Dissertations philologiques et bibliographiques/15

Dissertations philologiques et bibliographiques

DES SATIRES
PUBLIÉES À L’OCCASION
DU PREMIER DICTIONNAIRE
DE L’ACADÉMIE.
[PAR M. CH. NODIER.]


Il n’y a rien de plus facile à critiquer qu’un Dictionnaire, et la raison en est toute simple. Un Dictionnaire sans défauts devroit contenir la meilleure collection possible de tous les faits d’une langue, tous ses mots, toutes ses locutions, toutes les définitions qui les précisent, tous les exemples qui les éclaircissent ; et non-seulement il n’est point d’homme en particulier, mais il n’est point d’association d’hommes, aussi nombreuse et aussi choisie qu’on la suppose, qui puisse posséder tous les mots sans exception, et appliquer toutes les définitions sans erreur. Il y a une vingtaine d’années que cinq cents hommes d’état réunis ad hoc, discutèrent pendant trois séances sur la valeur propre des deux infinitifs les plus distincts en acception de toute la langue (c’étoit, je crois, prévenir et réprimer), et qu’ils se séparèrent sans s’entendre. À la quatrième, et surtout à la centième, ils se seroient encore un peu moins entendus. Le génie et le savoir de tous les temps accomplis s’exerceroient sur un pareil ouvrage pendant tous les temps qui s’accompliront d’ici à la fin des siècles, qu’il y resteroit quelque chose à reprendre pour un écolier. C’est la fatalité des langues et des Dictionnaires qui le veut ainsi.

Le Dictionnaire de l’Académie-Françoise fut donc critiqué, il le fut tandis qu’on le faisoit encore, et bien des années avant d’avoir paru. Il le fut souvent avec justice, parce que c’est en ce genre surtout, comme je viens de le dire, que la critique est aisée ; toujours avec amertume, parce que l’aristocratie littéraire de l’Académie irritoit les passions et révoltoit l’orgueil d’un monde d’écrivains qui n’en étoient pas, quoique certains fussent très dignes d’en être. C’est de cette polémique de mots que je me propose aujourd’hui d’entretenir mes rares lecteurs en faveur de ceux qui, comme moi, prennent un intérêt de caprice ou d’habitude à nos vieilleries classiques. Chacun a son goût, et je ne suis pas sûr qu’on ait découvert de nos jours des moyens beaucoup plus agréables de passer le temps.

Le plus ancien de ces livrets, bons ou mauvais, est la Comédie des Académistes de Saint-Évremont, qui a été réimprimée dans ses Œuvres, mais dont l’édition de 1646, citée par M. Barbier, et celle de 1650, sont devenues presque introuvables. Cette Comédie, où il ne faut pas chercher une comédie, a été mise par Pelisson au rang des farces, et Pelisson lui a fait plus d’honneur qu’elle n’en mérite, car il y a des farces délicieuses. La Comédie de Saint-Évremont est une composition assez insipide, où l’on remarque cependant çà et là des traits de satire passablement amusants. Cette verve de saillies est toutefois bien loin de celle qui anime la plaisante Conversation du maréchal d’Hocquincourt et du père Canaye, et quoique Voltaire soit un fort méchant guide en histoire littéraire, il ne me faudroit point d’autre preuve pour me ranger à l’hypothèse en vertu de laquelle il restitue ce petit chef-d’œuvre à Charleval.

La Requête des Dictionnaires, que personne n’a jamais contestée à Ménage, et qu’il réimprima lui-même en 1652 dans ses Miscellanea, parut dès 1649, in-4o, sous le titre du Parnasse alarmé, et sous le nom probablement supposé du libraire Jean du Crocq. Cette édition originale qui est d’une rareté excessive, passe pour avoir été faite sur une copie dérobée par l’abbé de Montreuil à un autre abbé Giraud, qui avoit en garde les papiers de Ménage. C’est un échantillon de ce burlesque, ordinairement trivial et plat, que l’originalité de Scarron avoit accrédité, et qui se glissa jusque sous la chaste plume de Sarrazin. La poésie de Ménage n’étoit pas forte, et tout le monde en est convenu, excepté lui. La Requête des Dictionnaires n’est donc que l’ouvrage d’un poète extrêmement médiocre, qui, pour surcroît de malheur, écrit dans un mauvais genre. Elle ne pouvoit faire un peu de bruit que dans un temps où l’on avoit le loisir de s’occuper de peu de chose.

Elle ne fut pourtant pas complettement inutile, car il n’est point d’écrit insignifiant pour le vulgaire, dont l’esprit et le bon sens ne puissent tirer quelque parti. Il y réclame avec succès pour le car, si sottement proscrit par Gomberville, qui avoit juré une guerre à mort à cette utile conjonction. Il y proteste contre l’innovation alors en vogue qui féminisoit une foule de substantifs masculins, Doute, Duché, Poison, Reproche, Mensonge, Éventail, Squelette, etc. Il y attaque avec énergie l’impertinente néographie italienne, qui tentoit de s’introduire dans Filosophie, Paragrafe, Iver, Tans, Réome, etc., et qui prévaudra nécessairement un jour, quand M. Marle aura completté la réforme de M. de Voltaire. On voit que l’orthographe françoise lui a quelques obligations. Il est bien entendu que je parle de Ménage.

Furetière, poursuivi par l’Académie en 1683, pour l’entreprise d’un Dictionnaire universel qu’il ne devoit pas voir paroître, lui répondit par deux Factums imprimés en 1685 et 1686, et qui se trouvent ordinairement reliés à la suite d’un Specimen assez étendu de cet ouvrage, Amsterdam, chez Henri Desbordes, petit in-12. Le premier est un excellent plaidoyer où Furetière discute avec beaucoup de solidité, et même avec assez de tact des convenances, le privilége exclusif de l’Académie, et le danger que présenteroit un pareil monopole dans la république des lettres. Ce précis est d’autant plus démonstratif, que l’auteur l’appuie de pièces de comparaison qui établissent clairement la dissemblance du Dictionnaire de l’Académie et du sien, lequel étoit une véritable encyclopédie de la langue, et c’est à cause de cela, par parenthèse, qu’il a vieilli en trente ans, comme l’Encyclopédie de Diderot, et comme vieilliront tous les Dictionnaires techniques, tandis que celui de l’Académie, malgré ses imperfections inévitables, vivra autant que la langue. Il est impossible de contester, après cette lecture, que si Furetière n’avoit pas de son côté les bons procédés, ce qui est vraisemblable, il y avoit cependant le bon droit, et que les chicanes vindicatives de l’Académie ne fussent du plus mauvais goût, dans une affaire où elle devoit donner au moins l’exemple de la sagesse. Au reste, il avait eu soin de désintéresser complettement une grande partie des membres les plus distingués de cette illustre compagnie, en intitulant son mémoire, Factum contre quelques-uns ; il excepta même nominalement de ses attaques, d’abord tous les grands seigneurs, ce qui a été, dans tous les temps, la plus prudente des précautions oratoires, et puis, ces grands seigneurs de la parole, dont les titres en valoient bien d’autres, Huet, Bossuet, Fléchier, Despréaux, Racine et Corneille. Quant à La Fontaine, on comprend à peine qu’il ait pris couleur dans ce procès déplorable.

Le second Factum est d’un autre style. C’est un libelle sanglant imprégné de tout le fiel des haines personnelles, mais il faut remarquer que, dans l’intervalle, l’Académie-Françoise avoit retranché Furetière du nombre de ses membres ; ce qui étoit un grand tort si elle en avoit le droit, et un tort beaucoup plus grand, si elle ne l’avoit pas. Tallemant des Réaux, de cynique mémoire, n’a été nulle part plus insolent et plus brutal que Furetière. Il y a pourtant dans cet écrit bien des faits particuliers d’histoire littéraire qui auroient dû lui donner dans le commerce de la librairie plus d’importance et de valeur qu’il n’en a communément. Le portrait de Quinault est comique par le choix des images et des mots qui font allusion à la profession de son père : « Le sieur Quinault a quelque mérite personnel ; c’est la meilleure pâte d’homme que Dieu ait jamais fait ; il oublie généreusement les outrages qu’il a soufferts de ses ennemis, et il ne lui en reste aucun levain sur le cœur. Il ne s’ensuit pas pour cela qu’il ait grande autorité dans la littérature ; il a eu pour son partage quatre ou cinq cents mots de la langue, qu’il blutte, qu’il ressasse, et qu’il pétrit le mieux qu’il peut. » Cette plaisanterie pourroit être d’un meilleur ton, mais elle est malicieuse et spirituelle. Dans les autres, Furetière, peut-être justement aigri, va jusques à la cruauté. Vers la fin, il examine sérieusement le droit que l’Académie a eu de l’expulser de son sein, et dans cette discussion qui a été probablement éclairée des lumières d’un savant avocat, il reprend tous ses avantages. Il est impossible de faire valoir des raisons plus péremptoires dans le fond, avec plus de torts dans la forme.

Le troisième factum de Furetière, à la date de 1688, porte le nom du même lieu et du même imprimeur ; mais mon édition, qui est d’ailleurs fort incorrecte, me paroît sortie des plus mauvaises presses de Rouen. Il a pour objet la sentence de la police du Châtelet, rendue le 24 décembre 1686, qui supprimoit les Factums précédents comme injurieux et diffamatoires. C’est, selon toute apparence, le dernier des écrits de Furetière, mort en 1688 ; mais c’est certainement le plus vif et le plus piquant. Il y a adopté, comme Boileau, la figure mordante de la palinodie, pour faire à ses adversaires une réparation plus insultante que l’offense, et on ne peut le lire sans réfléchir avec étonnement sur la destinée des auteurs, qui n’a pas permis que cette bluette ingénieuse restât comptée parmi les modèles de la satire en prose. Je ne crains pas de la citer, quant à moi, comme un exemple de fine polémique et comme un trésor de saillies. La page seule qui concerne La Fontaine est plate et grossière, parce qu’elle a été inspirée sans doute par une colère injuste et honteuse. Hélas ! Furetière étoit fabuliste aussi, et la vieille observation d’Hésiode sur les antipathies de métier n’a jamais cessé d’être vraie. Le reste est charmant, et l’on ne sauroit peut-être pas combien Furetière était digne d’entrer dans l’Académie, par son talent d’écrivain, s’il n’en avoit été chassé. Beaumarchais n’est pas meilleur dans ses Mémoires un peu trop vantés. Rien ne prouve mieux l’immense ascendant littéraire de l’Académie, que le dédain absolu dans lequel les Factums de Furetière sont tombés. On avoit plus beau jeu à attaquer les jésuites et le parlement, la cour et la monarchie, dont l’influence n’a jamais, quoi qu’on en dise, dépopularisé un homme d’esprit.

Dès le commencement du procès de Furetière, il ne parut pas un libelle anonyme contre l’Académie, qui ne lui fût attribué. C’est l’usage invariable en France, que de faire représenter toutes les querelles par des noms propres. Il est cependant certain que Furetière, préoccupé des travaux de son entreprise, qui étoient incalculables, et dont le cadre effrayeroit aujourd’hui le plus jeune, le plus robuste et le plus patient de nos lexicographes, n’écrivit, à très peu de chose près, que ce qu’il ne pouvoit se dispenser d’écrire dans l’intérêt de sa défense. Il faut en excepter toutefois le badinage intitulé : Les Couches de l’Académie, plan d’un poème allégorique et burlesque, dont la forme rappelle trop la Nouvelle allégorique des troubles du royaume d’Éloquence, pour n’être pas de la même main, et qui se trouve imprimé d’ailleurs avec le troisième Factum. C’est un persifflage assez froid dans ce goût d’allusion métaphorique, dont la fameuse Carte du Tendre avoit donné l’idée au servile troupeau des imitateurs, et qui a produit une multitude de volumes dont le plus grand nombre n’est point parvenu jusqu’à nous. Il y a pourtant dans cette bagatelle quelque chose de l’esprit des Factums, c’est-à-dire, beaucoup plus d’esprit qu’il n’en faudroit maintenant pour défrayer la réputation d’un ouvrage d’un meilleur goût.

L’Apothéose du Dictionnaire de l’Académie, imprimée sous le titre de La Haye, 1696, in-12, n’est certainement ni de Furetière ni de Richelet dont les erreurs y sont quelquefois très justement rectifiées. Une note manuscrite du temps la donne au sieur Chastein, selon M. Barbier, et l’abbé d’Artigny rapporte dans ses Mémoires, sur le témoignage de l’abbé Tricaud de Belmont, qu’elle avoit été composée par un ecclésiastique détenu au château de Pierre-Encise. Ce petit livre, moins rare que les Couches de l’Académie, mais plus curieux et plus utile, renferme une centaine de remarques critiques dont près de la moitié sont excellentes, et l’Académie en a fait sagement son profit. Il est seulement à regretter que l’auteur, qui ne manquoit pas d’un certain esprit de critique, mais qui étoit possédé du démon, et non pas du génie de la poésie, se soit cru obligé à délayer ses saillies grammaticales en vers plats qui ne sont pas toujours françois. Sa prose est souvent correcte et sensée, mais sa versification est détestable.

Cette atteinte au Dictionnaire parut assez grave toutefois pour attirer une réponse de Mallemans, ou Mallement de Messange, qui se porta fondé de pouvoir de l’Académie, on ne sait sur quelle autorité, mais ce n’est pas sur celle du bon goût et de la grammaire. Elle fut publiée la même année, et Chastein, ou le prêtre de Pierre-Encise, ne fit pas attendre long-temps sa réplique. Celle-ci parut en 1697, in-12, sous le titre d’Enterrement du Dictionnaire de l’Académie. M. Tabaraud qui en fait honneur à Furetière dans la Biographie universelle, n’auroit pas commis cette étrange erreur s’il avoit pris la peine de lire l’article Furetière du même ouvrage, imprimé quatre ans auparavant, et où M. Auger fixe la mort de Furetière au 14 mai 1688 ; car on conviendra qu’il est tout à fait impossible, à quelque point que se porte la colère des érudits et des poètes, genus irritabile vatum, qu’un homme mort en 1688 ait répondu en 1697 à un libelle daté de 1696. L’Enterrement est d’ailleurs, aux vers près, dont l’auteur s’est sagement montré plus économe, du même style que l’Apothéose, et l’anonyme a été assez fier de cette solidarité pour la constater dès la cinquième ligne de son nouvel écrit : « Lorsque je travaillois à la critique du Dictionnaire de l’Académie sous le titre d’Apothéose, etc. » Il y avoit là de quoi épargner des doutes aux Saumaises futurs, et à M. Tabaraud.

La première moitié du livre est employée à réfuter les objections de Mallemens, qui ne méritoient guère d’être réfutées ; la seconde contient deux cent quinze nouvelles remarques grammaticales, qui sont pour la plupart fort judicieuses.

Le plus recherché de ces utiles et singuliers bouquins est le Dictionnaire des Halles, Bruxelles, Foppens, 1696, in-12, mais évidemment imprimé à Paris, qui est aussi, comme de juste, attribué à Furetière défunt, et dont l’auteur véritable est un nommé Artaud, si l’on peut appeler auteur le copiste famélique qui découpe à coup de ciseaux de pareilles compilations pour revendre à la presse un livre imprimé. J’ai vu vendre et j’ai payé ce volume plus cher qu’aucune des anciennes éditions du Dictionnaire de l’Académie, quoiqu’il ne contienne que l’extrait incorrect et tronqué des phrases proverbiales et populaires que l’Académie a jugé à propos de recueillir, et quoique l’auteur prétendu n’y soit en tout que pour un avertissement de huit feuillets fort impertinents et fort mal écrits. Les Curiosités françoises d’Oudin, Paris, 1640, in-8o, qui sont dix fois plus rares, dix fois plus importantes et plus complettes, et que l’Académie-Françoise elle-même a diligemment suivies dans son travail, sauf de nombreuses et prudentes réticences dont on comprend très bien le motif, sont loin d’avoir le même prix aux yeux de nos savants amateurs. Il faut convenir cependant que cet abrégé, si aisé à faire, a du moins l’avantage de commodité et de propriété que présentent les Dictionnaires spéciaux, et qu’il auroit pu faire apprécier à l’Académie ce procédé naturel et facile, qui consiste à séparer la langue triviale de la populace de la langue classique des gens éclairés. Il en seroit ainsi de toute nomenclature et de toute phraséologie qui ne sont entrées que par une adjonction plus ou moins forcée dans la langue usuelle ; encore faudroit-il y joindre le Dictionnaire de ces mots obscènes et grossiers que la pudeur des Dictionnaires d’un usage universel a très convenablement repoussés, mais dont il est à souhaiter que le dépôt reste quelque part, puisque les générations futures ne pourront lire sans y avoir recours, après la mort prochaine de la langue françoise qui périt d’exubérance, Rabelais, Eutrapel, Bonaventure des Perriers, le Moyen de parvenir, et vingt autres des chefs-d’œuvre les plus exquis du XVIe siècle, invitis Minervâ et pudore. Cela vaut bien la peine d’y penser, mais il n’y a, j’en conviendrai, qu’un courage à toute épreuve qui puisse l’entreprendre.

En sommes-nous donc à ce point, me dira-t-on, où la langue françoise n’attend plus que l’assistance, in articulo mortis, de l’observation clinique ? Et je n’hésiterai pas à répondre : — Hélas, Oui.

Ch. Nodier.

DU
DICTIONNAIRE
DE L’ACADÉMIE-FRANÇOISE.
SIXIÈME ÉDITION.
[PAR M. CH. NODIER.]


Il résulte de mon article précédent que l’Académie-Françoise a suivi, à très peu de chose près, dans cette sixième édition de son Dictionnaire, le plan qui lui avoit été tracé dès la première ; et je n’ai pas hésité à dire que, non seulement elle avoit très bien fait en ce point, mais qu’elle seroit plus louable encore si elle étoit restée fidèle à ce système dans les occasions, heureusement très rares, où elle s’en est écartée. Je suis en effet convaincu que des deux innovations auxquelles l’Académie-Françoise a obtempéré, d’ailleurs avec une prudente économie, celle de l’orthographe voltairienne et celle de la nomenclature moderne des sciences, il ne restera pas la moindre trace dans la langue usuelle et littéraire, quand la succession des temps amènera la septième édition du Dictionnaire, si elle l’amène jamais. Alors, la nomenclature souvent renouvelée se sera réfugiée dans les dictionnaires spéciaux ; alors, les loix étymologiques de l’orthographe, éclaircies par un bon savoir, seront devenues aussi intelligibles aux esprits justes qu’elles sont rationnelles ; ou bien la langue aura fini de finir. Elle sera morte.

Il seroit donc fort rigoureux à mon avis, et je ne saurois trop le répéter, de chicaner l’Académie-Françoise sur ces deux concessions qu’elle n’a pu refuser à l’esprit du temps. À force d’entendre dire que l’intelligence humaine étoit en progrès, l’Académie-Françoise a dû croire qu’il en étoit de même du langage ; car l’Académie-Françoise est composée d’hommes, et les hommes croient tout ce qu’on leur dit.

Si pourtant l’Académie a laissé à la critique une part qu’elle n’auroit pu lui enlever sans lui en abandonner une autre, elle a offert à la saine lexicographie une compensation immense dans les améliorations notables de cette sixième édition. Des additions innombrables prescrites par l’usage, et confirmées par l’autorité des bons écrivains les plus récents ; des définitions plus exactes, ordinairement plus claires, et quelquefois plus correctes ; une multitude d’acceptions oubliées, restituées à leur place naturelle, et justifiées par des phrases d’exemple bien faites, ou empruntées aux formes les plus vulgaires et les plus accréditées du langage des gens qui parlent bien, donnent à cette édition vraiment classique un avantage considérable sur toutes celles qui l’ont précédée. Le Prospectus publié par MM. Didot, et que la publication du Dictionnaire doit suivre de près, renferme un curieux Specimen de ces augmentations que le mouvement des esprits et des idées a rendues essentielles, mais qu’un sage esprit de discussion et de critique a maintenues partout dans de justes bornes. Il est fâcheux que cet échantillon soit entaché, dès son commencement, d’une faute malheureusement trop commune, consacrée par l’autorité des éditions antérieures, et que je n’ai pas évitée dans ma laborieuse révision du Dictionnaire de Boiste. Ce n’est que par un oubli condamnable du principe étymologique des mots qu’on écrit indifféremment Charte ou Chartre, dans l’acception d’ancien titre, lettres-patentes, loi fondamentale, constitution. Il faut toujours écrire en ce sens, Charte qui vient de Charta, et ne peut pas venir d’autre chose.

L’origine de l’orthographe abusive chartre, est certainement dans chartrier, archiviste ou conservateur des chartes, qui est un mot bien fait, mais qui vient de chartarius et chartularius, où l’élément nouveau s’est introduit par une nécessité sensible. Dans le substantif radical, il est tout à fait vicieux ; j’aimerois presque autant qu’on écrivît perne de pater, au lieu de père, parce que de paternus on a tiré paternel. Cette fâcheuse cacographie de chartre est encore plus grave sous ce rapport, que chartre est lui-même, dans l’acception de forteresse ou de prison, un mot très françois dont l’étymologie est dans carcer ou dans castrum, et qui nous a fourni une locution fort vulgaire, tenir en chartre privée. Les médecins appeloient chartre jadis, c’est-à-dire du temps où les médecins parloient françois, une sorte de tabes ou de consomption des enfants, qui les retenoit, languissants, dans le domicile de leurs parents, loin de tous les plaisirs de leur âge, et c’étoit une figure vive, ingénieuse et hardie. Une chartre constitutionnelle, au sens étymologique, seroit une espèce de cachot de papier où l’on emprisonne la légalité, et il faut prendre bien garde de donner lieu aux méchantes allusions, même dans les dictionnaires. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on doit respecter l’étymologie, parce que l’étymologie est le génie des langues, et une conclusion de cette importance me justifieroit peut-être de m’être engagé dans une discussion trop minutieuse, si je n’avois eu à cœur aussi de prouver, par une critique légère, l’impartialité de mes éloges, qui risqueroient fort, sans cela, de paroître suspects. Cette erreur, de peu d’importance, est presque la seule d’ailleurs, qu’un examen approfondi m’ait fait découvrir, jusqu’ici, dans la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie-Françoise. Des yeux plus exercés en découvriront d’autres, sur lesquelles l’Académie sera obligée de passer condamnation : mais quel dictionnaire est sans fautes ?

Un des grands écueils des dictionnaires qui se réimpriment, c’est cette émulation du mieux qui a fait tomber tant de lexicographes dans le pire et dans le détestable. Toutes les fois que vous voyez un nouveau dictionnaire se targuer fièrement d’une augmentation de trente mille mots, vous pouvez poser en fait, sans crainte de vous tromper, que ce dictionnaire contient vingt-neuf mille cinq cents barbarismes qui n’étoient pas dans les autres, car il ne s’introduit pas plus de cinq cents mots nécessaires dans une langue, pendant toute la durée d’un siècle ; et les honnêtes lecteurs qui se laissent éblouir par ces annonces fanfaronnes, sont sur la voie directe qui mène à désapprendre le françois. Rien n’étoit plus facile, par exemple, à l’Académie-Françoise, que de rajeunir son vieux travail, en le compliquant de ces exemples de prononciation figurée qui font depuis cent ans la fortune de ses plagiaires, si l’Académie n’avoit sagement pensé qu’il est impossible de figurer exactement la parole, dans une langue où plus du tiers des sons parlés manquent de signes écrits qui les rendent avec une stricte propriété. Elle s’est donc judicieusement renfermée dans des définitions vagues, sans doute, mais qui ne sauroient être plus précises, et dont l’application ne peut être enseignée que par l’usage. Il sera, je crois, assez piquant d’examiner comment les vocabularistes ont pourvu à cette difficulté radicale devant laquelle reculoient le goût et la prudence de l’Académie. Je m’en tiendrai pour cela au double LL ou L mouillé, dont aucun signe simple ne figure la valeur réelle dans notre alphabet.

Qu’est-ce en effet que le double LL ou L mouillé ? C’est tout bonnement un L mouillé, c’est-à-dire un signe factice que nous distinguons par un nom de convention, parce que nous n’avons point de signe propre à en exprimer la valeur, et l’Académie auroit été bien embarrassée de le mieux définir avec les signes que nous avons. C’est une articulation sui generis, et tout aussi caractérisée qu’aucune autre, mais qui n’a jamais été représentée dans les orthographes néo-latines que par des signes composés, et qu’il sera impossible de représenter autrement, tant que la néographie ne nous aura pas dotés d’un alphabet complet, si elle est capable d’en faire un, et surtout de le faire recevoir. L’Académie a donc pris le seul parti qu’il y eût à prendre, quand elle s’est renfermée dans une phrase technique, au lieu de se perdre en fausses approximations qui n’aboutiroient en dernier lieu qu’à vicier la prononciation d’une manière irréparable en entreprenant de l’éclaircir.

Si la définition de l’Académie ne vous suffit pas, et je conviens qu’elle ne peut suffire, parce que la théorie de la prononciation ne sauroit en remplacer la pratique, demandez au premier Italien venu comment il prononce gli article, à un Espagnol comment il prononce le double ll de llamar. Faites mieux encore : prenez la peine de vous en informer auprès de l’écaillère du coin, chez l’émailleur, chez le quincaillier, chez le taillandier, chez votre tailleur ; de l’homme qui donne de la paille à vos chevaux, de la bonne qui donne de la bouillie à vos enfants. Toute émission de la parole qui n’a point de signe écrit dans l’alphabet, ne peut s’enseigner par d’autres moyens que la parole.

Qu’ont fait dans cet embarras nos habiles phonographes de vocabulaires ? Le mieux avisé a écrit mouyé, qui se rapproche au moins de la prononciation naturelle ; le son de notre prétendu y grec, comme on le lit dans moyen et dans moyeu, étant une véritable consonne douce dont le double ll mouillé figure l’articulation analogue, passée à la touche forte ; et remarquez bien que cette faute est précisément la même que celle de l’allemand méticuleux ou coquet qui dit gonzonne pour consonne ; mais c’est la moindre de toutes. Le second traduit moulié, qui est un barbarisme énorme ; et M. Gattet mouglié, qui en est un autre, quoiqu’il revienne à la valeur propre de l’articulation dans la bouche d’un Italien. Aussi me garderai-je bien de le désapprouver dans un Dictionnaire françois à l’usage exclusif des Italiens. Quant à M. Landais qui a prétendu trancher tous les nœuds gordiens de la langue, il se félicite d’avoir découvert que mouillé se prononce exactement mou-i-é, comme si la lettre double n’y étoit pas, et il annonce en grande pompe cette merveilleuse innovation dans un Dictionnaire imprimé avec beaucoup de luxe, mais qui prouve malheureusement que le dernier des dictionnaristes de la langue françoise, par ordre de date, n’en savoit pas tout l’alphabet. Il est inutile d’ajouter que ces quatre orthographes sont également fausses et absurdes, car il n’y a point de degrés dans l’absurde et dans le faux. Quand on est sorti du vrai, on en est aussi loin à une toise qu’à cent lieues. L’introduction même d’un alphabet phonographique n’auroit d’importance réelle pour l’intelligence de notre prononciation, qu’autant qu’elle seroit avouée et consentie par toute l’Europe, et c’est ce qui n’arrivera jamais d’un alphabet de convention. Si M. de Tercy, qui s’occupe depuis long-temps de résoudre cette grande question, a eu le bonheur d’y parvenir, c’est qu’il a ingénieusement suppléé à l’absence de la lettre par l’emploi du chiffre arabe dont l’usage est universel, opération inverse de celle de l’algèbre qui a pourvu à l’insuffisance et à l’incommodité du chiffre arabe par la capitale romaine, mais du même ordre et de la même portée, et qui ne suppose pas un génie d’une moindre puissance.

Fidèle à la conviction si souvent manifestée dans mes articles et dans mes livres, qu’un dictionnaire parfait dans nos langues imparfaites sera toujours un ouvrage impossible, je n’ai guères fait valoir jusqu’ici dans le Dictionnaire de l’Académie-Françoise que l’habileté admirable avec laquelle elle a évité, presque en tout et presque partout, les erreurs des autres dictionnaires. Mais je serois loin d’avoir rempli tout mon devoir, si je ne rendois, autant qu’il est en moi, une éclatante justice au mérite de ces phrases de définition qui réunissent toutes les qualités d’une définition bien faite, clarté, simplicité, précision, justesse ; et dont il a bien fallu que les dictionnaires rivaux s’emparassent à leur tour, parce qu’il n’y avoit pas moyen de faire mieux. Or, je le répète, la collection des mots qui composent le dictionnaire est un squelette plus ou moins difforme auquel tout le monde est libre d’ajouter quelque membre parasite ou monstrueux. C’est la définition qui en est l’âme, et qui le fait vivre, sentir et marcher. Il n’y a rien de plus aisé pour les hommes qui possèdent les radicaux de quelque langue ancienne, que d’improviser ces mots inentendus, qui donnent un air de nouveauté à la phrase, et qui sont la ressource accoutumée des esprits stériles ; mais une définition exacte, complette et claire, comme celles de l’Académie, est une œuvre de savoir, de goût et de raison. J’en dis autant de ces phrases d’exemple, si souvent et si mal-à-propos critiquées, parce qu’on n’a pas cherché à en faire des modèles élégamment inutiles de style oratoire et littéraire, mais dans lesquelles on a reproduit avec un soin religieux tous les mouvements et toutes les formes du langage.

Comment en seroit-il autrement, surtout dans cette nouvelle qui a été l’objet de tant d’investigations et de tant de sollicitudes ? Il n’y a pas un mot du Dictionnaire de l’Académie-Françoise, et de ces mots pas une acception, et de ces acceptions pas une application usuelle, qui n’aient été scrupuleusement discutés à diverses reprises dans les séances de ce corps illustre où tous les arts de la parole ont des représentants. Repris en sous-œuvre, et pour ainsi dire reconstruit durant le secrétariat de M. Auger, assisté d’une commission choisie parmi les hommes les plus versés en lexicologie et en grammaire, le Dictionnaire a été terminé sous le secrétariat de M. Villemain, par les soins de M. Droz, et personne ne pourra contester l’autorité de ces deux écrivains dans toutes les questions qui touchent au langage. Dans celles qui appartiennent à la technologie, et je persiste à dire que l’Académie auroit pu s’y montrer plus sobre encore, sans crainte de tomber dans le défaut d’une timidité mesquine, elle s’est constamment éclairée des lumières des autres classes de l’Institut, en les consultant chacune suivant sa spécialité, de sorte que la définition scientifique a presque toujours été rédigée pour elle par le savant lui-même qui avoit fait le mot, ou qui en avoit irrévocablement fixé l’emploi. À le considérer ainsi, on conviendra que le Dictionnaire de l’Académie-Françoise se distingue essentiellement de tous les Lexiques ordinaires, et qu’il s’élève du rang vulgaire des recueils de vocables nationaux à celui où de justes respects ont placé les codes et les législations. Ce n’est plus seulement un ouvrage à consulter pour les étrangers et les étudiants ; c’est un livre de famille, indispensable à quiconque veut parler la langue du pays en connoissance de cause ; c’est la charte littéraire, la bible grammaticale de la nation.

Ajouterai-je que je n’éprouve heureusement aucun embarras à lui payer ce tribut désintéressé ? Arrivé trop tard au sein de l’Académie pour prendre part à ses importants travaux, je n’ai aucune part à réclamer dans ses succès et dans sa gloire. Si quelque rayon jaillit encore, après deux cents ans de cette noble institution qui en a vu passer tant d’autres, jamais le moindre de ses reflets ne s’étendra jusqu’à moi.

J’emploierai un troisième et dernier article à examiner quelques-unes des piquantes satires auxquelles la première édition du Dictionnaire de l’Académie-Françoise a donné lieu, et je me suis flatté que les personnes qui daignent me lire pourroient y trouver un double motif d’intérêt : le premier, c’est que ces critiques, souvent trop malicieuses et trop amères, ont cependant plus ou moins contribué à l’éclaircissement de la langue et à l’amélioration du Dictionnaire ; le second, c’est que les ouvrages qui les contiennent sont entrés depuis quelque temps dans la catégorie de ces livrets rares, que les bibliomanes recherchent avec empressement, et qu’ils ne sauroient trop rechercher, quand ils renferment comme ceux-ci des documents précieux pour l’histoire du langage et de la littérature.

Ch. Nodier.

DICTIONNAIRE
DE L’ACADÉMIE-FRANÇOISE.
SIXIÈME ÉDITION.
PAR M. CH. NODIER.


Quiconque se rappellera mes nombreux, et trop nombreux articles sur les dictionnaires en général, et sur le Dictionnaire de l’Académie en particulier, pourra me croire fort embarrassé dans la discussion nouvelle où je m’engage aujourd’hui. Je n’ai pas passé jusqu’ici pour homme à lutter d’agilité avec ces légers acrobates de la presse qu’un soubresaut ingénieux fait toujours retomber sur leurs pieds, et comme je signe tout ce que j’écris depuis que j’ai le malheur d’écrire, il ne me reste pas même la ressource, commode et vulgaire, de répudier mes opinions anonymes au profit de l’opinion qu’un intérêt nouveau m’impose. Or, pendant que je me permettois de censurer le Dictionnaire de l’Académie-Françoise avec une liberté quelquefois un peu caustique, l’Académie-Françoise a daigné m’élever jusqu’à elle, et me rendre par là solidaire, pour un quarantième, du travail qu’elle a si patiemment et si utilement mené à fin.

C’est avec cette position ambiguë du grammairien consciencieux et de l’académicien reconnoissant que viennent se compliquer les obligations sévères du journaliste, et je conviens que toutes ces difficultés, mises ensemble, excéderoient de beaucoup mes forces, si le ministère de l’homme de lettres n’avait pas de secrètes grâces d’état pour un écrivain de bonne foi. Ce que j’ai pensé, je le pense encore, et je le dirois maintenant comme je l’ai dit, si j’avois à le dire.

Il n’existera jamais de dictionnaire parfait dans une langue imparfaite, ou, pour m’exprimer plus largement, un dictionnaire irréprochable est un ouvrage impossible dans une langue qui n’est pas fixée, et nulle langue n’est fixée tant qu’elle est vivante. Il en est de la parole de l’homme comme de sa réputation et de son bonheur dont, suivant l’expression de Montaigne, on ne peut juger qu’après sa mort.

Un dictionnaire est cependant un livre utile, un livre indispensable, un livre de tous les moments. Sans dictionnaire, il n’y a que vague dans les mots, dans les acceptions qui sont l’esprit des mots, dans l’orthographe qui en est la raison. Les nations ont besoin de dictionnaires sous peine de ne pas s’entendre dans leur propre langage, et elles n’y sont que trop disposées ; mais il ne faut demander aux dictionnaires que ce qu’ils peuvent donner, et le pouvoir relatif du lexicographe a des bornes très étroites, parce que sa tâche n’en a point. Le meilleur des dictionnaires possibles, c’est donc seulement le moins mauvais.

On a fait contre la première édition du Dictionnaire de l’Académie trois critiques spécieuses qui valent la peine d’être discutées. On a reproché à l’Académie d’avoir dédaigné l’étymologie des mots, de ne s’être pas tenue au courant des nomenclatures scientifiques et industrielles, de ne s’être pas appuyée de citations empruntées aux écrivains accrédités de son temps. On y ajoutoit alors le reproche plus légitime selon moi, mais je suis seul aujourd’hui de mon avis, d’avoir contribué, par un exemple imposant, à l’altération de l’orthographe.

Pour se former une opinion raisonnable de l’œuvre de l’Académie, et pour en comprendre les conditions nécessaires, il faut remonter à l’époque où elle lui fut imposée dans le dessein de fixer et surtout de conserver la langue. Il en est de la bonne critique ainsi que de la bonne législation qui n’a point d’effets rétroactifs.

L’étymologie étoit fort étudiée au dix-septième siècle. Elle l’étoit peut-être trop, parce qu’elle l’étoit mal, et qu’elle ne pouvoit l’être mieux, dans une langue qui avoit mis en oubli les langues intermédiaires, qui ne savoit rien des langues primordiales, et qui ne pouvoit rattacher ses origines aux langues classiques qu’à travers une foule d’hypothèses et de paradoxes. Ménage, qui manquoit toutefois à l’Académie, car c’étoit un homme de grand savoir, étoit lui-même un fort mauvais étymologiste, et il auroit entraîné cette illustre compagnie dans de graves erreurs, si elle avait eu foi à sa parole. L’Académie se montra pleine de prudence et de goût en laissant la recherche de l’étymologie à un âge plus avancé.

Les nomenclatures scientifiques et industrielles étoient une langue mobile et progressive qui se formoit à côté de la langue usuelle et littéraire, et qui devoit un jour la dépasser en signes propres. L’académie le sentit, et ce fut un grand mérite à elle, puisque rien ne pouvoit lui faire prévoir encore le danger de cette invasion babélique dont toutes les langues sont fatalement menacées. Si elle avoit suivi le plan irréfléchi de Furetière, son Dictionnaire seroit tombé au rang des livres surannés avant d’être sorti de l’impression, et il seroit aussi peu consulté aujourd’hui que le Dictionnaire de Furetière, les nomenclatures techniques ayant changé plusieurs fois de forme entre chacune de ses éditions. Il y a d’ailleurs une différence énorme entre la langue usuelle des nations, qui est commune à tous, et la langue spéciale des méthodes qui est écrite pour quelques adeptes, quand par hasard elle est écrite pour quelqu’un. Un Dictionnaire technologique des vocables qui ont été introduits dans le françois pour faciliter l’étude des sciences et en particulier l’investigation des faits naturels, seroit sans doute à la fois un monument très précieux des progrès de l’esprit humain, et un monument très philosophique de ses aberrations, mais ce ne seroit pas un Dictionnaire françois. On peut en juger par les lexiques ambitieux dont les auteurs ont eu recours à ce pitoyable moyen d’enrichir la langue écrite, amalgame hibride et monstrueux des instruments propres du langage, et des instruments factices de cinquante argots divers qui hurlent, comme on dit, d’être ensemble. Que l’Académie des sciences fasse donc des Dictionnaires spéciaux, c’est peut-être son devoir ; que l’Académie-Françoise s’en tienne au Dictionnaire du bon langage, tel qu’il nous a été légué par les maîtres de la parole, et qu’elle se garde bien de l’appauvrir de ce luxe mal entendu qui renouvelle ses pompeux haillons à l’apparition de tous les systèmes, et qui, mode lui-même, a l’instabilité de toutes les modes. Sa tâche sera encore assez grande, et l’Académie s’est montrée d’autant plus digne de la remplir qu’elle a rarement franchi ses bornes : je voudrois pouvoir dire qu’elle ne les a pas franchies, et cependant sa condescendance s’explique, je l’accuse d’avoir été trop modeste et trop polie.

Quant au défaut de citations et d’autorités, c’est cette question surtout qui exige qu’on se reporte au temps où le Dictionnaire de l’Académie fut composé. Il étoit établi en principe dans la littérature que la langue françoise datoit de Malherbe. C’étoit une erreur sans doute, une erreur immense, mais une erreur avouée, classique, sacramentelle, qui a prévalu comme une loi ; et il y a bien des loix, si on faisoit leur histoire, qui auroient une erreur à la racine de leur arbre généalogique. Malherbe étoit mort il y avoit moins de dix ans, quand l’Académie-Françoise fut chargée du travail du Dictionnaire, et dès sa récente institution, elle avoit réuni en elle, sans autre exception que Ménage, tous les hommes qui exerçoient alors quelque influence sur les arts de la parole, car Gabriel Naudé étoit à Rome, et Pascal et Molière ne vinrent que long-temps après. La citation ne pouvoit donc être empruntée qu’à des académiciens vivants, ou tout au plus qu’à ceux qui se décidoient à mourir comme Bois-Robert, en désespoir de voir la fin de l’ouvrage, pendant la lente élaboration des premières lettres ; étrange système que celui qui auroit assis les arrêts de l’Académie sur ses propres exemples, et qu’on accuseroit légitimement aujourd’hui d’avoir cumulé dans un corps despotique la faculté exclusive de produire et le droit exclusif de juger. Convenons que la prudente réticence de l’Académie fut l’expression d’une haute pudeur littéraire qui ne mérite que des éloges, et qu’elle sortit très habilement des difficultés de sa position, en substituant à cet étalage orgueilleux de citations qui ne lui étoit pas permis, l’emploi de ces phrases conventionnelles où se reproduisent bien plus sûrement toutes les locutions du langage. Définition exacte des mots introduits par la nécessité qui crée les langues, consacrés par l’usage qui les légalise, et approuvés par le goût qui les épure ; exemples variés et complets des acceptions auxquelles ils se plient, des modifications qu’ils subissent, des mouvements de la parole qui les déplacent et les transforment, tel dût être le double objet que l’académie se prescrivit dans son œuvre, et on seroit bien rigoureux si on trouvoit ce plan trop circonscrit, même pour une aggrégation d’hommes d’élite. Un écrivain que la linguistique révère parmi ses oracles les plus infaillibles, a dit qu’une définition exacte étoit le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Qu’est-ce donc que la définition appliquée à tous les mots d’une langue, surtout quand ils se présentent dans cet ordre incohérent de l’alphabet, qui est loin de prêter à l’analyse les lumières de la logique ? Eh bien ! cette phrase de convention, ce lieu-commun de Dictionnaire, qui explique et développe la définition dans autant d’exemples que le mot peut recevoir d’emplois divers, et qui le saisit, en quelque sorte, comme un autre Protée pour lui arracher tous ses secrets ; cette manière de parler si simple et si vulgaire en apparence, qui justifie les sens du mot écrit par l’autorité bourgeoise, mais essentielle, de la bonne conversation, exige aussi, pour s’énoncer avec justesse et clarté, beaucoup de finesse de tact et beaucoup de netteté d’expression. Qu’on ne s’abuse point là-dessus ! Le fameux Lexicon contextat de Scaliger n’est pas une plaisanterie, et c’est un livre extrêmement difficile à faire qu’un Dictionnaire type, qu’un Dictionnaire de création comme celui de l’Académie. Les copistes ont plus beau jeu, et les aristarques aussi.

L’Académie a donc agi avec une parfaite sagesse quand elle a repoussé de son plan l’étymologie, qui étoit encore à trouver, le nomenclature scientifique qui sera toujours à faire, et la citation classique, impossible dans une langue de vingt ans, dont l’Académie résumoit toutes les autorités. Je ne dis pas pour cela, Dieu m’en garde, que l’étymologie, la nomenclature et la citation ne soient des choses fort bonnes en elles-mêmes, et qui demandent d’être écrites avec puissance et gravité, quand on saura les écrire ; mais ce n’étoit alors ni le lieu ni le temps. L’Académie avoit à composer le Dictionnaire de la langue usuelle, à l’éclaircir par des définitions judicieuses, à rendre ces définitions sensibles par des exemples familiers, mais correctement exprimés. C’est ce que l’Académie a fait, et j’ai déjà dit que si elle avoit fait autrement, on ne parleroit plus de son Dictionnaire qui est resté règle de langue, et principium et fons. Il seroit usé aujourd’hui comme les folles étymologies de Court de Gébelin, comme les nomenclatures caduques de Tournefort et de Macquer.

Dans les langues plus qu’ailleurs, et mille fois davantage, le mieux est ennemi du bien. Les améliorations systématiques anticipent sur leur vieillesse, hâtent leur décadence, et précipitent leur chute. Les ambitions de l’intelligence ont cela de commun avec toutes les ambitions, que, parvenues sur le faîte, elles aspirent à descendre. Il n’y a point d’innovation, même dans la forme de la parole, qui ne lui ait porté plus de préjudice qu’une invasion de barbares. Si Omar a brûlé les bibliothèques, je vois peu de différence entre lui et Lycophron dont la phraséologie capricieuse les rendoit inutiles, et je donnerois volontiers l’avantage au soldat sans lettres qui détruit les monuments les plus précieux d’une littérature, sur le lettré sacrilège qui les profane. C’est pour cela que je ne saurois approuver cette déplorable innovation d’orthographe, accréditée par la presse ignorante, et qui vient d’être sanctionnée par l’Académie sous l’autorité de Voltaire. Voltaire est le plus ingénieux et le plus brillant des écrivains de notre dernière période littéraire, mais c’étoit un esprit absurde en grammaire, comme dans toutes les sciences exactes ou philosophiques auxquelles il a osé toucher. Il falloit le laisser au seuil des sciences avec sa double couronne de poète et de prosateur. C’est une faute irréparable que de l’avoir suivi plus loin. L’Académie commence un Dictionnaire historique de la langue, appuyé sur la citation. Je voudrois bien savoir ce qu’elle y fera de la prétendue orthographe de Voltaire.

Je n’aurai probablement pas beaucoup d’autres objections à faire contre le système lexicologique de l’Académie. Mais je devois celle-ci à ma conscience de grammairien, à cette indépendance d’homme de lettres que l’Académie a toujours respectée dans ses membres, et qui permettoit à Mezeray d’écrire sur la marge d’une de ses délibérations la fameuse protestation normande : Nonobstant clameur de haro.

J’examinerai dans un article prochain la dernière édition du Dictionnaire de l’Académie, et je n’aurai pas de peine à démontrer qu’elle lui maintient le premier rang parmi tous les Dictionnaires de notre langue.