Dissertations philologiques et bibliographiques/6
DU LANGAGE FACTICE
APPELÉ
MACARONIQUE.
[PAR M. CH. NODIER.]
Si j’avois voulu faire entrer dans mes Notions élémentaires de Linguistique toutes les questions curieuses qui se rattachent à cette matière, au lieu de me renfermer dans un cadre étroit et spécial, où j’ai eu l’intention de n’admettre que des renseignements essentiels, il m’auroit été facile de les grossir de vingt chapitres d’un intérêt moins solide, mais peut-être plus général et plus piquant. J’aurois eu à traiter par exemple tout ce qui concerne les alphabets artificiels ou les chiffres, les alphabets figurés ou les rébus, la sténographie ou écriture abrégée, la cryptographie ou écriture secrète, et les moyens très ingénieux et très simples d’en pénétrer le mystère ; les langues factices, enfin, dont les savants et les poètes ne se sont pas avisés moins habilement que les conspirateurs, les gueux et les filoux, quand ils ont daigné en prendre la peine. Je m’arrêterai aujourd’hui un moment sur la langue macaronique, parce qu’il en est question assez souvent dans les livres d’histoire littéraire et de bibliographie, pour qu’on ne soit pas fâché de s’en former une idée claire, et c’est une de ces choses qu’on demanderoit inutilement aux lexicographes et aux grammairiens qui n’ont eu garde de s’en occuper, parce qu’ils n’y ont vu qu’un jargon de fantaisie sans règles et sans objet. On reconnoîtra toutefois que le système de sa composition n’est pas d’une médiocre importance pour expliquer la manière dont les langues secondaires se sont formées, puisqu’elle a procédé, selon moi, par une méthode fort analogue, ou pour mieux dire par la même méthode prise à l’inverse ; de sorte que le macaronisme, s’il est permis de s’exprimer ainsi, n’est que la contre-épreuve de la langue usuelle. C’est ce que je me propose de démontrer.
J’ai dit ailleurs que tout peuple aborigène avoit eu sa langue aborigène, qui a fini, si elle n’est devenue dominante elle-même, par se fondre dans une langue dominante, comme ses institutions, ses mœurs, et jusqu’à son nom, se sont effacés dans une société nouvelle. Cette langue, relativement primitive, étoit ordinairement pauvre, et par conséquent imparfaite au jugement des linguistes, qui ne mesurent les progrès d’une langue qu’à l’abondance de ses superfétations, mais elle n’en étoit pas moins une langue au même titre que les nôtres, et elle s’étoit composée par des moyens absolument semblables, auxquels il a manqué seulement pour en faire une langue mère, une langue type et prototype, une langue savante, littéraire et classique, des circonstances favorables à leur application et à leur développement. Je suppose qu’on n’a pas oublié cette théorie, et que l’on comprend à merveille comment toutes les langues secondaires ont dû conserver dans leur métamorphose quelques éléments aborigènes, où sont empreints tout à la fois le sceau d’une création détruite et celui d’une palingénésie.
La langue françoise, la langue italienne, la langue espagnole, par exemple, sont du nombre de ces langues absorbées dans une langue dominante, qui n’ont gardé de leur première forme qu’une foible quantité d’éléments aborigènes, et dont la langue latine a renouvelé presque tous les vocables, mais en soumettant constamment les siens au mode de flexion et de désinences qui étoit propre à chaque pays. Cité, Citta, Ciudad, sont également faits du latin Civitas, mais on voit qu’ils en diffèrent par leur contraction euphonique, par leur déclinaison articulaire, par leur désinence et par leurs flexions. Le moule du mot n’a pas changé, même quand il a reçu un mot nouveau, et on pourra en remarquer autant à l’origine de toutes les langues secondaires.
Ainsi que je l’ai avancé, la langue factice des écrivains macaroniques résulte d’une simple modification de cet artifice, qui ne consiste que dans le changement des agents ; de manière que dans la macaronée, c’est la langue vulgaire qui fournit le radical, et la langue latine qui fournit les flexions, pour former une phrase latine avec des expressions qui ne le sont pas, au contraire des langues néo-latines usuelles, où c’est l’expression qui est latine dans une phrase qui ne l’est point. L’italien est donc du latin soumis à la syntaxe vulgaire ou aborigène, et la langue factice de Merlin Coccaïe, de l’italien latinisé. Dans l’une et dans l’autre de ces hypothèses, on arrive à deux langues presque menechmes qui s’expliquent l’une par l’autre, à peu près comme on arrive à des quotients équivalents, dans cette opération d’arithmétique où l’on déplace à volonté les extrêmes et les moyens.
Si j’ai eu le bonheur de faire comprendre nettement cette différence délicate, on regrettera certainement qu’il ne nous soit presque point parvenu de macaronée antérieure au seizième siècle, les langues néo-latines étant déjà si avancées alors que le poète macaronique n’avoit guères à sa disposition dans la langue vulgaire que des vocables tirés du latin, et c’est ce qui donne à ses écrits la physionomie d’une composition de latinité barbare, infectée d’idiotismes. Il en auroit été tout autrement s’il avoit flori à une époque plus rapprochée des origines de la langue nouvelle, en pleine jouissance de toutes les traditions récentes de la langue aborigène, et maître de nous les conserver. Ses ingénieuses fantaisies seroient alors ce qui nous resteroit de plus précieux sur l’histoire des langues, et sur le point de départ de leurs mutations et de leurs progrès. Telles qu’elles sont, je les regarde comme un des objets les plus importants des études d’un linguiste, par la multitude d’archaïsmes curieux, de termes des vieux patois et de locutions originales et caractéristiques dont elles contiennent exclusivement à toute autre espèce de livre, l’inestimable dépôt ; et je ne saurois trop déplorer l’injuste dédain dans lequel elles ont été tenues par les savants philologues du seizième et du dix-septième siècle, si capables de les apprécier. Je ne vois en effet qu’un exemple des recherches auxquelles elles ouvroient une large carrière : le commentaire publié à Mantoue en 1768, sur le chef-d’œuvre du genre ; et cet ouvrage, qui a le double défaut d’être exécuté sur un mauvais texte, et conçu dans des vues trop bornées, est cependant de grande importance pour les études lexicologiques. Il est presque inutile de dire que nos macaroniques françois n’ont jamais eu le même honneur.
Quand on pense pourtant qu’il n’existe pas dix auteurs macaroniques du premier ordre, et que ce glossaire de mots exceptionnels qui jetteroit tant de lumière sur la plus belle famille des langues modernes, ne rempliroit pas plus de deux volumes in-4o, en y admettant tous les riches développements dont il est susceptible, n’est-on pas désolé à l’idée qu’il devient de jour en jour plus difficile, selon que nous nous éloignons davantage de la tradition des origines ? Pourquoi le docte M. Salvi, qui doit avoir achevé sa curieuse Bibliographie des patois d’Italie, si impatiemment attendue, ne consacreroit-il pas ses laborieux loisirs à cette nouvelle entreprise, plus utile encore et plus glorieuse que la première ? Je ne connois personne dont l’érudition piquante et variée soit mieux appropriée à ce travail.
Si un bon commentaire des macaroniques est une chose essentiellement désirable, on concevra aisément d’après ce que j’ai dit de la langue qu’ils se sont faite, qu’il est impossible de les traduire, et souverainement ridicule de le tenter. C’est cependant ce que l’on a pas craint d’essayer en françois sur les délicieuses macaronées de Merlin Coccaïe, ou plutôt de Théophile Folengio, qu’on appelle avec quelque raison dans cette maussade contrefaçon d’un ouvrage charmant, le prototype de Rabelais. Quoiqu’il y ait dans son Histoire macaronique tout ce qu’il faut d’imagination et d’esprit pour dérider le lecteur le plus morose, c’est la travestir honteusement que la dépouiller de sa forme et de sa bizarrerie lexique. Dans la macaronée, le sel de l’expression résulte principalement de la nouveauté singulière et hardie d’une langue pour ainsi dire individuelle qu’aucun peuple n’a parlée, qu’aucun grammairien n’a écrite, qu’aucun lecteur n’a entendue, et qu’il comprend toutefois sans peine, parce qu’elle est faite par le même art et des mêmes matériaux que sa langue naturelle. Le principal charme du style macaronique est dans le plaisir studieux de cette traduction intime qui étonne l’esprit en l’amusant, et cette impression ne peut jamais être produite par une traduction en langue vulgaire. C’est l’envers du rideau, la trame du tapis, le canevas de la broderie. Il faudroit pour approcher du modèle recourir aux mêmes moyens d’exécution, ou emprunter à Rabelais, par exemple, la plume qui a tracé les plaisants discours de l’écolier limousin ; et je ferai observer en passant que cet épisode exquis du Pantagruel n’est pas une véritable macaronée, mais une piquante carricature de la langue usuelle, gâtée par les pédants, puisqu’ainsi que dans la langue usuelle, c’est l’expression qui est latine, et non pas la phrase.
Comme il n’y a rien de plus démonstratif que les faits, et qu’on me demandera sans doute, avant d’aller plus loin, un échantillon du vrai macaronique françois, je le prendrai dans une facétie qu’il n’est pas permis d’ignorer, et que le théâtre national a rendue populaire depuis long-temps, la fameuse cérémonie du Malade Imaginaire :
Savantissimi doctores,
Medicinæ professores,
Qui hic assemblati estis,
Et vos altri messiores,
Sententiarum facultatis
Fideles executores,
Chirurgiani et apothicari,
Atque tota compania aussi,
Salus, honor et argentum,
Atque bonum appetitum.
Voilà la véritable macaronée à base françoise, car la macaronée n’est autre chose que la phrase latine construite sur des barbarismes formés de la langue vulgaire, si ce n’est dans le passage cité de Rabelais, où la macaronée est la phrase françoise construite sur des latinismes, et qui ne se rapporte à ce genre que par extension.
Les étymologistes se sont fort occupés de ce mot, qui n’a pas d’origine immédiate connue, et, comme de juste, on l’a fait venir de macaroni, sans prendre la peine de nous dire d’où macaroni venait, ce qui est doubler la difficulté au lieu de la résoudre. L’un et l’autre sont faits évidemment, comme l’a remarqué le savant bibliothécaire de Mazarin, Gabriel Naudé, de l’italien inusité macarone, qui signifioit un homme lourd, grossier, et de mauvais langage, au témoignage de Cœlius Rhodiginus, ou Riechieri de Rovigo, au livre 17, chapitre 3, de ses Antiquœ lectiones. Quant à la métaphore en vertu de laquelle le même mot a usurpé deux acceptions si différentes en apparence, elle est si commune dans les langues qu’elle mérite à peine d’être expliquée, et qu’elle n’est bonne à remarquer dans l’occasion qui se présente, qu’autant qu’elle donne une idée de la manière dont se sont étendues les applications des mots, à l’époque où les langues se composoient. Il n’y a rien de plus naturel en effet que de comparer un discours hibride et confus à un mets hétéroclite dans lequel il entre des ingrédients de différentes natures, et cette forme se reproduit à tout moment chez nous dans salmi, macédoine et pot-pourri, qui signifient indistinctement l’un et l’autre. Les curieux de titres singuliers recherchent beaucoup un libelle imprimé en 1596, qui est intitulé Hochepot ou Salmigondi des fous ; et pas plus tard qu’au siècle dernier, un compilateur d’assez méchantes balivernes, leur a donné le titre d’oille, par allusion à l’olla podrida des Espagnols. Quand nos poètes macaroniques ont inventé leur langue tripartie de classique, de vulgaire et de patois, ils n’ont pas été plus fiers.
Puisque me voilà dans la science des livres qui est le plus aimable de mes califourchons, je profiterai de la circonstance pour dire quelque chose de ces écrivains qu’on sait déjà fort peu nombreux, et qui mériteroient bien deux ou trois feuilles de bonnes notices dans les excellentes Bibliographies spéciales de M. Gabriel Peignot. Je me contenterai, quant à moi, de les désigner rapidement aux amateurs de curiosités littéraires, et ce ne sera pas tout-à-fait sans nécessité, car il n’y a peut-être point de partie de l’histoire des livres qui soit moins connue, quoiqu’il n’y en ait véritablement guères qui mérite mieux de l’être ; et cela vient probablement de ce qu’ils ne sont pas tous aussi aisés à comprendre que la cérémonie du Malade Imaginaire ; car leur lecture exige ordinairement, ainsi que je l’ai fait pressentir, avec une connoissance suffisante de la langue latine, celle de ses dérivés et de leurs patois, sans compter celle des anecdotes contemporaines, des proverbes, des idiotismes, et d’une certaine quantité de locutions rares ou vieillies, d’une interprétation difficile. C’est beaucoup par le temps qui court.
On savoit déjà du temps de Naudé que Théophile Folengio n’étoit pas le véritable trouveur du genre macaronique, et ce bibliographe presque infaillible lui oppose une macaronée en vieille lettre publiée sous le nom de Typhis Leonicus. Or, ce Typhis Leonicus est incontestablement le même, et c’est lui qui nous l’apprend, que Typhis Odaxius de Padoue, auteur d’une satyre assez mordante et infiniment rare, sur quelques Padouans qui s’étoient laissé abuser aux prestiges de la magie. Je conviens qu’il ne m’a fallu rien moins que l’autorité de Scardeone, pour me détourner de chercher un masque dans le nom de ce poète, qui signifie en racine grecque, satyrique ou mordant, et dont la rencontre est, dans tous les cas, passablement bizarre. Mais le poète épigrammatique de Bilbilis s’appeloit bien Martial !
Au reste, Alione d’Asti, ou, pour mieux dire, Arione, car il paroît que c’est là son vrai nom, doit être encore un peu antérieur à Odaxius, et si on l’a quelquefois rapproché de notre époque, c’est qu’il a eu certainement un homonyme de sa famille qui a écrit dans le même genre, comme cela s’est vu dans nos Sainte-Marthe et dans nos Chifflet. Ce qu’il y a de plus certain, c’est que tous les deux se sont éclipsés devant Folengio, qui est l’Homère de la poésie macaronique, dont Caesar Ursinus fut plus de cent ans après le Virgile, sous le nom de maître Stopini ; Caesar Ursinus, un des esprits les plus brillans et les plus excentriques du dix-septième siècle, dont je recommande fortement l’article à mon très-savant et très-bon ami M. Weiss, pour le supplément de la Biographie universelle. Après ces quatre-là, on peut se dispenser de parler des autres.
Le plus recommandable comme le plus ancien de nos poètes macaroniques nationaux, est le vieil Arena ou de la Sable, dont les bibliophiles conservent entr’autres écrits pleins de sel et de gaîté, une chronique bouffonne de la désastreuse expédition, ou, pour s’exprimer comme lui, de la meygra entreprisa de Charles-Quint en Provence. Cet ouvrage, très facile à lire, quoi qu’en dise M. Tabaraud dans la notice morose et dégoûtée qu’il semble avoir octroyée malgré lui à l’auteur, joint au mérite de son originalité burlesque, celui de renfermer plus de particularités curieuses et singulières qu’aucun des mémoires du temps, et c’est le jugement qu’en a porté le meilleur historiographe de sa province. Entre ce poème et la plaisante oraison funèbre de Michel Morin que tout le monde sait au collége, quoique la macaronée n’y ait pas une chaire spéciale, il en a paru plusieurs autres qui mériteroient une mention détaillée dans une dissertation ex professo, mais parmi lesquels il faut donner le premier rang au Recitus veritabilis super terribili esmeuta païsanorum de Ruellio, par Jean-Cécile Frey, qui est une plaisanterie charmante, et dont il seroit à regretter que le bonhomme Balesdens nous eût fait tort dans l’édition posthume de ce polygraphe peu connu, si cette édition qu’on ne recherche guères n’étoit restée d’ailleurs aussi rare que son chef-d’œuvre.
Les succès de la poésie dans la macaronée étoient fort propres à encourager la prose ; elle y fit des merveilles, car indépendamment de l’anti-chopinus d’Antoine Hotman, et de quelques autres productions du même genre dont un habile emploi du style macaronique détermina la vogue, à cette époque vraiment littéraire qui ne se renouvellera plus, ne devons-nous pas à cette heureuse application de la langue capricieuse d’Odaxius ou d’Arione, les Epistolæ obscurorum vivorum, auxquelles nous devons probablement Rabelais et Pascal ? Dieu me pardonne d’avoir rapproché pour une seule fois deux génies si égaux et pourtant si divers ! Se souvient-on d’ailleurs des Epistolæ obscurorum vivorum, livre contemporain d’Érasme, et qui étoit fait pour le rendre jaloux ? Nulle part la mauvaise logique et la latinité pédantesque des scholastiques n’ont été parodiées avec plus de verve et de finesse, nulle part l’insidieuse et accablante ironie n’a été enveloppée de formes plus badines et plus populaires, si ce n’est toutefois dans l’Epistola Benedicti Passavantii ad Petrum Lizetum, qui est une macaronée pure, et que bien des gens aimeroient mieux avoir faite que toutes les lettres de Balzac. Celle-ci se réduit à ce petit nombre de pages dont se compose ce que nous appelons maintenant un pamphlet, mais c’est le diamant des pamphlets, et quoique les questions dont il traite, sur un ton à la vérité fort grotesque, nous soient devenues tout-à-fait étrangères, depuis qu’elles ont fait place à des questions qui ne leur redoivent rien en absurdité, le seizième siècle ne nous a pas laissé un ouvrage plus amusant à relire. Aussi est-il de Théodore de Bèze, c’est-à-dire de main de maître.
C’est s’arrêter bien long-temps, dira-t-on, sur les monuments d’une langue dont les savants mêmes ne s’occupent plus, et qu’on n’a jamais parlée. J’y souscris, mais sans abdiquer la conviction où je suis qu’elle attend un meilleur chapitre dans l’histoire des lettres modernes. Il ne faut pas trop mépriser la langue macaronique. Je crois avoir démontré une autre fois que les hommes ne sont plus capables d’en faire d’autres ; et même à l’instant où j’écris, il se forme à la face du monde une langue macaronique admise dans l’usage de vingt peuples différents, qui avant trois ou quatre siècles peut-être fera raison de notre prétendue universalité : la Langue Franque.