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Disparus

VII

Barnabé et Cie.


Nous avons laissé Yvon et Petite Manette endormis à la fin de l’après-midi dans la grotte, lui, bien las, elle, ayant pris un peu trop de cassonade à l’eau-de-vie, et voilà que, le lendemain, le chevalier avait trouvé la grotte vide.

Que s’était-il donc passé ?

Quand Yves s’éveilla, il faisait nuit noire. L’idée de l’évasion ne le quittait pas, pour ainsi dire, même tandis qu’il dormait. Il s’éveilla avec cette idée, plein de courage et de foi en la liberté prochaine. Yvon voulut travailler tout de suite, sans attendre le jour. Il n’avait pas à économiser la chandelle. Il ne fallait pas retarder d’une minute le moment où il quitterait la grotte avec Manette.

Le moyen, il l’avait entre les mains. C’était un moyen sûr, pensait-il. S’il parvenait à descendre la grande caisse pleine de biscuits et empiler dessus les autres boîtes, il n’aurait plus qu’à monter par cet escalier, car, pour ce qu’il restait à franchir, il entrevoyait qu’il en viendrait à bout d’une manière ou d’une autre, grâce à la corde, à la barre de fer, à ses vêtements ajoutés à la corde au besoin. Et, à tout prendre, il venait d’y songer, il fabriquerait une espèce de corde avec les pièces de soie. Mais le plus simple et le plus pressé, surtout la nuit, c’était d’arriver à descendre la lourde caisse à biscuits.

La chose n’était pas facile pour un enfant de dix ans. D’abord, Yves ne pouvait songer, non seulement à descendre, mais même à ébranler cette caisse avant de l’avoir vidée. Or, pour faire passer un à un la quantité de biscuits contenus et empilés, serrés dans l’intérieur de cette caisse, ce n’était pas une petite affaire. Yvon l’entreprit néanmoins. Il grimpa dans l’armoire et commença la besogne à la lueur de la chandelle.

Que ferait-il des biscuits ? S’il les déposait dans la cachette, en haut, leur amoncellement s’opposerait ensuite au passage de la boîte, et ce serait un second déménagement à opérer. Yves prit le parti de les lancer tout simplement dans l’intérieur de la grotte, le plus loin possible, sûr de n’en perdre aucun et de ne pas les gâter : autant craindre de détériorer des cailloux. Et puis, ils n’en auraient pas besoin longtemps, Manette et lui.

La pluie de biscuits commença et dura assez longtemps. Dès les premières chutes, Manette s’éveilla et, voyant la lumière, demanda :

« Tu fais, là haut, Grand Yvon ? »

Mais bientôt, amusée de ce jeu d’un nouveau genre, elle se mit à ramasser des biscuits et à en construire des maisons. C’était très commode pour cela.

Pendant que les deux enfants se livraient à ces occupations, chacun de son côté, quelque chose d’insolite se passait sur la falaise. Six hommes enveloppés de longs manteaux, armés de mousquets, y étaient montés sans bruit, venant de la grève. Deux autres étaient restés pour garder le canot qui les avait tous amenés. Ils ne ressemblaient guère aux pêcheurs de Penhoël, ces hommes-là. C’étaient des gaillards de haute stature, bottés jusqu’aux cuisses, et coiffés de chapeaux ronds. Ils allèrent droit à la grotte et furent bien surpris, en approchant, d’y apercevoir de la lumière. Déjà, quatre d’entre eux avaient baissé, par l’ouverture, les canons de leurs mousquets, et l’on ne sait ce qui serait arrivé, si, par hasard, Manette, jusque-là silencieuse, très occupée de sa construction, n’avait eu faim et n’avait dit à Yvon :

« Je veux du sucre à l’eau qui brûle.

— Je ne veux pas t’en donner, avait répondu Yves, de l’armoire. Je vais te casser du biscuit.

Les nouveaux arrivants entendirent une voix de petite fille, et même, plus faiblement, la réponse du petit garçon, car ils prêtaient l’oreille et le son monta dans l’ombre. Ce fut peut-être ce qui sauva la vie aux enfants, au moins à Petite Manette. Les hommes, indécis, écoutèrent encore : aucune voix d’homme ne se mêlait à celles des marmots. Les contrebandiers se concertèrent un instant et se décidèrent à descendre. L’un d’eux s’assit sur le rebord du puits. Il s’aperçut alors que la marche de pierre manquait. Les hommes échangèrent deux ou trois paroles. L’un des six s’éloigna et rapporta bientôt, du canot, une corde. Tout cela s’était accompli dans le plus grand silence. Aucun de ces mouvements n’était pour troubler les deux petits habitants de la grotte. Petite Manette et Grand Yvon ne soupçonnaient pas la présence de ces hommes ni le danger imminent. Yves tirait toujours de la caisse et lançait consciencieusement d’en haut les biscuits, qui tombaient les uns sur les autres avec un bruit sec et mat.

En possession de la corde, les hommes nouèrent ensemble deux mousquets par le milieu, et, le pistolet à la main, l’un des contrebandiers se pendit par l’autre main au câble et se laissa glisser dans l’intérieur. Le bruit de ses bottes retentit de très près aux oreilles de Manette accroupie. Elle poussa un cri et se retourna. En apercevant derrière elle cette haute figure d’aspect effrayant, elle jeta coup sur coup cinq ou six autres cris. Un deuxième homme prit pied dans la caverne, et successivement tous les autres. Yvon, qui s’était précipité d’abord, au premier cri de Manette, assistait stupéfait à cette invasion d’inconnus de mauvaise mine.

Il avait beau être brave, Yvon, il eut terriblement peur, et il restait immobile et comme pétrifié.

« Ah ça, mômes de malheur, clama le plus roux de barbe des arrivants, qu’est-ce que vous faites ici ? En voilà un ménage ! gronda-t-il en regardant les soies dépliées, les caisses et le tas de biscuits, et les bouteilles. Voilà ce qui s’appelle du bel ouvrage. Eh, l’autre ? continua-t-il, s’adressant à Yvon, comme on ne lui répondait pas, qui est-ce qui vous a permis d’entrer ici ? Vas-tu répondre, ou bien s’il faut que je te délie la langue avec ma garcette ? »

Yvon essaya de dominer sa terreur, dont il commençait à être honteux. Il croyait avoir affaire à de simples pêcheurs.

« Nous sommes tombés ici, sans le vouloir, dit-il assez fermement ; il y a quatre jours que nous y sommes, bien malgré nous, sans pouvoir remonter. Nous craignions de mourir de faim avant de trouver des biscuits. » Les hommes se regardèrent.

« Alors, reprit celui qui avait parlé, personne du pays ne sait où vous êtes ?

— Personne », fit Yvon.

Entraîné par son habitude de dire la vérité, Yvon fut sur le point d’expliquer comment il avait essayé de correspondre avec les siens, mais il sentit d’instinct qu’il valait mieux n’en pas parler.

« Et vous croyez que cela va se passer comme cela ! Tout saccagé, gâté, pillé !…

— Ce n’est pas notre faute, fit le jeune cadet des Valjacquelein, d’une voix de plus en plus assurée, et puis, mon père payera ce qu’il faudra. »

Il ne pouvait rien dire de plus mauvais.

C’était éveiller une idée que ces hommes n’avaient pas encore. Il eût mieux valu cent fois pour eux qu’Yvon et Manette fussent deux enfants de pêcheurs de la côte comme Naïk, et dont les familles ne fussent pas à craindre.

Mais, l’eût-il voulu, Yves n’aurait pu dissimuler ni sa naissance, ni celle de Manette. Rien que leurs vêtements les eussent trahis, Manette, en ce moment, pétrifiée d’épouvante, aurait renseigné d’elle-même. Et, de plus, même pour sauver sa vie, le cadet de Valjacquelein ne se fût pas abaissé à mentir.

« Ah !., ton père payera ? Il est donc riche, ton père ?

— Mon père, répondit fièrement l’enfant, est le chevalier de Valjacquelein. Vous, qui êtes-vous ? »

À cette parole, les hommes s’esclaffèrent :

« Seigneur de Valjacquelein, dit l’orateur qui semblait le chef, nous te présentons nos compliments et te prions de descendre ! »

Et, ôtant son chapeau, il salua grotesquement jusqu’à terre. Yvon, devenu tout pâle, ne bougea point.

« M’entends-tu ? répéta l’autre, d’une voix colère. Tu sais, on m’obéit, à moi ! »

Yvon ne bougea pas davantage.

« Si vous me faites du mal, dit-il d’une voix tremblante, à moi ou à la petite fille, vous le payerez cher. Nous n’avons rien fait, répondit-il.

— Rien que ça : un saccage ! reprit l’homme en désignant d’un geste tout le désordre de la grotte. Assez causé, le fils de hobereau ! »

Le terrible homme saisit Yvon par les jambes et le déposa rudement assis contre la paroi de roche.

« Tiens ta langue, ou gare la garcette ! Nous verrons tout à l’heure », gronda-t-il.

Yves avait crié, mais bien inutilement : « Ne me touchez pas ! ne me touchez pas ! » Dès qu’il se trouva libre, il se releva, alla prendre Manette par le bras, et se retira avec elle dans un coin de la grotte.

Les hommes commencèrent à ranger, à replier les étoffes rapidement tout en s’entretenant à voix basse en anglais. Ni Yvon, ni Manette ne savaient cette langue.

« Voilà une déveine ! s’écria le chef. Cela va nous faire perdre notre cachette, ici.

— Peuh ! repartit un autre, il y a moyen de ne rien perdre.

— Oui, dit le chef, avec un affreux geste des mains, on leur tordant le cou, à ces moineaux.

— Il n’y a point de risques à courir, personne ne sait qu’ils sont ici, observa un troisième.

— Je me moque des risques, reprit le chef, et de tous les nobliaux de Bretagne ensemble, du roi de France et du Parlement. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Si nous leur faisons leur affaire, on en trouvera trace tôt ou tard, on nous soupçonnera et nous ne serons plus tranquilles pour faire passer la marchandise dans la région.

— Nous ne serons pas davantage tranquilles si nous ne leur faisons pas leur affaire, dit celui qui avait parlé le second.

— C’est vrai, reconnut le chef. Sale histoire !

— Le mieux serait de les jeter tout bonnement à la mer. Le flux les apportera : on croira qu’ils se sont noyés par accident, et nous ne perdrons rien. »

Le plus jeune de la bande, qui empilait les biscuits, prit la parole :

« Je ne pense pas que nous allons jeter ces mioches à la mer pour rien, opina-t-il nettement. Je veux bien faire passer de l’eau-de-vie malgré les gens du roi et les gabelles, mais nous ne sommes pas là pour « trépasser » les enfants. Le mieux, c’est de les emmener. Ce gars-là, avant six mois, je veux que ce soit un rude mousse. Il n’a pas l’air d’avoir peur, et pourtant, à vous entendre parler, y aurait de quoi…

— Et tu feras aussi un mousse de la petite ? ricana un des hommes.

— La petite ? on verra plus tard. Elle ne coûtera pas cher à nourrir. On pourra la déposer quelque part sur la côte, loin d’ici, si elle nous gêne. »

Le chef n’avait pas l’air d’écouter. Il présidait au remballage des marchandises, ce qui fut achevé, malgré la conversation, avec une promptitude merveilleuse.

Il fit sortir la grande caisse à biscuits, à moitié vide, et l’on y empilait le pain de mer. Tout ce rangement fut achevé en un rien de temps, après quoi, ces hommes, qui ne paraissaient pas se défier de l’eau-de-vie autant qu’Yvon, débouchèrent plusieurs bouteilles pour arroser leur repas. Ils sortirent d’un sac un énorme quartier de mouton, s’assirent, les uns sur les caisses, les autres à terre, et commencèrent à engloutir de formidables bouchées de viande et des lampées d’eau de feu.

Les deux enfants ne bougeaient point. Il semblait qu’on les eût oubliés.

On s’occupait d’eux, au contraire. Le chef, siégeant sur la caisse à biscuits, dit :

« Pour les mômes, quoi que nous fassions, ce sera toujours mauvais ; en somme, c’est notre peau et notre travail à tous qui sont en jeu, donnons tous notre avis là-dessus. Faut-il les « rendre muets » ou les emmener ? »

Heureusement, les pauvres enfants ignoraient l’anglais. Comme aucun des dîneurs ne se tournait de leur côté, Yves et Manette n’imaginaient pas qu’il fût question d’eux, et de cette façon :

« Moi, je suis pour qu’on les finisse. C’est plus simple.

— Et on n’en parlera plus, approuva un autre en riant.

— Nous n’avons pas besoin de nous embarrasser de mioches, énonça un troisième.

— On peut emmener le garçon, dit un quatrième ; ça fera une recrue.

— Moi, ça m’est indifférent, déclara le chef. Mais, soit qu’on les supprime, soit qu’on les emmène, je veux que quelqu’un se charge de la chose et en soit responsable. Toi, dit-il en s’adressant au plus jeune, qui avait pris la défense des enfants, tu es d’avis qu’on les garde ; tu l’as dit. Te charges-tu d’être bonne d’enfants à bord et de façon à ce que les gosses ne nous piaillent pas dans les jambes ?

— Oui, répondit l’autre, ce n’est pas bien difficile.

— Et toi, tu veux qu’on leur fasse boire un mauvais coup, interrogea-t-il en se tournant vers le premier opinant ? Tu te chargerais de le leur verser ?

— Il n’y a qu’à les flanquer à la mer, pardieu !

— Alors, aux voix ! dit le chef. Que ceux qui veulent qu’on les « étourdisse » lèvent la main ! »

Trois bras se dressèrent en l’air.

« Ça fait moitié, lit le chef en riant. Attendez. Passez-moi un louis. Hé, petite ! lit-il en breton, approche ! »

Manette ne comprenait pas qu’on lui disait de venir. Yvon, ayant réfléchi, jugea meilleur de ne pas résister. Il s’avança avec Manette.

« Elle est gentille, la petite aristo, dit le chef. Veux-tu du gigot ? »

Mais Manette n’avait pas faim. Elle secoua la tête.

« Et toi, seigneur de Baldaquin, du mouton et un verre d’eau-de-vie, hein ? Tu vas goûté, à notre eau-de-vie. »

Résolument, exprès, Yves accepta. Il commençait à craindre que ce ne fussent pas seulement des contrebandiers. Il sentait que les dispositions de ces hommes pouvaient varier selon sa convenance à lui.

« Tu sais, dit en ricanant le chef qui lui passait un gros morceau de mouton, nous n’avons pas de vaisselle plate… ici. »

Et il continua en anglais à ses compagnons :

« Vous rappelez-vous la vaisselle d’argent du seigneur espagnol que nous avons emportée par mégarde avec son vin ?… Approchez, mademoiselle, reprit-il en français. Vous allez jeter l’effigie du roi Louis XV en l’air, quand je vous le dirai. Attendez que je vous le dise. »

Et en anglais :

« Si c’est face, elle sera confiée à la nourrice sèche ; si c’est pile, le mauvais coup à boire. »

Les contrebandiers s’amusaient. C’était du jeu. Leurs yeux brillaient.

« Je parie une pistole pour la nourrice.

— Contre moi, pour le coup en mer.

— Moi, je tiens un louis pour le coup en mer.

— Je tiens contre.

— Soit, dit le chef, mais achevons vite ; nous n’avons pas trop de nuit devant nous pour rembarquer. »

Et en français :

« Allons, lance la pièce, petite. »

Manette la laissa tomber plutôt qu’elle ne la lança en l’air.

Les joueurs se précipitèrent.

C’était pile !

Les perdants payèrent sans barguigner.

« Allons, dit le chef à l’homme qui s’était chargé de l’exécution, attache-leur un linge autour du bec, et qu’on file. »

L’homme se saisit d’Yvon, qui se débattait, n’ayant rien entendu de ce marchandage, le bâillonna et lui ficela les mains et les jambes.

Les contrebandiers se levèrent tous. Ils paraissaient d’excellente humeur. Les paquets furent halés ; les bouteilles, logées dans un grand sac, transportées très vite hors de la caverne, où ils ne laissèrent même pas la planche de la cachette. L’exécuteur prit les deux enfants, un sous chaque bras, comme des paquets, et, bientôt, les caisses descendues sur la grève, chargées à bord du canot qui attendait là, on arriva en ramant aux écoutilles d’un voilier mouillé dans la baie.

On leva l’ancre, Yvon fut déficelé, on ôta à Manette le capuchon dont on lui avait couvert la tête et sous lequel elle étouffait. Le chef commandait la manœuvre pour le départ. Le matelot qui s’était chargé de l’atroce besogne s’approcha de celui-ci :

« Faut-il maintenant, les mômes ?…

— Non. Une heure avant le jour. Plus loin. »

Personne ne s’occupa plus de Grand Yvon ni de Petite Manette. Yvon, affalé sur un tas de cordages, avait pris Manette dans ses bras et s’efforçait de la réchauffer. Dans son état de frayeur l’enfant était plus sensible au froid, qui était assez vif, le vent soufflant du nord. Yvon pensait qu’ils n’avaient rien à craindre et que ces gens se proposaient de tirer de l’argent de ses parents. Il était loin de supposer l’horrible vérité. Lui aussi avait froid. Lui aussi, les émotions l’avaient rendu presque malade. Il était à bout. Pourtant, cela ne le fit pas négliger de soigner la petite compagne que le hasard lui avait donnée. Il la sentait trembler ; il regarda autour de lui : un tas de cordages, plus haut que celui sur lequel il était assis, laissait, à son centre, un creux, faisait comme une boite sans couvercle. Manette serait là à l’abri du froid. Yvon la prit dans ses bras. Il enjamba la corde, coucha l’enfant, et, pour qu’elle n’eût pas froid, il tira à lui deux cabans, c’est-à-dire deux de ces suroîts de peau dont se couvrent les matelots pendant les manœuvres sous la pluie ou l’embrun, car on jetait là un tas de vêtements à la disposition de l’équipage. Comme il y avait assez de place pour deux et qu’il se sentait glacé, Yvon se coucha aussi auprès de Manette dans le rond de cordes, attira le caban sur leurs têtes et ne tarda pas à s’endormir.

Un peu avant le jour, l’exécuteur se souvint de la besogne dont il s’était chargé. Il se mit à la recherche des deux prisonniers, les appela, « Hé, petits !… » sans succès, promena son falot de la cale au pont, dans toutes les parties du navire, et n’eut pas l’idée de soulever le vêtement sous lequel ses futures victimes dormaient profondément, au chaud. Ne trouvant rien, il demanda à deux ou trois, par acquit de conscience :

« Est-ce qu’on a déjà jeté les mômes à l’eau ? Vous ne les avez pas vus par là ? »

On lui dit que non, et ce sujet de conversation n’ayant aucune importance, on le laissa tomber. L’homme de la noyade, ayant fini son temps de quart, alla se coucher à l’entrepont. Ce fut ce hasard qui empêcha les deux enfants de se réveiller ce matin-là au contact de la mer, juste à temps pour se sentir couler.

Il faisait grand jour quand Yvon écarta la bienfaisante couverture et quitta le tas de cordes. Il avait dormi, mais dormi mieux qu’il n’avait fait dans aucun lit du château de Penhoël. Il était dispos, et, ne connaissant pas la situation, il la regardait tout à fait sans crainte. Le chef était appuyé alors à un bastingage ; avec hardiesse et décision Yves voulut lui parler. En le voyant, étonné, cet homme dit :

« Tiens ! te voilà, toi. On ne t’a donc pas jeté par-dessus bord ? »

Yvon crut qu’il plaisantait et voulut plaisanter aussi :

« Je n’en avais pas envie.

— Oui ! Mais cela ne suffit pas.

— Monsieur, dit, avec un sérieux au-dessus de son âge, le jeune garçon, vous paraissez le capitaine du navire ; je ne sais pas qui vous êtes ni quel est le navire. En tout cas, je vous prie de nous débarquer le plus tôt possible.

— Vraiment ? lit le chef, amusé. Après tout, ajouta-t-il en parlant à un matelot, c’est peut-être ce qu’il y aurait de plus simple… Quand nous serons sur la côte d’Espagne…

— S’il faut de l’argent pour cela, le baron, mon grand-père, en donnera, c’est sûr, ci même vous serez bien récompensés.

— Il a un aplomb, le môme ! »

Le jeune contrebandier qui avait essayé de sauver les enfants, approcha. Lui aussi parut surpris.

« Oui, dit le capitaine en riant, ils ont manqué le coche ce matin.

— Alors, laissez-les moi.

— Tu en veux toujours ?

— C’est le mieux pour nous.

— Eh bien, garde-les. »

Les deux pauvres enfants étaient sauvés ! du moins pour l’instant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Yvon apprit seulement alors de combien peu il s’en était fallu qu’ils n’eussent été jetés à l’eau, Petite Manette et lui. Ce « détail » l’éclaira sur le genre d’hommes en compagnie desquels il naviguait. Il sut en quelles mains il était tombé. Le jeune contrebandier à qui il devait la vie éprouva le besoin de s’excuser, aux yeux de l’enfant, de faire partie d’une bande qui, à l’occasion, ne se contentait pas de frauder les douanes :

« On se trouve ainsi engagé un beau jour sans savoir. Je suis ici parce que j’ai déserté de la marine royale, dans un moment de colère. Le capitaine, comme on l’appelle, a commencé la vie de mauvaise aventure par le meurtre du gentilhomme dont il était vassal et qui l’opprimait. On débute de la sorte, avec des idées de justice. On se met en révolte contre la loi, et peu à peu, fatalement, on glisse au brigandage. Le pis est qu’on est obligé, pour recruter son monde, d’admettre les pires scélérats. La moitié des hommes du bord ont « ramé sur les galères du roi », plus ou moins longtemps. Cependant, ici, on ne vole pas ordinairement. C’est de la contrebande simple qu’on fait. Quand on vole, c’est plutôt pour se distraire et en manière de bravade. Seulement, on tue toutes les fois que c’est nécessaire, et même quelquefois sans nécessité. Vous l’avez échappé belle, mon garçon. Moi, ici, je ne suis pas à ma place. Je devrais être un bon soldat du Roi… J’espère que vous n’avez plus rien à craindre. Mais, c’est égal, vous ferez bien de vous rendre utile à bord : on n’y aime pas les bouches inutiles. Travaillez jusqu’à ce que vous trouviez une occasion… »

Le contrebandier prononça ce dernier mot d’une façon significative. Yvon comprit à merveille de quelle sorte d’occasion il voulait parler. Il n’avait pas besoin d’y être incité pour se promettre de profiter de la première qui se présenterait de s’échapper.

« Et la petite fille, que vaut-il mieux pour elle ?

— Qu’elle se montre le moins qu’elle pourra. Qu’elle reste dans la cabine d’entrepont le plus possible. »

Yvon, remerciant chaleureusement son sauveur, lui dit :

« Je n’oublierai pas le service que vous m’avez rendu. »

Il rejoignit Manette, dans le rond de cordes. Il l’éveilla et s’efforça de lui faire comprendre l’absolue nécessité de se cacher, de ne pas trop jouer sur le pont. Manette promit tout ce qu’il voulut, mais elle s’était jetée dans ses bras, répétant à travers ses larmes :

« Grand Yvon ! Grand Yvon ! je veux m’en aller chez toi, avec Grande Manon. Je veux rester avec toi tout le temps, tout le temps ! Ne t’en va pas… J’ai peur !… J’ai peur !… »

Et elle s’attachait à sa veste ; elle ne voulait point le quitter, même un instant. Yvon, inquiet, encore sous le coup des révélations du jeune contrebandier, mesurait toutes les difficultés, tous les dangers que la peur, les larmes et les jeux de l’enfant ne pouvaient manquer de susciter.

Il essaya de la mener à l’entrepont, comme on le lui conseillait. Il l’entraîna. Manette résista, poussa des cris déchirants. Il n’était plus possible de lui faire entendre aucune consolation, de la rassurer. Elle pleura et cria très haut pendant toute la traversée du navire, tandis qu’Yves la traînait. Les matelots, peu habitués à avoir des passagers, et des passagers de cette sorte, regardaient et ricanaient. Yvon, pénétré de ce que lui avait dit leur sauveur, sentait combien le tapage et les larmes de Manette étaient dangereux. Il était consterné.

L’homme qui s’était chargé de les jeter à la mer survint. Il se baissa et se saisit de Manette d’un geste résolu. Il l’emportait vers le bordage. Les matelots le suivirent en riant, afin d’assister à ce spectacle, comme à la noyade d’un chat. Yves était resté un instant atterré : il ne comprit pas tout de suite. Revenant à lui, il se précipita sur le matelot et l’arrêta en se cramponnant à la robe de Manette. La résistance qu’offrait l’enfant était trop peu de chose : le matelot les entraîna tous les deux sur le plancher du pont… La petite allait être précipitée.

« Arrête ! cria leur ancien protecteur en surgissant : le chef me l’a donnée, ainsi que le gars !… »

L’autre continua comme s’il n’avait pas entendu ; il s’avança vers le bordage fatal. La main du jeune sauveur s’abattit sur le col du bourreau et, d’une pesée puissante, fit fléchir son adversaire sur les jambes. Des acclamations et des rires retentirent. Tout l’équipage, alléché par la perspective d’une lutte, spectacle dont les gens d’action sont très friands, se réunit autour des deux contrebandiers. Le ravisseur, sur qui pleuvaient les coups, avait, pour se défendre, lâché Manette. Yvon voulut reprendre son amie et l’écarter, mais les matelots s’opposèrent à son passage.

Les deux hommes en lutte avaient pris du champ. Ils se mesurèrent un instant des yeux, en s’injuriant. Ce n’était pas leur première dispute : ils étaient ennemis depuis longtemps. Les matelots spectateurs, qui connaissaient cette inimitié, s’installaient comme au théâtre et s’apprêtaient à juger les coups. Le bourreau s’élança soudain, et, se baissant au moment où il arrivait sur son adversaire, lui porta un coup de tête qui était dirigé vers le creux de l’estomac, mais qui n’atteignit que la hanche, l’autre s’étant effacé. Ils se saisirent alors à bras-le-corps et roulèrent enlacés, l’ami des enfants essayant d’achever, de renverser son ennemi, et celui-ci, tombé sur les genoux à la suite de son attaque manquée, donnant tout son effort pour se relever. Il y eut une minute où les forces s’équilibrèrent, où les deux corps tendus l’un vers l’autre, restèrent immobiles. Mais le bourreau fléchit ; ses épaules portèrent sur le plancher, et son vainqueur lui mettant les deux genoux sur la poitrine, leva un couteau… Personne ne fit un mouvement pour l’arrêter. On avait acclamé la chute : le spectacle continuait.

« Debout ! cria la voix du chef, qui survenait en écartant les matelots. Debout ! et assez ! ou je vous fais pendre tous les deux à la vergue. »

Le chef tenait un pistolet à la main ; son autre main caressait la crosse d’une seconde arme passée dans sa ceinture rouge. Les deux lutteurs se relevèrent et leurs couteaux se fermèrent.

« Chef, vous m’avez donné ces mômes : je veux les garder.

— Et, moi, j’avais ordre de les saborder… On a parié, cette nuit… »

Un grand silence régnait dans l’équipage.

« C’est bon ; qu’on laisse les mômes pour l’instant. Mais, si j’entends un seul piaulement, c’est moi qui lancerai les poulets par-dessus bord. Quant à vous, vous passez votre temps à vous chamailler, et le service en souffre. À la première querelle, je loge une balle dans la tête du plus proche de moi. Ça fait que le survivant pourra travailler. »

L’équipage applaudit à ce jugement et se dispersa.

Le vainqueur — la nourrice sèche — comme l’appelait le chef, prit les enfants par la main et les mena dans l’entrepont.

Il y avait là deux grandes cages, l’une réservée à la volaille, et l’autre où étaient entassés des moutons : la viande fraîche du navire.

« Voilà une cabane où il y avait une vache ; entre là dedans, dit le contrebandier, en poussant la petite assez rudement, et n’en bouge pas, et ne crie pas, ou bien, il y a croquemitaine. Tu l’as vu, n’est-ce pas ? Ton camarade t’apportera à manger. »

Il l’enferma.

« Quant à toi, garçon, continua-t-il, attrape un balai et nettoie le pont, il en a besoin. Voici du grain pour les poules, du foin pour les moutons et une barrique d’eau. C’est moi qui suis chargé de leur distribuer la provende, et je n’ai pas le temps. Tu leur donneras à manger et à boire trois fois par jour. Va. »

Yvon comprit. Il se mit à l’ouvrage sans hésiter.

Le vaisseau ne ressemblait guère, dans son aménagement, à ce que nous voyons maintenant à bord d’un navire de guerre, où tout est ciré, astiqué, bien en place, et entretenu par l’équipage avec un soin minutieux. Personne, sur ce bateau-là, ne songeait à frotter les cuivres pour les faire briller. Il n’y avait d’ailleurs point de cuivres. L’encombrement, du pont à la cale, le désordre, apparaissaient inextricables. Objets hétéroclites de toute sorte roulaient çà et là, repoussés en passant d’un coup de pied quand ils gênaient. La poussière, la farine, les grains, le sel, le riz, le tabac, tout cela mélangé à des détritus de poisson et à des os restés des repas, formait sur les planches une épaisseur de fumier. Les canons dans leurs embrasures (il y en avait six) étaient rouillés. La manœuvre était la seule chose qui fût exigée de l’équipage avec sévérité. Le chef permettait tout le reste. Et le reste, c’était d’abord l’eau-de-vie, le jeu de dés, donnant lieu à des disputes continuelles. Les provisions, en nombre considérable, et renouvelées sans cesse, étaient laissées à discrétion, c’est-à-dire à indiscrétion. Tout le monde puisait à tout, librement, à pleines mains. On ripaillait ferme.

Yvon, chargé de ce nettoyage, ressemblait à une mouche à laquelle on aurait imposé la tâche de récurer une ferme. Néanmoins, courageusement, il se mit à s’escrimer du balai, du torchon, ce qu’il n’avait jamais fait de sa vie, cela à la grande joie de l’équipage.

Les gens riaient de le voir lutter contre les poussières, ce dont il ne se tirait pas maladroitement, sachant d’instinct se servir de ses mains et combiner toutes choses avec ingéniosité.

Plusieurs des matelots et contrebandiers du bord étaient anglais, d’autres espagnols, la majorité normands et bretons. L’un d’eux, un Anglais, voyant Yves d’autant plus grave, le pauvre petit, qu’il provoquait l’hilarité, mettre un linge autour de ses reins pour lui servir de tablier, lui adressa la parole, en français et en anglais mêlés, avec un respect comique :

« Môssieu steward, vôs être un homme serious ! Je aimais bôcoup vôs, môssieu steward. »

Ce nom de « steward » fit fortune à bord. Yves le garda par la suite, même quand, deux mois après, devenu mousse, et le seul mousse du vaisseau, il avait renoncé à ses nettoyages et contribuait à la manœuvre pour sa large part. Cette transformation fut aisée. Toute son enfance, Yvon avait accompagné les pêcheurs, vu manœuvrer la voile, manié des cordages et ramé. Il se trouva en très peu de temps transformé en matelot vigoureux, hâlé et dur à la fatigue.

Bonne Manon ne l’aurait pas reconnu, alors, et comme elle aurait pleuré ! Au fond de son cœur, cet enfant restait le même : un petit être plein de conscience, de loyauté et de tendresse. Son énergie et sa volonté, naturellement très puissantes, ne firent que se développer au milieu de la vie active et extraordinaire qu’il mena.

Les malheurs, les aventures profitèrent au jeune Breton. Outre qu’ils le fortifièrent au moral et au physique, il y apprit en peu de temps, sur les hommes et les choses, plus qu’on n’apprend parfois en cinquante ans d’existence paisible. Il devint très vite un homme. Mais revenons à notre récit.

Le grand sujet d’inquiétudes d’Yvon était maintenant Manette, qu’il protégeait, comme c’était son devoir, et à qui il s’était profondément attaché. La première journée, il descendit constamment à l’entrepont, lui porta du sucre, des oranges qu’il avait pu attraper, quantité de jouets bizarres ramassés à droite et à gauche, qui réussirent à distraire et à occuper la petite. Elle était calmée. Son insouciance de bébé avait repris le dessus, et comme Yvon l’emmena jeter du grain aux poules, elle fut ravie et rit aux éclats. Elle disait : « Encore ! encore !… », en voyant les poules se précipiter à l’endroit où s’éparpillaient les grains. Yvon eut peine à la réenfermer. Il réussit à l’installer dans le box devant d’autres jouets, en lui promettant qu’elle donnerait encore à dîner aux volailles, comme récompense, si elle ne bougeait pas et l’attendait bien sagement.

Il n’y eut aucun incident de navigation cette première journée. Yvon, pour se reposer de temps en temps de sa prétendue besogne de « steward », regardait la mer, qu’il n’avait aperçue les jours derniers que par sa lucarne, et aspirait l’air et la lumière largement. Cela lui était une grande jouissance ; il y était habitué et venait d’en être longtemps privé. L’air frais et salin entrait en lui, et en même temps l’espérance. La situation présente était des plus tristes, il est vrai, mais ne venaient-ils point d’échapper, Manette et lui, à une tombe, à la grotte, c’est-à-dire à la mort la plus affreuse et qui paraissait si inévitable ? Ils sortiraient des mains des pirates, comme ils étaient sortis de la grotte. Ses résolutions s’affermissaient, se précisaient.

Il visita le navire, observant une à une toutes choses, et nota, dans sa mémoire, les habitudes du bord.

Un peu avant la nuit, tout l’équipage, sauf l’homme de la barre et les vigies, se réunit sur le pont autour de quartiers de viande rôtie, de cruches de vin d’Espagne et de flacons d’eau-de-vie. C’était ainsi tous les soirs. Le chef présidait le repas et l’on menait grand bruit. Yvon reçut de son ami, le jeune contrebandier, des victuailles pour six personnes. Il alla faire dînette avec Petite Manette. Ils s’assirent sur des sacs de coton, à côté de la cage à poules qui ne sentait pas très bon, mais dont la vue réjouissait Manette. L’abondance du repas et sa variété leur semblèrent quelque chose d’exquis. Ils venaient d’avoir un « ordinaire » qui rendait le contraste agréable. Manette babillait comme une pie et jetait du biscuit frais à ses amies les poules. Yvon jouissait de cet instant de répit et de repos, de sécurité relative. Il l’avait bien gagné !

En causant, ils en arrivèrent à parler de la maman de Manette. Yvon s’était étonné, dès qu’il avait su l’histoire de la petite, du peu de place que sa mère paraissait tenir dans sa vie, de l’absence de cette maman. Dans les moments les plus critiques, où la Petite Manette avait imploré du secours, crié, demandé à manger, jamais le mot maman ne lui était venu aux lèvres.

« Tu l’aimais beaucoup, ta maman ? demanda-t-il à Manette.

— Oui, répondit-elle, sans conviction.

— Elle est bien bonne pour toi, ta maman, ordinairement ?

— Elle est bonne quand elle vient.

— Comment ? quand elle vient ?

— Oui. Elle vient pas souvent.

— Nous ne vivez pas ensemble ? Elle ne reste pas à votre château ?

— Non.

— Mais qui est-ce qui prend soin de toi ?

— Des gens. »

Ce seul mot de « gens » éclaira Yvon.

« Maman a des belles robes, elle est tout le temps chez le Roi. On me dit toujours qu’elle est chez le Roi.

— Et ton papa ?

— Il est en prison.

— En prison ?

— Maman me l’a dit. Je connais pas papa.

— Et la dernière fois que tu l’as vue, ta maman, c’était au château ?

— Oui, maman est partie en voyage dans une grande voiture, pour aller prier le Roi qu’il fasse sortir papa de prison. Alors la dame n’a pas voulu de moi, tu sais bien, je te l’ai déjà dit, et je suis allée chez Dame Kornik. »

Yvon entrevoyait déjà la triste vie de Manette.

« Je t’aime bien, Grand Yvon. »

Les yeux noirs de Manette restèrent fixés un long instant sur Yvon. C’était beaucoup pour elle, mobile comme un oiseau. Elle se détourna en éclatant de rire parce que deux poules se donnaient des coups de bec en dressant leurs plumes.

Manette ne tarda pas à s’endormir. Yvon la transporta dans le box et lui fit un lit épais de foin frais. Personne ne lui avait dit où il devait coucher. Personne ne s’occupait de lui que leur sauveur. Il était libre sur le bateau. On entendait les voix de l’équipage en liesse ; des cris, des chants, un brouhaha du côté du pont. La nuit était proche ; Yvon s’appuya au bordage et regarda les derniers nuages verdâtres luisant du côté de l’ouest. Il tourna la tête et fut surpris d’apercevoir, très près, la terre.

On avait jeté l’ancre et cargué les voiles un peu avant le souper. Cette terre ne pouvait être que la côte de France. Dans l’ignorance complète où était Yvon de la direction où il marchait, de l’endroit du monde où il se trouvait, le sentiment de l’isolement l’étreignit. L’idée de son pays dont il s’éloignait pour une destination inconnue, des siens qu’il laissait peut-être pour toujours, tout cela eut raison de son courage. Des larmes s’échappèrent de ses yeux, à l’aspect de ce rivage, de cette terre si voisine, et qu’il aurait pu atteindre, ce soir de calme, dans un petit bateau comme celui où il avait l’habitude de pagayer à Penhoël presque sous les murs du château.

La volonté, le crime d’une poignée de misérables l’empêchaient seuls d’aller à cette terre qu’il espérait être encore son pays, vers laquelle son âme se tendait avec force.

Où pouvait-il être ? Il se souvenait maintenant d’avoir entendu les gens du navire parler de l’Espagne… Oui, c’était vers l’Espagne qu’on se dirigeait.

Yvon avait un peu étudié la géographie sur des cartes, avec Grande Manon, avec son grand-père ; mais il ne rapprochait, dans son imagination, que difficilement ces cartes, où l’on voyait tous les pays ensemble, occupant si peu de place sur le papier, et les vrais pays où il faut marcher longtemps pour avancer dans un sens ou dans l’autre, où l’on voit de la vraie mer et des terres aux bords tout échancrés, alors que sur les cartes ces bords sont des lignes. Cependant, en se forçant au raisonnement, il se dit que le navire devait se trouver en face de la Vendée, à peu près, puisqu’il était parti de la côte sud de Bretagne ; et il ne se trompait pas de beaucoup. Le navire avait même fait moins de route qu’Yvon ne croyait. On était dans la baie de Bourg-neuf, non loin de l’île de Noirmoutiers. Les contrebandiers avaient à y prendre terre, à y décharger des marchandises, et l’opération devait être tentée la nuit même.

Ce n’était plus la côte de Bretagne tout à fait, mais Yvon en était encore bien près. Il semblait qu’il la sentît. Son désir de gagner la côte prit une forme active, se formula en projets. Personne ne le surveillait, le pilote avait rejoint les soupeurs, on ne voyait plus le sommet des mâts où se tenaient les vigies, Il faisait très sombre sur le navire. Une seule lueur rouge se répandait du pont où elle éclairait le repas et se perdait au milieu des formes vagues des agrès.

Le projet d’Yvon se précisait de plus en plus dans son esprit et son cœur battait très fort. Il descendit auprès de Manette endormie, la prit dans ses bras et se dirigea du côté opposé aux dîneurs jusqu’à un endroit où il avait remarqué une échelle à nœuds accrochée au bordage. C’était par cette échelle, probablement, que l’expédition, la nuit dernière, était remontée à bord. Yvon s’imagina que les canots, les embarcations, étaient attachés à la coque des navires et les suivaient à la traîne. Il ne savait pas qu’il n’en est jamais ainsi, car, en route, les barques seraient continuellement projetées par les vagues contre le liane du navire, chavirées et brisées. Le pauvre enfant n’en descendit pas moins par l’échelle, tenant Manette endormie, et arrivé, non sans grande difficulté, un peu au-dessus de la mer, heureusement calme, il ne trouva que le vide. Point d’embarcation.

Le brave enfant, désappointé, mais non découragé, songea un instant à se jeter à l’eau, à s’enfuir à la nage. Il était excellent nageur. Peut-être eût-il pris cette mesure extrême, sans Manette, mais il avait trop l’expérience de ce que c’était que la mer et le flot pour s’imaginer qu’il pourrait tenir longtemps, même seul, et, à plus forte raison, gêné par un enfant à soutenir, qui se débattrait tout de suite, qui les perdrait tous les deux presque immédiatement.

Yvon remonta à grand’peine son fardeau endormi. Il le déposa tristement de l’autre côté du bordage et souffla. Il aperçut, en ce moment, suspendue au-dessus de l’eau, entre deux palans, immobile, prête à être lancée, une de ces embarcations qu’il s’attendait à trouver flottant contre la coque du bâtiment. Ce canot faisait une tache noire sur le ciel, à deux pas de lui. Yvon examina la manière dont la barque était attachée. Elle pendait, au bout des palans recourbés, à deux cordes passées dans des poulies ; et ces deux cordes venaient s’enrouler à un treuil, sorte de bobine horizontale supportée à ses extrémités par deux montants, et qui se manœuvrait au moyen d’une roue à poignées. Cela s’appelle un cabestan. Yvon en avait vu sur les vaisseaux qu’il avait visités à Brest avec son père, en son unique voyage. Les explications qu’on lui avait données alors lui revinrent à l’esprit, et ses instincts naturels de mécanicien lui indiquèrent ce qu’il avait à faire.

Les cordes passées dans les poulies et supportant le canot, étaient, avant de s’engager sur la grande bobine, enroulées plusieurs fois autour des champignons en fer. C’était par là que le poids même de la barque la tenait suspendue.

Sans bruit, Yvon commença à dérouler le câble. Ce fut assez facile d’abord ; aux premiers tours, le câble libre restait lâche et malléable ; mais bientôt, le poids du canot suffit pour faire sauter le câble de gauche hors de la tête du champignon, et le canot prit une position perpendiculaire, pendit à une seule corde. Ce résultat inquiéta Yvon. Tout à l’heure, dans quelle position le canot se trouverait-il sur l’eau ? Il pouvait sombrer. Néanmoins, Yvon s’attaqua à la seconde attache et manœuvra comme il avait fait pour la première. Cette fois, avant que le dernier tour fût déroulé, il se produisit une secousse violente, et peu s’en fallut que l’enfant n’eût la main broyée. Les deux cabestans se mirent à tourner de plus en plus vite, et à un moment le treuil fonctionna seul, aucun homme ne se trouvant là pour conduire la manœuvre, et le canot fut précipité à la mer, avec un choc dont le bruit s’éleva dans la nuit. Yvon ne vit pas cette chute, mais il l’entendit et comprit comment elle avait dû avoir lieu. Il se rechargea de Manette et recommença la descente de l’échelle. Cette fois, l’embarcation était bien là, mais hors de la portée du pied de l’enfant. Le canot dérivait, tout couvert du surplus des cordes le reliant aux deux palans. Cramponné à l’échelle, de la main droite, Manette dans le bras gauche, Yvon n’avait aucun moyen d’attirer le canot à lui. Il attendit, angoissé. Avec une lenteur désespérante, l’embarcation se déplaçait parmi le clapotis des vagues. Elle finit par se trouver sous l’échelle, et Yvon s’y laissa tomber…

Il déposa Manette en hâte. Puis, il chercha et défit les crochets qui retenaient les deux cordes dans deux anneaux, et rejeta les bouts de celles-ci à la mer. Des rames étaient amarrées dans l’intérieur. Yvon en détacha une paire, il vira de toute sa force…

Cependant, le bruit de la chute du canot avait donné l’éveil. Des coups de sifflet retentissaient sur le navire. On venait de s’apercevoir de la mise à l’eau de l’embarcation. On se hâtait de faire jouer les palans de l’autre côté du navire. La première incertitude avait heureusement fait perdre un certain temps. Le pauvre Yvon ramait avec le plus de vigueur qu’il pouvait du côté du rivage. Il était arrivé à moitié chemin, quand la chaloupe de poursuite, lancée par l’effort de huit rameurs, contourna la coque du pirate. Yvon n’avait que ses deux bras. L’avance prise ne comptait guère. Pourtant, il continuait, en y mettant tout son courage. Il se retournait, éperdu d’émotion, tantôt du côté du navire, où il entendait le choc régulier des rames sur l’eau, tantôt du côté de la terre, où il voyait les lumières des fenêtres bien près !…

Alors, il eut l’idée de crier : Au secours, et il le fit à pleins poumons.

Des barques de pèche flottaient à l’ancre, au milieu d’une petite anse. Il y en avait toute une flottille, soulevée par la marée montante, mais personne dedans. Il les dépassa, affolé, car le bruit des rames qui le poursuivaient se rapprochait terriblement. Tout à coup, le petit canot toucha le fond, avec un bruit de gravier écrasé.

Il était échoué sur plage.

Yvon jeta deux cris plus désespérés que les autres, empoigna Manette qui, depuis quelques instants, pleurait très fort, et abandonna la barque. Il avait de l’eau jusqu’à mi-corps, quand ses pieds rencontrèrent le sol. Il se dirigea vers la lumière, avec son fardeau, n’en pouvant plus, luttant contre la résistance du flot. On ne marche pas vite ainsi. Le flux le portait en avant pendant quelques pas ; le reflux le forçait à rétrograder sous peine de perdre pied. Il prit le parti de laisser plonger Manette pour garder un bras libre et nager. C’était la dernière chance. La petite fille absorba l’eau amère et fit silence. Le bruit des rames s’entendait maintenant tout près, dans l’ombre. Yvon luttait, aveuglé, nageant d’un bras et des jambes, tirant, de l’autre, le petit paquet vivant qui s’agitait faiblement… Le sang bourdonnait dans les oreilles du nageur… Il sentit qu’il allait s’évanouir. Il hurla un dernier appel… Les choses, déjà si indistinctes dans la nuit, s’embrouillaient devant ses yeux… Il avait lâché Manette malgré lui et continuait de nager machinalement, de plus en plus faible, la conscience presque absente.

Cependant, il entendit plusieurs voix héler du rivage et vit la tache noire du corps d’un homme qui s’avançait dans l’eau. L’éclair d’un coup de feu jaillit de tout près d’Yvon ; la détonation résonna à ses oreilles et fit écho dans son cerveau comme un son prodigieux… Il s’évanouit.

Les cris d’Yvon avaient attiré les gardes du port, mis en éveil, avant le crépuscule, par l’apparition de ce bâtiment suspect d’allures et son séjour dans la baie.

Quoique la nuit fût noire, les gardes de mer et les gens du pays se doutèrent de ce qui se passait, devinèrent qu’il y avait poursuite. Ils arrivèrent au secours d’Yves, au moment précis où les contrebandiers venaient de repêcher le petit nageur évanoui.

Les gens de la côte ne se trompèrent pas sur la qualité de ceux à qui ils avaient affaire ; l’existence et les incursions à main armée des coureurs de mer n’étaient que trop connues de Lorient à Bayonne : on tira sur la barque. Les contrebandiers ripostèrent. Personne ne fut atteint dans l’ombre.

Yvon saisi et jeté dans la chaloupe, les contrebandiers ne se soucièrent point de pousser plus loin l’action pour reprendre la petite tombée aux mains des habitants de la côte. Ils n’y tenaient pas autrement. Si elle parlait (et elle était trop jeune pour qu’on en tirât des renseignements bien précis), c’était tant pis. Ils firent force de rames vers le vaisseau. Aussitôt arrivé à bord, on mit Yvon à la chaîne. L’ancre fut levée, et on alla mouiller sous l’île de Noirmoutiers.

Manette fut recueillie dans une maison où une brave femme la déshabilla, la réchauffa devant un grand feu, et la coucha. Interrogée le lendemain, par le maire du lieu, Manette dit son nom et celui du château de la marquise, sa mère, situé non loin de Vannes. Elle n’était point malade. Son bain forcé ne lui avait fait aucun mal, et, sauf qu’elle réclamait de temps en temps, en pleurant, le grand Yvon, elle prenait son parti de tout du moment qu’elle était bien traitée. Elle avait vu tellement changer les visages autour d’elle que plus rien ne l’étonnait. Les autorités du district résolurent de la renvoyer à la marquise, profitant du départ d’un bateau côtier qui allait à Lorient, ville dont le château de Nérins n’était pas très éloigné. Ces braves gens, à vrai dire, apportèrent tout leur zèle à ce rapatriement ; peut-être espéraient-ils une récompense honnête que payerait la famille de l’enfant ?

Le château de Nérins était fermé. Manette, en répondant aux questions, avait raconté son histoire et nommé les Kornik, les derniers à qui elle avait été confiée. Elle avait désigné aussi Penhoël et dit qu’elle voulait aller chez « la Grande Manon » de Valjacquelein, mais qu’elle ne voulait pas retourner dans la grotte. On ne s’expliqua pas cette histoire de grotte. Les gens chargés de la remettre entre les mains des Kornik trouvèrent ceux-ci partis. La guerre civile avait passé par là, dévasté les propriétés, dispersé nombre de gens, éloigné les autres.

En désespoir de cause, Manette fut amenée à Penhoël, et, naturellement, au château de Valjacquelein. Le Chevalier n’y avait pas reparu. La Grande Manon et le vieux baron vivaient seuls, dans le deuil et l’attente.

Manette arriva dans cette arche comme la colombe portant un rameau vert. Elle y fut reçue à bras ouverts, et se sentit chez elle ! De ses petites lèvres tombaient des nouvelles et encore des nouvelles de l’Yves chéri, quand on l’interrogeait. Et vous pensez bien que ni le vieux baron, ni la grande Manon ne se lassaient d’interroger. Ils dépensaient, des heures durant, toute leur astuce, ces cœurs meurtris, toute l’ingéniosité de leur tendresse avide de savoir, à faire sortir de la mémoire de la petite tout ce qu’elle contenait. On s’ingéniait à la choyer, à lui trouver des jeux. Et, tandis qu’elle jouait dans la grande salle, la jeune fille et le vieillard lui posaient doucement des questions sur l’histoire du grand Yvon, qu’elle livra ainsi par morceaux, détail à détail, l’aïeul et la jeune fille comprimant leurs exclamations, et échangeant des regards par-dessus la tête de la petite Manette qui mignonnait une poupée, ou savourait tranquillement une tartine de confitures.

Manette, dans le château endeuillé, ne remplaça pas l’enfant absent, certes. Mais elle était quelque chose qui venait de lui, quelque chose qu’il avait lui-même soigné, choyé, sauvé. Elle devint très chère aux deux pauvres esseulés et souvent, quand Grande Manon et le baron s’étaient prêtés à toutes ses fantaisies de jeux turbulents, elle s’endormait sur les genoux du vieillard attendri.