Dissertation sur l’Atlantide — Chapitre V
L. Boitel (p. 82-99).

CHAPITRE V.

changements que la disparition de l’atlantide a dû opérer dans le monde.


Une catastrophe, telle que la disparition de l’Atlantide a dû nécessairement produire de grands changements sur le globe terrestre. Si de vastes contrées ont été englouties dans la mer, une étendue de terres non moins considérable a dû se découvrir et être abandonnée par les eaux. C’est d’ailleurs la loi constante et uniforme de la nature dans les lentes révolutions qu’avec le secours des siècles elle opère dans le monde. La seule différence, c’est que les changements dont nous parlons, procurés par des causes puissantes et victorieuses ont été simultanés, ou se sont passés dans l’espace d’un petit nombre d’années. Peut-être aussi doit-on les partager, ainsi que je l’ai dit dans le chapitre précédent, en deux époques, celles des deux célèbres déluges d’Ogygès et de Deucalion. La tradition nous fournira peu de documents sur cet important chapitre ; mais la géologie et la géographie physique nous donneront des indices nombreux et des probabilités frappantes.

Examinons d’abord quelles contrées ont dû être submergées avec notre Atlantide. Nous avons vu, dans le récit de Platon, que la Méditerranée était, au temps des Atlantes, bien moins profonde et moins étendue qu’elle ne l’est maintenant. Et ce que dit notre philosophe d’Athènes est grandement probable. Avant l’ouverture des Colonnes d’Hercule, avant l’ouverture du Bosphore, la Méditerranée ne recevait pas, comme elle reçoit maintenant, les eaux de l’Europe et de l’Asie septentrionales. Le Nil était le seul fleuve de long cours qui lui portât son tribut (Le Rhône et l’Eridan n’ont pas plus de deux cent lieues)[1]. Elle formait un grand lac intérieur ; peut-être même était-elle divisée en deux ou plusieurs lacs particuliers, formés par l’arête de la chaîne de la Corse et de la Sardaigne unies alors à l’Italie, et par la Sicile et par Malte ; ces deux lacs communiquaient sans doute entr’eux par un étroit canal vers le sud. D’ailleurs, dans la disposition des îles nombreuses qui bordent ses rivages et celle des mers et des golfes adjacents, elle montre un terrain morcelé et envahi par les eaux.

Ainsi, dans l’Archipel, les Sporades évidemment faisaient partie du continent de l’Asie, les Cyclades et l’Eubée du continent de la Grèce. Les îles Ioniennes et les îles si nombreuses qui bordent le rivage oriental de la mer Adriatique étaient réunies autrefois à l’Epire et à l’Illyrie ; Chypre faisait partie de la Syrie ; Malte était unie à la Sicile, qui elle-même l’était d’un côté à l’Italie[2], et de l’autre, par l’île Pantallerée et les écueils Cherby se rapprochait beaucoup de l’Afrique ; peut-être y était-elle réunie vers le cap Bon. Les sondages du capitaine Smyth ont révélé l’existence de bancs continus entre l’Afrique et la Sicile. Par le moyen des îles Linose et Lampedouze, Malte se rapprochait aussi beaucoup de l’Afrique. Celle-ci communiquait aussi avec la Sardaigne et avec la Corse par une suite de petites îles dont il reste encore l’île Galita. La Corse et la Sardaigne se réunissaient de leur côté par Capraia, Elbe et Gorgone au continent de l’Étrurie et peut-être même à la Ligurie. Les Baléares et les Pythiuses qui bordent l’Espagne à l’Orient lui étaient jadis réunies. La côte d’Afrique, d’un autre côté, s’étendait bien plus loin qu’elle ne fait maintenant vers le nord. Nous en apporterons pour preuve les bas-fonds et la mer peu profonde qui bordent les côtes, surtout vers les Syrtes, et les îles Kerkeni qui ont conservé dans leur nom celui de la ville de Cercène qui y était bâtie sans doute et qui est si célèbre dans l’histoire des Atlantes. Or, cette ville était jadis sur le continent, ces îles en sont à quelque distance et un grand banc de sable s’étend encore à plusieurs lieues au nord[3].

Mais va-t-on peut-être nous dire, cette conformation antique de la Méditerranée ne pourrait-elle pas remonter au-delà des temps historiques les plus reculés ? Qu’est-ce qui prouvera le contraire ? D’abord, l’histoire des Atlantes, entourée de probabilités si grandes, malgré le nuage des siècles ; ensuite un fait remarquable que cite Boisgelin dans son Histoire de Malte, fait qui montre que cette île était habitée par un peuple civilisé, au temps de la catastrophe qui en anéantit une partie, ou la sépara du continent, « À un mille du Bosquet (maison de campagne du grand-maître), du côté le plus voisin de la mer, est une élévation assez considérable. De sa partie méridionale, on aperçoit des ornières antiques creusées dans le rocher ; il est facile d’en suivre les traces jusqu’à la mer, où elles se perdent. Ces ornières ont de quatre à six pouces de largeur et dix à douze et jusqu’à quinze pouces de profondeur ; elles règnent dans un long espace de terrain dont la superficie n’est que du roc. En s’approchant du rivage, on remarque que le sol prend une direction inclinée, que les traces des ornières se prolongent sous l’eau à une grande profondeur, et aussi loin que l’œil puisse apercevoir un objet à travers les vagues, ce qui fait présumer qu’il y a dans cet endroit quelque affaissement considérable. Comme entre les deux voies formées par les roues des voitures, on ne remarque aucun creux semblable à ceux que font les chevaux et les mulets, quand ils les traînent, il est probable que celles-ci étaient tirées à force de bras et qu’il y avait dans cet endroit un entrepôt ou un port considérable[4]. »

Remarquons, supposé, ce qui est bien probable, que la rupture du Bosphore ait précédé de quelque temps la rupture des Colonnes d’Hercule, que la Méditerranée a dû envahir bien plus de terre qu’elle n’en occupe maintenant, et étendre ses rivages jusqu’au pied des montagnes. De là vient la trace du séjour des eaux que l’on trouve partout sur les côtes de l’Italie, de la Grèce et de l’Afrique, traces que Strabon[5] reconnaît : car, après avoir cité plusieurs preuves de cet envahissement de la mer, il termine en disant : « Il faut avouer qu’une grande partie de nos continents a été quelque temps inondée. » « Si des bords de la mer, dit Pomponius Méla[6], on s’enfonce dans l’intérieur, à une distance considérable du rivage, on aperçoit, dit-on, çà et là, dans des campagnes d’ailleurs stériles et abandonnées, si toutefois la chose est croyable, des arêtes de poissons, des débris de coquillages, des rochers qui paraissent avoir été limés par les flots, comme ceux qu’on voit au sein des mers, des ancres de vaisseaux incrustées dans les montagnes, et beaucoup d’autres phénomènes de ce genre, qui tous sont autant de preuves et de vestiges de l’ancien séjour des eaux sur ces contrées lointaines. » De là vient cette tradition de la Grèce que rappelle Platon dans un passage cité par Strabon[7], et que nous avons cité plus haut. De là vient entre autres la tradition particulière de Samothrace dont parle Diodore et dont nous avons fait mention.

Mais, après l’ouverture des Colonnes d’Hercule, une masse immense d’eau a dû s’écouler par le détroit dans l’Océan, et diminuer la Méditerranée jusqu’à ce qu’elle ait atteint le niveau que demandait la nature. Voilà pourquoi plusieurs terres, plusieurs îles ont apparu alors sur les eaux qui les avaient envahies, et que cette mer a abandonné une partie de ses conquêtes. C’est à ce fait que nous devons attribuer le nom donné par la Grèce antique à une île célèbre de l’Archipel qui renfermait un de ses sanctuaires les plus renommés. C’est l’île de Délos, dont le nom grec Δηλοσ veut dire découverte.

« Une tradition constante, dit Choiseul-Gouffier, semble prouver que cette île parut tout-à-coup aux yeux des Grecs étonnés qui rappelèrent Délos, d’un mot de leur langue qui signifie : Je parais. Il est possible que le terrain de l’île, auparavant un bas-fond peu éloigné de la surface des eaux, ait été seulement soulevé par un effort intérieur des feux qui occupent cette partie de la terre. Peut-être aussi, dans une de ces révolutions que le globe a tant de fois éprouvées, le niveau de la mer a-t-il baissé dans cette partie et laissé à découvert cette montagne qui, par son élévation, se trouvait plus près de la surface de la mer[8]. »

Mais on pourra nous présenter ici une objection puissante que l’amour de la vérité doit m’engager à ne pas dissimuler. La rupture des Colonnes d’Hercule, autrement du détroit de Gibraltar, n’a pas dû diminuer le niveau de la Méditerranée : elle aurait dû au contraire l’augmenter. Car c’est l’Océan qui s’introduit dans la Méditerranée, et non la Méditerranée qui débouche dans l’Océan[9]. La preuve en est le grand courant qui entre par le milieu du détroit et qui porte continuellement à l’est, de telle manière que les vaisseaux qui y entrent facilement par l’Océan, restent longtemps et quelquefois des mois entiers pour en sortir ; deux faibles courants latéraux seulement se dirigent à l’ouest.

Mais cette objection, quelque victorieuse qu’elle paraisse, est heureusement plus spécieuse que solide, « Cet influx apparent de l’Océan dans la Méditerranée, dit Maltebrun, ce savant interprète de la géographie et de la science moderne, n’est que l’effet de la pression d’une masse plus grande sur une plus petite, pression qui déplace nécessairement les couches supérieures de la petite masse, comme ayant la moindre force d’impulsion collective. Un courant inférieur qui se fait sentir aux vaisseaux, dès qu’ils laissent tomber une ancre, emporte vers l’Océan le superflu de la mer intérieure. Le mouvement général de la Méditerranée se dirige de l’est à l’ouest[10]. »

Nous avons vu les terrains que la mer a submergés au temps de notre grande catastrophe. Voyons maintenant les vastes contrées que la mer a été en ce temps-là obligée d’abandonner.

D’abord, après la rupture du Bosphore, nous voyons l’Asie et son intérieur délivrés des eaux qui couvraient une immense étendue de terrain, et qui, de la mer Caspienne, du lac Aral et de tout le pays environnant formaient une grande mer communiquant avec le Pont-Euxin au nord du Caucase[11]. Tout le pays à l’entour de ces deux grands lacs, restes imposants de cette grande Méditerranée, présente au loin un sol bas, aride, sablonneux, des plantes salines dans un sol imprégné de sel, des lacs salés occupant le fonds du terrain, preuve indubitable de l’antique séjour des eaux. Voyons sur cet important sujet le témoignage du célèbre Pallas[12] qui avait parcouru ces pays, et les avait étudiés avec soin. « La mer Noire, dit-il, était de plusieurs toises plus haute qu’elle ne l’est aujourd’hui, avant son débordement dans la Méditerranée par le détroit de Constantinople. Elle recevait sans doute dans ces temps reculés les eaux abondantes des fleuves qui y prenaient leur décharge, après avoir parcouru des contrées qui sont encore… aqueuses. Il s’ensuivrait donc de cette ancienne suréminence que les steppes de la Crimée, du Kouman, du Volga, du Jaïck, et ce plateau de la Grande Tartarie, jusqu’au lac Aral inclusivement, ne formaient qu’une mer qui, au moyen d’un petit canal peu profond, dont le Manych nous offre encore ses traces, arrosait la pointe septentrionale du Caucase et avait deux golfes énormes, l’un dans la mer Caspienne, l’autre dans la mer Noire. » Les Phoques, ajoute Pallas dans un autre de ses ouvrages, quelques poissons et coquilles marines que la mer Caspienne a de commun avec la mer Noire, rendent cette communication ancienne presque indubitable, et ces mêmes circonstances prouvent aussi que le lac Aral devait être jadis joint à la mer Caspienne[13]. » Voyons encore ce qu’il dit à ce sujet dans son Journal historique. « En parcourant les immenses déserts qui s’étendent entre le Volga, le Jaïck, la mer Caspienne et le Don, j’ai remarqué que ces steppes ou déserts sablonneux, sont de toutes parts environnées d’une côte élevée qui embrasse une grande partie du lit du Jaïck, du Volga et du Don, et que ces rivières très profondes, avant que d’avoir pénétré dans cette enceinte, sont remplies d’îles et de bas-fonds, dès qu’elles commencent à tomber dans les steppes, où la grande rivière de Kouman va se perdre elle-même dans les sables. De ces observations réunies, je conclus que la mer Caspienne a couvert autrefois tous ces déserts, qu’elle n’a eu anciennement d’autres bords que ces mêmes côtes élevées qui les environnent de toutes parts et qu’elle a communiqué, au moyen du Don, avec la mer Noire, supposé même que cette mer, ainsi que celle d’Azof, n’en ait pas fait partie[14]. »

Mais pourquoi la Caspienne, l’Aral et d’autres lacs de moindre dimension se trouvent-ils disséminés sur toute cette étendue abandonnée par la mer ? C’est que ce sont des espèces de vastes entonnoirs dans lesquels les eaux sont restées, ne trouvant point d’écoulement. Ainsi, la mer Caspienne a un niveau plus bas que la mer Noire. Cette différence que M. de Humboldt estimait être de près de cent mètres, a été réduite à dix-huit mètres trente centimètres par les observations récentes de M. Hommaire-Déhel[15].

Le Pont-Euxin, de son côté, s’étendait bien plus loin que maintenant à l’est et au nord. La Crimée qui présente des plaines si vastes, les Bouches du Danube et le pays bas et plat qui s’étend depuis ce fleuve jusqu’à la mer d’Azof à vingt à trente lieues dans les terres, était autrefois couvert par le Pont-Euxin qui portait au loin de ce côté-là ses limites. M. Dureau de la Malle, dans sa Géographie physique de la mer Noire, a traité cette question avec une érudition et un talent remarquables. Il a mis hors de doute notre opinion, et nous ne pouvons rien ajouter aux preuves frappantes et victorieuses qu’il apporte[16].

Maintenant, tournons nos regards vers l’Afrique et contemplons l’intérieur de ce continent. Avant la catastrophe de l’Atlantide, il était couvert par les eaux et formait une Méditerranée immense qui bordait cette contrée au Midi, et se joignait sans doute vers l’Ouest à l’Océan. Mais cette opinion qui doit paraître extraordinaire, a besoin de preuves et de témoignages, pour pouvoir être admise, et convaincre les esprits. Développons-les.

D’abord toute l’antiquité a eu une idée confuse de l’existence primitive d’un lac ou mer intérieure de l’Afrique[17] : elle le nommait Tritonis ou lac des Hespérides, et le plaçait au loin dans l’Éthiopie. Diodore de Sicile rapporte la tradition remarquable de son dessèchement par un tremblement de terre, et place sur ses bords la demeure des Amazones et des Gorgones voisines des Atlantes[18]. L’antiquité le faisait communiquer avec la Méditerranée européenne par un détroit ou canal placé, suivant les uns, au fond de la grande Syrte ; suivant les autres, au fond de la petite, et qui du grand lac avait pris le nom de Tritonia. C’est sur cette tradition, non moins que sur l’aspect physique du pays, que s’appuyait Erastothènes cité par Strabon[19] et par Aristote dans sa Météréologie.

Voilà les seuls indices que nous fournisse la tradition. Mais leur insuffisance est abondamment suppléée par les preuves physiques et par l’inspection du pays. L’Afrique présente au géographe et au géologue dans son intérieur, dans la partie connue sous le nom de Sahara, l’aspect d’un sol desséché, et d’un bassin couvert autrefois par les eaux de la mer. Les rochers y sont comme cachés sous des amas de cailloux, de galets et de sable mouvant. Cet espace de plus de 72,000 milles géographiques carrés de superficie, bas, déprimé entre les montagnes de Kong et celles de l’Atlas, est parsemé de nombreuses mines de sel gemme, et celles que nous connaissons ne sont qu’en bien petit nombre en comparaison de celles qui nous sont inconnues, et que des couches de sable couvrent et enfouissent : preuve convaincante de l’ancien séjour des eaux. Des Caspiennes se montrent çà et là dans toute cette étendue, entre autres le Tchad, de plus de deux cents lieues de tour, l’étang ou marais de Wangara, d’un contour si vaste, et à l’autre extrémité du Sahara, vers l’ouest, le lac Dibbié traversé par le Niger. Ces lacs ont été produits sans doute par la même cause que ceux de l’Asie dont nous venons de parler, l’abaissement de leur niveau et la profondeur de leur lit. Ce bassin immense recueillait les eaux des deux chaînes qui le bordaient au nord et au sud. Des rivières qui se perdent maintenant dans ses sables, particulièrement le Darah, le Ziz, le Feddy y portaient leur tribut. Le Sénégal lui-même s’y jetait autrefois vers le lieu appelé Escale du désert ; mais après le dessèchement de cette mer, les sables amoncelés par les vents chaque année davantage sur son rivage septentrional, le refoulèrent et le forcèrent à porter son cours au sud vers l’Océan. Il en est de même du Niger qui, reçu autrefois dans cette Méditerranée, vers l’emplacement de Tombouctou, fut forcé vers la même époque et pour la même cause, à changer son cours, à former une courbe immense, et à porter ses eaux au loin vers le sud dans ce même Océan, ainsi que nous vous l’avons dit. Car la côte, depuis le 20e jusqu’au 32e degré de latitude nord, n’est qu’une bordure de terres basses couverte de nombreuses dunes de sable mouvant : aucune chaîne de montagnes ne se présente parallèlement à ce rivage. Au sud, cette mer était bornée par les montagnes de Kong, à l’est, par la chaîne qui, partant de l’Haroudje-Noir, mont volcanique, continuation de l’Atlas, traverse l’Afrique, et va, au sud vers le 10e degré de latitude nord, rejoindre cette chaîne encore inconnue que nous nommons, d’après l’antiquité, Monts de la Lune[20].

Examinons maintenant, par le moyen de l’aspect et de la configuration du pays, la communication que l’antiquité soupçonnait avoir existé entre cette mer et notre Méditerranée. Le voyageur Della Cella, parvenu au fond du golfe de la grande Syrie, par 30° 7′ 10″ de latitude nord, n’aperçut au loin aucune trace de montagnes qui, en correspondant avec les monts Ghoriam et Terhouah (c’est ainsi que s’appelle l’Atlas à Tripoli) eussent pu réunir le plateau de l’Atlas au plateau oriental de Barcah. « J’observai pendant notre route, dit-il, si dans l’horizon il ne s’élevait pas quelque chaîne de montagnes qui se joignit à des rameaux de l’Atlas, et si, dans cette supposition, ceux-ci se prolongeraient jusque dans la Cyrénaïque, où s’ils aboutiraient seulement à la hauteur du golfe Syrtique ; mais je ne sus rien découvrir qui pût confirmer cette hypothèse[21]. » C’est sans doute de ce canton que parle Salluste, quand, décrivant les limites des Carthaginois et des Cyrénéens, il dit : « Entre les deux États, il était une plaine sablonneuse et uniforme, sans fleuve et sans montagne qui pût servir à en former des limites. Ce fut la source d’une guerre longue et sanglante. Ager in medio arenosus, una specie ; neque flumen, neque mons erat, qui fines eorum discerneret. Quæ res eos in magno diuturnoque bello inter se habuit[22]. »

Horneman, dans son Voyage d’Égypte au Fezzan, traversant le désert à peu près vers le méridien cité plus haut, fit une observation analogue à celle du voyageur précédent. « Nous trouvâmes, dit-il, en descendant du plateau, la route escarpée et difficile… Parvenu à la base de la montagne, je trouvai un morceau de bois pétrifié. Dans la plaine, à quelque distance, se voyaient de grosses pierres, ou plutôt des rochers : ils sont là, selon toute apparence, depuis le temps de quelque grande inondation. Tout ce que j’avais vu auparavant, et tout ce que je vis alors, me porte à placer cette inondation postérieurement au déluge de l’Écriture-Sainte. Je jetai d’un peu loin mes regards sur le Medhyq (Descente de la montagne). Les formes étranges de ces rochers brisés ou séparés les uns des autres me confirmèrent dans l’idée d’une submersion et me persuadèrent que ce déluge était venu de l’ouest (Remarque précieuse qui montre que le courant venait de la grande mer intérieure placée précisément de ce côté). » Ensuite Hornemann descend dans une grande plaine appelée Sultin, où se trouvent des sources abondantes, quoique le terrain y soit nu et aride[23].

Ne pourrait-on pas considérer le grand lac salé Sibkah-eb-Lowdeah comme le reste d’un autre écoulement de cette grande Méditerranée africaine. Sa forme allongée qui va du sud au nord, son rapprochement du fond du golfe de Cabès, la petite Syrte des anciens, sembleraient annoncer qu’il a servi autrefois d’écoulement à un grand courant d’eau. Il est vrai que, suivant Shaw, des montagnes s’élèvent entre la mer et le lac[24]. Je pense pourtant qu’un examen plus approfondi ferait connaître les vestiges d’une communication ancienne entre l’extrémité nord du lac et la mer, par une rivière voisine, nommée Akareah, qui se jette dans la mer près de là. On observe à l’extrémité sud du lac l’entrée d’une grande vallée qui sert de communication avec l’intérieur du Sahara, et était sans doute un des canaux par lesquels la Méditerranée africaine communiquait avec l’européenne. Là, suivant Pline[25] et Pomponius Méla[26], tombait une rivière assez considérable. Il est fâcheux que les environs de ce lac n’aient pas été davantage explorés, surtout dans la partie sud. Peut-être aurait-on découvert dans la chaîne correspondante de l’Atlas, une ouverture, une anfractuosité, par laquelle les eaux se seraient échappées. Ces anfractuosités entr’ouvrant la chaîne des montagnes sont si communes, que beaucoup de fleuves ont à en franchir quelqu’une ; tels sont le Danube, franchissant les Portes de Fer (Demir-Kapi), près d’Orsowa, le Nil franchissant près de Thèbes la chaîne Libyque, le Niger passant à travers les montagnes de Kong assez près de son embouchure, et les fleuves des États-Unis se faisant jour et surmontant les obstacles que leur présentent les Alleghanys et les montagnes Bleues. Remarquons que Shaw semble reconnaître dans une petite île qui est dans le lac Sibkah[27] l’ancienne Chéronèse dont parle Diodore[28], bâtie par les Amazones, et l’île Phlé d’Hérodote[29]. Et qui sait si les deux Syrtes n’étaient pas les deux bras d’un même fleuve ou canal, par lequel s’écoulait dans la Méditerranée cette mer intérieure, et qui renfermait ainsi un delta immense de neuf degrés de largeur ? Par-là serait concilié le sentiment de Pline avec celui de Strabon qui voit dans la grande Syrte l’écoulement du lac Triton. Voyez, d’ailleurs, sur l’hypothèse que je viens de proposer, l’excellent ouvrage de Ritter, sur la Géographie physique de l’Afrique, tome III.

Remarquons que cette vaste mer, que tant de preuves physiques nous engagent à placer, au temps de l’Atlantide, à la place du Sahara, contribuait à isoler cette grande contrée et à justifier le nom d’île que lui donnait l’antiquité.

Maintenant avançons vers l’Amérique : nous la trouverons conservant encore dans son aspect physique des traces de la disparition de l’Atlantide. Elle se montrera à nous comme ayant conquis, par le moyen de cette grande catastrophe, des terrains immenses que la mer cachait autrefois sous ses eaux. Dans la partie septentrionale, les États-Unis, la Floride, les bords du Mississipi, le Texas sont, du bord de la mer aux montagnes, des terres assez récemment abandonnées par l’Océan. « Il existe, dit Crèvecœur, une foule de preuves que toutes les terres, surtout dans les États-Unis méridionaux, depuis les montagnes jusqu’à la mer, ont été couvertes par les eaux. Partout, à vingt, à trente pieds de profondeur, on rencontre un sol dont l’odeur seule décèle l’origine. Au dessus du sol, des branches, des troncs d’arbres et même des feuilles. Un de mes voisins conserve des grains de chêne garnis de leurs capsules, qu’il a trouvés en creusant un puits. Mais la plus forte preuve du séjour de la mer sur toute cette surface, jusqu’à deux cent milles (anglais) de ses rivages actuels, est une élévation estimée avoir soixante-dix pieds de hauteur et sept à huit milles de largeur, dans une étendue de soixante milles, laquelle est entièrement formée d’écailles d’huîtres. D’où cet immense dépôt est-il venu[30] ?… »

Dans la partie méridionale, les côtes si basses de la Guyane[31], les grands bassins de l’Amazone, de l’Orénoque, celui de la Plata et de ses affluents, les vastes savanes qui s’étendent de ses bords aux Cordillères présentent le même spectacle et le même sol récent. « Considéré sous le rapport de la composition, dit M. d’Orbigny, en parlant de la Patagonie et du pays connu autrefois sous le nom général de Paraguay, considéré sous le rapport de sa composition, le sol de la partie septentrionale paraît offrir, depuis le pied des Andes jusqu’à la mer, une succession de couches de terrains tertiaires, contenant des alternats de coquilles d’eau douce et marines et des ossements de mammifères, au milieu de grès friables, si uniformément stratifiés que, sur les côtes de la mer, et sur les rives du Rio-Negro, où se remarquent partout des falaises d’une grande hauteur, on peut suivre la moindre couche, l’espace de six à huit lieues, sans qu’elle varie sensiblement d’épaisseur. Plusieurs échantillons de roche, ainsi que la description des voyageurs, m’ont prouvé que les mêmes terrains occupent presque toute la Patagonie, sur la côte orientale, jusqu’au détroit de Magellan. Au reste, le sol tertiaire se continue au pied des Andes, vers le nord, communique avec celui qui borde le grand Chaco, et circonscrit partout les Pampas proprement dites, formées invariablement d’argile à ossements et de terrain d’alluvion[32]. Les Pampas elles-mêmes sont beaucoup moins étendues qu’on ne l’avait pensé, puisqu’elles ne participent pas du tout du sol de la Patagonie, cessant entièrement au 39e degré, pour faire place aux terrains tertiaires des parties australes. Ainsi, à l’exception des attérissements et des bords des rivières, la Patagonie n’est pas propre à la culture, car elle offre partout des terrains sablonneux et secs qui ne conservent pas l’humidité nécessaire[33]. »

« Nous avons déjà eu, ajoute M. Lacroix, qui, dans son Histoire de la Patagonie, cite le passage précédent, nous avons déjà eu l’occasion de dire que les plaines de ce pays étaient imprégnées de sel et que les lacs de la partie nord étaient tous salés. Cette substance est si abondante dans les terrains de la Patagonie qu’elle se manifeste souvent en efflorescence à leur surface, même sur des attérrissements des rives du Rio-Negro ; aussi aucun puits n’a jamais donné d’eau potable, et celle-là même que les Estancerios boivent, à défaut d’autre plus douce, est si saumâtre qu’elle occasionne aux étrangers des coliques violentes et une dysenterie dangereuse. Cette disposition du sol et la découverte récente de certains fossiles significatifs annonceraient que la Patagonie a été couverte par la mer. Si l’on admet cette hypothèse qui semble parfaitement rationnelle, on s’expliquera parfaitement la formation des nombreuses salines qui offrent aux colons du Carmen leurs produits naturels : les eaux, en se retirant, ont laissé des lacs salés dont la partie liquide s’est évaporée, grâce à la rareté des pluies et à l’extrême sécheresse ; les parties salines se sont concentrées dans le fonds de ces réservoirs, et ont enfin passé à l’état de cristallisation[34]. »

Tels sont les changements importants qu’a procurés la catastrophe qui a anéanti l’Atlantide. C’est ainsi qu’elle a, pour ainsi dire, changé la face de la terre, mis une mer immense à la place d’un pays florissant et fertile, et remplacé, d’un autre côté, de vastes mers par les sables d’un désert aride, ou par des plaines verdoyantes et fécondes qu’enrichissent chaque jour le génie et le travail de l’homme civilisé.

Je viens d’exposer ce que la tradition et l’étude de la nature nous apprennent sur l’existence, la situation, l’histoire et l’anéantissement de cette antique contrée. On peut voir, par les témoignages nombreux que j’ai recueillis, combien les conjectures sur lesquelles j’appuie l’existence et la disparition, du moins partielle, de l’Atlantide, sont fondées et vraisemblables. Puissent-elles attirer l’attention des savants de nos jours ! Puissent-elles engager quelques-uns d’eux à en faire le sujet de leurs nobles travaux et à apporter des lumières nouvelles sur un point si important de l’histoire ancienne de l’univers !


  1. La Méditerranée devait recevoir aussi par le fleuve Triton, une partie des eaux intérieures de l’Afrique ; mais la plus grande partie de ces eaux devait s’écouler dans l’Océan, dont elles ne formaient en quelque sorte qu’un golfe immense.
  2. « La nature a arraché la Sicile à l’Italie, » dit Pline (livre II, ch. 88), Avellit natura Siciliam Italia. C’était d’ailleurs une opinion de l’école Pythagoricienne. Pline dit encore la même chose, livre III, ch. 8. Ovide en fait mention dans ces vers des Métamorphoses :
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    « . . . . Zancle quoque juncta fuisse
    « Dicitur Italiæ, donec confinia Pontus
    « Abstulit et media tellurem reppulit unda. »

    Livre XV. v. 294.


    Virgile embrasse la même opinion, interprète en cela de la tradition de l’Italie :

    « Hac loca vi quondam, et vasta convolsa ruina
    « (Tantum aeri longinqua valet mutare vetustas)
    « Dissiluisse ferunt, quùm protenus utraque tellus

    « Una foret : venit medio vi pontus, et undis
    « Hesperium siculo latus abscidit, arvaque et urbis
    « Littore diductas augusto interluit oestu. »

    AENEIDOS lib. III, v. 413.

    Salluste, dans ses fragments incertains, s’exprime ainsi : « Italiam conjunciam Siciliœ constat fuisse ; sic medium spatium aut per humilitatem obrutum est aquis, aut per angustum scissum. Inde Rhegium nominatum. » (Ex Isidoro). Voyez Silius Italicus, liv. XIV, vers 2 ; et P. Claudien : In raptu Proserpinæ, liv. I ; Sénèque, Questions naturelles, liv. VI, ch. 29 ; Ferrara, I Campi Flegrei de la Sicilia, pag. 262 et 351 ; Denys Periegete, v. 467.

  3. V. d’Aly-Bey, t. I.
  4. Tome I, ch. 7, pag. 176.
  5. Livre I.
  6. Livre I, ch. 6. Trad. de Fradin.
  7. Livre I.
  8. Voyage en Grèce, t. I, p. 60.
  9. Grand-Pré : Dict. de Géographie maritime.
  10. Précis de la Géographie, t. III, p. 13.
  11. Maltebrun ; Précis de la Géographie, t. VIII, p. 480. — Mouraviev : Voy. en Turcomanie, p. 97. — Meyendorf : Voyage d’Orembourg à Bokara? p. 35. Klaphroth : Notice sur la mer Caspienne.
  12. Voyage en Russie, l. VII, p. 212.
  13. Observations sur la formation des montagnes dans le second voyage, t. II, p. 369 à la note.
  14. Mois de nov. 1773, St-Pétersbourg.
  15. Rapport à l’Académie des Sciences : 18 avril 1843.
  16. Voyez Pallas : Tableau de la Tauride. — Milady Craven : Voyage en Crimée.
  17. Les anciens avaient connaissance de plusieurs lacs dans l’intérieur de l’Afrique, les lacs Clonia, Gira, Libya, Chelonidès, Nigritis Palus : peut-être ont-ils donné deux noms différents au même lac : peut-être ces lacs ont-il disparu et ont-ils été desséchés par une circonstance particulière !
  18. Livre III. ch. 27.
  19. Géog. 1. I.
  20. Il est possible que la Méditerranée africaine fût fermée du côté de l’Occident, en grande partie par les montagnes de l’Atlantide, qui se réunissaient probablement aux montagnes de Kong, au sud de Rio-Grande, et à l’endroit où se voit encore l’Archipel de Bissagos, que borde du côté des îles du Cap Vert une suite de bancs de sable, de bas fonds et de vase de soixante lieues d’étendue.
  21. Voyage dans le royaume de Barcah, traduit par Pezant, p. 116.
  22. Guerre de Jugurtha.
  23. Voyage, t. I, p. 79 et suiv.
  24. Voyage, t. I, p. 276.
  25. Livre V, ch. 4.
  26. Livre I, ch. 7.
  27. Voyez tome I, p. 275.
  28. Livre III, ch. 27.
  29. Livre IV, ch. 188.
  30. Voyage à la Haute Pensylvanie, t. II, p. 246.
  31. Voyez, dans les Époques de la Nature, le beau tableau que fait Buffon de la Guyane. Il la dépeint sous des traits enchanteurs.
  32. Voyage dans l’Amérique méridionale.
  33. Livre IV, ch. 188.
  34. Ces traits s’appliquent parfaitement au Sahara d’Afrique, et accusent la même cause pour l’une et pour l’autre contrée. Voyez, en confirmation du passage de Crèvecœur, un Mémoire envoyé à l’Institut, classe des Sciences physiques et mathématiques, en floréal, an VIII (1800), par un correspondant d’Amérique, habitant les États-Unis.