Dissertations philologiques et bibliographiques/14

Dissertations philologiques et bibliographiques

DE QUELQUES
LANGUES ARTIFICIELLES
QUI SE SONT INTRODUITES
DANS LA LANGUE VULGAIRE.
PAR M. CH. NODIER.


J’ai souvent parlé, et j’avoue de bonne foi qu’il n’y a pas de raison pour qu’on s’en souvienne, de nos dialectes rustiques ou patois ; de ces langues du pays, les congénères, et probablement les aînées de la langue nationale, qui ont comme elle leur génie et leurs lois, leur grammaire, leur poésie et leurs classiques. J’ai dit qu’ils avoient retenu plus ou moins de radicaux autochtones et de mots d’invasion, quelquefois avec une partie de la syntaxe des langues qui les ont fournis, et qu’ils composent sous ce rapport un véritable monument lexicologique, digne de tout l’intérêt des savants, qui ne le protégeront jamais avec trop de zèle contre le purisme dédaigneux des gens de collége.

Dans une autre occasion, si je ne me trompe, j’ai défini le macaronique une langue de composition latine, dont presque tous les éléments sont empruntés à la langue vulgaire, ou à la langue rustique, mais qui ne déroge nulle part à la syntaxe naturelle, à la construction transpositive, au système métrique des latins.

Je me suis enfin occupé avec quelque étendue de la langue fourbesque ou argot, dialecte entièrement métaphorique dans lequel les mots vulgaires ont été soumis à des acceptions conventionnelles, ou remplacés tout au plus par des mots factices dont on pénètre sans difficulté le sens allusif, en remontant à leurs radicaux.

J’ai cherché à prouver que ces langues spéciales, si importantes pour l’éclaircissement de la science, mériteroient bien quelques bons traités particuliers, faits par des hommes capables de les explorer utilement ; mais il faudroit y joindre un certain nombre de langues également capricieuses, également arbitraires, qui se sont introduites successivement dans la langue vulgaire, au gré de la fantaisie et de l’imagination, et que le talent de quelque écrivain bizarrement ingénieux y a tour-à-tour naturalisées. Ce sont celles dont je me propose de parler aujourd’hui, sans m’étendre toutefois en développements fort explicites, car les recherches d’érudition sont très-longues et les feuilletons sont très-courts.

Au premier rang est chez nous le Burlesque, dont nos vieux poètes offrent déjà quelques exemples, mais qui fût plus accrédité que jamais au temps de Scarron, de Richer, de d’Assoucy, de Berthaud, de Saint-Amand, et qui a même tenté de plus fortes plumes, car il y en a des traces dans Voiture et dans Sarrazin. Son caractère est de ravaler l’idée par l’expression, et de faire passer le solennel au trivial par l’image. Tantôt c’est le quos ego de Virgile :

Que je… mais il n’acheva pas,
Car il avait l’âme trop bonne.


Tantôt c’est la descente d’Énée aux enfers, où il voit l’ombre d’un cocher

Qui frotte l’ombre d’un carrosse
Avecque l’ombre d’une brosse.


Mais à part une exagération grotesque dans l’emploi du superlatif et du diminutif inusités, à part l’affectation de l’archaïsme tombé en désuétude ou du néologisme hazardeux, il ne change presque rien au vulgaire. Le Burlesque françois n’est lui-même qu’une imitation du Berniesque, langue ou plutôt style artificiel, qui doit son nom au Berni, et que celui-ci devoit à son tour à quelques latins d’une antiquité fort suspecte, Plaute excepté, dont l’âge est bien authentique.

Il est facile de reconnoître, au premier coup-d’œil, que le Lutrin, quoi qu’on en dise, n’appartient point à cette école, ou plutôt que c’est un burlesque pris à l’inverse, dans lequel l’idée triviale est, au contraire, relevée par la magnificence de l’image et la pompe de la parole. Ces deux genres forment une véritable antithèse, quoiqu’ils reposent, au fond, sur des combinaisons analogues. Dans le Virgile travesti, substituez des gens du peuple aux héros de l’Énéide, et le poème restera bouffon. Dans le Lutrin, substituez Chrysès au chantre, Achille au perruquier, et, sauf quelques détails, le poème deviendra héroïque.

La langue pédantesque touche de près à la langue macaronique, et se confond presque avec elle dans les Epistolœ obscurorum virorum ; mais elle s’en distingue essentiellement en italien et en françois, parce qu’au lieu d’assujettir le mot vulgaire à la phraséologie et à la syntaxe latines, c’est le mot latin qu’elle soumet aux formes du langage vulgaire, comme dans le plaisant discours de cet écolier limousin que Pantagruel rencontra sur le chemin « de l’alme, inclyte et célèbre académie que l’on vocite Lutèce. » Elle tire son sel le plus piquant de l’abus des formules scholastiques et de la profusion des citations. Son usage, fort divertissant dans Rabelais, dans Cyrano, dans Molière, a été souvent pris au sérieux par les demi-savants qui ont de bonnes raisons pour souhaiter de n’être pas entendus. C’est aujourd’hui la langue ordinaire de la médecine.

Cette excursion sur le terrain des Argots dont se servent certaines coteries pour s’isoler de la multitude, ne me permet pas de passer le Précieux sous silence. Le Précieux, construit dans les mêmes vues que l’Euphuisme anglois qui le précéda de peu d’années, étoit une espèce de jargon établi dans la bonne compagnie d’où il déborda dans les romans, et auquel se reconnoissoient entr’eux les sots initiés des ruelles. Son artifice consistoit dans une recherche puérile de métaphores énigmatiques, d’hyperboles extravagantes, et de phrases postiches ridiculement prodiguées, qui n’offrent d’ailleurs ni sens ni esprit. Molière fit bonne justice de ce verbiage intolérable, mais le Précieux, battu à outrance dans une délicieuse comédie, ne fût pas vaincu sans ressource, car il est essentiellement rédivive en France. Appliqué un siècle après à la métaphysique alambiquée d’une école cynique de philosophes et de romanciers, il reçut le nom de Marivaudage. À la suite des saturnales sanglantes de la révolution, il inspira le Merveilleux. Il jette encore, au moment où je parle, quelques folles étincelles dans les livres et dans les journaux, et pour le malheur de notre belle langue, si claire, si raisonnable, si sagement circonspecte, il y jouit sans contradiction de tous les honneurs du talent. Molière est mort !

Le comique de la langue gracienne qui est propre à l’Italie, résulte de l’opposition calculée de l’expression avec la pensée, à l’imitation d’un défaut commun dans la conversation des ignorants qui veulent faire étalage de science, et qui emploient les mots à contre-sens parce qu’ils n’en connoissent pas la valeur. Le Quadrio en a rapporté l’origine à un certain Lucio qui la composa vers 1560 sur le type grotesque d’un barbier de son temps, nommé Messer Graziano delle Cetiche, du bourg de Francolin dans le Ferrarois. Aussi n’est-elle pas sortie de ce dialecte rustique, du moins chez ses inventeurs, car il seroit possible d’en trouver quelques exemples dans nos parades. En voici un que je prends ailleurs, mais sans m’en éloigner beaucoup, car c’est à la porte même du théâtre où elles se jouoient dans ma jeunesse. Quand madame Saqui, d’aérienne et voltigeante mémoire, afficha des représentations extraordinaires à l’honneur des journées immémorables de juillet, elle faisoit sans le savoir de la langue gracienne, comme le peuple fait des figures de rhétorique et M. Jourdain de la prose.

Le Burchiellesque est la débauche d’un brillant génie, mais fantasque et moqueur, qui s’est précipité dans l’absurde de propos délibéré ; sa méthode, si c’en est une, est d’enchaîner dans des vers réguliers des idées inconciliables qui hurlent, comme on dit, d’être ensemble ; combinaison qui n’a rien d’offensant pour la grammaire, mais qui est faite en dérision de la logique et du sens commun. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que le style de cet inextricable fatras, sous lequel Doni cherchoit des mystères comme nous en avons cherché dans les centuries de Nostradamus, reste partout pur, élégant et choisi. L’académie de la Crusca l’a cité parmi les textes de bon langage, et Ginguené remarque à cette occasion que Burchiello est peut-être le seul auteur qu’on ait cité sans l’entendre. Ginguené n’y a pas regardé de près.

Le Coq-à-l’âne de Marot, qui s’est renouvelé du temps de Collé, paroît être imité du Burchiellesque. On ne l’imitera plus. Il faut, pour prendre plaisir à ces jeux, s’y exercer dans une langue qui vient de naître. La civilisation a ses hochets comme les enfants.

La langue amphigourique, ressuscitée par Vadé et fort connue des bateleurs, mais dont il y a plus d’un échantillon dans Bruscambille, et qui rappelle à tout le monde le plaidoyer des deux seigneurs, si plaisamment appointés par Pantagruel, est probablement le nec plus ultrà des langues de non-sens. J’excepte néanmoins par respect les langues scientifiques. Cette manière d’exprimer quelque chose qui a l’apparence d’une pensée, est ce qu’en dialecte poissard on appelle aujourd’hui le bagou, mélange hardi des idées les plus disparates, des locutions les plus hibrides, des formes de langage les moins susceptibles de s’allier entre elles, soutenues dans un discours de longue haleine avec l’énergie passionnée de la conviction et l’imperturbable volubilité d’une improvisation sérieuse. Elle est voisine en ce sens du Pédantesque et du Gratien, mais elle se rapproche davantage encore du bavardage hétéroclite des fous. Les Italiens en auroient probablement fait la langue fanfreluchesque, s’ils avoient eu le bonheur de posséder Rabelais, car elle doit avoir pris sa source dans les fanfreluches antidotées qui seroient peut-être le caprice le plus délirant de l’esprit humain, si les fanfreluches antidotées n’avoient eu des commentateurs.

On le dira sans doute, et j’en conviens : cette langue saugrenue n’est pas aussi éloignée qu’elle en a l’air, du galimathias de l’idéologie, du pathos de la tribune, des battologies oratoires du barreau, des logogryphes politiques de la presse. Elle en diffère seulement par deux points essentiels. Les fanfreluches sont beaucoup plus amusantes, et beaucoup plus raisonnables ! Divine Providence des langues et des littératures, daignez nous rendre la langue amphigourique, s’il vous plaît ! Elle n’a jamais fait de mal à personne.

Oh ! combien j’aimerois mieux, s’il m’étoit permis de choisir entre le présent et le passé, l’innocent Janotisme de Dorvigny, si naturel, si naïf, si populaire, si bien fait d’après le modèle, qu’on le croiroit sténographié sous la dictée d’un badaud ingénu, malheureux en inversions : « Il en avoit de beaux, mon grand père, des couteaux (Dieu veuille avoir son âme !) pendus à sa ceinture dans une gaîne. » Combien je le préférerois à ces ergotismes menteurs avec lesquels tous les partis mystifient les nations à tour de rôle, et dont on n’aura le bon sens de rire qu’après en avoir long-temps pleuré ! Quant au Janotisme, il est presque inutile de dire que ce genre de ghiribizzi ne pouvoit s’introduire dans les langues transpositives, où la construction est toujours marquée par la désinence, et qu’il n’y en a par conséquent aucun exemple chez les anciens. Des langues de non-sens philosophique, je n’oserois pas en répondre ; et Lycophron est là pour leur assurer l’initiative des langues de non-sens littéraire ; Lycophron, le Burchiello solennel, le grave et pompeux Bruscambille de l’école alexandrine.

La langue arbitraire et protée des nomenclaturiers mérite peut-être une place d’honneur à côté de celles-ci, mais il faut bien se garder de lui en donner une dans les dictionnaires où elle noieroit avant peu la langue usuelle sous un déluge d’anomalies inutiles. Il sembleroit, à voir ses invasions polyglottes, que tous les idiomes de l’homme sont condamnés à mourir de mort comme l’homme lui-même, pour avoir goûté du fruit de la science. La naturalisation de tout mot scientifique, qui n’est pas de relation, disons mieux, qui, sous l’autorité respectable d’une relation fidèle, n’a pas été consacré dans la langue choisie par la plume d’un grand écrivain, ou dans la langue vulgaire par l’adhésion intelligente de l’usage, est un progrès vers le chaos.

Je voudrois bien m’arrêter ici, au hasard de me laisser reprocher une omission de plus, et je n’ai pas aspiré au complet en ramassant avec peu de soin ces éléments imparfaits d’un livre qui pourroit être utile et curieux ; mais j’entends répéter de toutes parts à mon oreille : « Dans quelle catégorie des langues placez-vous le Culstorisme du sublime poète Gongora, et le Séicentisme du divin poète Marini ? Ces innovations présomptueuses n’ont-elles pas quelque rapport avec celles d’une école de notre temps qui compte aussi des maîtres illustres, mais où tout le monde n’a pas comme eux l’excuse de l’inspiration et du talent ? Ces archaïsmes mal compris, ces néologismes mal faits, ces figures fausses et outrées, ressource facile des esprits médiocres qui dissimulent la honteuse misère du fond sous l’étrange nouveauté de la forme, appartiennent-elles à la langue naturelle du pays, ou ne sont-elles que l’artifice passager d’une langue factice qui n’aura point d’avenir ? La destinée des littératures, en un mot, avoit-elle réservé à notre époque une langue poétique inconnue de tous les âges, ou bien s’est-elle jouée seulement à montrer aux yeux de la postérité, dans une grande aberration, ce qu’étoit devenue en ce siècle de perfectionnement et d’intelligence la France intelligente et perfectionnée ? »

Cette question importune et scabreuse m’embarrassera peu cependant, car je prierai Horace d’y répondre pour moi :

Scribendi rectè, sapere est et principium et fons.
De Art. poet.

La loi universelle et infaillible des langues, c’est le non-sens.

Ch. Nodier.