Dissertations philologiques et bibliographiques/5

Dissertations philologiques et bibliographiques

DE LA MAÇONNERIE
ET
DES BIBLIOTHÈQUES SPÉCIALES.
[PAR M. CH. NODIER.]
PREMIER ARTICLE.


Comme on pourroit chercher, sans le trouver de long-temps, le point de connexion des deux sujets hibrides que je me propose de considérer fort rapidement sous ce double titre, je le ferai connoître en deux mots. Mon habitude n’est pas de procéder par énigmes ; je n’ai pas le moindre avenir dans la politique et dans les sciences.

Il y avait à Paris naguères un honnête et respectable citoyen, nommé André-Joseph-Étienne Lerouge, qui étoit né à Commercy, le 25 avril 1766, et que nous avons eu la douleur de perdre le 26 avril 1833, âgé de soixante-sept ans et un jour. C’étoit un savant laborieux dont les gazettes ont peu parlé, parce qu’il n’appartenoit à aucune des coteries dans les mains desquelles la publicité de la presse est devenue un monopole si lucratif, et qu’il s’occupoit fort obscurément, dans ses loisirs sédentaires, de quelques utiles et consciencieux travaux qui ne mènent à rien. Sa mort nous laisse à regretter d’excellentes Recherches sur les patois lorrains, qu’il n’a pas eu le temps de finir, ouvrage plein de saine instruction, et d’une importance démontrée pour l’histoire de notre langue, qui auroit tout au plus conduit son auteur à l’académie de Commercy.

Heureusement, ou malheureusement, les esprits judicieux finissent toujours par se consoler de leurs illusions perdues par quelques innocentes manies, qui ne sont pas plus vaines en dernier résultat que les autres illusions de la vie ; et je ne suis pas éloigné de croire qu’en dernier résultat, c’est ce qu’elle aura de plus réel. Le bon M. Lerouge s’étoit fait bibliomane, et s’étoit laissé faire franc-maçon. Avec un peu d’aisance que d’autres études ont acquise, et un peu de ce loisir qu’on doit à l’aisance, il y a dans ces deux amusettes de quoi occuper fort agréablement soixante-sept ans et davantage. Je ne connois point d’idée positive, point de passion naturelle dont on en puisse dire autant. Bibliomane et franc-maçon, M. Lerouge s’étoit donc composé une bibliothèque spéciale de livres manuscrits et imprimés sur la franc-maçonnerie et les sociétés secrettes, dont la vente prochaine intéressera probablement beaucoup les amateurs. Sa double aptitude leur garantit qu’elle approche du complet.

Voilà le point de connexion promis, le trait d’union des deux thèmes que je me suis proposé dans ce chapitre.

Vous rencontrez bien des gens, même parmi les francs-maçons, qui ne comprennent pas l’attrait que la franc-maçonnerie peut avoir pour ses innombrables adeptes. Suivant les uns, il faut le chercher dans l’exercice fréquent de la charité ; suivant d’autres dans son exercice ostensible, jouissance moins délicate, mais peut-être plus générale et plus sympathique à notre société présente. Quelques-uns enfin l’ont vu dans le mystère, qui mêle en effet un plaisir indéfinissable aux divertissemens les plus puérils. Tout cela pourroit y entrer pour quelque chose, mais je suis fort trompé, je l’avoue, si le secret de ses plus puissantes séductions n’est pas dans notre vanité. On y en trouveroit bien d’autres.

Les sociétés secrettes sont toutes assez exactement taillées sur le patron de la société universelle, même quand elles ont pour objet principal de l’amender et de la refaire. Là, ainsi que chez nous, hélas ! on parle beaucoup de liberté, d’égalité, de fraternité, et nulle part la liberté n’est plus restreinte, l’inégalité plus sensible, la fraternité plus illusoire. Quiconque a usé comme moi de longues et oiseuses années dans la pratique des sociétés secrettes, doit être porté à croire comme moi, qu’il ne nous est pas donné de faire une autre société que la nôtre, puisque toute l’audace du génie d’innovation et de réforme qui les a fondées, n’aboutit qu’à copier, avec plus ou moins d’exagération, nos abus et nos ridicules.

Les sociétés forestières, le cousinage, le compagnonage, si purs dans leurs formes primitives, et trop dégénérées depuis, avoient sagement évité cet inconvénient. La mobilité du grade, chose de mauvais exemple et de dangereuse conséquence dans la société pratique, pourvoit encore fort bien, dans quelques-unes de ces sociétés transitoires, aux envahissements de l’intrigue et de l’ambition. La maçonnerie originelle, aux grades de l’apprentif, du compagnon et du maître, étoit elle-même une fiction admirable, parce qu’elle renfermoit dans toute son étendue la figure d’une société bien faite, et je ne pense jamais à sa constitution et à ses emblêmes sans une sorte d’attendrissement. Au-delà est arrivée l’aristocratie qui rend toujours le despotisme nécessaire, et je vois avec douleur les sociétés secrettes périr, comme la société qui les contient, de l’instrument qu’elles ont forgé.

Je rends donc grâces aux sociétés secrettes, non pas comme foyer de doctrines et comme centre d’action, mais comme à un des meilleurs artifices dont l’esprit humain se soit avisé, pour solliciter par des cérémonies et des emblêmes les justes émulations sociales. Si on leur tient compte ensuite de tous les principes de bienveillance qui les animent, de toutes les vertus réglementaires qui leur sont imposées, de toutes les saintes origines qu’elles se reconnoissent, dont elles ne se passeront jamais, et qui suffiroient, elles seules, à reconstituer une civilisation complette, on se gardera bien de les attaquer dans leur institution naïve, ou je ne m’en mêlerai point. Je ne dis pas la même chose de l’autre.

Savez-vous ce que peut devenir la modeste destination du maçon ingénu, qui est allé chercher dans la loge de l’Égalité la simple jouissance des droits communs ? Savez-vous ce qu’elle deviendra, s’il est animé d’un certain esprit de progrès, et d’un penchant ambitieux pour les sottes distinctions du monde ? Je tremble de vous dire qu’il y auroit de quoi satisfaire à l’insatiable vanité d’Alexandre, et de quoi l’étonner peut-être. Il ne sera pas content d’être ni élu, ni parfait, car les élus et les parfaits ne sont que des prolétaires dans les constitutions de l’orgueil, qui s’éloigneront de plus en plus tous les jours des règles de la nature et du bon sens. Ici commencent des séries de jouissances imaginaires qui s’irritent, qui s’attisent de grade en grade jusqu’à la conquête de tous les honneurs, de tous les rangs, de toutes les souverainetés. Cet homme honorable et doux, si ponctuel dans ses devoirs, si accommodant en affaires, dont vous auriez fait avec plaisir votre ami, malgré quelque différence de condition, ne vous y trompez pas, il foule aux pieds le cordon bleu des rois ; il est las de ce cordon rouge des initiés qui étinceloit autrefois à l’Orient comme la reine des constellations ; il est las du Lion, de l’Aigle et du Pélican, las de n’être que sublime et sacré, las de n’arborer au-dessus de trente castes méprisées que les rayons de l’Étoile et les feux du Soleil. C’est en vain que l’Asie, le Tropique, et la Comète elle-même lui ont rendu hommage de foi et d’obéissance ; en vain qu’il s’est assis en empereur souverain sur la plus haute cime du Liban, s’il ne réunit à sa couronne d’autocrate la tiare du grand pontife. Laissez-le marcher un jour encore, et demain il sera dieu, si plus ne passe.

Voilà la société humaine comme on l’entend au nom de la liberté et de l’égalité, quand on la fait à sa mode et pour sa satisfaction particulière, dans un cercle d’honnêtes gens raisonnables et choisis.

Et ne vous effrayez pas trop, je le répète, de l’auréole de gloire qui enveloppe, qui dévore pendant trois heures par jour le respectable citoyen dont je vous parle. Quand il aura déposé ses rubans de toutes les couleurs, et ses animaux fantastiques de toutes les espèces, avec le serpent d’airain et l’anneau de Salomon, dans une boîte de sapin, à côté de ses patentes de grand-maître du temple, de prince d’Antioche ou de roi d’Abyssinie ; quand il aura échangé ses diadèmes et ses mitres contre un simple bonnet de coton, vous pourrez vous adresser à lui sans trouble et sans défiance pour des négociations d’un ordre moins relevé ; car ce dignitaire solennel sur lequel s’assument tant de grandeurs sociales, vend au juste poids et aune à la bonne mesure, comme le plus humble de ses voisins. C’est un brave industriel qui postule, du milieu de ses éclatantes illustrations, les honneurs du conseil d’arrondissement et les gloires électorales de la banlieue ; votre drapier, votre épicier, ou votre apothicaire.

Il y auroit donc, dès à présent, une excellente histoire des sociétés secrettes à écrire, et cette histoire seroit doublement importante pour celle de l’humanité qui s’y résume presque tout entière ; car elle présenteroit sous l’un de ses points de vue l’image symbolique de tous les travaux que les bons esprits ont tentés pour l’amélioration de l’espèce, et, sous l’autre, celle de toutes les aberrations auxquelles l’orgueil a livré notre malheureuse nature, depuis la faute réelle ou emblématique d’Adam. Mais ce précieux ouvrage ne se trouvera pas dans la bibliothèque spéciale de M. Lerouge, parce qu’on n’a pas encore pensé à le faire. Elle contient d’ailleurs la collection presque complette des documens qui peuvent servir à sa composition. Quant au complet absolu, il faut y renoncer en toutes choses, et même en bibliothèques spéciales.

Soit que M. Lerouge ait embrassé le plan de son cabinet d’une manière trop étroite, soit que le temps ou les occasions de l’agrandir lui aient manqué, il me laisseroit beaucoup à désirer dans l’ensemble et dans les détails. Si j’avois conçu le même projet, j’aurois cherché à l’encadrer dans une méthode plus vaste et plus philosophique ; et on ne trouvera pas mauvais que j’en dise un mot ici, pour l’hypothèse assez probable où cette collection seroit achetée en masse par une société ou par un individu, qui se proposeroit de la porter à son plus haut degré possible de perfectionnement.

J’aurois commencé par placer en tête les livres sacrés des nations, car il n’y a point de société secrette qui ne relève de la religion du pays ou de celle qui tend à s’y établir, et il est à remarquer, comme un des faits les plus graves de l’histoire intellectuelle de l’homme, qu’il n’est pas arrivé une seule fois qu’une société établie en mépris de ce principe soit parvenue à se maintenir. Sous cette catégorie viendroient se ranger les interprétations mystiques, les commentaires figurés, les chiffres de la cabale, et tout ce qui se rapporte, dans la scholastique et la critique religieuse, à la théorie des symboles, sur laquelle les sociétés secrettes sont généralement appuyées. L’histoire du christianisme proscrit, réduit à cacher son culte et ses progrès sous de ténébreux mystères, celles des esséniens, des thérapeutes, des gnostiques, du monachisme à formes occultes, y tiendroit nécessairement une grande place. Comment pourroit-on oublier dans une bonne bibliothèque spéciale des sociétés secrettes, la puissante congrégation de saint Ignace et la république heureusement plus pacifique des frères moraves ? Le même intérêt d’analogie devroit y faire entrer les livres qui concernent certaines hérésies particulières, nourries et développées dans l’ombre des conciliabules, sous des mots de passe et des emblêmes que plusieurs grades conservent encore. Les hérésiarques ont changé de terrain, ils ont transporté devant la société temporelle le siége qu’ils avoient mis devant l’église ; mais leurs systèmes subsistent, et se reproduisent de siècle en siècle. Notre secte nouvelle des saint-simoniens n’a peut-être pas une autre origine, car ils n’ont rien dit de nouveau, et cela par l’excellente raison qu’il n’y a rien de nouveau à dire sous le soleil.

L’histoire profane des anciens nous fourniroit leurs mystères, leurs initiations et même leurs hiéroglyphes ; l’histoire des sciences exactes et physiques, ses arcanes impénétrables et ses progrès imaginaires. Il y a loin des mythes d’Orphée et d’Adonis jusqu’au grand œuvre des alchimistes, jusqu’au baquet de Mesmer, mais ces tentatives excentriques de l’homme se rattachent toutes plus ou moins à l’histoire des sociétés secrettes. La partie idéale et contemplative des arts y joueroit surtout un rôle important, aucune société secrette ne pouvant se passer de documens riches et variés sur son iconologie, qui est un des éléments les plus précieux de ces institutions de grands enfants, comme de l’éducation des petits. J’avoue que je suis encore à concevoir comment une association emblématique, fondée sur l’art de l’architecture, a pu négliger si long-temps d’inscrire au nombre de ses livres sacramentaux le fameux Songe de Poliphile, où il est si aisé de trouver toutes les figures matérielles de l’ordre et tous ses principes moraux, quand on saura le lire dans cette pensée d’investigation. C’est peut-être d’ailleurs le seul songe qui manque à la maçonnerie.

L’omission de M. Lerouge, et celle des bibliothèques maçonniques, sont encore plus sensibles en ce qui concerne la philosophie. Sans parler de Saint-Simon qui est un maçon matérialiste, et dont ses adeptes n’ont pu faire quelque chose qu’en le posant au grade posthume de divinité, comme un empereur mort, il ne seroit pas permis d’oublier Swedenborg et Saint-Martin, maçons spiritualistes qui ont seuls compris entre tous la possibilité d’élever les sociétés secrettes à la solennité factice, mais imposante, des religions non-révélées. Les sociétés secrettes doivent bien davantage encore, parce qu’ici du moins la raison n’a presque point de sacrifices à faire, à la Palingénésie presque divine de Charles Bonnet, le plus grand comme le plus vertueux écrivain du dix-huitième siècle, Platon chrétien des âges modernes, auquel la ville de Genève ne peut guère refuser un bloc de pierre tumulaire à l’ombre de la statue de Rousseau : — Et que deviendra, je le demande, un plan de restauration sociale par la religion et par les mœurs, qui dédaignera de se placer sous les auspices ou sous l’invocation de la Palingénésie de Ballanche, livre immense et merveilleux où les plus hautes inspirations de la sagesse sont interprétées par les formes les plus magnifiques de la parole ?

Ajouterai-je à cela qu’on chercheroit inutilement dans cette bibliothèque spéciale l’Esprit des religions de Bonneville, l’Isaïe de la maçonnerie, La Fontaine auroit dit son Baruch ? Je n’y ai pas vu non plus le fameux roman de Sethos, par l’abbé Terrasson, belle et savante composition d’antiquaire initié, que les francs-maçons de ma jeunesse regardoient comme leur Iliade. L’histoire des innombrables sociétés secrettes dont la maçonnerie est le type, et qui en ont été quelquefois la parodie, y est aussi fort loin du complet. Il falloit n’en pas omettre une, depuis le régiment de la calotte jusqu’à la cotterie des anti-façonniers.

Les bibliothèques spéciales, trésor indispensable des études exclusives, méritent donc bien qu’on y pense, et c’est pour cela que je remets à en parler une seconde fois.

Ch. Nodier.