Discussion utilisateur:Zyephyrus/Février 2017/Fables de La Fontaine, livres I-III/Fables de La Fontaine : export 1

Zyephyrus/Février 2017/Fables de La Fontaine, livres I-III
Fables choisies, mises en versDenys Thierry et Claude BarbinTome Premier : livres i, ii, iii (p. L1-216).

Ce qu’ils diſent s’adreſſe à tous tant que nous ſommes.
Je me ſers d’animaux pour inſtruire les Hommes.
Illustre Rejetton d’un Prince aimé des Cieux,
Sur qui le Monde entier a maintenant les yeux,
Et qui faiſant fléchir les plus ſuperbes Teſtes,
Comptera deſormais ſes jours par ſes conqueſtes :
Quelqu’autre te dira d’une plus forte voix
Les faits de tes Ayeux & les vertus des Rois.
Je vais t’entretenir des moindres Aventures,
Te tracer en ces vers de legeres peintures.

Et ſi de t’agréer je n’emporte le prix,
J’auray du moins l’honneur de l’avoir entrepris.


FABLE I.

La Cigale & la Fourmy.



LA Cigale ayant chanté
Tout l’Eſté,
Se trouva fort dépourvuë
Quand la biſe fut venuë.
Pas un ſeul petit morceau

De mouche ou de vermiſſeau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmy ſa voiſine ;
La priant de luy preſter
Quelque grain pour ſubſiſter
Juſqu’à la ſaiſon nouvelle.
Je vous payray, luy dit-elle,
Avant l’Ouſt, foy d’animal,
Intereſt & principal.
La Fourmy n’eſt pas preſteuſe ;
C’eſt là ſon moindre défaut.
Que faiſiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuſe.
Nuit & jour à tout venant
Je chantois, ne vous déplaiſe.
Vous chantiez ? j’en ſuis fort aiſe.
Et bien, danſez maintenant.

 


II.

Le Corbeau & le Renard.



MAiſtre Corbeau ſur un arbre perché,
Tenoit en ſon bec un fromage.
Maiſtre Renard par l’odeur alleché
Luy tint à peu prés ce langage :
Et bon jour, Monſieur du Corbeau.

Que vous eſtes joly ! que vous me ſemblez beau !
Sans mentir, ſi voſtre ramage
Se rapporte à voſtre plumage,
Vous eſtes le Phenix des hoſtes de ces bois.
A ces mots le Corbeau ne ſe ſent pas de joye :
Et pour monſtrer ſa belle voix,
Il ouvre un large bec, laiſſe tomber ſa proye.
Le Renard s’en ſaiſit, & dit : Mon bon Monſieur,
Apprenez que tout flateur
Vit aux dépens de celuy qui l’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage ſans doute.
Le Corbeau honteux & confus
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendroit plus.

 


III.

La Grenoüille qui ſe veut faire auſſi groſſe que le Bœuf.



UNe Grenoüille vid un Bœuf,
Qui luy ſembla de belle taille.
Elle qui n’eſtoit pas groſſe en tout comme un œuf,
Envieuſe s’étend, & s’enfle & ſe travaille,

Pour égaler l’animal en groſſeur ;
Diſant : Regardez bien, ma ſœur,
Eſt-ce aſſez ? dites-moy ? n’y ſuis-je point encore ?
Nenny. M’y voicy donc ? Point du tout. M’y voila ?
Vous n’en approchez point. La chetive pecore
S’enfla ſi bien qu’elle creva.
Le monde eſt plein de gens qui ne ſont pas plus ſages :
Tout Bourgeois veut baſtir comme les grands Seigneurs ;
Tout petit Prince a des Ambaſſadeurs :
Tout Marquis veut avoir des Pages.

 


IV.

Les deux Mulets.



Deux Mulets cheminoient ; l’un d’avoine chargé :
L’autre portant l’argent de la Gabelle.
Celuy-cy glorieux d’une charge ſi belle,
N’eût voulu pour beaucoup en eſtre ſoulagé.

Il marchoit d’un pas relevé,
Et faiſoit ſonner ſa ſonnette :
Quand l’ennemi ſe preſentant,
Comme il en vouloit à l’argent,
Sur le Mulet du fiſc une troupe ſe jette,
Le ſaiſit au frein, & l’arreſte.
Le Mulet en ſe défendant,
Se ſent percer de coups, il gemit, il ſoûpire.
Eſt-ce donc là, dit-il, ce qu’on m’avoit promis ?
Ce Mulet qui me ſuit, du danger ſe retire,
Et moy j’y tombe, & je peris.
Ami, luy dit ſon camarade,
Il n’eſt pas toujours bon d’avoir un haut Employ.
Si tu n’avois ſervi qu’un Meuſnier, comme moy,
Tu ne ſerois pas ſi malade.

 


V.

Le Loup & le Chien.



UN Loup n’avoit que les os & la peau,
Tant les Chiens faiſoient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue auſſi puiſſant que beau ;

Gras, poli, qui s’eſtoit fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’euſt fait volontiers.
Mais il falloit livrer bataille ;
Et le Mâtin eſtoit de taille
A ſe défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, & luy fait compliment
Sur ſon embonpoint qu’il admire :
Il ne tiendra qu’à vous, beau Sire,
D’eſtre auſſi gras que moy, luy repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y ſont miſerables,
Cancres, haires, & pauvres diables,
Dont la condition eſt de mourir de faim.
Car quoy ? Rien d’aſſuré ; point de franche lipée ;
Tout à la pointe de l’épée.

Suivez-moy ; vous aurez bien un meilleur deſtin.
Le Loup reprit : Que me faudra-t-il faire ?
Preſque rien, dit le Chien, donner la chaſſe aux gens
Portans baſtons, & mendians ;
Flater ceux du logis ; à ſon Maiſtre complaire ;
Moyennant quoy voſtre ſalaire
Sera force reliefs de toutes les façons ;
Os de poulets, os de pigeons :
Sans parler de mainte careſſe.
Le Loup déja ſe forge une felicité
Qui le fait pleurer de tendreſſe.
Chemin faiſant il vid le col du Chien pelé.
Qu’eſt-ce là, luy dit-il ? Rien. Quoy rien ? Peu de choſe.
Mais encor ? Le colier dont je ſuis attaché
De ce que vous voyez eſt peut-eſtre la cauſe.

Attaché ? dit le Loup, vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? Pas toujours ; mais qu’importe ?
Il importe ſi bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune ſorte ;
Et ne voudrois pas meſme à ce prix un treſor.
Cela dit, Maiſtre Loup s’enfuit, & court encor.

 


VI.

La Geniſſe, la Chevre & la Brebis en ſociete avec le Lion.



LA Geniſſe, la Chevre, & leur ſœur la Brebis,
Avec un fier Lion, Seigneur du voiſinage,
Firent ſocieté, dit-on, au temps jadis,

Et mirent en commun le gain & le dõmage.
Dans les lacqs de la Chevre un Cerf ſe trouva pris.
Vers ſes aſſociez auſſi-toſ‍t elle envoye.
Eux venus, le Lion par ſes ongles conta,
Et dit : Nous ſommes quatre à partager la proye ;
Puis en autant de parts le Cerf il dépeça :
Prit pour lui la premiere en qualité de Sire ;
Elle doit eſ‍tre à moy, dit-il ; & la raiſon,
C’eſ‍t que je m’appelle Lion,
A cela l’on n’a rien à dire.
La ſeconde par droit me doit échoir encor :
Ce droit, vous le ſçavez, c’eſ‍t le droit du plus fort.
Comme le plus vaillant je prétens la troiſiéme.
Si quelqu’une de vous touche à la quatriéme
Je l’étrangleray tout d’abord.

 


VII.

La Beſace.



Jupiter dit un jour : Que tout ce qui reſpire
S’en vienne comparoiſtre aux pieds de ma grandeur.
Si dans ſon compoſé quelqu’un trouve à redire,
Il peut le declarer ſans peur :

Je mettray remede à la choſe.
Venez Singe, parlez le premier, & pour cauſe.
Voyez ces animaux : faites comparaiſon
De leurs beautez avec les vôtres.
Eſtes-vous ſatisfait ? Moy, dit-il, pourquoy non ?
N’ai-je pas quatre pieds auſſi-bien que les autres ?
Mon portrait juſqu’icy ne m’a rien reproché.
Mais pour mon frere l’Ours, on ne l’a qu’ébauché.
Jamais, s’il me veut croire, il ne ſe fera peindre.
L’Ours venant là-deſſus, on crut qu’il s’alloit plaindre.
Tãt s’en faut ; de ſa forme il ſe loüa tres-fort ;
Gloſa ſur l’Elephant : dit qu’on pourroit encor

Ajoûter à ſa queuë, ôter à ſes oreilles ?
Que c’étoit une maſſe informe & ſans beauté.
L’Elephant eſtant écouté,
Tout ſage qu’il eſtoit, dit des choſes pareilles.
Il jugea qu’à ſon appetit
Dame Baleine eſtoit trop groſſe.
Dame Fourmi trouva le Ciron trop petit ;
Se croyant pour elle un coloſſe.
Jupin les renvoya s’eſtant cenſurez tous :
Du reſte contens d’eux : mais parmy les plus fous
Nôtre eſpece excella : car tout ce que nous ſommes,
Lynx envers nos pareils, & Taupes envers nous,
Nous nous pardonnons tout, & rien aux autres hommes.
On ſe void d’un autre œil qu’on ne void ſon prochain.

Le Fabricateur ſouverain
Nous créa Beſaciers tous de meſme maniere,
Tant ceux du temps paſſé que du temps d’aujourd’huy.
Il fit pour nos défauts la poche de derriere,
Et celle de devant pour les défauts d’autruy.

 


VIII.

L’Hirondelle & les petits Oyſeaux.



UNe Hirondelle en ſes voyages
Avoit beaucoup appris. Quiconque a beaucoup veu,
Peut avoir beaucoup retenu.
Celle-cy prévoyoit juſqu’aux moindres orages.

Et devant qu’ils fuſſent éclos
Les annonçoit aux Matelots.
Il arriva qu’au tems que la chanvre ſe ſeme
Elle vid un Manant en couvrir maints ſillons.
Ceci ne me plaiſt pas, dit-elle aux Oyſillons,
Je vous plains : Car pour moy, dans ce peril extrême
Je ſçauray m’éloigner, ou vivre en quelque coin.
Voyez-vous cette main qui par les airs chemine ?
Un jour viendra qui n’eſt pas loin,
Que ce qu’elle répand ſera vôtre ruine.
De là naîtront engins à vous enveloper,
Et lacets pour vous attraper ;
Enfin mainte & mainte machine
Qui cauſera dans la ſaiſon
Voſtre mort ou voſtre priſon.

Gare la cage ou le chaudron.
C’eſt pourquoy, leur dit l’Hirondelle,
Mangez ce grain, & croyez-moy.
Les Oyſeaux ſe moquerent d’elle :
Ils trouvoient aux champs trop dequoy.
Quand la cheneviere fut verte,
L’Hirondelle leur dit : Arrachez brin à brin
Ce qu’a produit ce maudit grain ;
Ou ſoyez ſeurs de vôtre perte.
Prophete de malheur, babillarde, dit-on,
Le bel employ que tu nous donnes !
Il nous faudroit mille perſonnes
Pour éplucher tout ce canton.
La chanvre eſtant tout-à-fait creuë,
L’Hirondelle ajoûta : Cecy ne va pas bien :
Mauvaiſe graine eſt toſt venuë.
Mais puiſque juſqu’icy l’on ne m’a cruë en rien ;
Dés que vous verrez que la terre
Sera couverte, & qu’à leurs bleds

Les gens n’eſtant plus occupez
Feront aux Oiſillons la guerre ;
Quand regingletes & rezeaux
Attraperont petits Oiſeaux ;
Ne volez plus de place en place :
Demeurez au logis, ou changez de climat :
Imitez le Canard, la Gruë, & la Becaſſe.
Mais vous n’eſtes pas en eſtat
De paſſer comme nous les deſerts & les ondes,
Ny d’aller chercher d’autres mondes.
C’eſt pourquoy vous n’avez qu’un party qui ſoit ſeur :
C’eſt de vous renfermer aux trous de quelque mur.
Les Oiſillons las de l’entendre,
Se mirent à jazer auſſi confuſément,
Que faiſoient les Troyens quand la pauvre Caſſandre

Ouvroit la bouche ſeulement.
Il en prit aux uns comme aux autres.
Maint oiſillon ſe vit eſclave retenu.
Nous n’écoutons d’inſtincts que ceux qui ſont les nôtres,
Et ne croyons le mal que quand il eſt venu.

 


IX.

Le Rat de Ville, & le Rat des Champs.



AUtrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs,
D’une façon fort civile,
A des reliefs d’Ortolans.

Sur un Tapis de Turquie
Le couvert ſe trouva mis.

Je laiſſe à penſer la vie
Que firent ces deux amis.

Le regal fut fort honneſte :
Rien ne manquoit au feſtin ;
Mais quelqu’un troubla la feſte
Pendant qu’ils eſtoient en train.

A la porte de la ſalle
Ils entendirent du bruit.
Le Rat de ville détale,
Son camarade le ſuit.

Le bruit ceſſe, on ſe retire,
Rat en campagne auſſi-toſt :
Et le Citadin de dire,
Achevons tout nôtre roſt.

C’eſt aſſez, dit le Ruſtique ;
Demain vous viendrez chez moy :
Ce n’eſt pas que je me pique
De tous vos feſtins de Roy.


Mais rien ne me vient interrompre ;
Je mange tout à loiſir.
Adieu donc, fy du plaiſir
Que la crainte peut corrompre.

 


X.

Le Loup & l’Agneau.



LA raiſon du plus fort eſt toûjours la meilleure.
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Agneau ſe deſalteroit
Dans le courant d’une onde pure.

Un Loup ſurvient à jeun qui cherchoit avanture,
Et que la faim en ces lieux attiroit.
Qui te rend ſi hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu ſeras châtié de ta temerité.
Sire, répond l’Agneau, que voſtre Majeſté
Ne ſe mette pas en colere ;
Mais plutoſt qu’elle conſidere
Que je me vas deſalterant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-deſſous d’elle ;
Et que par conſequent en aucune façon
Je ne puis troubler ſa boiſſon.
Tu la troubles, reprit cette beſte cruelle,
Et je ſçai que de moy tu médis l’an paſſé.
Comment l’aurois-je fait ſi je n’eſtois pas né ?

Reprit l’Agneau, je tete encore ma mere,
Si ce n’eſt toy, c’eſt donc ton frere :
Je n’en ay point. C’eſt donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guéres,
Vous, vos bergers, & vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me vange.
Là-deſſus au fond des foreſts
Le Loup l’emporte, & puis le mange,
Sans autre forme de procés.

 


XI.

L’homme, & ſon Image.


Pour M. L. D. D. L. R.



UN homme qui s’aimoit ſans avoir de rivaux,
Paſſoit dans ſon eſprit pour le plus beau du monde.
Il accuſoit toûjours les miroirs d’eſtre faux,

Vivant plus que content dans ſon erreur profonde.
Afin de le guérir, le ſort officieux
Preſentoit par tout à ſes yeux
Les Conſeillers muets dont ſe ſervent nos Dames ;
Miroirs dans les logis, miroirs chez les Marchands,
Miroirs aux poches des galands,
Miroirs aux ceintures des femmes.
Que fait noſtre Narciſſe ? Il ſe va confiner
Aux lieux les plus cachez qu’il peut s’imaginer,
N’oſant plus des miroirs éprouver l’avanture :
Mais un canal formé par une ſource pure
Se trouve en ces lieux écartez.
Il s’y void, il ſe fâche ; & ſes yeux irritez
Penſent appercevoir une chimere vaine.
Il fait tout ce qu’il peut pour éviter cette eau.

Mais quoy, le canal eſt ſi beau,
Qu’il ne le quitte qu’avec peine.
On voit bien où je veux venir.
Je parle à tous ; et cette erreur extrême
Eſt un mal que chacun ſe plaiſt d’entretenir.
Noſtre ame c’eſt cet Homme amoureux de luy-meſme.
Tant de Miroirs ce ſont les ſottiſes d’autruy ;
Miroirs de nos défauts les Peintres legitimes.
Et quant au Canal, c’eſt celuy
Que chacun ſçait, le Livre des Maximes.

 


XII.

Le Dragon à pluſieurs teſtes, & le Dragon à pluſieurs queuës.



UN Envoyé du Grand Seigneur
Preferoit, dit l’Hiſtoire, un jour chez l’Empereur
Les forces de ſon Maiſtre à celles de l’Empire.

Un Alleman ſe mit à dire :
Noſtre Prince a des dépendans
Qui de leur chef ſont ſi puiſſans,
Que chacun d’eux pourroit ſoudoyer une armée.
Le Chiaoux homme de ſens
Luy dit : Je ſçais par renommée
Ce que chaque Electeur peut de monde fournir ;
Et cela me fait ſouvenir
D’une avanture étrange, & qui pourtant eſt vraye.
J’eſtois en un lieu ſeur, lors que je vis paſſer
Les cent teſtes d’une Hydre au travers d’une haye.
Mon ſang commence à ſe glacer,
Et je crois qu’à moins on s’effraye.
Je n’en eus toutefois que la peur ſans le mal.

Jamais le corps de l’animal
Ne pût venir vers moy, ni trouver d’ouverture.
Je révais à cette avanture,
Quand un autre Dragon qui n’avoit qu’un ſeul chef,
Et bien plus d’une queuë à paſſer ſe preſente.
Me voilà ſaiſi derechef
D’étonnement & d’épouvante.
Ce chef paſſe, & le corps, & chaque queuë auſſi.
Rien ne les empeſcha ; l’un fit chemin à l’autre.
Je ſoûtiens qu’il en eſt ainſi
De voſtre Empereur & du noſtre.

 


XIII.

Les Voleurs & l’Aſne.



Pour un Aſne enlevé deux voleurs ſe battoient :
L’un vouloit le garder ; l’autre le vouloit vendre.
Tandis que coups de poing trottoient,
Et que nos champions ſongeaient à ſe défendre

Arrive un troiſiéme larron,
Qui ſaiſit Maiſtre Aliboron.
L’Aſne c’eſt quelquefois une pauvre Province.
Les Voleurs ſont tel & tel Prince ;
Comme le Tranſſilvain, le Turc, & le Hongrois.
Au lieu de deux j’en ay rencontré trois.
Il eſt aſſez de cette marchandiſe,
De nul d’eux n’eſt ſouvent la Province conquiſe.
Un quart Voleur ſurvient qui les accorde net,
En ſe ſaiſiſſant du Baudet.

 


XIV.

Simonide préſervé par les Dieux.



On ne peut trop loüer trois ſortes de perſonnes ;
Les Dieux, ſa Maiſtreſſe, & ſon Roy.
Malherbe le diſoit : j’y ſouſcris quant à moy :

Ce ſont maximes toujours bonnes.
La loüange chatoüille, & gagne les eſprits.
Les faveurs d’une belle en ſont ſouvent le prix.
Voyons comme les Dieux l’ont quelquefois payée.
Simonide avoit entrepris
L’éloge d’un Athlete ; & la choſe eſſayée,
Il trouva ſon ſujet plein de recits tout nuds.
Les parens de l’Athlete eſtoient gens inconnus,
Son pere un bon Bourgeois ; luy ſans autre merite ;
Matiere infertile & petite.
Le Poëte d’abord parla de ſon Heros.
Aprés en avoir dit ce qu’il en pouvoit dire ;
Il ſe jette à coſté ; ſe met ſur le propos
De Caſtor & Pollux ; ne manque pas d’ecrire

Que leur exemple eſtoit aux luteurs glorieux ;
Eleve leurs combats, ſpecifiant les lieux
Où ces freres s’eſtoient ſignalez davantage.
Enfin l’éloge de ces Dieux
Faiſoit les deux tiers de l’ouvrage.
L’Athlete avoit promis d’en payer un talent :
Mais quand il le vid, le galand
N’en donna que le tiers, & dit fort franchement
Que Caſtor & Pollux acquitaſſent le reſte.
Faites-vous contenter par ce couple celeſte.
Je vous veux traiter cependant.
Venez ſouper chez moy, nous ferons bonne vie.
Les conviez ſont gens choiſis,
Mes parens, mes meilleurs amis.
Soyez donc de la compagnie.
Simonide promit. Peut-eſtre qu’il eut peur

De perdre, outre ſon dû, le gré de ſa loüange.
Il vient, l’on feſtine, l’on mange.
Chacun eſtant en belle humeur,
Un domeſtique accourt, l’avertit qu’à la porte
Deux hommes demandoient à le voir promptement.
Il ſort de table, & la cohorte
N’en perd pas un ſeul coup de dent.
Ces deux hommes eſtoient les gemeaux de l’éloge.
Tous deux luy rendent grace, & pour prix de ſes vers
Ils l’avertiſſent qu’il déloge,
Et que cette maiſon va tomber à l’envers.
La prediction fut vraye ;
Un pilier manque ; & le platfonds
Ne trouvant plus rien qui l’eſtaye,
Tombe ſur le feſtin, briſe plats & flacons,

N’en fait pas moins aux Echanſons.
Ce ne fut pas le pis ; car pour rendre complete
La vengeance deuë au Poëte,
Une poutre caſſa les jambes à l’Athlete,
Et renvoya les conviez
Pour la pluſpart eſtropiez.
La renommée eut ſoin de publier l’affaire.
Chacun cria miracle ; on doubla le ſalaire
Que meritoient les vers d’un homme aimé des Dieux.
Il n’eſtoit fils de bonne mere
Qui les payant à qui mieux mieux,
Pour ſes anceſtres n’en fiſt faire.
Je reviens à mon texte, & dis premierement
Qu’on ne ſçauroit manquer de loüer largement
Les Dieux & leurs pareils : de plus, que Melpomene

Souvent, ſans déroger, trafique de ſa peine :
Enfin qu’on doit tenir noſtre art en quelque prix.
Les Grands ſe font honneur dés-lors qu’ils nous font grace.
Jadis l’Olympe & le Parnaſſe
Eſtoient freres & bons amis.

 


XV.

La mort & le Malheureux.




Un Malheureux appelloit tous les jours
La mort à ſon ſecours.

O mort, luy diſoit-il, que tu me ſembles belle !
Vien viſte, vien finir ma fortune cruelle.
La mort crut, en venant, l’obliger en effet.
Elle frappe à ſa porte, elle entre, elle ſe montre.
Que vois-je ! cria-t-il, oſtez-moy cet objet ;
Qu’il eſt hideux ! que ſa rencontre
Me cauſe d’horreur & d’effroy !
N’approche pas, ô mort, ô mort, retire-toy.


Mecenas fut un galand homme :
Il a dit quelque part : Qu’on me rende impotent,
Cu de jatte, gouteux, manchot, pourveu qu’en ſomme
Je vive, c’eſt aſſez, je ſuis plus que content.

Ne vien jamais ô mort, on s’en dit tout autant.


Ce ſujet a eſté traité d’une autre façon par Eſope, comme la Fable ſuivante le fera voir. Je compoſay celle-cy pour une raiſon qui me contraignoit de rendre la choſe ainſi generale. Mais quelqu’un me fit connoiſtre que j’euſſe beaucoup mieux fait de ſuivre mon original, & que je laiſſois paſſer un des plus beaux traits qui fuſt dans Eſope. Cela m’obligea d’y avoir recours. Nous ne ſçaurions aller plus avant que les Anciens : ils ne nous ont laißé pour noſtre part que la gloire de les bien ſuivre. Je joints toutefois ma Fable à celle d’Eſope : non que la mienne le merite : mais à cauſe du mot de Mecenas que j’y fais entrer, & qui eſt ſi beau & ſi à propos que je n’ay pas cru le devoir omettre.


XVI.

La mort & le Buſcheron.


Un pauvre Bucheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot auſſi-bien que des ans,
Gemiſſant & courbé marchoit à pas peſans,

Et tâchoit de gagner ſa chaumine enfumée.
Enfin n’en pouvant plus d’effort & de douleur,
Il met bas ſon fagot, il ſonge à ſon malheur.
Quel plaiſir a-t-il eu depuis qu’il eſt au monde ?
En eſt-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, & jamais de repos.
Sa femme, ſes enfans, les ſoldats, les impoſts,
Le creancier, & la corvée.
Luy font d’un mal-heureux la peinture achevée.
Il appelle la mort, elle vient ſans tarder ;
Luy demande ce qu’il faut faire.
C’eſt, dit-il, afin de m’aider

A recharger ce bois ; tu ne tarderas guéres.
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d’où nous ſommes.
Plûtoſt ſouffrir que mourir,
C’eſt la deviſe des hommes.

 


XVII.L’Homme entre deux âges, & ſes deux Maiſtreſſes.



Un homme de moyen âge,
Et tirant ſur le griſon,
Jugea qu’il étoit ſaiſon
De ſonger au mariage.
Il avoit du contant.

Et partant
Dequoy choiſir. Toutes vouloient luy plaire ;
En quoy noſtre amoureux ne ſe preſſoit pas tant.
Bien adreſſer n’eſt pas petite affaire.
Deux veuves ſur ſon cœur eurent le plus de part ;
L’une encor verte, & l’autre un peu bien mûre ;
Mais qui reparoit par ſon art
Ce qu’avoit détruit la nature.
Ces deux Veuves en badinant,
En riant, en luy faiſant feſte,
L’alloient quelquefois teſtonnant,
C’eſt-à-dire ajuſtant ſa teſte.
La Vieille à tous momens de ſa part emportoit
Un peu du poil noir qui reſtoit,
Afin que ſon amant en fuſt plus à ſa guiſe.

La Jeune ſaccageoit les poils blancs à ſon tour.
Toutes deux firent tant que noſtre teſte griſe
Demeura ſans cheveux, & ſe douta du tour.
Je vous rends, leur dit-il, mille graces, les Belles,
Qui m’avez ſi bien tondu ;
J’ai plus gagné que perdu :
Car d’Hymen, point de nouvelles.
Celle que je prendrois voudroit qu’à ſa façon
Je vécuſſe, & non à la mienne.
Il n’eſt teſte chauve qui tienne ;
Je vous ſuiſ obligé, Belles, de la leçon.

 


XVIII.

Le Renard & la Cicogne.



Compere le Renard ſe mit un jour en frais,
Et retint à diſner commere la Cicogne.
Le régal fut petit, & ſans beaucoup d’appreſts ;

Le galand pour toute beſogne
Avoit un broüet clair (il vivoit chichement.)
Ce broüet fut par luy ſervy ſur une aſſiette :
La Cicogne au long bec n’en put attraper miette ;
Et le drôle eut lapé le tout en un moment.
Pour ſe vanger de cette tromperie,
A quelque temps de là la Cicogne le prie :
Volontiers, luy dit-il, car avec mes amis
Je ne fais point ceremonie.
A l’heure dite il courut au logis
De la Cicogne ſon hôteſſe,
Loüa tres-fort la politeſſe,
Trouva le diſner cuit à point.
Bon appetit ſur tout ; Renards n’en manquent point.
Il ſe rejoüiſſoit à l’odeur de la viande

Miſe en menus morceaux, & qu’il croyoit friande.
On ſervit pour l’embarraſſer
En un vaſe à long col, & d’étroite embouchure.
Le bec de la Cicogne y pouvoit bien paſſer,
Mais le muſeau du Sire eſtoit d’autre meſure.
Il luy fallut à jeun retourner au logis ;
Honteux comme un Renard qu’une Poule auroit pris,
Serrant la queuë, & portant bas l’oreille.
Trompeurs, c’eſt pour vouſ que j’écris,
Attendez-vous à la pareille.

 


XIX.

L’Enfant & le Maiſtre d’Ecole.



Dans ce recit je pretens faire voir
D’un certain ſot la remontrance vaine.
Un jeune enfant dans l’eau ſe laiſſa choir,
En badinant ſur les bords de la Seine.
Le Ciel permit qu’un ſaule ſe trouva

Dont le branchage, aprés Dieu, le ſauva.
S’eſtant pris, dis-je, aux branches de ce ſaule ;
Par cet endroit paſſe un Maiſtre d’école.
L’Enfant luy crie : Au ſecours, je peris.
Le Magiſter ſe tournant à ſes cris,
D’un ton fort grave à contre-temps s’aviſe
De le tancer. Ah le petit baboüin !
Voyez, dit-il, où l’a mis ſa ſotiſe !
Et puis prenez de tels fripons le ſoin.
Que les parens ſont malheureux, qu’il faille
Toûjours veiller à ſemblable canaille !
Qu’ils ont de maux, & que je plains leur ſort !
Ayant tout dit, il mit l’enfant à bord.
Je blâme icy plus de gens qu’on ne penſe.
Tout babillard, tout cenſeur, tout pedant,
Se peut connoiſtre au diſcours que j’avance :
Chacun des trois fait un peuple fort grand ;

Le Createur en a beny l’engeance.
En toute affaire ils ne font que ſonger
Aux moyens d’exercer leur langue.
Hé, mon amy, tire-moy de danger :
Tu feras aprés ta harangue.

 


XX.

Le Coq & la Perle.



Un jour un Coq détourna
Une Perle qu’il donna
Au beau premier Lapidaire.
Je la crois fine, dit-il,
Mais le moindre grain de mil
Seroit bien mieux mon affaire.


Un ignorant herita
D’un manuſcrit qu’il porta
Chez ſon voiſin le Libraire.
Je crois, dit-il, qu’il eſt bon ;
Mais le moindre ducaton
Seroit bien mieux mon affaire.

 


XXI.

Les Frelons, & les Moûches à miel.



À l’œuvre on connoiſt l’Artiſan.
Quelques rayons de miel ſans maiſtre ſe trouverent.
Des Frelons les reclamerent.
Des Abeilles s’oppoſant,

Devant certaine Gueſpe on traduiſit la cauſe.
Il eſtoit mal-aiſé de décider la choſe.
Les témoins dépoſoient qu’autour de ces rayons
Des animaux aîlez bourdonnans, un peu longs,
De couleur fort tannée ; & tels que les Abeilles,
Avoient long-temps paru. Mais quoy, dans les Frelons
Ces enſeignes eſtoient pareilles.
La Gueſpe ne ſçachant que dire à ces raiſons,
Fit enqueſte nouvelle ; & pour plus de lumiere
Entendit une fourmilliere.
Le point n’en pût eſtre éclaircy.
De grace, à quoy bon tout cecy ?
Dit une Abeille fort prudente.

Depuis tantoſt ſix mois que la cauſe eſt pendante,
Nous voicy comme aux premiers jours.
Pendant cela le miel ſe gaſte.
Il eſt temps deſormais que le Juge ſe haſte :
N’a-t-il point aſſez leché l’Ours ?
Sans tant de contredits, & d’interlocutoires,
Et de fatras, & de grimoires,
Travaillons, les Frelons & nous :
On verra qui ſçait faire avec un ſuc ſi doux
Des cellules ſi bien baſties.
Le refus des Frelons fit voir
Que cet art paſſoit leur ſçavoir :
Et la Gueſpe adjugea le miel à leurs parties :
Pluſt à Dieu qu’on reglaſt ainſi tous les procez ;
Que des Turcs en cela l’on ſuiviſt la methode :

Le ſimple ſens commun nous tiendroit lieu de Code.
Il ne faudroit point tant de frais.
Au lieu qu’on nous mange, on nous gruge ;
On nous mine par des longueurs :
On fait tant à la fin, que l’huiſtre eſt pour le Juge,
Les écailles pour les plaideurs.

 


XXII.

Le Cheſne & le Rozeau.



LE Cheſne un jour dit au Rozeau :
Vous avez bien ſujet d’accuſer la Nature.
Un Roitelet pour vous eſt un peſant fardeau.

Le moindre vent qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau
Vous oblige à baiſſer la teſte :
Cependant que mon front au Caucaſe pareil,
Non content d’arreſter les rayons du Soleil,
Brave l’effort de la tempeſte.
Tout vous eſt Aquilon ; tout me ſemble Zephir.
Encor ſi vous naiſſiez à l’abry du feüillage
Dont je couvre le voiſinage ;
Vous n’auriez pas tant à ſouffrir ;
Je vous défendrois de l’orage :
Mais vous naiſſez le plus ſouvent
Sur les humides bords des Royaumes du vent.
La Nature envers vous me ſemble bien injuſte.

Voſtre compaſſion, luy répondit l’Arbuſte,
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce ſoucy.
Les vents me ſont moins qu’à vous redoutables.
Je plie, & ne romps pas. Vous avez juſqu’icy
Contre leurs coups épouvantables
Reſiſté ſans courber le dos :
Mais attendons la fin. Comme il diſoit ces mots,
Du bout de l’orizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfans
Que le Nort euſt porté juſques là dans ſes flancs.
L’Arbre tient bon, le Roſeau plie ;
Le vent redouble ſes efforts,
Et fait ſi bien qu’il déracine

Celuy de qui la teſte au Ciel eſtoit voiſine,
Et dont les pieds touchoient à l’Empire des Morts.

 


FABLE I.

Contre ceux qui ont le gouſt difficile.



QUand j’aurois, en naiſſant, receu de Calliope
Les dons qu’à ſes Amans cette Muſe a promis,

Je les conſacrerois aux menſonges d’Eſope :
Le menſonge & les vers de tout temps ſont amis.
Mais je ne me crois pas ſi cheri du Parnaſſe,
Que de ſçavoir orner toutes ces fictions :
On peut donner du luſtre à leurs inventions :
On le peut, je l’eſſaye, un plus ſçavant le faſſe.
Cependant juſqu’icy d’un langage nouveau
J’ay fait parler le Loup, & répondre l’Agneau.
J’ay paſſé plus avant ; les Arbres & les Plantes
Sont devenus chez moy creatures parlantes.
Qui ne prendroit cecy pour un enchantement ?

Vraiment, me diront nos Critiques,
Vous parlez magnifiquement
De cinq ou ſix contes d’enfant.
Cenſeurs, en voulez-vous qui ſoient plus autentiques,
Et d’un ſtile plus haut ? En voicy. Les Troyens,
Aprés dix ans de guerre, autour de leurs murailles,
Avoient laſſé les Grecs, qui, par mille moyens,
Par mille aſſauts, par cent batailles,
N’avoient pû mettre à bout cette fiere Cité :
Quand un cheval de bois par Minerve inventé
D’un rare & nouvel artifice,
Dans ſes énormes flancs receut le ſage Ulyſſe,

Le vaillant Diomede, Ajax l’impetueux,
Que ce Coloſſe monſtrueux
Avec leurs eſcadrons devoit porter dans Troye,
Livrant à leur fureur ſes Dieux meſmes en proye.
Stratagême inouï, qui des fabricateurs
Paya la conſtance & la peine.
C’eſt aſſez, me dira quelqu’un de nos Auteurs ;
La periode eſt longue, il faut reprendre haleine.
Et puis voſtre Cheval de bois,
Vos Heros avec leurs Phalanges,
Ce ſont des contes plus étranges
Qu’un Renard qui cajole un Corbeau ſur ſa voix.
De plus il vous ſied mal d’écrire en ſi haut ſtile.

Et bien, baiſſons d’un ton. La jalouſe Amarille
Songeoit à ſon Alcippe, & croyoit de ſes ſoins
N’avoir que ſes Moutons & ſon Chien pour témoins.
Tircis qui l’apperceut, ſe gliſſe entre des Saules,
Il entend la Bergere adreſſant ces paroles
Au doux Zephire, & le priant
De les porter à ſon Amant.
Je vous arreſte à cette rime,
Dira mon Cenſeur à l’inſtant.
Je ne la tiens pas legitime,
Ni d’une aſſez grande vertu.
Remettez, pour le mieux, ces deux vers à la fonte.
Maudit Cenſeur, te tairas-tu ?
Ne ſçaurois-je achever mon conte ?

C’eſt un deſſein tres-dangereux
Que d’entreprendre de te plaire.
Les delicats ſont malheureux ;
Rien ne ſçauroit les ſatisfaire.

 


II.

Conſeil tenu par les Rats.



UN Chat nommé Rodilardus,

Faiſoit de Rats telle déconfiture,
Que l’on n’en voyoit preſque plus,
Tant il en avoit mis dedans la ſepulture.

Le peu qu’il en reſtoit n’oſant quitter ſon trou,
Ne trouvoit à manger que le quart de ſon ſou ;
Et Rodilard paſſoit chez la gent miſerable,
Non pour un Chat, mais pour un Diable.
Or un jour qu’au haut & au loin
Le galand alla chercher femme ;
Pendant tout le ſabat qu’il fit avec ſa Dame,
Le demeurant des Rats tint Chapitre en un coin
Sur la neceſſité preſente.
Dés l’abord leur Doyen, perſonne fort prudente,
Opina qu’il faloit, & pluſtoſt que plus tard,
Attacher un grelot au cou de Rodilard ;
Qu’ainſi quand il iroit en guerre,

De ſa marche avertis ils s’enfuïroient ſous terre.
Qu’il n’y ſçavoit que ce moyen.
Chacun fut de l’avis de Monſieur le Doyen,
Choſe ne leur parut à tous plus ſalutaire.
La difficulté fut d’attacher le grelot.
L’un dit : Je n’y vas point, je ne ſuis pas ſi ſot :
L’autre, Je ne ſçaurois. Si bien que ſans rien faire
On ſe quitta. J’ay maints Chapitres vûs,
Qui pour neant ſe ſont ainſi tenus ;
Chapitres, non de Rats, mais Chapitres de Moines,
Voire Chapitres de Chanoines.

Ne faut-il que deliberer ?
La Cour en Conſeillers foiſonne ;

Eſt-il beſoin d’executer ?
L’on ne rencontre plus perſonne.

 


III.

Le Loup plaidant contre le Renard pardevant le Singe.



Un Loup diſoit que l’on l’avoit volé.
Un Renard ſon voiſin, d’aſſez mauvaiſe vie,
Pour ce pretendu vol par luy fut appellé.

Devant le Singe il fut plaidé,
Non point par Avocats, mais par chaque Partie.
Themis n’avoit point travaillé,
De memoire de Singe, à fait plus embroüillé.
Le Magiſtrat ſuoit en ſon lit de Juſtice.
Aprés qu’on eut bien conteſté,
Repliqué, crié, tempeſté,
Le Juge inſtruit de leur malice,
Leur dit : Je vous connois de long-temps, mes amis ;
Et tous deux vous payrez l’amende :
Car toy, Loup, tu te plains, quoiqu’on ne t’ait rien pris ;
Et toy, Renard, as pris ce que l’on te demande.
Le Juge pretendoit qu’à tort & à travers
On ne ſçauroit manquer condamnant un pervers.


Quelques perſonnes de bon ſens ont cru que l’impoſſibilité & la contradiction qui eſt dans le Jugement de ce Singe, eſtoit une chose à cenſurer ; mais je ne m’en ſuis ſervi qu’aprés Phedre, & c’eſt en cela que conſiſte le bon mot, ſelon mon avis.

 


IV.

Les deux Taureaux & une Grenoüille.



Deux Taureaux combattoient à qui poſſederoit
Une Geniſſe avec l’empire.
Une Grenoüille en ſoûpiroit.
Qu’avez-vous, ſe mit à luy dire
Quelqu’un du peuple croaſſant.

Et ne voyez-vous pas, dit-elle,
Que la fin de cette querelle
Sera l’exil de l’un ; que l’autre le chaſſant,
Le fera renoncer aux campagnes fleuries ?
Il ne regnera plus ſur l’herbe des prairies,
Viendra dans nos marais regner ſur les roſeaux ;
Et nous foulant aux pieds juſques au fond des eaux,
Tantoſt l’une, & puis l’autre ; il faudra qu’on patiſſe
Du combat qu’a cauſé madame la Geniſſe.
Cette crainte eſtoit de bon ſens.
L’un des Taureaux en leur demeure
S’alla cacher à leurs dépens,
Il en écraſoit vingt par heure.
Helas ! on voit que de tout temps
Les petits ont pati des ſottiſes des grands.

 


V.

La Chauveſouris & les deux Belettes.



Une Chauveſouris donna teſte baiſſée
Dans un nid de Belette ; & ſitoſt qu’elle y fut,
L’autre envers les Souris de long-temps courroucée,

Pour la devorer accourut.
Quoy ? vous oſez, dit-elle, à mes yeux vous produire,
Aprés que voſtre race a tâché de me nuire ?
N’eſtes-vous pas Souris ? Parlez ſans fiction.
Oüy vous l’eſtes, ou bien je ne ſuis pas Belette.
Pardonnez-moy, dit la pauvrette,
Ce n’eſt pas ma profeſſion.
Moy Souris ! des méchans vous ont dit ces nouvelles.
Grace à l’Auteur de l’Univers,
Je ſuis Oyſeau ; voyez mes aiſles :
Vive la gent qui fend les airs.
Sa raiſon plut & ſembla bonne.
Elle fait ſi bien qu’on luy donne
Liberté de ſe retirer.
Deux jours aprés noſtre étourdie
Aveuglément va ſe fourrer

Chez une autre Belette aux Oyſeaux ennemie.
La voila derechef en danger de ſa vie.
La Dame du logis, avec ſon long muſeau,
S’en alloit la croquer en qualité d’Oyſeau,
Quand elle proteſta qu’on lui faiſoit outrage.
Moy pour telle paſſer ? vous n’y regardez pas.
Qui fait l’Oyſeau ? c’eſt le plumage.
Je ſuis Souris ; vivent les Rats.
Jupiter confonde les Chats.
Par cette adroite repartie
Elle ſauva deux fois ſa vie.

Pluſieurs ſe ſont trouvez qui d’écharpe changeans,

Aux dangers, ainſi qu’elle, ont ſouvent fait la figue.
Le Sage dit, ſelon les gens,
Vive le Roi, vive la Ligue.

 


VI.

L’Oyſeau bleßé d’une fléche.



Mortellement atteint d’une fléche empennée,
Un Oyſeau déploroit ſa triſte deſtinée.
Et diſoit en ſouffrant un ſurcroiſt de douleur,

Faut-il contribuer à ſon propre malheur ?
Cruels humains, vous tirez de nos aîles
De quoy faire voler ces machines mortelles ;
Mais ne vous mocquez point, engeance ſans pitié :
Souvent il vous arrive un ſort comme le noſtre.
Des enfans de Japet toûjours une moitié
Fournira des armes à l’autre.

 


VII.

La Lice & ſa Compagne.



UNe Lice eſtant ſur ſon terme,
Et ne ſçachant où mettre un fardeau ſi preſſant,
Fait ſi bien qu’à la fin ſa Compagne conſent,

De luy prêter ſa hute, où la Lice s’enferme.
Au bout de quelque temps ſa Compagne revient.
La Lice luy demande encore une quinzaine.
Ses petits ne marchoient, diſoit-elle, qu’à peine.
Pour faire court, elle l’obtient.
Ce ſecond terme échû, l’autre luy redemande
Sa maiſon, ſa chambre, ſon lit.
La Lice cette fois montre les dents, & dit :
Je ſuis prête à ſortir avec toute ma bande,
Si vous pouvez nous mettre hors.
Ses enfans étoient dejà forts.

Ce qu’on donne aux méchans, toûjours on le regrette.

Pour tirer d’eux ce qu’on leur prête,
Il faut que l’on en vienne aux coups ;
Il faut plaider, il faut combattre.
Laiſſez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bien-tôt pris quatre.

 


VIII.

L’Aigle & l’Eſcarbot.



L’Aigle donnoit la chaſſe à Maître Jean Lapin,
Qui droit à ſon terrier s’enfuyoit au plus vîte.
Le trou de l’Eſcarbot ſe rencontre en chemin.

Je laiſſe à penſer ſi ce gîte
Eſtoit ſeur ; mais où mieux ? Jean Lapin s’y blotit.
L’Aigle fondant ſur luy nonobſtant cet azile,
L’Eſcarbot intercede & dit :
Princeſſe des Oyſeaux, il vous eſt fort facile
D’enlever malgré moy ce pauvre malheureux :
Mais ne me faites pas cet affront, je vous prie :
Et puiſque Jean Lapin vous demande la vie,
Donnez-la luy de grace, ou l’ôtez à tous deux :
C’eſt mon voiſin, c’eſt mon compere.
L’oyſeau de Jupiter, ſans répondre un ſeul mot,
Choque de l’aîle l’Eſcarbot,

L’étourdit, l’oblige à ſe taire ;
Enleve Jean Lapin. L’Eſcarbot indigné
Vole au nid de l’Oyſeau, fracaſſe en ſon abſence
Ses œufs, ſes tendres œufs, ſa plus douce eſperance :
Pas un ſeul ne fut épargné.
L’Aigle eſtant de retour, & voyant ce ménage,
Remplit le Ciel de cris, & pour comble de rage,
Ne ſçait ſur qui venger le tort qu’elle a ſouffert.
Elle gemit en vain, ſa plainte au vent ſe perd.
Il falut pour cet an vivre en mere affligée.
L’an ſuivant elle mit ſon nid en lieu plus haut.
L’Eſcarbot prend ſon temps, fait faire aux œufs le ſaut :

La mort de Jean Lapin derechef eſt vangée.
Ce ſecond deüil fut tel que l’echo de ces bois
N’en dormit de plus de ſix mois.
L’Oyſeau qui porte Ganimede,
Du Monarque des Dieux enfin implore l’aide ;
Dépoſe en ſon giron ſes œufs, & croit qu’en paix
Ils ſeront dans ce lieu, que pour ſes intereſts
Jupiter ſe verra contraint de les défendre.
Hardy qui les iroit là prendre.
Auſſi ne les y prit-on pas.
Leur ennemi changea de note,
Sur la robe du Dieu fit tomber une crotte :
Le Dieu la ſecoüant jetta les œufs à bas.
Quand l’Aigle ſçut l’inadvertance,

Elle menaça Jupiter
D’abandonner ſa Cour, d’aller vivre au deſert :
Avec mainte autre extravagance.
Le pauvre Jupiter ſe tut.
Devant ſon Tribunal l’Eſcarbot comparut,
Fit ſa plainte, & conta l’affaire.
On fit entendre à l’Aigle enfin qu’elle avoit tort.
Mais les deux ennemis ne voulant point d’accord,
Le Monarque des Dieux s’aviſa, pour bien faire,
De tranſporter le temps où l’Aigle fait l’amour,
En une autre ſaiſon, quand la race Eſcarbote

Eſt en quartier d’hyver, & comme la Marmotte
Se cache & ne voit point le jour.

 


IX.

Le Lion & le Moucheron.



VA-t-en chetif inſecte, excrement de la terre.
C’est en ces mots que le Lion
Parloit un jour au Moûcheron.
L’autre luy declara la guerre.
Penſes-tu, luy dit-il, que ton titre de Roy

Me faſſe peur, ny me ſoucie ?
Un bœuf eſt plus puiſſant que toy ;
Je le meine à ma fantaiſie.
À peine il achevoit ces mots,
Que luy-même il ſonna la charge,
Fut le Trompette & le Heros.
Dans l’abord il ſe met au large ;
Puis prend ſon temps, fond ſur le cou
Du Lion qu’il rend preſque fou.
Le quadrupede écume, & ſon œil étincelle ;
Il rugit, on ſe cache, on tremble à l’environ :
Et cette alarme univerſelle
Eſt l’ouvrage d’un Moûcheron.
Un avorton de Moûche en cent lieux le harcelle,
Tantoſt picque l’échine, & tantoſt le muſeau,

Tantoſt entre au fond du nazeau.
La rage alors ſe trouve à ſon faîte montée.
L’inviſible ennemy triomphe, & rit de voir
Qu’il n’eſt griffe ny dent en la beſte irritée,
Qui de la mettre en ſang ne faſſe ſon devoir.
Le malheureux Lion ſe déchire luy-meſme,
Fait reſonner ſa queuë à l’entour de ſes flancs,
Bat l’air qui n’en peut mais ; & ſa fureur extrême
Le fatigue, l’abbat : le voilà ſur les dents.
L’inſecte du combat ſe retire avec gloire :
Comme il ſonna la charge, il ſonne la victoire ;
Va par tout l’annoncer ; & rencontre en chemin
L’embuſcade d’une araignée.
Il y rencontre auſſi ſa fin.

Quelle choſe par là nous peut eſtre enſeignée ?
J’en vois deux, dont l’une eſt qu’entre nos ennemis,
Les plus à craindre ſont ſouvent les plus petits ;
L’autre, qu’aux grands perils tel a pû ſe ſouſtraire,
Qui perit pour la moindre affaire.

 


X.

L’Aſne chargé d’éponges, & l’Aſne chargé de ſel.



Un Aſnier, ſon Sceptre à la main,
Menoit en Empereur Romain
Deux Courſiers à longues oreilles.

L’un d’éponges chargé marchoit comme un Courier ;
Et l’autre ſe faiſant prier
Portoit, comme on dit, les bouteilles.
Sa charge eſtoit de ſel. Nos gaillards pelerins
Par monts, par vaux, & par chemins
Au gué d’une riviere à la fin arriverent,
Et fort empêchez ſe trouverent.
L’Aſnier, qui tous les jours traverſoit ce gué-là,
Sur l’Aſne à l’éponge monta,
Chaſſant devant luy l’autre beſte,
Qui voulant en faire à ſa teſte
Dans un trou ſe precipita,
Revint ſur l’eau, puis échapa :
Car au bout de quelques nagées
Tout ſon ſel ſe fondit ſi bien,
Que le Baudet ne ſentit rien

Sur ſes épaules ſoulagées.
Camarade Epongier prit exemple ſur luy,
Comme un Mouton qui va deſſus la foy d’autruy.
Voilà mon Aſne à l’eau, juſqu’au col il ſe plonge
Luy, le Conducteur, & l’Eponge.
Tous trois beurent d’autant ; l’Aſnier & le Grifon
Firent à l’éponge raiſon.
Celle-cy devint ſi peſante,
Et de tant d’eau s’emplit d’abord,
Que l’Aſne ſuccombant ne pût gagner le bord.
L’Aſnier l’embraſſoit dans l’attente
D’une prompte & certaine mort.
Quelqu’un vint au ſecours : qui ce fut, il n’importe ;
C’eſt aſſez qu’on ait veu par là qu’il ne faut point

Agir chacun de meſme ſorte.
J’en voulois venir à ce point.

 


XI.

Le Lion & le Rat.


XII.

La Colombe & la Fourmy.



Il faut autant qu’on peut obliger tout le monde.
On a ſouvent beſoin d’un plus petit que ſoy.

De cette verité deux Fables feront foy,
Tant la choſe en preuves abonde.
Entre les pattes d’un Lion,
Un Rat ſortit de terre aſſez à l’étourdie.
Le Roy des animaux en cette occaſion
Montra ce qu’il eſtoit, & luy donna la vie.
Ce bienfait ne fut pas perdu.
Quelqu’un auroit-il jamais crû
Qu’un Lion d’un Rat eût affaire ?
Cependant il avint qu’au ſortir des foreſts,
Ce Lion fut pris dans des rets,
Dont ſes rugiſſemens ne le pûrent défaire.
Sire Rat accourut ; & fit tant par ſes dents,
Qu’une maille rongée emporta tout l’ouvrage.
Patience & longueur de temps
Font plus que force ny que rage.


L’autre exemple eſt tiré d’animaux plus petits.
Le long d’un clair ruiſſeau beuvoit une Colombe :
Quand ſur l’eau ſe panchant une Fourmy y tombe.
Et dans cet Ocean l’on euſt vû la Fourmy
S’efforcer, mais en vain, de regagner la rive.
La Colombe auſſi-toſt uſa de charité.
Un brin d’herbe dans l’eau par elle eſtant jetté,
Ce fut un promontoire où la Fourmy arrive.
Elle ſe ſauve ; & là-deſſus
Paſſe un certain Croquant qui marchoit les pieds nus.
Ce Croquant par hazard avoit une arbaleſte.

Dés qu’il void l’Oiſeau de Venus
Il le croit en ſon pot, & déja luy fait feſte.
Tandis qu’à le tuer mon Villageois s’appreſte,
La Fourmy le picque au talon.
Le Vilain retourne la teſte.
La Colombe l’entend, part, & tire de long.
Le ſouper du Croquant avec elle s’envole :
Point de Pigeon pour une obole.

 


XIII.

L’Aſtrologue qui ſe laiſſe tomber dans un puits.



Un Aſtrologue un jour ſe laiſſa choir
Au fonds d’un puits. On luy dit : Pauvre beſte,
Tandis qu’à peine à tes pieds tu peux voir,

Penſes-tu lire au deſſus de ta teſte ?

Cette avanture en ſoy, ſans aller plus avant,
Peut ſervir de leçon à la pluſpart des hommes.
Parmi ce que de gens ſur la terre nous ſommes,
Il en eſt peu qui fort ſouvent
Ne ſe plaiſent d’entendre dire,
Qu’au Livre du Deſtin les mortels peuvent lire.
Mais ce Livre qu’Homere & les ſiens ont chanté,
Qu’est-ce que le hazard parmi l’Antiquité ?
Et parmi nous la Providence ?
Or du hazard il n’eſt point de ſcience.
S’il en eſtoit, on auroit tort
De l’appeller hazard, ni fortune, ni ſort,
Toutes choſes tres-incertaines.
Quant aux volontez ſouveraines

De celuy qui fait tout, & rien qu’avec deſſein,
Qui les ſçait que luy ſeul ? comment lire en ſon ſein ?
Auroit-il imprimé ſur le front des étoiles
Ce que la nuit des temps enferme dans ſes voiles ?
A quelle utilité, pour exercer l’eſprit
De ceux qui de la Sphere & du Globe ont écrit ?
Pour nous faire éviter des maux inévitables ?
Nous rendre dans les biens de plaiſirs incapables ?
Et cauſant du dégouſt pour ces biens prévenus,
Les convertir en maux devant qu’ils ſoient venus ?
C’eſt erreur, ou plutoſt c’eſt crime de le croire.

Le Firmament ſe meut ; les Aſtres font leur cours ;
Le Soleil nous luit tous les jours ;
Tous les jours ſa clarté ſuccede à l’ombre noire ;
Sans que nous en puiſſions autre choſe inferer
Que la neceſſité de luire & d’éclairer,
D’amener les ſaiſons, de meurir les ſemences,
De verſer ſur les corps certaines influences.
Du reſte, en quoy répond au ſort toujours divers
Ce train toujours égal dont marche l’Univers ?
Charlatans, faiſeurs d’horoſcope,
Quittez les Cours des Princes de l’Europe.
Emmenez avec vous les ſouffleurs tout d’un temps.
Vous ne meritez pas plus de foy que ces gens.

Je m’emporte un peu trop ; revenons à l’hiſtoire
De ce Speculateur, qui fut contraint de boire.
Outre la vanité de ſon art menſonger,
C’eſt l’image de ceux qui baillent aux chimeres,
Cependant qu’ils ſont en danger,
Soit pour eux, ſoit pour leurs affaires.

 


XIV.

Le Lievre & les Grenoüilles.



Un Lievre en ſon giſte ſongeoit,
(Car que faire en un giſte, à moins que l’on ne ſonge ?)
Dans un profond ennuy ce Lievre ſe plongeoit :

Cet animal eſt triſte, & la crainte le ronge.
Les gens de naturel peureux
Sont, diſoit-il, bien malheureux.
Ils ne ſçauroient manger morceau qui leur profite.
Jamais un plaiſir pur, toujours aſſauts divers.
Voilà comme je vis : cette crainte maudite
M’empeſche de dormir, ſinon les yeux ouverts.
Corrigez-vous, dira quelque ſage cervelle.
Et la peur ſe corrige-t-elle ?
Je croy meſme qu’en bonne foy
Les hommes ont peur comme moy.
Ainſi raiſonnoit noſtre Lievre,
Et cependant faiſoit le guet.
Il eſtoit douteux, inquiet :

Un ſoufle, une ombre, un rien, tout luy donnoit la fiévre.
Le melancolique animal
En rêvant à cette matiere,
Entend un leger bruit : ce luy fut un ſignal
Pour s’enfuïr devers ſa taniere.
Il s’en alla paſſer ſur le bord d’un Eſtang.
Grenoüilles auſſi-toſt de ſauter dans les ondes,
Grenoüilles de rentrer en leurs grottes profondes.
Oh, dit-il, j’en fais faire autant
Qu’on m’en fait faire ! ma preſence
Effraye auſſi les gens, je mets l’alarme au camp !
Et d’où me vient cette vaillance ?
Comment des animaux qui tremblent devant moy !
Je ſuis donc un foudre de guerre.

Il n’est, je le vois bien, ſi poltron ſur la terre,
Qui ne puiſſe trouver un plus poltron que ſoy.

 


XV.

Le Coq & le Renard.



Sur la branche d’un arbre eſtoit en ſentinelle
Un vieux Coq adroit & matois.
Frere, dit un Renard adouciſſant ſa voix,
Nous ne ſommes plus en querelle :
Paix generale à cette fois.

Je viens te l’annoncer ; deſcends que je t’embraſſe.
Ne me retarde point de grace :
Je dois faire aujourd’huy vingt poſtes ſans manquer.
Les tiens & toy pouvez vaquer
Sans nulle crainte à vos affaires ;
Nous vous y ſervirons en freres.
Faites-en les feux dés ce ſoir.
Et cependant vien recevoir
Le baiſer d’amour fraternelle.
Ami, reprit le Coq, je ne pouvois jamais
Apprendre une plus douce & meilleure nouvelle,
Que celle
De cette paix.
Et ce m’eſt une double joye
De la tenir de toy. Je voy deux Levriers,
Qui, je m’aſſure, ſont couriers,
Que pour ce ſujet on envoye.

Ils vont viſte, & ſeront dans un moment à nous.
Je deſcends ; nous pourrons nous entrebaiſer tous.
Adieu, dit le Renard, ma traite eſt longue à faire.
Nous nous réjouïrons du ſuccés de l’affaire
Une autre fois. Le galand auſſi toſt
Tire ſes gregues, gagne au haut,
Mal-content de ſon ſtratagême ;
Et noſtre vieux Coq en ſoy-meſme
Se mit à rire de ſa peur :
Car c’eſt double plaiſir de tromper le trompeur.

 


XVI.

Le Corbeau voulant imiter l’Aigle.



L’Oyſeau de Jupiter enlevant un Mouton,
Un Corbeau témoin de l’affaire,
Et plus foible de reins, mais non pas moins glouton,

En voulut ſur l’heure autant faire.
Il tourne à l’entour du troupeau ;
Marque entre cent Moutons le plus gras, le plus beau,
Un vray Mouton de ſacrifice.
On l’avoit reſervé pour la bouche des Dieux.
Gaillard Corbeau diſoit, en le couvrant des yeux,
Je ne ſçay qui fut ta nourrice ;
Mais ton corps me paroiſt en merveilleux état :
Tu me ſerviras de pâture.
Sur l’animal beſlant, à ces mots, il s’abat.
La Moutonniere creature
Peſoit plus qu’un fromage ; outre que ſa toiſon

Eſtoit d’une épaiſſeur extrême,
Et meſlée à peu prés de la meſme façon
Que la barbe de Polipheme.
Elle empeſtra ſi bien les ſerres du Corbeau,
Que le pauvre animal ne put faire retraite ;
Le Berger vient, le prend, l’encage bien & beau ;
Le donne à ſes enfans pour ſervir d’amuſette.
Il faut ſe meſurer, la conſequence eſt nette.
Mal prend aux Volereaux de faire les Voleurs
L’exemple eſt un dangereux leure.
Tous les mangeurs de gens ne ſont pas grands Seigneurs

Où la Gueſpe a paſſé, le Mouſcheron demeure.

 


XVII.

Le Paon ſe plaignant à Junon.



LE Paon ſe plaignoit à Junon :
Deeſſe, diſoit-il, ce n’eſt pas ſans raiſon
Que je me plains, que je murmure ;
Le chant dont vous m’avez fait don
Déplaiſt à toute la Nature :

Au lieu qu’un Roſſignol, chetive creature,
Forme des ſons auſſi doux qu’éclatans ;
Eſt luy ſeul l’honneur du Printemps.
Junon répondit en colere :
Oyſeau jaloux, & qui devrois te taire,
Eſt-ce à toy d’envier la voix du Roſſignol ?
Toy que l’on voit porter à l’entour de ton col
Un arc-en-ciel nué de cent ſortes de ſoyes,
Qui te panades, qui déployes
Une ſi riche queuë, & qui ſemble à nos yeux
La Boutique d’un Lapidaire ?
Eſt-il quelque oyſeau ſous les Cieux
Plus que toy capable de plaire ?
Tout animal n’a pas toutes proprietez ;
Nous vous avons donné diverſes qualitez,
Les uns ont la grandeur & la force en partage ;

Le Faucon eſt leger, l’Aigle plein de courage ;
Le Corbeau ſert pour le préſage ;
La Corneille avertit des malheurs à venir ;
Tous ſont contens de leur ramage.
Ceſſe donc de te plaindre, ou bien, pour te punir,
Je t’oſteray ton plumage.

 


XVIII.

La Chate metamorphosée en Femme.



Un homme cheriſſoit éperdument ſa Chate ;
Il la trouvoit mignonne, & belle, & delicate ;
Qui miauloit d’un ton fort doux.
Il eſtoit plus fou que les foux.

Cet Homme donc par prieres, par larmes,
Par ſortileges & par charmes,
Fait tant qu’il obtient du deſtin,
Que ſa Chate en un beau matin
Devient femme, & le matin meſme
Maiſtre ſot en fait ſa moitié.
Le voilà fou d’amour extrême,
De fou qu’il eſtoit d’amitié.
Jamais la Dame la plus belle
Ne charma tant ſon Favory,
Que fait cette épouſe nouvelle
Son hypocondre de mary.
Il l’amadouë, elle le flate,
Il n’y trouve plus rien de Chate :
Et pouſſant l’erreur juſqu’au bout
La croit femme en tout & par tout.
Lors que quelques Souris qui rongeoient de la natte

Troublerent le plaiſir des nouveaux mariez.
Auſſi toſt la femme eſt ſur pieds :
Elle manqua ſon avanture.
Souris de revenir, femme d’eſtre en poſture.
Pour cette fois elle accourut à point ;
Car ayant changé de figure
Les Souris ne la craignoient point.
Ce luy fut toûjours une amorce,
Tant le naturel a de force,
Il ſe mocque de tout, certain âge accomply.
Le vaſe eſt imbibé, l’étoffe a pris ſon ply.
En vain de ſon train ordinaire
On le veut deſaccoûtumer.
Quelque choſe qu’on puiſſe faire,
On ne ſçauroit le reformer.
Coups de fourche ny d’étrivieres
Ne luy font changer de manieres ;

Et, fuſſiez-vous embaſtonnez,
Jamais vous n’en ſerez les maiſtres.
Qu’on luy ferme la porte au nez,
Il reviendra par les feneſtres.

 



XIX.

Le Lion & l’Aſne chaſſant.




LE Roy des animaux ſe mit un jour en teſte
De giboyer. Il celebroit ſa feſte.
Le gibier du Lion ce ne ſont pas moineaux ;
Mais beaux & bons Sangliers, Daims & Cerfs bons & beaux.

Pour réüſſir dans cette affaire,
Il ſe ſervit du miniſtere
De l’Aſne à la voix de Stentor.
L’Aſne à Meſſer Lion fit office de Cor.
Le Lion le poſta, le couvrit de ramée,
Luy commanda de braire, aſſuré qu’à ce ſon
Les moins intimidez fuïroient de leur maiſon.
Leur troupe n’eſtoit pas encore accoûtumée
A la tempeſte de ſa voix :
L’air en retentiſſoit d’un bruit épouventable :
La frayeur ſaiſiſſoit les hoſtes de ces bois.
Tous fuyoient, tous tomboient au piége inévitable
Où les attendoit le Lion.
N’ay-je pas bien ſervy dans cette occaſion ?

Dit l’Aſne, en ſe donnant tout l’honneur de la chaſſe ;
Oüy, reprit le Lion, c’eſt bravement crié.
Si je ne connoiſſois ta perſonne & ta race,
J’en ſerois moy-meſme effrayé.

L’Aſne s’il eût oſé ſe fût mis en colere,
Encor qu’on le raillaſt avec juſte raiſon :
Car qui pourroit ſouffrir un Aſne fanfaron ?
Ce n’eſt pas là leur caractere.

 



XX.

Teſtament expliqué par Eſope.




SI ce qu’on dit d’Eſope eſt vray,
C’eſtoit l’Oracle de la Grece :
Luy ſeul avoit plus de ſagesse
Que tout l’Areopage. En voicy pour eſſay

Une Hiſtoire des plus gentilles,
Et qui pourra plaire au Lecteur.

Un certain homme avoit trois filles,
Toutes trois de contraire humeur.
Une beuveuſe, une coquette,
La troiſiéme avare parfaite.
Cet Homme par ſon Teſtament
Selon les Loix municipales,
Leur laiſſa tout ſon bien par portions égales,
En donnant à leur Mere tant ;
Payable quand chacun d’elles
Ne poſſederoit plus ſa contingente part.
Le Pere mort, les trois femelles
Courent au Teſtament ſans attendre plus tard.
On le lit ; on tâche d’entendre
La volonté du Teſtateur,

Mais en vain : car comment comprendre
Qu’auſſi toſt que chacune ſœur
Ne poſſedera plus ſa part hereditaire
Il luy faudra payer ſa Mere ?
Ce n’eſt pas un fort bon moyen
Pour payer, que d’eſtre ſans bien.
Que vouloit donc dire le Pere ?
L’affaire eſt conſultée ; & tous les Avocats
Aprés avoir tourné le cas
En cent & cent mille manieres
Y jettent leur bonnet, ſe confeſſent vaincus,
Et conſeillent aux heritieres
De partager le bien ſans ſonger au ſurplus.
Quant à la ſomme de la veuve,
Voicy, leur dirent-ils, ce que le conſeil treuve,
Il faut que chaque ſœur ſe charge par traité
Du tiers payable à volonté.

Si mieux n’aime la Mere en créer une rente
Dés le decés du mort courante.
La choſe ainſi reglée, on compoſa trois lots.
En l’un les maiſons de bouteille,
Les buffets dreſſez ſous la treille,
La vaiſſelle d’argent, les cuvettes, les brocs,
Les magaſins de malvoiſie,
Les eſclaves de bouche, & pour dire en deux mots,
L’attirail de la goinfrerie :
Dans un autre celuy de la coquetterie ;
La maiſon de la Ville, & les meubles exquis,
Les Eunuques, & les Coëffeuſes,
Et les Brodeuſes,
Les joyaux, les robes de prix.
Dans le troiſiéme lot, les fermes, le ménage,
Les troupeaux, & le paſturage,

Valets & beſtes de labeur.
Ces lots faits, on jugea que le ſort pourroit faire,
Que peut-eſtre pas une ſœur
N’auroit ce qui luy pourroit plaire.
Ainſi chacune prit ſon inclination ;
Le tout à l’eſtimation.
Ce fut dans la ville d’Athenes,
Que cette rencontre arriva.
Petits & grands, tout approuva
Le partage & le choix. Eſope ſeul trouva
Qu’aprés bien du temps & des peines,
Les gens avoient pris juſtement
Le contrepied du Teſtament.
Si le défunt vivoit, diſoit-il, que l’Attique
Auroit de reproches de luy !
Comment ! ce peuple qui ſe pique
D’eſtre le plus ſubtil des peuples d’aujoud’huy,
A ſi mal entendu la volonté ſuprême

D’un teſtateur ! Ayant ainſi parlé
Il fait le partage luy-meſme,
Et donne à chaque ſœur un lot contre ſon gré.
Rien qui puſt eſtre convenable,
Partant rien aux ſœurs d’agreable.
A la Coquette l’attirail,
Qui ſuit les perſonnes beuveuſes.
La Biberonne eut le beſtail
La Ménagere eut les coëffeuſes.
Tel fut l’avis du Phrygien ;
Alleguant qu’il n’eſtoit moyen
Plus ſeur pour obliger ces filles
A ſe défaire de leur bien.
Qu’elles ſe mariroient dans les bonnes familles,
Quand on leur verroit de l’argent :
Pairoient leur Mere tout contant ;
Ne poſſederoient plus les effets de leur Pere ;

Ce que diſoit le Teſtament.
Le peuple s’étonna comme il ſe pouvoit faire
Qu’un homme ſeul euſt plus de ſens
Qu’une multitude de gens.

 



FABLE I.

Le Meuſnier, ſon Fils, & l’Aſne.


A. M. D. M.


L’Invention des Arts eſtant un droit d’aîneſſe,
Nous devons l’Apologue à l’ancienne Grece.

Mais ce champ ne ſe peut tellement moiſſonner,
Que les derniers venus n’y trouvent à glaner.
La feinte eſt un païs plein de terres deſertes.
Tous les jours nos Auteurs y font des découvertes.
Je t’en veux dire un trait aſſez bien inventé.
Autrefois à Racan Malherbe l’a conté.
Ces deux rivaux d’Horace, heritiers de ſa Lyre,
Diſciples d’Apollon, nos Maiſtres pour mieux dire,
Se rencontrant un jour tout ſeuls & ſans témoins ;
(Comme ils ſe confioient leurs penſers & leurs ſoins)
Racan commence ainſi : Dites-moy, je vous prie,

Vous qui devez ſçavoir les choſes de la vie,
Qui par tous ſes degrez avez déja paſſé,
Et que rien ne doit fuïr en cet âge avancé ;
A quoy me reſoudray-je ? Il eſt temps que j’y penſe.
Vous connoiſſez mon bien, mon talent, ma naiſſance.
Dois-je dans la Province établir mon ſejour ?
Prendre employ dans l’Armée ? ou bien charge à la Cour ?
Tout au monde eſt mêlé d’amertume & de charmes.
La guerre a ſes douceurs, l’Hymen a ſes alarmes.
Si je ſuivois mon gouſt, je ſçaurois où buter ;

Mais j’ay les miens, la Cour, le peuple à contenter.
Malherbe là-deſſus. Contenter tout le monde !
Ecoutez ce recit avant que je réponde.

J’ay lu dans quelque endroit, qu’un Meuſnier & ſon fils,
L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, ſi j’ay bonne memoire,
Alloient vendre leur Aſne un certain jour de foire.
Afin qu’il fût plus frais & de meilleur débit,
On luy lia les pieds, on vous le ſuſpendit ;
Puis cet homme & ſon fils le portent comme un luſtre ;

Pauvres gens, idiots, couple ignorant & ruſtre.
Le premier qui les vid, de rire s’éclata.
Quelle farce, dit-il, vont joüer ces gens-là ?
Le plus aſne des trois n’eſt pas celuy qu’on penſe.
Le Meuſnier à ces mots connoiſt ſon ignorance.
Il met ſur pieds ſa beſte, & la fait détaler.
L’Aſne, qui gouſtoit fort l’autre façon d’aller
Se plaint en ſon patois. Le Meuſnier n’en a cure.
Il fait monter ſon fils, il ſuit, & d’aventure
Paſſent trois bons Marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s’écria tant qu’il put :

Oh là oh, deſcendez, que l’on ne vous le diſe,
Jeune homme qui menez Laquais à barbe griſe.
C’eſtoit à vous de ſuivre, au vieillard de monter.
Meſſieurs, dit le Meuſnier, il vous faut contenter.
L’enfant met pied à terre, & puis le vieillard monte ;
Quand trois filles paſſant, l’une dit : C’eſt grand’ honte,
Qu’il faille voir ainſi clocher ce jeune fils ;
Tandis que ce nigaut, comme un Eveſque aſſis,
Fait le veau ſur ſon Aſne, & penſe eſtre bien ſage.
Il n’eſt, dit le Meuſnier, plus de Veaux à mon âge.

Paſſez voſtre chemin, la fille, & m’en croyez.
Aprés maints quolibets coup ſur coup renvoyez,
L’homme crut avoir tort, & mit ſon fils en croupe.
Au bout de trente pas une troiſiéme troupe
Trouve encore à gloſer. L’un dit : Ces gens ſont fous,
Le Baudet n’en peut plus, il mourra ſous leurs coups.
Hé quoy, charger ainſi cette pauvre Bourique !
N’ont-ils point de pitié de leur vieux domeſtique ?
Sans doute qu’à la Foire ils vont vendre ſa peau.
Parbieu, dit le Meuſnier, eſt bien fou du cerveau,

Qui pretend contenter tout le monde & ſon pere.
Eſſayons toutefois, ſi par quelque maniere
Nous en viendrons à bout. Ils deſcendent tous deux.
L’Aſne ſe prélaſſant marche ſeul devant eux.
Un quidan les rencontre, & dit : Eſt-ce la mode,
Que Baudet aille à l’aiſe, & Meuſnier s’incommode ?
Qui de l’Aſne ou du Maiſtre eſt fait pour ſe laiſſer ?
Je conſeille à ces gens de le faire enchaſſer.
Ils uſent leurs ſouliers, & conſervent leur Aſne :
Nicolas au rebours ; car quand il va voir Jeanne,

Il monte ſur ſa beſte, & la chanſon le dit.
Beau trio de Baudets ! le Meuſnier repartit :
Je ſuis Aſne, il eſt vray, j’en conviens, je l’avouë ;
Mais que doreſnavant on me blâme, on me loüe ;
Qu’on diſe quelque choſe, ou qu’on ne diſe rien ;
J’en veux faire à ma teſte. Il le fit, & fit bien.

Quant à vous, ſuivez Mars, ou l’Amour, ou le Prince ;
Allez, venez, courez, demeurez en Province ;
Prenez femme, Abbaye, Employ, Gouvernement ;

Les gens en parleront, n’en doutez nullement.

 




II.

Les Membres & l’Eſtomach.




IE devois par la Royauté
Avoir commencé mon Ouvrage.
A la voir d’un certain coſté,
[1]Meſſer Gaſter en eſt l’image.

S’il a quelque beſoin, tout le corps s’en reſſent.
De travailler pour luy les membres ſe laſſant,
Chacun d’eux reſolut de vivre en Gentil-homme,
Sans rien faire, alleguant l’exemple de Gaſter.
Il faudroit, diſoient-ils, ſans nous qu’il vécuſt d’air.
Nous ſuons, nous peinons comme beſtes de ſomme :
Et pour qui ? pour luy ſeul ; nous n’en profitons pas :
Noſtre ſoin n’aboutit qu’à fournir ſes repas.
Chommons, c’eſt un métier qu’il veut nous faire apprendre.
Ainſi dit, ainſi fait. Les mains ceſſent de prendre ;

Les bras d’agir, les jambes de marcher.
Tous dirent à Gaſter, qu’il en allaſt chercher.
Ce leur fut une erreur dont ils ſe repentirent ;
Bien-toſt les pauvres gens tomberent en langueur :
Il ne ſe forma plus de nouveau ſang au cœur :
Chaque membre en ſouffrit, les forces ſe perdirent.
Par ce moyen les mutins virent
Que celuy qu’ils croyoient oiſif & pareſſeux,
A l’intereſt commun contribuoit plus qu’eux.
Cecy peut s’appliquer à la grandeur Royale.
Elle reçoit & donne, & la choſe eſt égale.

Tout travaille pour elle, & reciproquement
Tout tire d’elle l’aliment.
Elle fait subſiſter l’artiſan de ſes peines,
Enrichit le Marchand, gage le Magiſtrat.
Maintient le Laboureur, donne paye au ſoldat,
Diſtribuë en cent lieux ſes graces ſouveraines,
Entretient ſeule tout l’Eſtat.
Menenius le ſçeut bien dire.
La Commune s’alloit ſeparer du Senat.
Les mécontens diſoient qu’il avoit tout l’Empire,
Le pouvoir, les treſors, l’honneur, la dignité ;
Au lieu que tout le mal eſtoit de leur côté ;
Les tributs, les impoſts, les fatigues de guerre.
Le peuple hors des murs eſtoit déja poſté.

La pluſpart s’en alloient chercher une autre terre,
Quand Menenius leur fit voir
Qu’ils eſtoient aux membres ſemblables ;
Et par cet Apologue inſigne entre les Fables,
Les ramena dans leur devoir.

 




III.

Le Loup devenu Berger.




UN Loup qui commençoit d’avoir petite part
Aux Brebis de ſon voiſinage,
Crut qu’il faloit s’aider de la peau du Renard,
Et faire un nouveau perſonnage.

Il s’habille en Berger, endoſſe un hoqueton,
Fait ſa houlette d’un baſton ;
Sans oublier la Cornemuſe.
Pour pouſſer juſqu’au bout la ruſe,
Il auroit volontiers écrit ſur ſon chapeau,
C’eſt moy qui ſuis Guillot Berger de ce troupeau.
Sa perſonne eſtant ainſi faite,
Et ſes pieds de devant poſez ſur ſa houlette,
Guillot le Sycophante[2] approche doucement.
Guillot le vray Guillot étendu ſur l’herbette,
Dormoit alors profondément.
Son chien dormoit auſſi, comme auſſi ſa muſette.

La pluſpart des Brebis dormoient pareillement.
L’hypocrite les laiſſa faire :
Et pour pouvoir mener vers ſon fort les Brebis,
Il voulut ajoûter la parole aux habits,
Choſe qu’il croyoit neceſſaire.
Mais cela gâta ſon affaire.
Il ne pût du Paſteur contrefaire la voix.
Le ton dont il parla fit retentir les bois,
Et découvrit tout le mystere.
Chacun ſe reveille à ce ſon,
Les Brebis, le Chien, le Garçon.
Le pauvre Loup dans cet eſclandre,
Empêché par ſon hoqueton,
Ne pût ny fuïr ny ſe défendre.

Toûjours par quelque endroit fourbes ſe laiſſent prendre.

Quiconque eſt Loup, agiſſe en Loup ;
C’eſt le plus certain de beaucoup.

 




IV.

Les Grenoüilles qui demandent un Roy.




LEs Grenoüilles ſe laſſant
De l’eſtat Democratique,
Par leurs clameurs firent tant
Que Jupin les ſoûmit au pouvoir Monarchique.
Il leur tomba du Ciel un Roy tout pacifique :

Ce Roy fit toutefois un tel bruit en tombant,
Que la gent marécageuſe,
Gent fort ſotte & fort peureuſe,
S’alla cacher ſous les eaux,
Dans les joncs, dans les roſeaux,
Dans les trous du marécage,
Sans oſer de long-temps regarder au viſage
Celuy qu’elles croyoient eſtre un geant nouveau ;
Or c’eſtoit un ſoliveau,
De qui la gravité fit peur à la premiere,
Qui de le voir s’avanturant
Oſa bien quitter ſa taniere.
Elle approcha, mais en tremblant.
Une autre la ſuivit, une autre en fit autant,
Il en vint une fourmilliere ;

Et leur troupe à la fin ſe rendit familiere
Juſqu’à ſauter ſur l’épaule du Roy.
Le bon Sire le ſouffre, & ſe tient toûjours coy.
Jupin en a bien-toſt la cervelle rompuë.
Donnez-nous, dit ce peuple, un Roy qui ſe remuë.
Le Monarque des Dieux leur envoye une Gruë,
Qui les croque, qui les tuë,
Qui les gobe à ſon plaiſir ;
Et Grenoüilles de ſe plaindre ;
Et Jupin de leur dire : Et quoy ! voſtre deſir
A ſes loix croit-il nous aſtraindre ?
Vous avez dû premierement
Garder voſtre Gouvernement ;
Mais ne l’ayant pas fait, il vous devoit ſuffire

Que voſtre premier Roy fuſt debonnaire & doux :
De celuy-cy contentez-vous,
De peur d’en rencontrer un pire.

 




V.

Le Renard & le Bouc.




CApitaine Renard alloit de compagnie
Avec ſon amy Bouc des plus haut encornez.
Celuy-cy ne voyoit pas plus loin que ſon nez.

L’autre eſtoit paſſé maiſtre en fait de tromperie.
La ſoif les obligea de deſcendre en un puits.
Là chacun d’eux ſe deſaltere.
Aprés qu’abondamment tous deux en eurent pris,
Le Renard dit au Bouc : Que ferons-nous compere ?
Ce n’eſt pas tout de boire ; il faut ſortir d’icy.
Leve tes pieds en haut, & tes cornes auſſi :
Mets-les contre le mur. Le long de ton eſchine
Je grimperay premierement :
Puis ſur tes cornes m’élevant,
A l’aide de cette machine
De ce lieu-cy je ſortiray,

Aprés quoy je t’en tireray.
Par ma barbe, dit l’autre, il eſt bon ; & je louë
Les gens bien ſenſez comme toy.
Je n’aurois jamais quant à moy
Trouvé ce ſecret, je l’avouë.
Le Renard ſort du puits, laiſſe ſon compagnon,
Et vous luy fait un beau ſermon
Pour l’exhorter à patience.
Si le Ciel t’euſt, dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n’aurois pas à la legere
Deſcendu dans ce puits. Or adieu, j’en ſuis hors :
Taſche de t’en tirer, & fais tous tes efforts ;

Car pour moy, j’ay certaine affaire,
Qui ne me permet pas d’arreſter en chemin.
En tout choſe il faut conſiderer la fin.

 




VI.

L’Aigle, la Laye, & la Chate.




L’Aigle avoit ſes petits au haut d’un arbre creux
La Laye au pied, la Chate entre les deux :
Et ſans s’incommoder, moyennant ce partage

Meres & nourriſſons faiſoient leur tripotage.
La Chate détruiſit par ſa fourbe l’accord.
Elle grimpa chez l’Aigle, & luy dit : Nôtre mort,
(Au moins de nos enfans, car c’eſt tout un aux meres)
Ne tardera poſſible gueres.
Voyez-vous à nos pieds foüir inceſſament
Cette maudite Laye, & creuſer une mine ?
C’eſt pour déraciner le cheſne aſſeurément,
Et de nos nourriſſons attirer la ruine.
L’arbre tombant ils ſeront devorez :
Qu’ils s’en tiennent pour aſſurez.
S’il m’en reſtoit un ſeul j’adoucirois ma plainte.

Au partir de ce lieu qu’elle remplit de crainte,
La perfide deſcend tout droit
A l’endroit
Où la Laye eſtoit en geſine.
Ma bonne amie & ma voiſine,
Luy dit-elle tout bas, je vous donne un avis.
L’Aigle, ſi vous ſortez, fondra ſur vos petits :
Obligez-moy de n’en rien dire.
Son couroux tomberoit ſur moy.
Dans cette autre famille ayant ſemé l’effroy,
La Chate en ſon trou ſe retire.
L’Aigle n’oſe ſortir, ny pourvoir aux beſoins
De ſes petits : La Laye encore moins :
Sottes de ne pas voir que le plus grand des ſoins

Ce doit eſtre celuy d’éviter la famine.
A demeurer chez ſoy l’une & l’autre s’obſtine ;
Pour ſecourir les ſiens dedans l’occaſion :
L’Oyſeau Royal en cas de mine,
La Laye en cas d’irruption.
La faim détruiſit tout : il ne reſta perſonne
De la gent Marcaſſine & de la gent Aiglonne,
Qui n’allaſt de vie à trépas ;
Grand renfort pour Meſſieurs les Chats.

Que ne ſçait point ourdir une langue traîtreſſe
Par ſa pernicieuſe adreſſe ?

Des malheurs qui ſont ſortis
De la boëte de Pandore,
Celuy qu’à meilleur droit tout l’Univers abhorre,
C’eſt la fourbe à mon avis.

 




VII.

L’Yvrogne & ſa femme.




CHacun a ſon défaut où toûjours il revient :
Honte ny peur n’y remedie.
Sur ce propos d’un conte il me ſouvient :

Je ne dis rien que je n’appuye
De quelque exemple. Un ſuppoſt de Bacchus
Alteroit ſa ſanté, ſon eſprit, & ſa bourſe.
Telles gens n’ont pas fait la moitié de leur courſe,
Qu’ils ſont au bout de leurs écus.
Un jour que celui-cy plein du jus de la treille,
Avoit laiſſé ſes ſens au fond d’une bouteille,
Sa femme l’enferma dans un certain tombeau.
Là les vapeurs du vin nouveau
Cuverent à loiſir. A ſon réveil il treuve
L’attirail de la mort à l’entour de ſon corps,
Un luminaire, un drap des morts.

Oh ! dit-il, qu’eſt-cecy ? ma femme eſt-elle veuve ?
Là-deſſus ſon épouse en habit d’Alecton,
Maſquée, & de ſa voix contrefaiſant le ton,
Vient au prétendu mort ; approche de ſa biere ;
Luy preſente un chaudeau propre pour Lucifer.
L’Epoux alors ne doute en aucune maniere
Qu’il ne ſoit citoyen d’enfer.
Quelle perſonne es-tu ? dit-il à ce phantoſme.
La celeriere du Royaume
De Satan, reprit-elle ; & je porte à manger
A ceux qu’encloſt la tombe noire.

Le Mary repart ſans ſonger ;
Tu ne leur portes point à boire ?

 




VIII.

La Goute & l’Araignée.




QUand l’Enfer eut produit la Goute & l’Araignée,
Mes filles, leur dit-il, vous pouvez vous vanter,
D’eſtre pour l’humaine lignée

Egalement à redouter.
Or aviſons aux lieux qu’il vous faut habiter.
Voyez-vous ces caſes étretes,
Et ces Palais ſi grands, ſi beaux, ſi bien dorez ?
Je me ſuis propoſé d’en faire vos retraites.
Tenez donc ; voicy deux buchetes ;
Accommodez-vous, ou tirez.
Il n’eſt rien, dit l’Aragne, aux caſes qui me plaiſe.
L’autre tout au rebours voyant les Palais pleins
De ces gens nommez Medecins,
Ne crut pas y pouvoir demeurer à ſon aiſe.
Elle prend l’autre lot ; y plante le piquet ;
S’étend à ſon plaiſir ſur l’orteil d’un pauvre homme,

Diſant : Je ne croy pas qu’en ce poſte je chomme,
Ny que d’en déloger, & faire mon paquet
Jamais Hippocrate me ſomme.
L’Aragne cependant ſe campe en un lambris,
Comme ſi de ces lieux elle euſt fait bail à vie ;
Travaille à demeurer : voilà ſa toile ourdie ;
Voilà des moûcherons de pris.
Une ſervante vient balayer tout l’ouvrage.
Autre toile tiſſuë, autre coup de balay.
Le pauvre Beſtion tous les jours déménage.
Enfin aprés un vain eſſay
Il va trouver la Goute. Elle eſtoit en campagne,
Plus malheureuſe mille fois
Que la plus malheureuſe Aragne.

Son hoſte la menoit tantoſt fendre du bois,
Tantoſt fouir, hoüer. Goute bien tracaſſée
Eſt, dit-on, à demi panſée.
O, je ne ſçaurois plus, dit-elle, y reſiſter.
Changeons, ma ſœur l’Aragne. Et l’autre d’écouter.
Elle la prend au mot, ſe gliſſe en la cabane :
Point de coup de balay qui l’oblige à changer.
La Goute d’autre part va tout droit ſe loger
Chez un Prelat qu’elle condamne
A jamais du lit ne bouger.
Cataplaſmes, Dieu ſçait. Les gens n’ont point de honte

De faire aller le mal toujours de pis en pis.
L’une & l’autre trouva de la ſorte ſon compte,
Et fit tres-ſagement de changer de logis.

 




IX.

Le Loup & la Cicogne.




LEs Loups mangent gloutonnement.
Un Loup donc eſtant de frairie,
Se preſſa, dit-on, tellement,
Qu’il en penſa perdre la vie.

Un os luy demeura bien avant au goſier.
De bonheur pour ce Loup, qui ne pouvoit crier,
Prés de là paſſe une Cicogne.
Il luy fait ſigne, elle accourt.
Voila l’Operatrice auſſi-toſt en beſogne.
Elle retira l’os ; puis pour un ſi bon tour
Elle demanda ſon ſalaire.
Voſtre ſalaire ? dit le Loup,
Vous riez, ma bonne comere.
Quoy, ce n’eſt pas encor beaucoup
D’avoir de mon goſier retiré voſtre cou ?
Allez, vous eſtes une ingrate ;
Ne tombez jamais ſous ma patte.

 




X.

Le Lion abattu par l’Homme.




On expoſoit une peinture,
Où l’Artiſan avoit tracé
Un Lion d’immenſe ſtature
Par un ſeul homme terraſſé.
Les regardans en tiroient gloire.
Un Lion en paſſant rabattit leur caquet,

Je voy bien, dit-il, qu’en effet
On vous donne icy la victoire :
Mais l’Ouvrier vous a déçus,
Il avoit liberté de feindre.
Avec plus de raiſon nous aurions le deſſus,
Si mes confreres ſçavoient peindre.

 




XI.

Le Renard & les Raiſins.




CErtain Renard Gaſcon, d’autres diſent Normant,
Mourant preſque de faim, vid au haut d’une treille
Des raiſins murs apparemment,
Et couverts d’une peau vermeille.

Le galand en euſt fait volontiers un repas.
Mais comme il n’y pouvoit atteindre,
Ils ſont trop verds, dit-il, & bons pour des goujats.
Fit-il pas mieux que de ſe plaindre ?

 




XII.

Le Cigne & le Cuiſinier.




DAns une ménagerie
De volatiles remplie
Vivoient le Cigne & l’Oiſon :
Celuy-là deſtiné pour les regards du Maître,

Celuy-cy pour ſon gouſt ; l’un qui ſe piquoit d’eſtre
Commenſal du jardin, l’autre de la maiſon.
Des foſſez du Chaſteau faiſant leurs galeries,
Tantoſt on les eût vûs coſte à coſte nager.
Tantoſt courir ſur l’onde, & tantoſt ſe plonger,
Sans pouvoir ſatisfaire à leurs vaines envies.
Un jour le Cuiſinier ayant trop bû d’un coup,
Prit pour Oiſon le Cigne ; & le tenant au cou,
Il alloit l’égorger, puis le mettre en potage.
L’oiſeau preſt à mourir, ſe plaint en ſon ramage.
Le Cuiſinier fut fort ſurpris,
Et vid bien qu’il s’eſtoit mépris.

Quoy ? je mettrois, dit-il, un tel chanteur en ſoupe ?
Non, non, ne plaiſe aux Dieux que jamais ma main coupe
La gorge à qui s’en ſert ſi bien.

Ainſi dans les dangers qui nous ſuivent en croupe,
Le doux parler ne nuit de rien.

 




XIII.

Les Loups & les Brebis.




APrés mille ans & plus de guerre declarée,
Les Loups firent la paix avecque les Brebis.
C’eſtoit apparemment le bien des deux partis :

Car ſi les Loups mangeoient mainte beſte égarée,
Les Bergers de leur peau ſe faiſoient maints habits.
Jamais de liberté, ni pour les paſturages,
Ni d’autre part pour les carnages.
Ils ne pouvoient jouïr qu’en tremblant de leurs biens.
La paix ſe conclud donc ; on donne des oſtages ;
Les Loups leurs Louveteaux, & les Brebis leurs Chiens.
L’échange en eſtant fait aux formes ordinaires,
Et reglé par des Commiſſaires,
Au bout de quelque temps que Meſſieurs les Louvats

Se virent Loups parfaits & friands de tuerie ;
Ils vous prennent le temps que dans la Bergerie
Meſſieurs les Bergers n’eſtoient pas ;
Eſtranglent la moitié des Agneaux les plus gras ;
Les emportent aux dens, dans les bois ſe retirent.
Ils avoient averti leurs gens ſecretement.
Les Chiens, qui, ſur leur foy, repoſoient ſeurement,
Furent étranglez en dormant.
Cela fut ſi toſt fait, qu’à peine ils le ſentirent.
Tout fut mis en morceaux ; un ſeul n’en échapa.
Nous pouvons conclure de là

Qu’il faut faire aux méchans guerre continuelle.
La paix eſt fort bonne de ſoy,
J’en conviens ; mais de quoy ſert-elle
Avec des ennemis ſans foy ?

 




XIV.

Le Lion devenu vieux.




Le Lion, terreur des foreſts,
Chargé d’ans, & pleurant ſon antique proüeſſe,
Fut enfin attaqué par ſes propres ſujets,
Devenus forts par ſa foibleſſe.

Le Cheval s’approchant luy donne un coup de pied,
Le Loup un coup de dent, le Bœuf un coup de corne.
Le malheureux Lion languiſſant, triſte & morne ;
Peut à peine rugir, par l’âge eſtropié.
Il attend ſon deſtin ſans faire aucunes plaintes ;
Quand voyant l’Aſne meſme à ſon antre accourir,
Ah c’eſt trop, luy dit-il, je voulois bien mourir ;
Mais c’eſt mourir deux fois que ſouffrir tes atteintes.

 




XV.

Philomele & Progné.




AUtrefois Progné l’hirondelle
De ſa demeure s’écarta ;
Et loin des Villes s’emporta
Dans un Bois où chantoit la pauvre Philomele.

Ma ſœur, luy dit Progné, comment vous portez-vous ?
Voicy tantoſt mille ans que l’on ne vous a vuë :
Je ne me ſouviens point que vous ſoyez venuë
Depuis le temps de Thrace habiter parmi nous.
Dites-moy, que penſez-vous faire ?
Ne quitterez-vous point ce ſejour ſolitaire ?
Ah ! reprit Philomele, en eſt-il de plus doux ?
Progné luy repartit : Et quoy, cette muſique
Pour ne chanter qu’aux animaux,
Tout au plus à quelque ruſtique ?
Le deſert eſt-il fait pour des talens ſi beaux ?
Venez faire aux citez éclater leurs merveilles.

Auſſi-bien en voyant les bois,
Sans ceſſe il vous ſouvient que Terée autrefois
Parmi des demeures pareilles,
Exerça ſa fureur ſur vos divins appas.
Et c’eſt le ſouvenir d’un ſi cruel outrage
Qui fait, reprit ſa ſœur, que je ne vous ſuis pas.
En voyant les hommes, helas !
Il m’en ſouvient bien davantage.

 




XVI.

La Femme noyée.




IE ne ſuis pas de ceux qui diſent,
Ce n’eſt rien ;
C’eſt une femme qui ſe noye.
Je dis que c’eſt beaucoup ; & ce ſexe vaut bien
Que nous le regrettions, puiſqu’il fait nôtre joye.

Ce que j’avance icy n’eſt point hors de propos ;
Puiſqu’il s’agit dans cette Fable
D’une femme qui dans les flots
Avoit fini ſes jours par un ſort déplorable,
Son Epoux en cherchoit le corps,
Pour luy rendre en cette avanture
Les honneurs de la ſepulture.
Il arriva que ſur les bords
Du fleuve auteur de ſa diſgrace
Des gens ſe promenoient, ignorans l’accident.
Ce mary donc leur demandant
S’ils n’avoient de ſa femme apperçu nulle trace ;
Nulle, reprit l’un d’eux ; mais cherchez-la plus bas ;
Suivez le fil de la riviere.
Un autre repartit : Non, ne le ſuivez pas ;
Rebrouſſez plutoſt en arriere.

Quelle que ſoit la pente & l’inclination
Dont l’eau par ſa courſe l’emporte,
L’eſprit de contradiction
L’aura fait floter d’autre ſorte.
Cet homme ſe railloit aſſez hors de ſaiſon.
Quant à l’humeur contrediſante,
Je ne ſçay s’il avoit raiſon.
Mais que cette humeur ſoit, ou non,
Le défaut du ſexe & ſa pente,
Quiconque avec elle naiſtra,
Sans faute avec elle mourra,
Et juſqu’au bout contredira,
Et, s’il peut, encor par-delà.

 




XVII.

La Belette entrée dans un Grenier.




DAmoiſelle Belette au corps long & floüet,
Entra dans un Grenier par un trou fort étroit.
Elle ſortoit de maladie.
Là vivant à diſcretion,

La galande fit chere lie,
Mangea, rongea ; Dieu ſçait la vie,
Et le lard qui perit en cette occaſion.
La voilà pour concluſion
Graſſe, mafluë, & rebondie.
Au bout de la ſemaine ayant diſné ſon ſou,
Elle entend quelque bruit, veut ſortir par le trou,
Ne peut plus repaſſer, & croit s’eſtre mépriſe.
Aprés avoir fait quelques tours,
C’eſt, dit-elle, l’endroit, me voilà bien ſurpriſe ;
J’ay paſſé par icy depuis cinq ou ſix jours.
Un Rat qui la voyoit en peine,
Luy dit : Vous aviez lors la panſe un peu moins pleine.
Vous eſtes maigre entrée, il faut maigre ſortir.

Ce que je vous dis là, l’on le dit à bien d’autres.
Mais ne confondons point, par trop approfondir,
Leurs affaires avec les voſtres.

 




XVIII.

Le Chat & un vieux Rat.




I’Ay lû chez un conteur de Fables,
Qu’un ſecond Rodilard, l’Alexandre des Chats,
L’Attila, le fleau des Rats,
Rendoit ces derniers miſerables.

J’ay lû, dis-je, en certain Auteur,
Que ce Chat exterminateur,
Vray Cerbere, eſtoit craint une lieuë à la ronde ;
Il vouloit de Souris dépeupler tout le monde.
Les planches qu’on ſuſpend ſur un leger appuy,
La mort aux Rats, les Souricieres,
N’eſtoient que jeux au prix de luy.
Comme il void que dans leurs tanieres
Les Souris eſtoient priſonnieres ;
Qu’elles n’oſoient ſortir ; qu’il avoit beau chercher ;
Le galand fait le mort ; & du haut d’un plancher
Se pend la teſte en bas. La beſte ſcelerate

A de certains cordons ſe tenoit par la pate.
Le peuple des Souris croit que c’eſt châtiment ;
Qu’il a fait un larcin de roſt ou de fromage,
Egratigné quelqu’un, cauſé quelque dommage :
Enfin qu’on a pendu le mauvais garnement.
Toutes, dis-je, unanimement
Se promettent de rire à ſon enterrement ;
Mettent le nez à l’air, montrent un peu la teſte ;
Puis rentrent dans leurs nids à rats ;
Puis reſſortant font quatre pas ;
Puis enfin ſe mettent en queſte.
Mais voicy bien une autre feſte.

Le pendu reſſuſcite ; & ſur ſes pieds tombant
Attrape les plus pareſſeuſes.
Nous en ſçavons plus d’un, dit-il en les gobant :
C’eſt tour de vieille guerre ; & vos cavernes creuſes
Ne vous ſauveront pas ; je vous en avertis ;
Vous viendrez toutes au logis.
Il prophetiſoit vray ; noſtre maiſtre Mitis
Pour la ſeconde fois les trompe & les affine ;
Blanchit ſa robe, & s’enfarine ;
Et de la ſorte déguiſé
Se niche & ſe blotit dans une huche ouverte :
Ce fut à luy bien aviſé :

La gent trote-menu s’en vient chercher ſa perte.
Un Rat ſans plus s’abſtient d’aller flairer autour.
C’eſtoit un vieux routier ; il ſçavoit plus d’un tour ;
Meſme il avoit perdu ſa queuë à la bataille.
Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille,
S’écria-t-il de loin au General des Chats.
Je ſoupçonne deſſous encor quelque machine.
Rien ne te ſert d’eſtre farine ;
Car quand tu ſerois ſac je n’approcherois pas.
C’eſtoit bien dit à luy ; j’approuve ſa prudence.
Il eſtoit experimenté ;

Et ſçavoit que la méfiance
Eſt mere de la ſeureté.




Fin du premier Tome.

  1. L’Eſtomach.
  2. Trompeur.
Retour à la page de l’utilisateur « Zyephyrus/Février 2017/Fables de La Fontaine, livres I-III/Fables de La Fontaine : export 1 ».