alexandre s'est-il enivré ?... Je gage ma dernière étincelle de vie qu'il n'était pas aussi bon que le mien.

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Aussi longtemps qu'on est à jeun, on se plaît au mal ; dès qu'on a bu, l'on connaît le bien, seulement l'excès arrive aussi bien vite ; Hafiz, apprends-moi de grâce comment tu l'entendais.

Car mon avis n'est pas exagéré : si l'on ne peut boire, on ne doit pas aimer ; mais, vous, buveurs, il ne faut pas vous croire en meilleure position : si l'on ne peut aimer, on ne doit pas boire.

SOULEIKA. Pourquoi es-tu souvent si malgracieux ?

HATEM. Tu sais que le corps est une prison ; l'âme y fut enfermée par surprise ; elle n'y trouve pas ses coudées franches : comme elle veut s'échapper çà et la, on enchaîne étroitement la prison elle-même ; la pauvre âme en est doublement offensée : c'est pourquoi elle se démène souvent d'une si étrange façon.

Si le corps est une prison, pourquoi la prison a-t-elle toujours soif ? L'âme se trouve bien dedans, et volontiers elle resterait tranquille et de bon sens, mais il faut boire une bouteille, vite une bouteille et puis une autre : l'âme ne veut pas l'endurer plus longtemps, et brise les bouteilles contre la porte.


Au sommelier

Rustre, ne me place pas si brusquement la bouteille devant le nez ! Que celui qui m'apporte le vin m'adresse un gracieux regard, autrement le onze se troublera dans le verre.


À l'échanson

Entre, aimable enfant. Pourquoi rester là sur le seuil ? Sois, à l'avenir, mon échanson, et tous les vins seront exquis et limpides.


L'échanson (parle)

Rusée servante, aux boucles brunes, va-t'en ! Quand je verse à boire à mon maître, pour me remercier, il me baise au front.

Mais toi, je gagerais que cela ne te suffit pas ; tes joues, ta gorge, lasseront mon ami.

Crois-tu m'abuser, parce que tu t'éloignes maintenant d'un air confus ? Je veux rester sur le seuil et m'éveiller si tu te glisses vers lui.

——

Ils nous ont fait mille reproches au sujet de l'ivresse, et n'en ont jamais assez dit sur notre ivresse. Pour l'ordinaire, on est enseveli dans l'ivresse jusqu'au matin, mais, cette nuit, mon ivresse m'a fait courir de tous côtés : c'est l'ivresse de l'amour qui cruellement me tourmente, et, du jour à la nuit, de la nuit au jour, tremble dans mon cœur, dans mon cœur, qui se dilate et s'élève par l'ivresse des chansons, si bien que nulle froide ivresse n'ose rivaliser avec elle. Ivresse de l'amour, des chants et du vin, qu'il fasse jour ou nuit, ivresse divine, qui me charme et me tourmente !

——

Ah ! petit fripon ! Que je garde ma connaissance, voilà l'essentiel ; et, de la sorte, je suis aussi charmé de ta présence, aimable enfant, tout ivre que je suis.

——

Dans la taverne, de grand matin, aujourd'hui quel tumulte ! Hôte et servantes, flambeaux et gens ! que d'affaires ! que d'insultes ! La flûte jouait, le tambour battait. C'était un affreux chamaillis : cependant, ivre de plaisir et d'amour, j'en ai pris ma part comme un autre.

Chacun me reproche de n'avoir rien appris en morale, mais je me tiens sagement éloigné des disputes de l'école et de la chaire.

——

L'ÉCHANSON. Dans quel état, seigneur !... Tu sors bien tard de ta chambre aujourd'hui ! Les Persans appellent cela Bidamag bouden : en Europe, on l'appelle fumées.

LE POETE. Laisse-moi pour le moment, enfant chéri. le monde ne saurait me plaire, ni l'éclat et le parfum de la rose, ni le chant des rossignols.

L'ÉCHANSON. C'est cela même que je veux traiter, et je pense que la chose me réussira. Viens, mange ces amandes fraîches, et tu retrouveras au vin de la saveur.

Puis je veux sur la terrasse te restaurer au souffle de la brise ; aussitôt que mon regard se fixera sur toi, tu donneras un baiser à l'échanson.

Regarde, le monde n'est pas une caverne ; il est riche toujours en nids et en couvées, parfum de rose, essence de rose ; le bulbul aussi chante comme hier.

——

Cette affreuse coquette, cette courtisane, qu'on appelle la société, elle m'a trompé comme tous les autres ; elle m'a ravi la foi, puis l'espérance ; elle voulait maintenant me ravir l'amour : je me suis échappé. Afin de préserver à jamais le trésor sauvé, je l'ai sagement partagé entre Souleika et Saki ; chacun d'eux s'efforce à l'envi de m'en payer le plus haut intérêt, et je suis plus riche que jamais. J'ai retrouvé la foi, la foi a l'amour de Souleika ; Saki me donne, dans la coupe, le délicieux sentiment du présent : qu'ai-je à faire de l'espérance ?


L'échanson

Aujourd'hui tu as bien mangé, mais tu as bu mieux encore : ce que tu as oublié pendant le repas est tombé dans cette jatte.

Vois, nous appelons cela un schwaenchen [petit cygne], comme les aime un convive rassasié : cela, je l'apporte à mon cygne, qui se rengorge sur les flots.

Mais on assure que le cygne chanteur sonne lui-même ses funérailles : ne me fais entendre aucune chanson, si elle présage ta fin.


L'échanson

Ils t'appellent le grand poëte, quand tu te montres sur la place ; j'écoute volontiers quand tu chantes, et je prête encore l'oreille quand tu fais silence.

Mais je t'aime bien mieux encore, quand tu donnes un baiser en souvenir : car les paroles s'envolent, mais le baiser reste au fond du cœur.

Accoupler des rimes à son prix ; beaucoup penser vaut mieux encore : chante pour les autres, et reste muet avec léchanson.

——

LE POËTE. Viens çà, échanson ! Encore un verre !

L'ÉCHANSON. Seigneur, tu as assez bu. On t'appelle l'insatiable buveur.

LE POËTE. M'as-tu jamais vu tomber ?

L'ÉCHANSON. Tu violes la loi de Mahomet.

LE POËTE. Ami, personne n'écoute, je veux m'ouvrir à toi.

L'ÉCHANSON. Si tu parles enfin de bon gré, je n'aurai pas besoin de te faire tant de questions.

LE POËTE. Écoute, nous autres musulmans, nous devons courber la tête à jeun ; lui, dans son saint zèle, il voudrait être seul égaré.

——

SAKI. O maître, songe que, dans l'ivresse, tu fais jaillir autour de toi la flamme ; mille étincelles brillent en pétillant, et tu ne sais pas où cela prend.

Quand tu frappes sur la table, je vois dans les coins des moines qui dissimulent, les hypocrites, tandis que tu ouvres ton cœur.

Dis-moi donc pourquoi la jeunesse, sans être encore délivrée d'aucun défaut, si dépourvue de toute vertu, est plus sage que la vieillesse ?

Tu connais tout ce qu'enferme le ciel, tout ce que porte la terre, et tu ne caches pas le trouble qui s'éveille dans ton sein.

HATEM. Eh bien, cher enfant, reste jeune et reste sage ; la poésie est, il est vrai, un don du ciel, mais, dans la vie terrestre, c'est un leurre.

On commence par se bercer en secret, puis à se trahir tôt et tard par son bavardage. C'est en vain que le poëte est discret : la poésie elle-même est déjà une trahison.


Nuit d'été

LE POËTE. Le soleil est couché, mais, à l'occident, le ciel brille toujours : je voudrais savoir combien de temps encore durera ce reflet doré.

L'ÉCHANSON. Si tu le veux, seigneur, je resterai, j'attendrai hors des tentes : quand la nuit aura vaincu le crépuscule, je viendrai d'abord te l'annoncer.

Car je sais que tu aimes à contempler les hauts cieux, l'immensité, quand ces feux lointains l'un l'autre se magnifient dans l'azur.

Et le plus éclatant se borne à dire : « Maintenant je brille en mon lieu : si Dieu voulait vous illuminer davantage, votre éclat serait aussi vif que le mien. »

Car tout est magnifique devant Dieu, précisément parce qu'il est le meilleur, et maintenant tous les oiseaux sommeillent dans leurs nids, petits ou grands.

Il en est un aussi peut-être perché sur les rameaux du cyprès, où le vent tiède le berce jusqu'au moment que l'air se mouille de rosée.

Voilà ce que tu m'as appris ou d'autres choses pareilles ; ce que j'ai entendu de toi ne sortira pas de mon cœur.

Je veux, pour l'amour de toi, faire ici la chouette sur la terrasse, jusqu'à l'heure où j'aurai observé la révolution géminée de la constellation du nord.

Alors il sera minuit, où souvent tu m'éveilles avant le temps, et quelle jouissance magnifique, si tu admires avec moi l'univers !

LE POËTE. Il est vrai que dans ces jardins embaumés le bulbul chante des nuits entières ; mais tu pourrais longtemps attendre avant que la nuit eut triomphé du jour.

Car, dans cette saison de Flore, comme le peuple grec la nomme, la veuve de paille, l'Aurore, brûle d'amour pour Hespérus.

Retourne-toi, regarde, elle vient, avec quelle vitesse ! pardessus les vastes campagnes en fleurs ; ici la lumière et la lumière là-bas : la nuit est refoulée dans ses dernières limites.

Et, avec ses pieds roses, l'aurore légère court et s'égare à la poursuite de celui qui s'est échappé avec le soleil. Ne sens-tu pas une ardente haleine d'amour ?

Va donc, mon aimable enfant, au fond de ta demeure ; ferme les portes, car la déesse pourrait bien ravir ta belle, l'ayant prise pour Hespérus.

L'ÉCHANSON, endormi. Je l'ai donc enfin obtenue de toi, la présence de Dieu dans tous les éléments ! Comme tu m'as fait ce don d'une manière aimable ! Mais, ce qui est plus aimable encore, c'est que tu aimes.

HATEM. Il sommeille doucement et il a bien mérité le sommeil. Aimable enfant, tu m'as versé à boire, et, sans contrainte ni châtiment, tu as appris, tout jeune, de ton ami et ton instituteur ce que le vieillard pense. À présent, une pleine et belle santé pénètre dans tes membres, et te communique une vie nouvelle. Je bois encore, mais sans bruit, sans bruit, de peur que tu ne me fasses le plaisir de t'éveiller.