Discussion utilisateur:Zyephyrus/Avril 2021
Reminder of your request:
Downloading format: : Text
View 1 to 240 on 240
Number of pages: 240
Full notice
Title : Oeuvres de Florian. Tome 1
Author : Florian, Jean-Pierre Claris de (1755-1794). Auteur du texte
Publisher : A.-A. Renouard (Paris)
Publication date : 1820
Set notice : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb304437894
Type : text
Type : monographie imprimée
Language : french
Language : French
Format : In-12
Format : Nombre total de vues : 240
Description : Contient une table des matières
Description : Avec mode texte
Rights : Consultable en ligne
Rights : Public domain
Identifier : ark:/12148/bpt6k64648581
Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Z-29151
Provenance : Bibliothèque nationale de France
Date of online availability : 26/03/2013
The text displayed may contain some errors. The text of this document has been generated automatically by an optical character recognition (OCR) program. The estimated recognition rate for this document is 100%. For more information on OCR
OEUVRES
DE FLORIAN nON QUICHOTTE.
EN conséquence du Décret Impérial du premier germinal an XIII, relatif aux droits des propriétaires d'Ouvrages posthumes, je déclare que je poursuivrai devant les Tribunaux tout contrefacteur et débitant d'éditions contrefaites des OEuvres posthumes de Florian, qui sont : Guillaume Tell, Eliezer, Don
Quichotte, les Nçuveaux Mélanges, et la Jeunesse de Florian, ou Mémoires d'un jeune Espagnol
DON QUICHOTTE DE LA MANCHE, > TRADUIT DE L'ESPAGNOL
PAR FLORIAN, OUVRAGE POSTHUME.
TOME PREMIER.
-. PARIS, CHEZ ANT. AUG. RENOUAR'tf) rue Sainl-André-det-Arct, nO. 55.
M. OCCC. XX.
AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR.
JLiORSQUE dans la vie île Cervantes, imprimée à la tête de Galatée, j'ai jugé sévèrement la traduction française de do : Quichotte, je n'avais point le projet d'en essayer une nouvelle. Depuis que j'ai succombé à cette tentation, il ne m'est plus permis de parler de la traduction ancienne.
Elle existe; et, quel que soit le jugement que l'on porte de la mienne, don Quichotte, dans notre langue, méritait plus d'un traducteur.
Le principal but de mon travail a été l'espoir de faire sentir une vérité qui ne me semble pas assez connue ; c'est que don Quichotte, indépendamment de sa gaieté, de son comique, est rempli de cette philo* Sophie naturelle qui, en livrant au ridicule
de vains préjugés, n'en respecte que plus la saine morale. Tout ce que dit le héros, lorsqu'il ne parle pas de chevalerie, semble dicté par la sagesse pour faire aimer la vertu ; son délire même n'est qu'un amour mal entendu de cette vertu. Don Quichotte est fou dès qu'il agit, il est sage dès qu'il raisonne; et comme il est toujours bon, on ne cesse point de l'aimer ; on rit de lui , et l'on s'y intéresse ; on le sait insensé, et on 1 écoute. Cervantes est peut-être le seul homme qui, par une invention aussi neuve, aussi différente de tout ce que l'on connaissait, ait forcé ses lecteurs de suivre long-temps, sans se fatiguer, les actions d'un extravagant dont on se moque sans cesse, et qu'on ne peut jamais mépriser, dont on plaint toujours le délire, et dont on admire souvent livraison (i)-
( i ) « De tous les livres que j'ai lus, Don Qui« chotte est celui que j'aimerais mieux avoir fait ».
Saint-Évremood, lettre au maréchal de Créquy.
Je niignore point que plusieurs personnes d'esprit et de goût aiment peu ce livre célèbre. Je n'ai pas besoin de leur démontrer qu'un ouvrage traduit tant de fois dans toutes les langues de l'Europe, et partout avec un succès égal, renferme nécessairement un très tminent mérite; mais je voudrais que ma traduction pût leur donner une idée de cette réunion si rare de la morale et de la gaieté, de la finesse et du naturel, de l'imagination la plus brillante et de la diction la plus pure. Je voudrais encore rappeler à ces personnes si difficiles que Cervantes écrivait au seizième siècle, lorsque le goût de la scolastique régnait encore dans toute l'Europe , lorsque les nations les plus policées ne lisaient que les monstrueux romans de chevalerie, et que lcs Français n'avaient pas même leur Astrrc.
Cette réflexion, ce me semble, doit inspirer quelque admiration pour l'homme qui inventa dès-lors le personnage si original de
Sancho, les intéressans épisodes de Dorothée, du Captif, du touchant Cardenio, modèle depuis imité par le peintre de Clémentine; pour l'auteur qui remplit son livre de caractères tous différens, quoique près que tous aimables, et qui, sachant si bien nous attendrir lorsqu'il lui plaît, sait encore nous donner des leçons de vertu, et nous faire rire long-temps sans jamais risquer d'alarmer la pudeur la plus délicate.
En abrégeant des éloges suspects dans la bouche d'un traducteur, je me hàte de convenir que l'on peut être rebuté par quelques plaisanteries prolongées ou répétées, par quelques tableaux peu agréables. Cervantes n'a pas toujours échappé au goût de son siècle, et celui de sa nation n'est pas en tout point ressemblant au nôtre. D'ailleurs il m'est bien démontré que Cervantes fit d'un seul jet la première partie de son ouvrage, sans même se donner la peine de relire ses brouillons. Beaucoup d'oublis de
sa part prouvent jusqu'à l'évidence cette assertion (i). N'esprant point faire passer dans ma langue les continuelles beautés qui compensent si fort ces taches légères, j'ai cru devoir les affaiblir, en adoucissant certaines images, en changeant quelquefois des vers trop éloignés de notre goût, surtout en supprimant les répétitions, et abrégeant des digressions, neuves sans doute
(i) Dans le chapitre V, la gouvernante dit au curé que don Quichotte est absent depuis six jours : il n'est parti que de la veille. Au chapitre VII, Sancho appelle sa femme JEANNE GUTTIÈHES : dans tout le reste de louvrage elle s'appelle THÉRÈSE.
Sancho, dans le commencement, ne dit presque point de proverbes. Au chapitre XXIII, Ginès de Passamont vole l'âne de Sancho ; et à la page suivante Sancho suit son maître, monté sur son âne.
Le temps, les époques, ne sont presque point observés. Je pourrais citer plusieurs autres distractions, dont je me suis permis de réparer quelques-unes, et qui ont été relevées avec impartialité par le savant auteur espagnol de l'AAr.nE NR DON QUICHOTTE.
lorsqu'elles parurent, mais devenues aujourd'hui communes; enfin en serrant beaucoup les récits, et suppléant par la rapidité à des ornemens que je ne pouvais rendre.
Les admirables romans de Clarisse et de Grandisson nous ont été donnés ainsi : leur gloire n'en a pas souffert; et les personnes tolérantes, qui n'exigent pas que tout traducteur se dépouille de son bon sens et de son goût, peuvent s'en rapporter à mon amour pour Cervantes de l'extrême attenLion que j'ai mise à ne retrancher de son ouvrage que ce qui n'aurait pas semblé digne de lui dans le mien.
Puisse mon zèle me faire pardonner, par ceux qui savent l'espagnol , la hardiesse d'avoir abrégé un livre que j'admire autant qu'eux, que je trouve comme eux un chefd'œuvre d'esprit, de finesse, de grâce!
Mais la grâce des mots dans un idiome n'a pas toujours son équivalent dans un autre; * et l'on doit alors, ce me semble, supprimer
ce fiui serait longueur sans cette grâce des mots.
Je n'espère guère que cet humble aveu m'attire l'indulgence de tous les lecteurs pour les libertés que je me suis permises : cette crainte est un motif de plus pour répéter que ce qu'on trouvera de moins imparfait dans ma traduction reste toujours, malgré mes soins, infiniment au-dessous de l'original; qu'un des plus grands charmes de cet original , c'est l'élégance continuelle et l'heureux mélange de tous les styles. Cervantes s'élève souvent jusqu'au ton le plus oratoire, le plus poétique, lorsqu'il fait parler don Quichotte : il emploie le langage naïf et piquant de la véritable comédie dans les réflexions de Sancho; il sait trouver une autre manière aussi naturelle, aussi gaie, mais cependant différente, quand il amène sur la scène des pâtres ou des chevriers; et il revient, sans qu'on s'en aperçoive, à son rôle d'historien, dans une
prose claire , facile , quelquefois un peu abondante, mais toujours harmonieuse. Ja souhaite que l'on s'en aperçoive en me lisant : je n'en avertirais pas, si je pouvais l'espérer.
PROLOGUE
DE
MICHEL DE CERVANTES.
LECTEUR oisif, ai-je besoin de te jurer que je voudrais que cet ouvrage fût le plus beau, le plus parfait, le plus agréable des livres? Malheureusement tu sais bien qu'à l'œuvre on reconnaît l'ouvrier. Que pourrait produire un esprit aussi peu cultivé (lue le mien , sinon un sujet bizarre , extravagant, sans suite , sans ordre, rempli d imaginations qui ne sont jamais venues à personne? D'ailleurs je travail'e en prison (i), et le lieu n'inspire pas. Le spectacle des beautés champêtres, la sérénité des deux, le murmure des ruisseaux, la tranquillité de l'âme, suffisent pour rendre fécondes les muses les plus stériles. Heureux ceux qui en jouissent!
(i) Cervantes commença don Quichotte en prison.
Voyez si vie.
Trop souvent l'amour paternel fascine tellement les yeux d'un père , qu'il regarde comme des grâces les défauts de son enfant. Don Quichotte n'est pas le mien, il n'est que mon fils adoptif : ainsi, mon cher lecteur, je ne viens point, selon l'usage, solliciter à genoux ton indulgence. Libre de ton opinion, souverain maître de ton avis, tu peux me juger à ton gré.
Le bien ou le mal que tu diras de moi ne te vaudra ni châtiment ni récompense.
J'aurais seulement désiré pouvoir t'épargner le prologue, l'avant-propos, l'introduction , tout ce bavardage inutile dont aucun auteur ne fait grâce. Ma paresse y trouvait son compte ; car je t'avoue que cette préface me coûte plus que l'ouvrage. Je ne savais par où commencer ; je ne trouvais rien à dire ; mon papier restait devant moi; j'étais appuyé sur mon coude, ma joue dans une main, ma plume derrière mon oreille , quand je fus surpris , ainsi méditant, par un de mes amis, homme d'esprit, qui me demanda ce qui m'occupait.
Ma préface , lui répondis- je ; comment voudriez-vous que don Quichotte osât paraître sans préface? Que dirait de moi ce vicux ccu.
seur nommé le public , si, après tant d'années ('e silence, déjà sur le retour de l'âge, je lui présentais un misérable livre sans discours préliminaire, sans érudition, sans remarques , uu sans notes marginales ? Voyez tous les ouvrages nouveaux; ils sont pleins de citations savantes. Leurs auteurs ont consulté tant de thtiosophes anciens, qu'ils sont obligés d'en donner une liste alphabétique qui va depuis Aristote jusqu a Xénophon et Zénon. Voilà ce qu'un lecteur admire, et tout ce qui fait passer un écrivain pour un homme instruit et disert.
A leur exemple, il me faudrait encore, après mon titre, quelques sonnets àmalouange, dont les auteurs fussent des marquis , des ducs , des éyques, des dames, ou des poètes un peu célèbres. Je n'en ai point : aussi, mon ami , suisje presque décidé à laisser le seigneur don Quichotte enseveli dans les archives de la jManche plutôt que de le produire au grand jour dépourvu d'ornemens si nécessaires , et qu'un ignorant comme moi désespère de lui fournir.
C'est à cela que je réfléchissais.
A ce discours, mon ami fit un grand éclat (c rire : Pardieu , frère, me répondit-il, je VOTJS
croyais du bon sens. Comment se peut-il qu'avec l'esprit que je vous connais vous soyez arrêté par une bagatelle? Ecoutez, je vais aplanir toutes vos difficultés.
Vous désirez d'avoir comme les autres , au frontispice de votre ouvrage , des sonnets à votre louange, dont les auteurs soient des personnes titrées : qui vous empêche de les faire vous-même, et de mettre au bas les noms que vous voudrez; par exemple, celui du PrêtreJean des Indes , ou de l'empereur de Trébiconde ? Ce sont de très grands seigneurs ; et j'attestcrai qu'ils sont de grands poètes. Si quelque pédant s'avise de nous démentir, que xisquons-nous ? la justice ne punit point ces espèces de faux. Quant aux citations , aux remarques que vous seriez bien aise de mettre en marge , apprenez par cœur quelques vers latins , quelques sentences un peu générales , que vous jetterez, à propos de rien , au milieu de votre discours. Vous aurez ainsi un prétexte de citer Homère, Horace, Virgile, les Pères de l'Église même , et nos modernes les plus connus. Ensuite, pour les écrivains que vous hes censé avoir consultés, copiez bien exacte-
ment les noms de tous les anciens, faites-les imprimer en gros caractères à la fin de votre livre : vous trouverez beaucoup de gens qui croiront que vous les avez lus, et vous aurez à bon marché la réputation d'érudit.
Ce n'est pourtant pas qu'à la rigueur vous ne puissiez vous passer de toutes ces belles choses ; car votre intention est d'écrire une satire plaisante des livres de chevalerie. Or je ne me rappelle point qu'Aristote en ait fait mention , que saint Basile en ait parlé. Les philosophes , les rhéteurs , les géomètres , les conciles , sont assez étrangers à vos extravagances. Peut-être vous suffirait-il d'imiter parfaitement ce que vous voulez ridiculiser ; d'écrire avec un style pur, harmonieux, naturel , précis, des avantures neuves et gaies ; de peindre aux yeux ce que vous dites , et d'exprimer clairement ce que vous pensez. Ce mérite est bien peu de chose , j'en conviens.
Cependant tâchez que vos récits intéressent, qu'ils divertissent l'homme mélancolique , qu'ils plaisent au lecteur enjoué , qu'ils n'ennuient point l'ignorant, qu'ils se fassent esti-
mel du sage. Surtout, ne perdez point de vue le but que vous vous proposez, qui est de détruire l'estime qu'ont usurpée auprès de tant de gens les romans de chevalerie : et, si vous en venez à bout, vous n'aurez point perdu votre tem ps.
J'écoutais en grand silence ce que me disait mon ami. Ses raisons me parurent si bonnes, que je résolus de les transcrire pour en faire cette préface. Tu n'y perds pas, mon cher lecteur, puisque , sans autre préliminaire , tu vas passer à l'histoire de ce fameux don Quichotte de la Manche, regardé chez les habitans de la plaine de Montiel comme le plus chaste des amans, le plus vaillant des chevaliers qui jamais illustrèrent cette contrée. Je ne veux point trop faire valoir le service que je te rends en te faisant connaître un héros de tous points si recommandable ; mais je demande que tu me saches quelque gré de te présenter son illustre écuyer Sancho Panca, le plus aimable sans doute, le plus fidèle, le plus ingénu de tous les écuyers qu'on a vus dans cet immense fatras de livres de chevalerie. Dieu te conserve, lecteur, sans m'oublier cependant.
DON QUICHOTTE DE LA MANCHE.
PREMIÈRE PARTIE.
CHAPITRE PREMIEU.
Du caractère et des occupations du fumeur don Quichotte de la Manche.
DANS un village de la Manche , dont je ne me soucie guère de me rappeler le nom (i), vivait, il n'y a pas long-temps , un de ces gentilshommes qui ont une vieille lance, une xondache rouillée , un cheval maigre , et un lévrier. Un bouilli, plus souvent de vache que de mouton, une vinaigrette le soir, des œuls frits le samedi , le vendredi des lentilles , et quelques pigeonneaux de surplus le dimanche, emportaient les trois quarts de son revenu. Le reste payait sa casaque de drap fin , ses chausses
(i) C'est là que Cervantes avait été mis en prison.
Voyez sa vie.
de velours avec les mules pareilles pour les jours de fête, et l'habit de gros drap pour les jours ouvriers. Sa maison était composée d'une gouvernante de plus de quarante ans , d'une nièce qui n'en avait pas vingt, et d'un valet qui faisait le service de la maison, de l'écurie, travaillait aux cham ps et taillait la vigne. L'âge de notre gentilhomme approchait de cinquante ans. Il était vigoureux, robuste, d'un corps sec, d'un visage mai gre, très matinal, et grand chasseur. L'on prétend qu'il avait le surnom de Quixada ou Quésada. Les auteurs varient sur ce point. Ce qui parait le plus vraisemblable, c'est qu'il s'appelait Quixana. Peu importe , pourvu que nous soyons certains des faits.
Lorsque notre gentilhomme était oisif, c'està-dire, les trois quarts de la journée, il s'appliquait à la lecture des livres de chevalerie avec tant de goût, de plaisir, qu'il en oublia la chasse et l'administration de son bien. Cette passion devint si forte, qu'il vendit plusieurs morceaux de terre pour se former une bibliothèque de ces livres, parmi lesquels il préférait surtout les ouvrages du célèbre Félician de Silva. Cette prose claire et facile, qui presque jamais n'a de sens , lui paraissait admirable , surtout dans ces lettres si tendres où les amans s'expriment ainsi : La raison de la
déraison que vous faites à ma raison affaiblit tant ma raison, que ce n'est pas sans raison que je me plains de votre beauté. Cette manière si naturelle de parler enchantait notre gentilhomme.
Il était seulement fâché de ne pouvoir deviner ce que cela voulait dire, et se donnait la torture pour comprendre ce qu'Aristote lui-même aurait eu bien de la peine à expliquer. Il ne laissait pas encore d être un peu étonné des prodigieuses blessures que don Bélianis faisait et recevait ; quelque habiles que fussent les chirurgiens, il lui semblait qu'il en devait rester des cicatrices extraordinaires : mais il passait tout à l'auteur, en faveur de cette aventure interminable qu'il promet en terminant son livre. Plusieurs fois notre gentilhomme fut tenté de prendre la plume et d'achever ce beau chef-d'oeuvre : malheureusement le temps lui manqua.
Il avait souvent des querelles avec le cure du village, homme instruit , et gradué à Siguence, sur le plus ou moins de mérite de Palmcrin d'Angleterre et d'Amadis de Gaule Maître Nicolas, barbier du lieu, s'était hautement déclaré pour le chevalier du Soleil , et n'estimait après lui que don Galaor, frère d'Amadis, parce que, disait-il, celui-là était assez accommodant, et qu'i! P€ pleurait pas
toujours comme son langoureux frère. Enfin notre gentilhomme, uniquement occupé de ces idées, passait les jours et les nuits à s'en repaitre. Cette continuelle lecture et le défaut de sommeil lui desséchèrent la cervelle : il perdit le jugement. Sa pauvre tête n'était plus remplie que d'enchantcmens, de batailles , de cartels d'amour, de tourmens , et de toutes les folies qu'il avait vues dans ses livres. Il n'avait pas le moindre doute sur la vérité de ces récits, et disait sérieusement que le Cid Rui Dias avait été bon chevalier de l'Ardente-Épée, qui d'un seul revers coupait deux géans par le milieu. Il estimait encore plus Bernard de Carpio, qui vint à bout de Roland l'enchanté comme Hercule vint à bout d'Antée. Le grand Morgante ne lui déplaisait point ; il le trouvait assez bien élevé pour un géant. Mais son favori, son ami de cœur, était Renaud de Montauban , surtout quand il le voyait sortir de son château pour aller détrousser ceux qu'il rencontrait. Il chérissait tant ce héros, qu'il aurait volontiers donné sa gouvernante , et su nièce par-dessus, pour avoir le plaisir de frotter les oreilles de ce traître de Ganelon.
Bientôt il lui vint dans l'esprit l'idée la plus étrange que jamais on ait conçue. Il s'imagina que rien ne serait plus beau, plus honorabl e
pour lui, plus utile à sa patrie, que de ressusciter la chevalerie errante , en allant lui-même à cheval, armé comme les paladins , cherchant les aventures , redressant les torts , réparant les injustices. Le pauvre homme se voyait déjà conquérant par sa valeur l'empire de Trébisonde. Enivré de ces espérances, il résolut aussitôt de mettre la main à l'œuvre. La première chose qu'il fit, fut d'aller chercher de vieilles armes couvertes de rouille, qui depuis son bisaïeul étaient restées dans un coin. Il les nettoya, les rajusta le mieux qu'il put ; mais il vit avec chagrin qu'il lui manquait la moitié du casque. Son adresse y suppléa ; il fit cette moitié de carton , et parvint à se fab ri quer quelque chose qui ressemblait à un casque. A la vérité , voulant éprouver s'il était de bonne trempe, il tira son épée, et , le frappant de toute sa force, il brisa du premier coup tout son ouvrage de la semaine. Cette promptitude à se rompre ne laissa pas de lui déplaire dans un casque. Il recommença son travail, et, cette fois , ajouta par-dessus de petites bandes de fer qui le rendirent un peu plus solide. Satisfait de son Invention , et ne se souciant plus d'en faire une nouvelle épreuve, il se tint pour très bien armé. Alors il fut voir son. cheval, et quoique la pauvre bête ne fût qu'un squelette
vivant, il lui parut plus vigoureux que le Bucéphale d'Alexandre , ou le Babiéca du Cid.
Il rêva pendant quatre jours au nom qu'il lui donnerait : ce qui l'embarrassait beaucoup ; car, devant faire du bruit dans le monde, il désirait que ce nom exprimât ce qu'avai't été le coursier avant sa noble destinée , et ce qu'il était devenif. Après en avoir adopté, rejeté, changé plusieurs, il ss détermina pour Rossinante, nom sonore selon lui, beau, grand, significatif. Il fut si content d'avoir trouvé ce nom superbe pour son cheval, qu'il résolut d'en chercher un pour lui-même; et cela lui coûta huit autres jours. Enfin il se nomma don Quichotte. Mais, se rappelant qu'Amadis ne s'était pas contenté de s'appeler seulement Amadis, et qu'il y avait joint le nom de la Gaule sa patrie, il voulut aussi s'appeler don Quichotte de la Manche, pour faire participer son pays à la gloire qu'il acquerrait.
C'était quelque chose que d'avoir des armes.
un demi-casque de carton , un coursier déjà nommé , un nom imposant pour lui-même ; mais le principal lui manquait encore; c'était une dame à aimer; car un chevalier sans amour est un arbre sans fruits , sans feuilles , une espèce de corps sans âme. Si, pour mes péchés, disait il, ou plutôt pour mon bonheur, je m<
rencontre avec un géant, ce qui arrive tous les jours, et que du premier coup je le renverse, le partage par le milieu du corps, ou enfin l'oblige à se rendre, ne me sera-t-il pas agréable d'avoir une dame à qui l'envoyer, afin que, se présentant devant elle, il vienne se mettre à genoux, et lui dise d'une voix soumise : Madame, voua voyez ici le géant Caraculiambro, souverain de l'ile de Malindranie. L'illustre chevalier que la renommée ne peut jamais assez louer , don Quichotte de la Manche , après m'avoir vaincu en combat singulier, m'a prescrit de me rendre aux pieds de votre grandeur pour qu'elle dispose de moi.
0 que notre héros fut content de lui lorsqu'il eut fait ce discours ! et qu'il le fut davantage quand il eut trouvé le nom de sa dame !
On prétend qu'il avait été jadis amoureux d'une assez jolie paysanne des environs, qui jamais n'en avait rien su, ou ne s'en était guère souciée. Ce fut elle qu'il établit la souveraine de son cœur. Elle se nommait Aldonza Lorenzo; mais, voulant lui donner un nom plus convenable à une princesse, il l'appela Dulcinée du Toboso. C'était dans ce village qu'elle demeurait. Ce nom , qui lui coûta du travail , lui parut aussi harmonieux, aussi agréable , auss' expressif que tous ceux qu'il avait choisis.
CHAPITRE II.
'Comment don Quichoite sortit de cllez lui la première fois.
NOTRE héros, étant pourvu de tout ce qu'il lui fallait, ne voulut pas différer plus longtemps l'exécution de son projet sublime. Il se croyait responsable de tout le mal que son inaction laissait commettre sur la terre. Un matin donc, avant le jour, dans le plus chaud du-mois de juillet, sans être vu, sans en rien dire, il se couvre de ses armes , monte sur Rossinante, et, la lance au poing, la rondachc au bras, sa visière de carton baissée, il sort par une porte de derrière, et se voit enfin en campagne. Surpris, charmé que le commencement d'une aussi grande entreprise n'eut pas éprouvé plus de difficultés, il lui vint pourtant une réflexion désolante , qui manqua lui faire tout abandonner : il se rappela qu'il n'était point armé chevalier, et que, suivant leurs lois sacrées, il lui était défendu de combattre avant d'avoir recu l'ordre de la chevalerie, d'avoir porté comme novice les armes blanches et l'écu sans devise. Ce terrible scrupule le tourmentait ; mais il y trouva remède.
Il se promit de se faire recevoir chevalier par le premier qu'il rencontrerait, comme cela était arrivé à tant d'autres dont il avait lu les histoires .-,Quant aux armes blanches, il était bien sûr que les siennes deviendraient telles à force de les fourbir. Cette idée rendit le calme à son âme. Il poursuivit son chemin en laissant aller Rossinante à son gré ; car il lui semblait qu'en cela consistait l'essence des aventures.
Tout en marchant, le nouveau chevalier s'entretenait avec lui-même. Dans les siècles futurs, (lisait-il, lorsqu'on imprimeramon histoire , je ne doute point que l'auteur ne commence de cette manière : A peine le dieu dn jour avait répandu sur la terre les tresses dorées de ses blonds cheveux ; à peine les divers oiseaux nuancés de couleurs brillantes célébraient dans leurs doux concerts la présence de la belle Aurore, qui, sortant du lit de son vieux époux , s'avançait en semant les roses sur l'horizon de la Manche, quand le valeureux don Quichotte , dédaignant les douceurs du sommeil, monta sur son fameux coursier Rossinante, et parut dans l'antique plaine de Montiel. En effet, il se trouvait là. Siècle heureux,. a jouta-t-il, postérité fortunée, qui pourra jouir du récit de tant d'exploits dignes d'être
gravés sur le bronze pour servir d'exemples aux races futures ! Et toi, qui que tu sois , sage enchanteur, qui mériteras l'honorable emploi d'écrire mes nobles actions, garde-toi surtout d'oublier mon bon cheval Rossinante, cet assidu compagnon de mes travaux, de mes périls !
Et vous, princesse Dulcinée , souveraine de ce cœur captif, ah! vous l'avez blessé mortellement par votre injuste colère , par cette défense terrible d'oser me montrer à vos yeux ; hélas! n'oubliez pas du moins l'infortuné qu' souffre pour vous.
- C'était en imitant ainsi le beau langage de ses livres qu'il cheminait assez lentement, tandis que le soleil, déjà sur sa tête, l'enveloppait de ses rayons, et aurait fondu sa cervelle, s'il en était resté au pauvre homme. Il marcha presque tout le jour sans rencontrer, à son grand dépit, la moindre occasion d'exercer son courage. Ce n'est pas pourtant que quelques commentateurs ne placent ici l'aventure du port Lapice, d'autres celle des moulins à vent ; mais j'ai des raisons de penser, d'après les recherches les plus exactes , qu'il ne lui arriva rien ce premier jour, et que vers le soir son cheval et lui s'arrêtèrent mourant de faim.
En regardant de tous côtés pour découvrir quelque château ou quelque cabane de pâtre
qui pût lui servir d'asile, il aperçut une hôtellerie; et, rendant grâce au ciel de cette fortune , il se pressa d'y arriver.
Le hasard fit que deux jeunes ml, de celles qui ne sont pas sévères, étaient alors sur la porte de l'auberge , où elles s'étaient arrêtées avec des muletiers de Séville. Don Quichotte, qui voyait partout ce qu'il avait lu , n'eut pas'plus tôt découvert l'hôtellerie, qu'il la prit pour un château superbe avec ses fossés et son pontlevis, ses quatre tours, ses créneaux d'argent tels qu'ils sont décrits dans les romanciers. Il s'approcha du prétendu château ; et, s'arrêtant à peu de distance, il attendit que le nain se montrât sur une des plates-formes pour annoncer, selon l'usage , en sonnant de la trompette, l'arrivée du chevalier. Comme le nain ne se pressait pas, et que Rossinante paraissait pressé de gagner l'écurie , notre héros s'avança jusqu'à la porte où étaient les deux jeunes filles. Elles lui parurent deux demoiselles de haut parage, prenant le frais devant leur château. Dans le même instant un porcher, pour rassembler son troupeau , se mit à sonner d'un mauvais cornet. Don Quichotte ne douta plus que ce ne fût le nain qui l'annonçait; et, s'adressant aux demoiselles un peu effrayées de ses armes : Rassurez-vous, leur dit-il, en
leur montrant sous sa visière de carton un visage sec et poudreux, vos seigneuries n'ont rien à craindre : les lois de la chevalerie, que je fais profession de suivre , me défendent d'offenser personne, et me prescrivent surtout d'être aux ordres des demoiselles aussi respectables que vous.
Les jeunes filles étonnées le considéraient avec de grands yeux. Le mot de respect les fit rire. Mesdames , reprit don Quichotte presque fâché, il ne suffit pas d'être belles , il faut encore être réservées, et surtout ne pas rire sans sujet. Daignez excuser cet avis de la part d'un homme qui ne désire que de vous servir. Ce langage, fort étranger aux jeunes filles, et la mine du chevalier, faisaient redoubler les ris.
Don Quichotte perdait patience, lorsque heureusement l'aubergiste arriva. C'était un gros Andalous de la plage de San-Lucar, fin comme l'ambre, rusé voleur, et plus malin qu'un écolier. Il fut sur le point de rire aussi-bien que les demoiselles quand il aperçut l'extraordinaire figure du gentilhomme cuirassé; mais, craignant qu'il ne prit mal la plaisanterie, il voulut en user poliment. Seigneur chevalier, dit-il, si votre seigneurie demande à coucher, elle trouvera ici tout ce qu'il lui faut, excepté un lit L c'qst, la seule chose qui nous a toujours
manqué. Don Quichotte , très satisfait des offres obligeantes,,d<e l'alcade de la forteresse, car l'aubergiste lui, parut tel, se hâta de lui, répondre: Seigneur châtelain , tout est bon.
pour moi ; les armes sont ma parure, et les combats mon repos. Cela étant, reprit l'auber giste , un pe u surpris de s'entendre appeler châtelain, si votre seigneurie veut passer ici la nuit sans dormir, elle y sera plus commodément que par!out ailleurs. En achevant ces mots, il courut tenir l'étrier de don Quichotte
qui descendit avec assez de peine, comme un homme encore a jeun.
ten premier soin fut de recommander,.^ l'aubergiste de ne laisser manquer de rieii sqnn, cheval, qu'il l'assura être le meilleur des anjjî maux de ce monde. L'aubergiste, le considAjl, rant, fut loin d'en être convaincu; cependant il le conduisit à l'écurie, et revint près de don Quichotte, qu'il trouva se faisant désarmer,par les deux belles demoiselles déjà l'écqneilit, avec lui. Ces dames lui avaient ôté les du ,, pièces de la cuirasse ; mais elles ne 'povaif;; venir à bout de dpsenchâsser sa tête du(ljaus £ e-iv col et du casque, que don Quichotte avait attachés l'un à l'autre avec de petits l'ubanu; verts si étroitement noés, qu il fallait couper.
les nœuds. Notre chevalier s'y opposa fortp-
ment : il aima mieux rester toute In nuit avec son casque ; ce qui faisait la plus étrange figure que l'on' puisse imaginer. Mais, tandis qu'on le désarmait, vivement touché des soins de ces demoiselles, il leur dit avec beaucoup de grâce : Onc il ne fut de chevalier Plus en faveur. auprès des belles !
Don Quichotte est servi par elles ; Princesses pansent son coursier.
Il s'appelle Rossinante, mesdames. Je voulais d'abord que mes seuls exploits vous apprissent que je suis don Quichotte de la Manche ; mais je n'ai pu me refuser à citer dans cette occasion l'ancienne romance de Lancelot. Pardonnez-moi d'y avoir placé moa nom, et daignez employer à votre service ma reconnaissance et mon bras.
A tout cela les jeunes filles restaient muettes.
Elles lui demandèrent enfin s'il voulait manger quelque chose. Il répondit franchement qu'il avait besoin de diner. Comme c'était un vendredi , l'on ne put trouver dans l'hôtellerie qu'une espèce de mauvaise merluche , bonne tout au plus pour des muletiers. L'hôte s'informa gravement si don Quichotte aimait la marée; et, sur sa réponse que c'était pour lui
la meilleure chère, on dressa la table devant la porte. Bientôt on vint lui servir de cette détestable merluche avec un pain plus noir et plus dur que les armes du chevalier. Quand don Quichotte voulut goûter de la prétendue marée, son hausse-col de fer l'empêcha de pouvoir rien porter à sa bouche; il fallut qu'une des demoiselles voulût bien rempli r cet office : et lorsqu'il fut question de boire , sa visière l'embarrassa tellement', que jamais il n'en serait venu à bout si l'aubergiste n'avait inventé de percer un long roseau par lequel on fit arriver le vin. Notre héros supportait tout patiemment plutôt que de sacrifier ses rubans verts. La seule chose qui l'affiigeait au fond de l'âme , c'était de n'être point encore armé chevalier
CHAPITRE III.
De l'agréable manière dont notre héros reçut l'ordre de chevalerie.
T ounMENTÉ de cette idée, don Quichotte abrège son mauvais souper, se lève, appelle l'aubergiste ; et, s'enfermant avec lui dans l'écurie, il se jette à ses genoux : Illustre chevalier , lui dit-il, j'ose supplier votre courtoisie
'de ■Vôîiloir'm'atiétri'der un don. L'aubergiste, Surpris de Ces paroles et dé voir cet homme à lites- pieds, s'efforÇaJt',de le l'elever; mais, n'en Ipouvànt veitir à bout, M lui promit ce qu'il demahdait. Je' n en àttehdais pas moins de votre" Imâgnatiimité/reprit don Quichotte : ce 'que je desfre de vous ne >péut tourner qu'à :votrClgioire et au;ptofit de l'univers; c'est de 'permettre que cette'nuit même je fasse la veille ides armes dans la chapelle de votre château , et que demain, ait point du jour, vous me Orlfédez l'ordre de chevalerie, afin que je ^W&âe aller dferns les qtiatïe parties du monde "èdurir les faibles et les opprimés, selon l'usage des chévaliers errans, au nombre desquels 'Jefbi.'ûle de me voir enfin agrégé.
L'aubergiste , comme nous l'avons dit, ne manquait pas de malice. Il avait d'abord soupçonné la folie de don Quichotte : il n'en douta plus après ces paroles; et, voulant s'en amuser, il lui répondit très sérieusement : Seigneur, un si noble désir est digne de votre grande âme. Vous ne pouviez, pour le satisfaire, mieux vous adresser qu'à moi ; ma jeuriésse entière fut "consacrée à cet honorable exercice. J'allais conrant l'univers et cherchant les aventures dans les-faubotirgs de Mkiaga, tlarcs les marchés de Séville, de Ségdvie, de
Valence , sur les ports , aux jardins publics , à la bourse, partout enfin où je trouvais quelque chose à faire. Les principaux objets de mes soins étaient les veuves et les jeunes filles; je me suis prodigieusement mêlé de leurs affaires, et presque tous les tribunaux d'Espagne m'ont ren du justice sur ce point. Me voyant vieux, j'ai pris le parti de me retirer dans mon château , où je vis paisiblement de mon bien et de celui des autres, me faisant toujours un plaisir de recevoir de mon mieux tous les chevaliers errans qui passent, de quelque qualité qu'ils soient, et ne leur demandant pour prix d'une si tendre affection que de partager avec moi l'argent qui peut les embarrasser. Dans ce moment je n'ai point de chapelle à vous offrir, parce que je viens de l'abattre pour en construire une plus belle : mais il est possible de s'en passer; et ma cour, qui est grande, commode, sera précisément ce qu'il faut pour que vous fassiez cette nuit la veille des armes. Demain matin nous remplirons les autres cérémonies ; après quoi vous serez chevalier, et tout aussi bien chevalier (lu'il y en ait jamais eu au monde.
Répondez-moi d'abord sur un point qui ne laisse pas de m'intéresser : avez-vous de l'argent ?
Non, répondit don Quichotte; je n'ai jamais lu qu'aucun chevalier se frit muni de ce vil métal. Vous êtes dans l'erreur, reprit l'aubergiste; si les historiens n'en parlent pas, c'est qu'ils ont pensé qu'il allait sans dire que les c hevaliers ne marchaient jairais sans une chose aussi nécessaire que de l'argent. Je puis vous assurer qu'ils portaient tous une bourse bien garnie, des chemises blanches, et une petite boîte d'onguent pour les blessures qu'ils pouvaient recevoir. Vous sentez bien qu'ils n'étaient pas toujours sûrs, après un combat terrible, de voir arriver sur un nuage une demoiselle ou un nain qui vint leur faire boire de ces eaux divines dont une seule goutte guérissait leurs plaies. Pour plus grande précaution , ils chargeaient leurs écuyers d'avoir avec eux de la charpie, de l'onguent et de l'argent. Quand ils n'avaient point d ecuyer , ce qui était rare à la vérité, ces messieurs portaient leur provision dans un petit portemanteau qui ne paraissait presque point, sur la croupe du cheval, et qui n'était permis que pour ce seul cas. Ainsi je vous ordonne , comme à mon fils en chevalerie, de ne jamais voyager sans argent ; vous verrez que vous et les autres s'en trouveront à merveille.
Don Quichotte promit de n'y pas manquer.
Pressé de commencer la veille des armes, il alla chercher les siennes, qu'il vint porter au milieu de Iii cour sur une auge près du puits.
Il prit seulement son écu, sa lance, et se mit à se promener en long et en large devant l'auge. La lune au plus haut de son cours brillait dans un ciel sans nuage. Les liabitans de l'auberge, à qui l'hôte avait raconté les folies du chevalier, vinrent le contempler de loin. Don Quichotte, sans y prendre garde , continuait sa promenade , s'appuyait de temps en temps sur sa lance, et regardait fixement les armes, affectant toujours une contenance aussi tranquille que fière.
Il arriva qu'un des muletiers logés dans l'hôtellerie voulut donner à boire à ses mulets, et s'en vint pour débarrasser l'auge. Don Quichotte, le voyant approcher, lui cria d'une voix terrible : Qui que tu sois, présomptueux chevalier, tremble de toucher à ces armes ; elles appartiennent au plus vaillant de tous ceux qui ont ceint l'épée; ta mort expierait ton audace. Le malheureux muletier, écoutant peu le héros , prit les armes et les jeta loin de lui. Don Quichotte alors levant les yeux au ciel et s'adressant à Dulcinée : 0 dame de mon cœur, s'écria-t-il, n'abandonnez pas dans ce premier danger le chevalier votre esclave, et que votre
intérêt pour lui vienne redoubler sa valeur !
En disant ces mots il jette son bouclier, saisit sa lance à deux mains, et la fait tomber avec tant de force sur la tête du muletier, qu'il l'étend par terre sans mouvement. Cela fait, il va relever ses armes, les remet froidem.ent sur l'auge, et recommence à se promener.
L'instant d après un autre muletier, ignorant ce qui venait d'arriver à son confrère , qui restait là tout étourdi, voulut de même abreuver ses mulets, et retira les armes de dessus 1 auge. Cette fois-ci don Quichotte, Sans lui dire une parole et sans invoquer Dulcinée , lève sa lance et la lui casse sur la tête , qu'il ouvre en trois ou quatre endroits. L'aubergiste et tous les gens de la maison accourent vers le chevalier, qui , se couvrant de son écu, s ccrie : '0 dame de beauté, soutien et force de mon âme, animez-moi d'un de vos regards dans cette terrible aventure !
Cela dit, il se sentit tant de courage, que tous les muletiers de l'univers ne l'auraient pas fait reculer d'un pas. Les camarades des blessés commencèrent à prendre des pierres qu ils firent pleuvoir sur notre héros. Celui-ci s'en garantissait de son mieux avec son bouclier, et ne s'éloignait pas de l'auge L'aubergiste se tuait de crier que c'était un fou ; qu'd
les avait avertis ; qu'ils n'y gagneraient que des coups. Don Quichotte criait plus fort qu'ils étaient tous des lâches , des traîtres ; que le reigneur châtelain était lui-même un chevalier félon , puisqu'il souffrait cliez lui des trahisons pareilles ; qu'il saurait bien l'en punir aussitôt qu'il aurait reçu l'ordre de chevalerie. Mais vous autres , ajoutait-il , indigne et vile canaille , venez , approchez , attaquez ; vous aurez le prix de votre insolence.
Il prononçait ces paroles d'un air si ferme si résolu , que les muletiers effrayés finirent par suivre le conseil de l'hôte. Ils cessèrent de jeter des pierres , emportèrent les deux blessés ; et don Quichotte reprit sa promenade aussi tranquillement qu'au paravant. L'aubergiste , qui commençait à ne plus rire des plaisanteries du héros, résolut de les faire finir en lui conférant le plus tôt possible ce malheureux ordre de chevalerie. Il vint lui demander excuse de la grossièreté de ces rustres qu'il avait si bien châtiés , l'assurant que tout s'était pnssé à son insçu , et ajouta qu'au surplus ayant satisfait à l'obligation de la veille dm armes, qui n'exigeait que deux heures , il pouvait , au défaut de la chapelle , recevoir dans tout autre lieu l'accolade et le coup de
plat d'épée sur le dos, seules choses nécessaires suivant les rites de l'ordre.
Don Quichotte le crut aisément, le supplia de se dépêcher, parce qu'une fois armé chevalier, son dessein, si l'on venait encore le provoquer, était de ne laisser personne en vie dans le château. Le châtelain n'en fut que plus pressé d'aller chercher le livre où il écrivait ses rations de paille, et suivi d'un petit garçon qui portait un bout de chandelle, et des deux demoiselles dont j'ai parlé, il revint trouver don Quichotte, qu'il fit mettre à genoux devant lui. Marmottant alors dans son livre, comme s'il eùt dit quelque oraison, il leva sa main, la fit tomber assez rudement sur le cou de don Quichotte , et, sans s'interrompre, le frappa de même avec le plat de son épée.
L'une de ces dames, qui avaient besoin pour ne pas rire de se rappeler les prouesses du chevalier, lui ceignit l'épée ; l'autre lui chaussa l'éperon. Don Quichotte reconnaissant voulut savoir comment elles se nommaient, afin de les faire jouir d'une portion de sa gloire. Les modestes demoiselles lui avouèrent que l'une d'elles était fille d'une ravaudeuse de Tolède, et s'appelait la Tolosa; que l'autre, étant la fille d'un meunier , n'avait pas d'autre nom que la Meunière; qu'au surplus partout où il
les lencontrerait elles seraient à son service.
Don Quichotte leur rendit grâces, et les pria de vouloir bien prendre le don pour l'amour de lui, et de s'appeler désormais dona Tolosa, et dona Meunière.
Toutes les cérémonies achevées , notre nouveau chevalier, qui brûlait d'aller chercher les aventures , courut seller Rossinante , monta dessus , et tout à cheval vint embrasser l'aubergiste, en le remerciant de la faveur qu'il avait reçue de lui dans des termes si extraordinaires , qu'il me serait impossible de les rapporter. L'hôte , qui désirait fort de s'en voir défait, répondit plus brièvement, mais dans le même langage , et, sans rien lui demander de sa dépense , le vit partir avec grande joie.
CHAPITRE IV.
De ce qui advint à notre chevalier au sortir dt t hôtellerie.
L'AUBE commençait à poindre, lorsque don Quichotte se remit en route , si charmé , si transporté de se voir enfin armé chevalier, qu'il en tressaillait sur son cheval. D'après les conseils de l'aubergiste, il résolut de retour
ner chez lui pour se pourvoir d'argent , de chemises, et se donner un écuyer. Il jetait déjà les yeux sur un laboureur de ses voisins , pauvre et père de famille, mais qu'il jugeait d'avance très propre au métier d'écuyer errant.
Dans cette pensée il reprit le chemin de son village; et Rossinante , qui semblait deviner son intention, se mit à marcher si légèrement, qu'à peine ses pieds effleuraient la terre.
Tout à coup, dans le fort d'un bois qu'il avait laissé à sa droite, notre chevalier entend des cris plaintifs. 0 quel bonheur! se dit-il; le ciel qui me favorise veut que je remplisse dès aujourd hui le plus cher devoir de ma profession. Ces plaintes viennent sûrement; de quelque faible qu'on opprime; c'est à moi de le secourir. Il tourne aussitôt vers le bois, et trouve presque à l'entrée une jument attachée à un arbre ; plus loin un jeune garçon de quinze ou seize ans, nu de la ceinture en haut, lié fortement au L tronc d'un chêne. C'était lui qui poussait ces cris ; et ce n'était pas sans motif : un laboureur, grand et vigoureux, le fustigeait avec une courroie, en accompagnant chaque coup d'une remontrance ou d'un conseil. Silence, lui disait-il , attention , et profitez. Le malheureux répondait : Cela ne m'arrivera plus, mon maître ; au nom de Dieu, J- .;. 1 -' ,. J 1 !..:.:.!: : ,;
1 ardonnez-moi cette fois-ci , j'aurai plus de soin du troupeau.
A cette vue, don Quichotte, d'une voix forte et courroucée, adresse ces mots au laboureur; Chevalier féroce et lâche, qui ne rougissez pas de frapper celui qui ne peut se défendre, montez à cheval, prenez votre lance (il montrait un long bâton tout auprès de la jument), je vous ferai voir combien votre action est indigne d'un brave guerrier. Le paysan, voyant arriver cette grande figure armée , répondit avec soumission : Seigneur chevalier , ce jeune garçon que je châtie est mon valet, payé par moi pour avoir soin de mon troupeau. Il s'en acquitte si mal, que tous les jours j'ai quelque brebis de mécompte ; et parce que je veux corriger sa négligence ou sa friponnerie, il a l'audace de dire que c'est pour ne pas lui payer ses gages. Sur mon Dieu comme sur mon âme , je vous jure qu'il en a menti. Un démenti ! s'écria don Quichotte , un démenti devant moi ! Par le soleil qui m'éclaire, je ne sais pourquoi cette lance ne vous perce pas à 1 instant. Allons, déliez ce jeune homme, et payez-le tout à l'heure, ou je vous anéantis.
Le laboureur baissa la tête, et, sans répliquer, délia le jeune garçon, à qui don Quichotte demanda combien lui devait son maître.
Neuf mois , reprit le berger, à sept réaux chaque mois. Notre chevalier compta que cela faisait soixante et trois réaux ; il ordonna au laboureur de les payer sur-le-champ, s'il ne voulait pas mourir. Celui-ci, tremblant de peur, assura qu'il ne devait pas tant, parce qu'il fallait retrancher du compte trois paires de souliers fournies au berger , plus deux saignées qu'on lui avait faites dans une maladie. Non, reprit don Quichotte , ces deux articles iront pour les coups qu'il a reçus. S'il a déchiré vos souliers, vous avez déchiré sa peau ; et si le barbier lui tira du sang étant malade, vous lui en avez tiré se portant bien : l'un acquitte l'autre. A la bonne heure , dit humblement le laboureur : mais je n'ai point d'argent sur moi ; qu'André se donne la peine de venir à la maison, je lui compterai ses réaux. A d'autres, s'écria le berger; Dieu me préserve de le suivre! nous ne serions pas plutôt seuls , qu'il m'écorcherait comme un saint Barthélemi. Il n'en fera rien , reprit le héros; son respect pour moi m'en est garant; et pourvu qu'il me le jure par l'ordre de chevalerie qu'il a reçu , je le laisse libre, et suis sûr que vous serez bientôt payé. Mais, monsieur , répondit André, que votre seigneurie fasse attention que mon maître n'a jamais reçu
d'ordre de chevalerie ; c'est Juan Haldudo le riche , qui demeure près du Quintanar. Qu'importe ? ajouta don Quichotte ; il peut y avoir des Haldudo chevaliers ; d'ailleurs chacun est fils de ses œuvres. Ah! de quelles œuvres est-il fils, s'écria tristement André, lui qui me refuse mon dû, le prix de mon travail et de mes sueurs! Je suis loin de vous le refuser , mon frère, dit alors le laboureur, ayez la bonté de m'accompagner, et je vous jure, par tous les ordres de chevalerie possibles, que vous recevrez plus que vous ne demandez. Je vous dispense du plus, interrompit don Quichotte, je ne vous demande que d'être plus exact.
Prenez-y garde , je vous le conseille ; autrement je saurai bien vous retrouver , fussiezvous caché comme le lézard. Il est juste que vous connaissiez celui qui vous donne cet ordre. Apprenez donc, pour mieux obéir, que je suis le valeureux don Quichotte de la Manche, celui qui venge les injures, et qui redresse les torts. Adieu; pensez à vos sermens.
En achevant ces mots il part, et s'éloigne.
Le laboureur le suivit des yeux ; et lorsqu'il l'eut perdu de vue : Mon fils, dit-il à son valet, venez un peu , je vous prie ; il me tarde de vous payer ce que je TOUS dois, comme ce redresseur de torts me l'a prescrit. Vous fere2
fort bién, répondit André; car si vous manquiez à votre parole, ce bon et digne chevalier, que Dieu conserve ! saurait vous la faire tenir. Saris doute, reprit le laboureur; mais , pour augmenter le paiement, je suis bien aise d augmentera dette. Aussitôt il saisit le berger j l'attadhe une seconde fois au chêne, et le fustige beaucoup plus fort qu'auparavant.
Seigneur André , lui dit-il ensuite , appelez donc le redresseur de torts , nous verrons comme il s'y prendra pour redresser celui-ci.
Alors il détache André, qui jurait en sanglotant d'aller chercher don Quichotte, pour lui conter de point fen point tout ce qui venait d'arriver. Le laboureur le lui pet-mit; et, l'un pieu ta nt, l'autre riant, ils se déparèrent ainsi.
Pendant ce temps , notre héros , tout fier d'avoir si bien réparé une iniquité criante , continuait son chemin en s'applaudissant tout seul des heureux commencemens de sa glorieuse carrière. Rends grâce à ta destinée , disait-il à demi-voix, ô la plus belle des belles , Dulcinée du Toboso ! jouis, jouis du bonheur d'avoir dans ta dépendance cet invincible chevalier,qui, n'ayant ceint l'épée qu'hier, comme l'univers le sait, a donné ce matin au monde une leçon de justice, a protégé la faiblesse contre la force qui l'opprimait, a sauvé des
mains d'un barbare un jeune et timide enfant.
Il aurait poursuivi ce discours, s'il ne s'était aperçu que le chemin se partageait en quatre ; et se rappelant aussitôt que les chevaliers errans s'arrêtaient tou jours dans les carrefours, incertains de la route qu'ils devaient suivre, il voulut s'arrêter aussi pour laisser le choix a son coursier. Rossinante n'hésita point, et prit le chemin de son écurie. Mais il n'avait pas fait deux milles, que don Quichotte vit venir une troupe de gens à cheval. C'étaient, comme on l'a su depuis , des négocians de Tolède , allant acheter de la soie à Murcie. Ils étaient six avec des parasols , suivis de quatre valets montés, et de trois garçons de mule à pied.
Don Quichotte ne douta point que ce ne fût une grande aventure; et sa mémoire lui fournit sur-le-champ le parti qu'il en pouvait tirer.
Il va se placer au milieu du chemin , prend une contenance fihe, s'affermit sur ses étriers , prépare sa lance , et serre son écu; et quand il voit approcher cette trou pe de chevaliers errans , car ces voyageurs ne pouvaient pas être autre chose, il leur crie d'une voix tonnante : Arrêtez tous , et confessez qu'aucune beauté de la terre n'égale l'impératrice de la Manche, la sans pareille Dulcinée du Toboso.
A ces paroles, à cette étrange figure, les mar-
chands surpris s'arrêtèrent ; mais , jugeant bientôt que c'était un fou, l'un d'eux plaisant - et spirituel, voulut s'amuser de cette rencontre. Seigneur chevalier, dit-il, aucun de nous ne connaît la dame dont vous nous parlez.
Ayez la bonté de nous la faire voir ; si elle est aussi belle que vous le dites, nous en conviendrons de tout notre cœur. Vraiment, reprit don Quichotte, si vous la voyiez, où serait le mérite de la trouver belle ? L'important, c'est que , sans l'avoir vue , vous en soyez surs, le disiez, l'affirmiez, le juriez, et le souteniez; sinon préparez-vous au combat, race orgueilleuse et superbe, soit un à un, selon les lois de la noble chevalerie , soit tous ensemble , suivant l'usage des hommes de votre espèce : jpon bras seul suffit à ma cause. Daignez m'écouter, reprit le marchand : au nom de tout ce que nous sommes ici de princes, j'ose vous prier de mettre en repos notre conscience , en ne nous forçant pas d'assurer une chose dont nous ne sommes rien moins que certains , qui d'ailleurs compromettrait les autres reines ou impératrices de l'Alcarrie et de l'Estramadure.
Que votre seigneurie ait la complaisance de nous montrer seulement un portrait de cettr dame ; si petit qu'il soit, il nous suffira pour la juger. Nous sommes même déjà telicme; t
prévenus pour elle, que, quand elle serait louche, borgne, boiteuse, bossue, nous n'en dirons pas moins ce qu'il vous plaira. Elle n'est ni louche, ni borgne, canaille infâme!
s'écrie don Quichotte enflammé de colère; ses veux sont plus beaux , plus brillans que le flambeau de l'univers; sa taille est plus fine, plus droite qu'un fuseau de Guadarrama. Vous allez payer tout à l'heure votre insolence et vos blasphèmes.
A ces mots, il court, la lance baissée, contre le blasphémateur; et, si son cheval n'eût fait un faux pas, le railleur s'en fût mal trouvé.
Rossinante à bas , son maître par terre, embarrassé de son écu, de sa lance, de ses éperons, ne put jamais se relever. Au milieu de ses vains efforts, il criait toujours : Ne fuyez pas , lâches : c'est la faute de mon cheval ; sans lui vous seriez châtiés. Un valet de mule qui n'était point plaisant s'ennuya de ses injures.
Il s'approcha du chevalier démonté , prit sa lance, qu'il rompit en pièces, et, s'armant d'aii des morceaux, répondit à coups de bâton aux menaces furieuses de don Quichotte. Ses maîtres lui criaient en vain de ne pas frapper si fort, le jeune homme y prenait goût, et ne voulut cesser le jeu qu'après avoir usé l'un après l'autre tous les débris de la lance. Enfin il
rejoignit la troupe, qui continua son chemin.
Notre héros , demeuré seul , voulut encore essayer de se remettre sur ses pieds; mais la chose n'était pas devenue plus facile depuis cette grêle de coups ; il resta dans la même place, s'estimant pourtant fort heureux de ce qu'une disgrâce commune à tant de chevafiers errans ne lui était arrivée que par la faute de son coursier.
CHAPITRE V.
Suite du malheur de notre héros.
L'INFORTUNÉ don Quichotte, voyant qu'il ne pouvait se mouvoir, eut recours à son remède ordinaire, et chercha dans sa mémoire quelque anecdote de ses livres qui eût rapporta sa situation. Il n'en trouva point de si ressem hlante que l'aventure de Beaudoin et du mar quis de Mantoue, lorsque celui-ci le rencontra dans la montagne, couché de son long, nageant dans son sang, histoire connue des enfans comme des vieillards, et presque aussi véritable que les miracles de Mahomet. Aussitôt, se roulant par terré avec toutes les marque, du désespoir, il se mit à répéter cctto
romande lamentable que l'auteur fait dire à Beaudoin :
Je meurs, ô beauté crue lle, Daignes-tu plaindre mon sort ?
Te soupçonner infidèle M'est plus affreux que la mort.
Noble marquis de INTantoue , Mon oncle et mon bienfaiteur.
Comme il prononçait ces vers, un laboureur de son village, qui venait de porter du blé au moulin, passa sur la route, et, s'approchant de cet homme qui semblait se plaindre, lui demanda quel mal il avait. Don Quichotte ne douta point que Ce ne fût le marquis de Mantoue son oncle, et ne lui répondit qu'en continuant la romance, dans laquelle il lui détaillait et son malheur et les amours du fils de l'empereur avec sa femme. Le laboureur, qui ne comprenait pas bien le sens de ce qu'il disait , lui détacha la visière à demi brisée , nettoya son visage couvert de poudre, et, le regardant avec attention , ne tarda pas à le reconnaître. Quoi ! c'est vous , dit-il, seigneur Quixada ( ce qui prouverait que c'était son vrai nom )! Qui a pu mettre votre seigneurie dans cet état ? A toutes ces questions point de réponse que la romanct. Le bon laboureur
s'occupa de lui ôter sa cuirasse, pour voir s'il n'était point blessé. Il ne vit de sang nulle part. Alors il le releva, le soutint, et, non sans peine, parvint à le mettre sur son âne , afin qu'il fût moins secoué dans la route. Ensuite il ramassa ses armes , jusqu'aux morceaux de la lance , les attacha sur Rossinante , prit sa bride d'une main, le licou de l'âne de l'autre, et s'achemina vers son village, rêvant en lui-même à ce que pouvait signifier tout ce que disait don Quichotte, Celui-ci, que ses contusions faisaient tenir un peu de travers sur l'âne, levait les yeux au ciel, et poussait de si grands soupirs, que le laboureur se crut obligé de le questionner de nouveau. Mais le diable, qui semblait se plaire à présenter à la mémoire du chevalier tout ce qu'il avait jamais lu, lui fit oublier dans l'instant l'aventure de Beaudoin pour lui rappeler celle du Maure Abindarraës, lorsque le gouverneur d'Antequerre, après l'avoir fait prisonnier, le conduisit dans sa forteresse; de sorte que cette fois il répondit au laboureur ce que répond à Rodrigue de Narvaës, dans la Diane de Montemayor, l'Abencerrage captif. A la fin de ce long discours, il ajouta: Seigneur don Rodrigue, il est bon que vous sachiez que cette belle Xarife dont je viens de
vous parler est à présent l'incomparable Dulcinée du Toboso , pour laquelle j'ai déjà fait, je fais , je ferai des exploits beaucoup au-dessus de tous ceux des chevaliers passés, présens, et futurs. Le laboureur, encore plus dérouté , le considérait avec de grands yeux , cherchant à comprendre ce qu'il voulait dire : Mon cher monsieur, interrompait-il, songez donc, je vous prie, que je ne suis point Rodrigue de Narvaës, ni le marquis de Mantoue; je m'appelle Pierre Alonzo , votre voisin , votre serviteur. Vous n'êtes pas non plus Beaudoin , ni le Maure Abindarraës ; vous êtes le seigneur Quixada, un bon et brave gentilhomme. Je sais qui je suis , reprenait don Quichotte ; et je puis être, quand je voudrai, non-seulement ceux que je dis , mais même les douze pairs de France et les neuf pairs tant renommés , puisque toutes leurs actions n'approchent sûrement pas des miennes.
En s'entretenant ainsi, le jour finissait, et nos voyageurs arrivèrent au villagel, Le laboureur conduisit don Quichotte à sa maison, où son absence avait répandu le trouble : ses bons amis , le curé, le barbier du lieu , étaient chez lui dans ce moment. La gouvernante criait de toutes ses forces : Qu'en dites-vous, monsieur le licencié Péro Pérez? ( c'était le nom du
curc. ) Voilà pourtant six jours entiers quemrtn maître ne paraît pas. Nous ne trouvons ni son cheval, ni sa rondache, ni ses armes. Ah! malheureuse que je suis ! Je vous le dis, monsieur le curé, qu'il n 'y ait jamais de paradis pour moi si ces maudits livres de chevalerie ne lui ont brouillé la cervelle! Je me souviens bien à présent de l'avoir entendu dire, en parlant tout seul, qu'il voulait se faire chevalier errant et aller chercher les aventures. Que Sfetan et Barabbas puissent emporter tous ces livres qui ont gâté la meilleure tutc de la Manche! Ah !
maître Nicolas, reprenai t la nièce en s'adressant au barbier, il faut que vous sachiez que mon oncle, qui passait quelquefois deux jours et deux nuits de suite à lire ces malheureux livres, se levait souvent en fureur, prenait son épée et frappait les murailles. Ensuite, quand il était las, il disait qu'il avait tué quatre géans plus hauts que des tours ; il buvait un grand verre d'eau, qu'il prétendait être un breuvage admirable que son ami l'enchanteur Esquif lui avait donné pour guérir ses blessures. Je me repens bien, maître Nicolas, de ne pas vous avoir averti ; vous auriez pu sauver mon oncle, en brûlant tous ces excommuniés de livres, qui méritent d'être mis au feu comme des héi-étiqnes qu'ils sont. Je suis de votre avis ,
répondait le curé, nous nous sommes trop endormis sur le danger de ces livres ; mais demain ne se passera pas sans que j'en fasse un grand exemple. Ils ont perdu mon meilleur ami, je ne veux plus qu'ils perdent - personne.
Ils en étaient là quand le laboureur qui conduisait don Quichotte frappe à la porte en criant : ouvrez, ouvrez, s'il vous plaît, au marquis de Mantoue, au seigneur Beaudoin qui revient blessé, et au Maure Abindarraës que le gouverneur d'Antequerre amène prisonnier de guerre. A ces mots tout le monde court; et les uns reconnaissant leur ami, l'autre son maître, l'autre son oncle, ils se pressent d'embrasser don Quichotte, qui ne pouvait descendre de dessus son âne. Arrêtez, leur dit le héros ; je suis blessé, grièvement blessé par la faute de mon cheval. Il faut me porter dans mon lit, et faire venir, s'il est possible, la sage Urgande, afin qu'elle visite mes plaies.
L'entendez-vous? cria la gouvernante; ne l'avais-je pas deviné? Venez, venez avec nous, monsieur; nous saurons bien vous guérir sans que cette Urgande s'en mêle. Ah! maudits soient encore une fois ces chiens de livres qui vous ont mis dans ce bel état !
On porta don Quichotte au lit; et comme , en cherchant ses blessures, on paraissait sur..
pris de n'en point trouver : Je ne suis que froissé, dit-il, parce que je suis tombé avec mon cheval en combattant dix géans les plus terribles qu'on puisse voir. Ah! ahl reprit le curé, il y a des géans dans l'affaire! demain , sans plus de retard, les livres seront brûlés, On fit à don Quichotte d'autres questions , auxquelles il ne répondait qu'en demandant à manger et à dormir. On lui obéit j et, pendant ce temps, le laboureur raconta comment il avait trouvé don Quichotte, et toutes les folies qu'il avait dites. Cet entretien confirma le curé dans la résolution qu'il avait prise.
Le lendemain, de bonne heure, il alla cher- cher son ami maître Nicolas le barbier, et se rendit avec lui à la maison de don Quichotte.
CHAPITRE VI.
i Du grand examen que firent le curé et le barbier dans la bibliothèque de notre gentilhomme.
LE chevalier dormait encore. Le curé pria sa nièce de lui ouvrir promptement la chambre où étaient les livres. La nièce et la gouvernante ne se firent pas presser., Elles accompagnèrent maître Nicolas et le curé, qui trouvèrent , rangés avec soin, une centaine de gros
volumes bien reliés, et beaucoup d'autres plus petits. La gouvernante sortit, et revint tenant à la main une tasse pleine d'eau bénite : Monsieur le licencié , dit-elle , commencez, croyezmoi , par bénir là chambre , de peur que quelqu'un des enchanteurs dont tous ces livres sont pleins ne nous ensorcèle, pour se venger de ce que nous allons faire. Le curé , riant de sa bonne foi, pria maître Nicolas de lui donner les volumes un à un, afin de voir si, dans le nombre, il n'y en avait point qu'on pût épargner. Non, non , s'écriait la nièce ; point de grâce pour aucun. Tous ont fait du mal à mon oncle, il faut tous les jeter par la fenêtre, les ramasser en tas dans la cour , et mettre lefeu par-dessous. La gouvernante était de cet avis; mais le curé n'y consentit point, et voulut au moins visiter les titres.
Le premier que maître Nicolas lui remit, fut le volumineux Amadis de Gaule. Ceci semble fait exprès , dit le curé ; on m'a toujours assuré qu'Amadis avait été le premier livre de chevalerie qu'on ait vu paraître en Espagne. Je suis d'avis de le condamner, sans examen, comme chef d'une aussi mauvaise secte. Non, répondit le barbier, c'est, je vous assure, le moins ennuyeux de tous, et je demande grâce pour lui. A la bonne heure, reprit le curé , ne soyons
pas trop sévères. Quel es t cet au tre qui le sui t1 Êsplandian, fis dAmadis. -Oh! ie fils ne vaut pas le père. Madame la gouvernante , ouvrez la fenêtre , et qu'Esplandian vole dans la cour, pour servir de base au bûcher, Comment nommez-vous le suivant? — Amadis di, Grèce; et tout ce rayon me ] arait de la famille des Amadis. - Eh bien I que tout le rayon aille dans la cour, sans regretter la Reine Finticjuiniestre et le Berger Darinet avec ses fades églogues. La gouvernante et la nièce , qui ne demandaient que la perte de ces pauvres innocens , les firent voler avec grande joie.
Passons à ces gros billots, dit le curé ; leurs noms, s'il vous plaît? — Olivanlès de Laura, et puis le Jardin de Flore, et Florismarle d'ÎIir•canie, et le Chevalier Platir, et le Chevalier de La Croix. A la cour, à la cour , madame la gouvernante ; ces messieurs ne valent pas la peine que nous instruisions leur procès. Voici le Miroir de la Chevalerie. Je le connais , reprit le curé; c'est là qu'on voit Renaud de Moutauban et ses amis , tous grands voleurs de leur métier; et les douze pairs de France , et les fidèles annales de l'archevêque Turpin.
Je suis d'avis de ne les condamner qu'au bannissement perpétuel, par la raison qu'ils ont fourni le sujet des poèmes du Boyardo et de
l'Arioste. Quant à ce chaste Arioste , si je le trouve en italien , je ne puis le traiter avec trop de respect; mais s'il s'avise de parler une autre langue que la sienne , je ne lui ferai point de,grâce. Malheur à tous ses traducteurs !
Malgré leurs efforts , malgré leur génie , ils sont et seront toujours trop au-dessous de l'original. Que tenez-vous là, monsieur le barbier ? — Palmerin d'Olive, et Palmeritt d'Angleterre, - Donnez l'Olive à la gouvernante , et conservons l'autre avec soin ; d'abord parce que l'ouvrage est bon , ensuite parce qu'un savant roi de Portugal passe pour en être l'auteur. - Que prononcez-vous sur dun Bélianis ? — Un plus amplement informé , en gardant prison chez vous jusqu'à ce qu'on l'ait abrégé des deux tiers. Quant au reste de ces gros volumes, sans nous fatiguer à les voir, livrez-les à madame la gouvernante.
Celle-ci ne se le fit pas dire deux fois ; elle les prit à brasse-corps , et les jeta par la fenêtre.
Un d'eux s'échappa de ses mains, et vint tomber auprès du barbier, qui le ramassa et lut : Histoire du fameux Tiran Le Blanc. Comment!
s écria le curé, Tiran Le Blanc est ici : donnez-le-moi, mon compère, c'est un trésor de gaieté. C'est là qu'on trouve le chevalier don Kyrie eleison, et les maximes commodes de la
demoiselle Plaisirs de ma vie, les jolis tours de la veuve Reposée, les amours de l'impératrice avec son jeune écuyer. Dans ce livre, au moins, les chevaliers mangent , dorment , vivent et meurent comme les autres hommes. Je n'en aurais pas moins envoyé l'auteur aux galères pour avoir écrit sérieusement et de bonne foi ce qui me fait rire dans son ouvrage ; mais gardez-le , maitre Nicolas , et lisez-le quand vous voudrez vous divertir.
J'aperçois, continua-t-il, beaucoup de petits volumes qui doivent être des poésies.
J ustement ! voici la Diane de Montémayor. Je crois, sauf meilleur avis , que nous pouvons sauver ceux-là. Ce sont des livres d'amour, de galanterie, de bergerie, qui ne sont pas d'un grand danger. Pardonnez-moi , s'écria la nièce ; je vous conseille de les brûler aussi ; car , si mon oncle revient de sa maladie de chevalier , et qu'en lisant ces livres-là il lui prenne fantaisie de se faire berger, d'aller courir les prés en jouant de la flûte ou de la musette , vous conviendrez que nous n'en serons guère mieux : et ce serait bien pis, ma foi! s'il allait se faire poète; folie qu'on dit être la plus dangereuse et la plus incurable de toutes. C'est fort bien vu, reprit le curé ; il n'y aura pas de mal d oter cet écueil à notre
ami. Cependant je rit* puis me résoudre à brûler la Diane de Montémayor ; et si l'auteur voulait bien en retrancher la magie et les grands vers , je lui laisserais l'honneur d'être le premier ouvrage de ce genre. Quant à ses continuateurs , livrez-les à madame la gouvernante , en conservant le seul Gil-Polo.
Voici, lui dit le barbier, un roman intitulé : Les dix livres de Fortune et d'Amour, par Antoine de Lofrase , poëte sarde. Ah ! par les ordres que j'ai reçus , reprit le curé, je ne connais pas de livre plus amusant. Donnez-le moi, mon compère ; je vous jure que j'aurais vendu ma soutane pour l'acheter. — Et le Pasteur d'Hibérie, les Nymphes de l'Hénarès, le Remède de la Jalousie ? - A madame la gouvernante; et finissons, car il est tard. — Voilà le Chansonnier de Maldonado, et le Trésor des poésies diverses. — Plus ces trésors-là sont grands , et moins ils ont de valeur. Gardez-le , si vous voulez, pour le diminuer beaucoup. — Et la Galatée de Michel de Cervantes ? qu'en ferezvous ? — Doucement, mon cher compère ! ne badinons pas, s'il vous plait. L'auteur est mon intime ami; de plus il est bien malheureux.
Son ouvrage n'est pas sans mérite ; il est vrai qu'il commence beaucoup d'histoires et qu'il n'en finit aucune. Il faut attendre , pour Ir.
juger, la seconde partie qu'il a promise. J et père qu'il se rendra digne de la miséricorde dont j'use envers lui. Mettez-le de côté, maître Nicolas ; j'ai mes raisons. — Nous avons ici l'Araucana de don Alonzo de Ercilla , avec l'Auslriadc de Juan Rufo , et le Jlonscrrat de Christophe de Virues. — Ces trois ouvrages , dit le cui e , sont ce que 1 Espagne a de mieux en vers héroïques. Ce sont les seuls que nous puissions opposer aux poernes des Italiens.
Gardez-vous bien de les li vrer à madame la gouvernante. Pour tout ce qui reste, je le lui abandonne , car je commence à être fatigué.
CHAPITRE VII.
Seconde sortie du chevalier.
D N S ce moment don Quichotte s'éveilla, en criant à pleine tète : A moi! à moi! c'est ici qu'il faut montrer ce que peut votre courage ; les courtisans remportent le prix du tournoi.
Tout le monde se pressa d'accourir ; et la précipitation avec laquelle on abandonna l'examen des livres fut cause sans doute que plusieurs à qui le curé aurait pardonné se trouvèrent enveloppés dans l'arrêt fatal. Don Quichotte était réveillé, debout, l'épée à la
main, criant toujours de plus belle, et donnant de grands coups à droite et à gauche. On parvint à s'emparer de lui, à le remettre sur son lit. Notre héros , se tournant alors vers le curé : Certes, dit - il, seigneur archevêque Turpin, c'est une assez grande honte que tout ce que nous sommes ici des douze pairs abandonnions lâchement aux chevaliers de la cour le prix du tournoi qui, depuis trois soleils, ne s'est soutenu que par notre vaillance. Que voulez-vous, mon cher voisin? répondit le curé ; il faut se soumettre : Dieu permettra peut-être que la chance tourne; et ce qui se perd aujourd'hui peut se regagner demain.
Ne pensons qu'à votre santé ; vous êtes sûrement fort las , peut-être même blessé. Blessé ?
non , reprit don Quichotte ; à la vérité un peu moulu, parce que ce bâtard de Roland, furieux de ce que j'étais le seul qui lui disputais la victoire, m'a frappé long-temps avec un tronc de chêne. Mais je consens à perdre mon nom de Renaud de Montauban, si dès que je serai debout il ne me le paye bien cher, malgré ses enchantemens. Pour l'heure , je n'ai besoin que de manger. On lui servit à diner ; il se rendormit aussitôt après.
La gouvernante profita de son sommeil pour brûler tous les volumes jetés dans la cour.
Le curé et le barbier, voulant couper jusqu'à la racine du mal, firent murer sur-le-champ la porte du cabinet des livres, en recommandant à la nièce de dire à son oncle , quand il les chercherait, qu'un enchanteur les avait enlevés. En effet, deux jours après , don Quichotte , parfaitement rétabli , n'eut rien de plus pressé que d'aller à sa bibliothèque. N'en retrouvant plus la porte , il la cherchait de tous ses yeux, allait et venait, tâtait, retâtait avec ses mains, et s'arrêtai t toujours à l'endroit où jadis était cette porte. Enfin, après un long silence , il demanda à sa gouvernante de lui indiquer son cabinet de livres. Quel cabinet? répond-elle : il n'y a plus ni livres ni cabinet, le diable a tout emporté. Ce n'est pas le diable, interrompt la nièce; mais un enchanteur qui vint ici pendant votre absence, monté sur un grand dragon. Il entra dans la bibliothèque; j'ignore ce qu'il y fit.
Au bout de quelques instans, il ressortit par le toit , laissant la maison pleine de fumée.
Nous couiumes vite pour voir ce qu'il était venu faire .nous ne trouvâmes plus de cabinet.
Je me rappelle seulement, et la gouvernante doit s'en souvenir aussi, que ce méchant vieillard nous dit, en s'en allant, qu'il avait voulu se venger du maître de la maison qu'il haïssait
mortellement; il ajouta qu'il s'appelait Mougnaton. Ce n'est pas Mougnaton, répondit don Quichotte, c'est Freston. Je le connais bien: c'est mon plus grand ennemi. Sa profonde science lui a fait connaître qu'un chevalier qu'il protège serait un jour vaincu par moi.
Depuis ce temps , son dépit le porte à me jouer tous les mauvais tours qu'il peut : cela ne l'avancera guère, il ne changera pas le destin., C'est bien sûr, mon oncle, reprit la nièce.
Mais pourquoi vous mêler de toutes ces querelles ? Ne seriez-vous pas plus heureux en restant paisible chez vous , plutôt que d'aller par le monde faire souvent triste rencontre ?
Vous connaissez le proverbe : Qui va chercher de la laine revient quelquefois tondu.: Ah ! ah ! ma nièce , répliqua don Quichotte, vous savez de belles sentences. Mais apprenez qu'avant de tondre un homme comme moi, il y en aurait beaucoup de pelés. Retenez cela , je vous prie. Le ton dont il dit ces paroles termina la conversation.
Don Quichotte parut tranquille pendant les quinze jours suivans, et ne laissa point soupçonner qu'il s'occupât d'une nouvelle campagne. Seulement , dans les fréquens entretiens qu'il avait avec le curé et le barbier, il insistait toujours sur l'utilité de la chevalerie
errante et sur son projet de la faire revivre. Le curé disputait quelquefois; le plus souvent il cédait, afin de ne pas se brouiller. Il ignorai* que pendant ce temps don Quichotte sollicitait en secret de le suivre, en qualité d'écuyer, un laboureur de ses voisins , homme de bien , si le pauvre peut se nommer ainsi, mais dont la tète n'avait pas beaucoup de cervelle. Parmi beaucoup de promesses que notre héros fit à ce bon homme, il lui répétait toujours que, dans ce beau métier d'écuyer errant , rien n'était plus ordinaire que de gagner en un tour de main le gouvernement d'une île. Le crédule laboureur , qui s'appelait Sancho Pança, fut surtout séduit par cette espérance, et résolut de quitter et ses enfans et sa femme pour courir après ce gouvernement. Don Quichotte, sûr d'un écuyer, s'occupa de ramasser un peu d'argent, vendit une pièce de terre, engagea l'autre , perdit sur toutes, et parvint à se faire une somme assez raisonnable. Il emprunta d'un de ses amis une rondache meilleure que la sienne, raccommoda de nouveau son casque, se pourvut de chemises, suivant le conseil de l'aubergiste , et convint avec Sancho du jour et de l'heure où ils partiraient.
Il lui recommanda surtout de se munir d'un bissac. Sancho promit de ne pas l'oublier, et
ajouta que , n'étant pas accoutumé à faire beaucoup de chemin à pied, il avait envie d'emmener son âne, qui était une excellente bête. Le nom d'âne fit quelque peine à don Quichotte; il ne se rappelait point qu'aucun écuyer célèbre eut suivi son maître de cette manière. Mais, faisant réflexion qu'il donnerait à Sancho le cheval du premier chevalier vaincu , il ne vit point d'inconvénient à le laisser venir sur son âne.
Tous leurs arrangemens faits , une belle nuit don Quichotte et son écuyer , sans prendre congé de personne , partirent et marchèrent si bien, qu'au point du jour ils ne craignaient plus de pouvoir être rattrapés. Le bon Sancho, sur son âne, entre son bissac et sa grosse gourde , allait comme un patriarche, impatient déjà de voir arriver cette île dont il devait être gouverneur, Don Quichotte, rempli d'espoir, l'air fier et la tête haute, s'avançait sur le maigre Rossinante , dans cette même plaine de Montiel, où les rayons du soleil, l'atteignant seulement de côté , ne l'incommodaient pas autant qu'à sa première sortie. Sancho, pressé de parler , commença la conversation.
Monsieur mon maître, dit-il, je supplie votre chevalerie errante de ne pas perdre de vue cette île qu'elle m'n promise Fe puis vous
répondre que celle-là, quelque grande qu'elle soit, ne sera point mal gouvernée. Ami Sancho, répondit don Quichotte, de tout temps les chevaliers ont eu pour coutume de donner à leurs écuyers les îles ou les royaumes dont leur valeur les rend maîtres : tu sens bien que je ne voudrais pas déroger à ce noble usage.
Je ferai mieux: la plupart des chevaliers dont je te parle attendaient que leurs écuyers fussent vieux pour récompenser leurs services, en leur donnant soit un comté , soit un marquisat, qui n'était souvent qu'une méchante province ; mais moisi Dieu nous laisse vivre, je pourrais bien, avant six jours, conquérir un si grand empire, qu'un des royaumes qui en dépendront sera justement ton affaire. Ne regarde pas cet événement comme Hifficile ou extraordinaire; dans le métier que nous faisons rien n'est plus simple et plus commun. Cela étant, reprit Sancho, une fois que je serais roi, Jeanne Guttières ma femme serait donc reine, et mes petits drôles infans ? — Qui en doute ?
- Moi, j'en doute, parce que je connais ma femme, et je vous assure qu'il pleuvrait des couronnes, qu'aucune ne pourrait bien aller à sa tête. Je vous en préviens d'avance, elle ne vaut pas deux maravedis pour être reine : comtesse , je ne dis pas non ; encore nous y aurions
du mal. —Ne t'en inquiète pas , mon ami ; Dieu saura lui donner ce qu'il lui faut. Quant à toi, ne va pas être si modeste que de te contenteràmoins d'un bon gouvernement. — Oh !
que votre seigneurie soit tranquille ; je m'en rapporterai là-dessus à vous seul. Un maître aussi puissant et aussi bon saura bien ce qui me convient.
CHAPITRE VIII.
Comment don Quichotte mit fin à l'épouvantable aventure des moulins à vent.
DAHS ce moment, don Quichotte a perçut trente ou quarante moulins à vent ; et regardant son écuyer : Ami, dit-il, la fortune vient au-devant de nos souhaits. Vois-tu là-bas ces géans terribles? Ils sont plus de trente : n'importe, je vais attaquer ces fiers ennemis de Dieu et des hommes. Leurs dépouilles commenceront à nous enrichir. Quels géans ? répondit Sancho. — Ceux que tu vois avec ces grands bras qui ont peut-être deux lieues de long. — Mais, monsieur, prenez-y garde; ce sont des moulins à vent ; et ce qui vous semble des bras n'est autre chose que leurs ailes. —
Ah! mon pauvre ami, l'on voit bien que tu
n'es pas encore expert en aventures. Ce sont des géajis, je m'y connais. Si tu as peur, éloigne-toi, va quelque part te mettre en prière, tandis que j'entreprendrai cet inégal et dangereux combat.
En disant ces paroles il pique des deux , sans écouter le pauvre Sancho, qui se tuait de lui crier que ce n'étaient point des géans , mais des moulins, sans se désabuser davantage à mesure qu'il en approchait. Attendezmoi , disait-il, attendez-moi, lâches brigands ; un seul chevalier vous attaque. A l'instant même un peu de vent s'éleva, et les ailes se mirent à tourner. Oh ! vous avez beau faire , ajouta don Quichotte; quand vous remueriez plus de bras que le géant Briarée, vous n'en serez pas moins punis. Il dit, embrasse son, écu ; et, se recommandant à Dulcinée , tombe , la lance en arrêt, sur l'aile du premier moulin , qui l'enlève lui et son cheval, et les jette à vingt pas l'un de l'autre. Sancho se pressait d'accourir au plus grand trot de son âne. Il eut de la peine à relever son maître, tant la chute avait été lourde. Eh! Dieu me soit en aide , dit-il, je vous crie depuis une heure que ce sont des moulins à vent. Il faut en avoir d'autres dans la tète pour ne pas le voir tout de suite. Paix! paix! répondit le héros; c'est
dans le métier de la guerre que l'on se voit le plus dépendant des caprices de la fortune, surtout lorsqu'on a pour ennemi ce redoutable enchanteur Freston, déjà voleur de ma bibliothèque. Je vois bien ce qu'il vient de faire : il a changé les géans en moulins pour me dérober la gloire de les vaincre. Patience !
il faudra bien à la fin que mon épée triomphe de sa malice. Dieu le veuille! répondit Sancho en le remettant debout, et courant en faire autant à Rossinante, dont l'épaule était à demi déboîtée.
Notre héros , remonté sur sa bête, suivit le chemin du port Lapice, ne doutant pas qu 'un lieu aussi passager ne fût fertile en aventures.
Il regrettait beaucoup sa lance, que l'aile du moulin avait brisée. Mon ami, dit-il à Sarrcho, je me souviens d'avoir lu qu'un cheval ier espagnol, appelé Pérez de Vargas, ayant rompu son épée dans une bataille , arracha une branche ou un tronc de chêne, avec lequel il tua tant de Maures, qu'on le surnomma l'Assommeur.
Je veux imiter Pérez de Vargas. Au premier chêne que je rencontrerai , je vais me tailler une massue; et cette arme me suffira pour faire de tels exploits, que jamais personne ne pourra les croire. Ainsi soit-il ! répondit Sancho: mais redressez-vous un peu, car vous allez
tout de côté. — Je t'avoue que je me ressens de ma chute ; et, si je ne me plains pas , c 'est qu'il est défendu aux chevaliers errans de se plaindre, quand même ils auraient l'estomac ouvert. — Diable ! si c'est défendu de même aux écuyers, je ne sais trop comment je ferai, car je vous préviens qu'à la moindre égratignure je crie comme si on m'écorchait. Mais vous ne pensez pas , monsieur, qu'il est temps de dîner. Don Quichotte lui répondit qu'il n'avait besoin de rien , et qu'il pouvait manger s'il voulait. Avec cette permission, Sancho s'arrangea sur son âne, tira les provisions du bissac, et, trouvant dans ce moment que rien n'était si agréable que de chercher les aventures , sans songer aux promesses de son maître, il allait cheminant derrière lui, doublant les morceaux, et haussant la gourde avec tant d'appétit, avec tant de plaisir, qu'il aurait donné de l'envie au plus gourmet buveur de Malaga.
La nuit vint; nos aventuriers la passèrent sous des arbres. Don Quichotte choisit une forte branche, à laquelle il mit le fer de sa lance. Il se garda bien de fermer les yeux, et ne pensa qu'à Dulcinée, pour imiter ces chevaliers qui, dans les forêts et les déserts, n'employaient le temps du sommeil qu'à s'occuper
de leurs dames. Sancho ne fit qu'un somme jusqu'au matin ; et les rayons du soleil levant qui lui donnaient sur le visage , non plus que le gazouillement des oiseaux à l'arrivée du jour, ne l'auraient pas réveillé , si son maître ne l'eût appelé. En ouvrant les yeux il prit sa bouteille, qu'il s'affligea de trouver plus légère que la veille. Notre héros , qui ne voulait vivre que de ses tendres pensées, refusa de déjeuner. Tous deux se mirent en route , et , après trois heures de marche, découvrirent le port Lapice.
Pour le coup, s'écria don Quichotte , nous pouvons ici, mon frère Sancho , enfoncer nos bras jusqu'aux coudes dans ce qu'on appelle aventures. Mais souviens-toi, sur toutes choses, de l'important avis que je vais te donner.
Quand bien même tu me verrais dans le danger le plus terrible, garde-toi de mettre l'épée à la main, et de t'y précipiter : il ne t'est permis de combattre que dans le cas où ceux qui m'attaqueraient seraient de la populace.
Lorsque ce sont des chevaliers , il t'est défendu par nos lois de t'en mêler en aucune manière.
Soyez tranquille, répondit Sancho, jamais aucun de vos ordres ne sera mieux exécuté que celui-là. Naturellement je suis pacifique, ennemi du bruit, des querelles. Cependant,
si l'on en veut à ma personne, je me défendrai de mon mieux, sans me soucier d'aucunes lois. — Tu feras bien; ce que je t'en dis n'est que pour retenir le premier mouvement et l'impétuosité de ta valeur naturelle. — Oh !
monsieur, je la retiendrai. Vous pouvez être bien certain que je garderai ce précepte aussi religieusement que celui de ne rien faire le dimanche.
Comme il parlait, don Quichotte aperçutdeux religieux bénédictins montés sur deux grandes mules, qui lui parurent des dromadaires. Chacun avait son parasol et ses lunettes de voyage. Derrière eux venaient leurs valets à pied ; plus loin un carrosse entouré de quatre ou cinq hommes. à cheval. Dans ce carrosse était une dame de Biscaye qui s'en allait à Séville rejoindre son mari prêt à passer aux Indes. Les deux religieux ne voyageaient pas avec cette dame ; mais ils suivaient la même route. Dès que don Quichotte les découvrit : Ou je me trompe, dit-il à son écuyer , ou je t'annonce une aventure telle qu'on n'en a point encore vu. Ces figures noires que tu vois venir à nous ne peuvent être que deux enchanteurs, qui ont sûrement enlevé quelque princesse, et l'emmènent dans ce carrosse. Tu sens, mon ami, que je ne puis passer cela.
Monsieur, répondit Sancho, regardez-y bien, je vous prie ; que le diable ne vous tente pas.
Ceci serait plus sérieux que l'histoire des moulins à vent. J'ai beau regarder, je ne vois que deux moines, et une dame qui voyage.
Je t'ai déjà dit, reprit don Quichotte, que tu ne t'entends point du tout en aventures ; et je vais te prouver tout à l'heure que ce que je soupçonne est vrai.
A ces mots, il pousse Rossinante, arrive auprès des bénédictins : Satellites du diable , leur crie-t-il, rendez sur-le-champ la liberté à ces hautes princesses que vous avez enlevées , ou préparez-vous à recevoir le châtiment de votre audace. Les moines surpris arrêtent leurs mules. Seigneur chevalier, répond l'un d'eux , bien loin d'être ce que vous dites, nous sommes deux religieux de saint Benoît, qui voyageons pour nos affaires. Vous pouvez compter que nous ignorons si les personnes qui viennent dans ce carrosse sont des princesses enlevées" On ne m'abuse point, interrompt don Quichotte, avec de douces paroles : je vous connais trop, canaille maudite. Il court aussitôt la lance baissée contre un des pauvres religieux, qui n'eut que le temps de se jeter en bas de sa mule. Son compagnon , effrayé, pique la sienne le mieux qu'il
peut et s'échappe dans la campagne. Sancho , voyant le moine par terre, descend promptement de son âne, saisit le bénédictin, etcommence à le dépouiller. Mais les deux valets arrivèrent, et demandèrent à Sancho pour quelle raison il déshabillait le père. Pardieu !
répondit l'écuyer, je ne prends que ce qui m'appartient. Monseigneur don Quichotte a gagné la bataille; il est clair que les dépouilles des vaincus sont à moi. Les valets, qui n'entendaient pas bien les lois de la chevalerie, tombent sur Sancho , le jettent par terre, et ne lui laissent pas un poil de la barbe. Ensuite ils vont relever le moine, le remettent sur sa mule ; et celui-ci, tremblant de peur, se hâte de rejoindre son compagnon, qui, arrêté au milieu des champs r regardait ce qui se passait.
Tous deux alors, sans se soucier d'attendre la fin de cette aventure, poursuivent bien vite leur route, en faisant des signes de croix.
Don Quichotte, pendant ce temps, s'était pressé de joindre le carrosse ; et s'approchant de la portière : Madame, dit-il, votre beauté peut aller où bon lui semble : ce bras vient de vous délivrer, et de punir vos ennemis. Vous désirez sans doute connaître le nom de votre libérateur; apprenez donc que je suis don Quichotte de la Manche , chevalier errant, et
l'esclave de la belle Dulcinée du Toboso. Je ne vous demande, pour prix de ce que je viens de faire , que de vous donner la peine d'aller jusqu'au Toboso, de vous présenter devant cette illustre dame, et de lui dire comment je vous ai rendu la liberté.
Ce beau discours était écouté par un cavalier biscayen qui accompagnait le carrosse.
11 n'y comprenait pas grand chose ; mais , voyant que notre héros s'opposait à ce que la voiture continuât sa route , et voulait absolument la faire retourner du côté du Toboso , il s'approcha de don Quichotte , qu'il tira rudement par sa lance , et lui dit en mauvais espagnol de son pays : Va-t'en, cavélier que mal vas ; par le Dieu qui me créé , si toi ne pas laisser le carrosse, moi te tuer comme suis Biscayen. Malheureux! répond le héros , si tu étais chevalier, j'aurais déjà châtié ton audace.
Moi, non cavélier! reprit l'autre; moi Biscayen , gentilhomme per terre, per mer, per le diable : toi mentir; tire ton l'épée.
A ces paroles, don Quichotte jette sa lance, prend son glaive, et, couvert de son écu, se précipite sur son ennemi. Le Biscayen qui le vit venir aurait voulu mettre pied à terre, ne se fiant pas beaucoup à sa mule de louage: mais il n'en eut pas le temps. Tout ce qu'il
put faire fut de mettre 1 epée à la main , et de saisir promptement un coussin de la voiture pour lui servir de bouclier. Toutes les personnes qui les entouraient voulurent en vain s'opposer au combat. Le Biscayen , dans son jargon, jurait de tuer quiconque ne le laisserait pas faire ; et la dame du carrosse , qui , dans sa frayeur avait fait signe au cocher de s'éloigner, regardait de loin en tremblant les deux terribles adversaires.
Le Biscayen le premier porte un si furieux revers à l'épaule de son ennemi, que, si l'écu ne l'eut paré, notre héros était fendu jusqu'à la ceinture. Don Quichotte jette un cri terrible : Fleur de beauté, dit-il, Dulcinée, souveraine de mon cœur, secourez votre chevalier dans cet imminent péril. Prononcer ces mots, lever son épée et fondre sur le Biscayen, fut aussi prompt que l'éclair. Celui-ci se couvrit du coussin; et, ne pouvantfaire remuer sa maudite mule, qui n'était pas dressée à ces gentillesses , il attendit de pied ferme l'épouvantable coup qui le menaçait. Tous les spectateurs, immobiles , les yeux attachés sur les glaives , demeurèrent glacés d'effroi; et la dame, au milieu de ses femmes, faisait des vœux à tous les saints d'Espagne pour le salut de son écuyer.
Ce qu'il y a de triste , c'est que l'auteur de
cette histoire interrompt la suite de ce terrible combat pour nous dire qu'ici finissent tous les manuscrits qu'il a pu rassembler sur don Quichotte. Il est vrai que le second auteur, regardant comme impossible que parmi les beaux esprits de la Manche il ne s'en fût point trouvé qui eût recueilli les autres actions de notre héros , fit de nouvelles recherches , qui heureusement réussirent, comme on le verra ci-après;
CHAPITRE IX.
Où se termine le combat entre le vaillant Biscajieu et l'intrépide chevalier de la Manche.
J'AI raconté comment l'auteur de cette intéressante histoire avait été contraint, faute de mémoires , de laisser notre chevalier aux prises avec le Biscayen. Cette interruption , presque au commencement de l'ouvrage , me causa un vrai chagrin. Je ne pouvais me consoler de ce qu'un héros aussi recommandable que don Quichotte avait manqué d'historiens , tandis qu'une foule d'autres chevaliers , dont personne ne se soucie, en ont trouvé souvent deux ou trois, qui ne nous font pas même grâce de leurs plus petites sottise9. Je calculais, d'après
quelques livres très modernes formant la bibliothèque de don Quichotte , que le temps où il avait vécu ne devait pas être éloigné du nôtre ; et je conservais un reste d'espoir de retrouver, dans la Manche, au moins des traditions certaines sur un héros dont la vie fut consacrée au sublime emploi de défendre l'honneur des belles, de ces belles qui, toujours sages, couraient les champs sur leurs palefrois , et mouraient à quatre-vingts ans tout aussi vierges que leurs mères. Je me disais que la seule reconnaissance devait avoir conservé la mémoire de don Quichotte; et j'ajoute que l'univers m'en doit un peu pour avoir découvert la suite de son admirable histoire par le plus heureux des hasards.
Je passais dans la rue des Merciers , à Tolède , quand je vis un petit garçon portant un paquet de paperasses à vendre chez un marchand de soie. J'ai toujours été fort curieux de tout ce qui est écrit ; j'arrêtai le petit garçon ; je reconnus sur ces vieux papiers des caractères arabes que je ne comprenais point.
Un Maure parut à l'instant; je le priai de m'expliquer ce que c'était que ces cahiers. Le Maure y jeta les yeux et se mit à rire. Je lui demandai de quoi il riait. C'est que l'auteur me répondit-il, s'est cru obligé de mettre une
note pour nous apprendre que la fameuse Dulcinée du Toboso était principalement renommée par la manière dont elle faisait le petit salé. Je tressaillis au nom de Dulcinée , et je suppliai le Maure de me dire quel titre portaient les cahiers. Il lut aussitôt : Histoire de don Quichotte de ta Manche, par fAraba Cid Hamet BellellgeLi. Maître à peine de ma joie, j'achetai du petit garçon tous ces vieux papiers; j'emmenai le Maure avec moi , et, moyennant deux arrobes de raisins secs et deux mesures de froment, que je lui donnai pour salaire, il me traduisit littéralement ces manuscrits si précieux.
Sur l'une des premières pages on voyait représentés don Quichotte et le Biscayen, s'attaquant l'épée haute ,' l'un couvert de son bouclier, et l'autre de son coussin. La mule du Biscayen était si parfaitement dessinée , qu'on la reconnaissait tout de suite pour une mule de louage. Rossinante n'était pas moins bien ; son cou roide et long , sa tranchante épine, son ventre vide et ses flancs creux, faisaient deviner son nom. Sancho Pança s'y trouvait aussi, tenant son âne par le licou. Il était gros, court/ramassé, les jambes un peu cagneuses. Ces portraits me firent plaisir. Ils diminuèrent la juste défiance que m'inspirait
un manuscrit arabe. Personne n'ignore que les écrivains de cette nation ne se dépouillent jamais de leurs préjugés, de leur haine, et ne savent pas que l'histoire, cette rivale du temps, doit être à la fois le témoin sévère du passé, l'interprète du présent, le flambeau de l'avenir. Quoi qu'il en soit , on peut être sûr qu'un auteur maure aura plutôt affaibli qu'exagéré les exploits d'un Espagnol. Aussi je préviens mes lecteurs que c'est au seul Benengeli qu'ils doivent reprocher les défauts qu'ils trouveront dans cet ouvrage. On aurait grand tort de s'en prendre à moi. Je suis obligé de le suivre, et de m'en rapporter en tout à cet auteur mécréant, qui poursuit ainsi son récit.
LES deux vaillans champions, levant à la fois leurs redoutables glaives , semblaient menacer le ciel et la terre. Celui qui frappa le premier fut l'irrité Biscayen, dont heureusement l'épée tourna et n'atteignit point du tranchant. Sans cela , ce coup finissait et le combat et les aventures de notre héros; mais la fortune, qui le réservait pour de plus grandes entreprises, fit que le fer du Biscayen, en descendant sur J'épaule, emporta seulement tout ce côté de l'armure, une portion du casque, et la moitié de l'oreille. 0 Dieu puissant, qui
pourrait exprimer la colère de don Quichotte !
Il se relève sur ses étriers, saisit son épée à deux mains, et la fait tomber comme une montagne sur la tète de son ennemi. Malgré le coussin qui la défendait, le coup fut si fort, si terrible , que le sang coula dans l'instant par la bouche et par les narines du malheureux Biscayen. Il était parterre , s'il n'eût embrassé le cou de sa mule. La mule, effrayée, se met à courir, saute, rue, et jette son maître. Don Quichotte à pied vole à lui, lève son épée, et lui crie de se rendre, ou qu'il va lui couper la tète. Le Biscayen était si étourdi, qu'il ne pouvait pas répondre. Notre héros , dans sa fureur, ne l'aurait pas épargné ; mais les dames du carrosse , jusqu'alors tremblantes spectatrices du combat, accoururent auprès du yainaueur pour lui demander en grâce de ne pas tuer leur écuyer. Don Quichotte répondit avec une gravité hère : Illustres princesses , je consens à ce que vous désirez, et je n'y mets qu'une condition ; c'est que ce chevalier ne manquera point d'aller jusqu'au Toboso se présenter de ma part à labelle dona Dulcinée, pour qu'elle ordonne de son sort. Lespauvres dames, sans demander ce que c'était que cette Dulcinée , promirent tout au nom du Biscayen ; et don Quichotte content laissa la vie au vaincu.
CHAPITRE X.
Conversation intéressante entre don Quichotte et son écuyer.
SANCHO , à peine échappé aux valets des bénédictins, était resté témoin du combat, en pliant Dieu pour don Quichotte. Le voyant vainqueur et prêt à remonter sur Rossinante, il accourut promptement se mettre à genoux devant lui, prit sa main , la baisa, et d'une voix respectueuse: Mon bon maître, lui dit-il, si votre seigneurie avait pour agréable de me faire présent de l'ile que vous venez de gagner, vous pouvez être certain que je la gouvernerai de manière à vous rendie satisfait. Mon pauvre ami, répondit don Quichotte, ce ne sont point ici des aventures d'îles, ce sont de simples rencontres où tous les profits se bornent souvent à revenir avec la tête cassée ou une oreille de moins. Prends patiénce ; une autre occasion te vaudra le gouvernement. Sancho le remercia, lui baisa la main; et, après l'avoir aidé à remonter sur Rossinante, il le suivit au trot de son âne.
Notre héros, à peu de distance, quitta le grand chemin pour entrer dans un bois. Écou-
tez, lui dit l'écuver, je pense qu'il serait prudent de nous retirer dans quelque église. Vous avez laissé bien malade celui que vous avez combattu ; si la sainte Hermandad en a connaissance , elle commencera par nous conduire en prison. Une fois là, Dieu sait quand on en sort. Eh ! où as-tu vu, reprend don Quichotte, où as-tu jamais lu qu'un chevalier errant ait été mis en justice pour avoir envoyé ses ennemis dans le Tartare ? — Monsieur , je ne connais pas le Tartare, mais je connais la pri-- son, et je sais que la sainte Hermandad y envoie ceux qui se battent en duel.—Ne crains rien , ami , ne crains rien ; si l'Hermandad m'attaquait , c'est moi qui la ferais captive. Mais réponds sans flatterie , as-tu vu sur la terre habitable un chevalier plus vaillant que moi ?
As-tu trouvé dans les histoires que tu as lues quelqu'un plus ardent à l'attaque, plus opiniâtre dans la défense, plus adroit en parant les coupF, plus vigoureux en les frappant ?
- Ma foi, je vous dirai, monsieur, que je n'ai pas beaucoup lu d'histoires , parce que je ne sais ni lire ni écrire ; mais je gagerais bien que jamais je n'ai servi un maître aussi hardi que vous. Prions Dieu seulement que cette hardiesse ne nous mène pas où je disais. Pour le présent , votre seigneurie devrait panser son
oreille , d'où il sort beaucoup de sang. J ai dans le bissac un peu de charpie avec de l'on guent blanc, que je vais vous donner. - Ah !
mon ami, si j'avais songé à faire une petite fiole du baume de Fier-à-bras, nous n'aurions besoin d'aucun remède Qu'est-ce que cette drogue-Ià?-C'est un baume dont j'ai la recette , avec lequel on se moque des blessures et de la mort. Quand une fois je l'aurai fait, Sancho, et que je t'aurai donné la fiole, si tu me vois , dans un combat, coupé par le milieu du corps, ce qui nous arrive presque tous les jours, tu n'as qu'à ramasser promptement la moitié qui sera par terre, la rapprocher, avant que le sang se fige, de l'autre moitié restée sur la selle, en prenant garde de les bien ajuster ensemble ; après cela, tu me feras boire seulement deux doigts de mon baume, et tu me verras frais et sain comme une pomme de reinette.
— Si cela est, monsieur, je renonce dès ce moment au gouvernement de l'île, et je ne vous demande pour récompense de mes services que la recette de ce baume-là. Je suis toujours sûr de le vendre trois ou quatre réaux l'once, et cela me suffira pour passer ma vie honorablement. Il s'agit de savoir s'il coûte beaucoup à faire.-Avec moins de trois réaux on en a plus de six pintes. — Et,mardi ! qu'at-
tendez-vous donc? enseignez-moi cette recette.
— Va, mon ami, ce secret n'est rien; je t'en apprendrai bien d'autres. A présent panse mon oreille , je t'avoue qu'elle me fait mal.
Sancho tira du bissac de l'onguent et de la charpie ; mais quand don Quichotte aperçut que son casque était brisé , il fut sur le point d'en perdre l'esprit. 0 crér.tcur de toutes choses , s'écria-t-il en tirant son épée et levant les yeux vers le ciel, recevez le serment que je fais de ne manger pain sur nappe , de ne m approcher de ma femme, d'observer encore beaucoup d'autres choses dont je ne me souviens point , mais qu'observa le marquis de Mantoue dans une occasion semblable , jusqu'à ce que je me sois vengé de l'insolent qui m'a fait cet affront. Vous ne prenez pas garde, interrompit Sancho , que, si le chevalier s'en va trouver madame Dulcinée comme vous le lui avez ordonné, vous n'avez plus rien à lui demander. Ce que tu dis là, reprit don Quichotte, est raisonnable ; j'annule le serment que je viens de faire pour ce qui regarde ma vengeance ; mais je le confirme et le renouvelle jusqu'à ce que j'aie conquis un casque aussi bon , aussi précieux que le fameux armet de Mambrin , qui coûta si cher à Sacripant. —Ne jurez donc pas comme cela, monsieur; vous
pourriez vous damner pour rien. Si nous sommes long-temps à trouver un homme avec un casque, dans un pays où l'on ne voit que des muletiers et des charretiers, resterez-vous sans manger de pain , pour faire comme le marquis de Mantoue? — Qu'oses-tu dire? Je suis sûr qu'il ne se passera pas deux heures sans que nous voyions arriver ici un plus grand nombre de chevaliers qu'il n'en a paru au siège d'Albraque. - Je ne m'y oppose point; et Dieu veuille que cette fois-ci nous puissions attraper cette île qui me fait tant soupirer! — Tu l'auras , n'en doute point. D'ailleurs , si elle te manquait, n'avons-nous pas le royaume de Danemarck , ou celui de Sobradise , qui se trouvent là tout portés, et qui te conviendront encore mieux, puisqu'ils sont en terre ferme ?
Mais, ajouta-t-il, laissons cela,' et dis-moi si tu n'aurais point quelque chose à me donner à manger, en attendant que nous puissions nous retirer dans un château pour y passer la nuit , et faire mon baume ; car , pardieu ! je souffre beaucoup de mon oreille. - J'ai bien là un peu de pain, avec un ognon et du fromage. Je n'ose guère présenter cela à un chevalier de votre importance. — Tu me connais mal, ami. Si tu avais lu comme moi toutes les histoires de chevalerie , qui ne laissent pas
d'être nombreuses, tu saurais que mes braves confrères ne se mettaient jawais à table , si ce n'est dans les banquets décrois. Le reste du temps ils vivaient de l'air ; et comme ils étaient hommes cependant, et qu'un peu de nourriture leur était nécessaire à la longue, nous pouvons croire que dans les forêts, dans les déserts qu'ils parcouraient, sans y trouver sans doute de cuisinier, leurs repas étaient quel ques mets rustiques, tels que ceux que tu me présentes. Suivons, suivons leur exemple, et ne cherchons pas à rien innover. — Cela étant, monsieur, désormais je fournirai le bissac suivant les règles de la chevalerie ; c'est-à-dire, de fruits secs pour vous, et pour moi qui ne suis qu'un écuyer, de quelque chose de plus nourrissant. -Je ne t'ai pas dit, Sancho , que nous ne devions manger que des fruits secs , mais qu'il était vraisemblable que c'était la nourriture ordinaire des chevaliers , ainsi que certaines herbes que je connais.—Ah! tant mieux, monsieur, je suis bien aise que vous connaissiez ces herbes-là; car m'est avis que quelque jour nous en aurons sûrement besoin.
En s'entretenant ainsi, nos deux aventuriers dînaient ensemble., Le désir de trouver un gîte avant la nuit leur fit abréger leur frugal repas; mais, malgré leur diligence, le soleil
déjà couché les força de gagner quelques cabanes de chevriers qu'ils découvrirent près de là. Sancho ne se consolait point de ne pas coucher dans un bon village : don Quichotte , :iu contraire, était charmé de passer la nuit à la belle étoile , parce qu'il lui semblait que cette manière de dormir confirmait d'autant mieux sa chevalerie.
CHAPITRE XI.
Don Quichotte chez les chevriers.
Notre héros fut bien reçu par les habitans des cabanes. Sancho , après avoir accommodé de son mieux Rossinante et son âne, s'en vint à l'odeur de certains morceaux de chevreau qui cuisaient dans une marmite. Il les regardait avec complaisance, et attendait impatiemment que les chevriers les eussent retirés du feu pour les placer sur des peaux qu'ils étendirent par terre. Cette rustique table étant dressée, ces bonnes gens , au nombre de six, invitèrent amicalement leurs hôtes à s'asseoir au milieu d'eux. Ils traitèrent notre chevalier avec une politesse plus franche que recherchée, et ne trouvèrent rien de mieux, pour lui
donner un siège distingué, que de renverser une auge , sur laquelle le héros s'assit. Sancho se tenait debout, prêt à lui servir à boire dans une grande coupe de corne. Don Quichotte le voyant ainsi : Sanclio , dit-il, afin que tu siches combien la chevalerie renferme d'excellentes choses , combien tous ceux qui ont quelque rapport avec elle sont près d'arriver aux honneurs, je veux que tu te places à mes côtés, que tu ne fasses qu'un avec ton maître, que tu manges et boives avec lui. La chevalerie est comme l'amour, elle est mère de l'égalité.
Monsieur, répondit Sancho , je remercie votre seigneurie ; mais pourvu qu'il ne me manque rien , j'aime mieux manger debout, en tête à tête avec moi, qu'assis auprès d'un empereur; et, s'il faut parler franchement, je préférerais encore un morceau de pain avec un ognon, dans un petit coin, libre et seul, à tous les bons dindes rôtis de ces grandes tables où il faut prendre garde à mâcher doucement, à ne pas boire à sa soif, à s'essuyer la bouche , à ne point tousser ou éternuer quand il vous en prend fantaisie. Je n'aime point la gêne, monsieur; ainsi je vous prie de vouloir bien me troquer ces beaux honneurs contre d'autres choses de plus de profit. Viens toujours t'asseoir, reprit don Quichotte; Dieu élève ceux qui s'humi-
lient. Alors le prenant par le bras, il le plaça près de lui.
Les chevriers, qui n'entendaient rien à ce discours, les écoutaient en silence, mangeant et regardant leurs hôtes qui soupaient de bon appétit. Après que les viandes furent achevées, on les remplaça par une moitié de fromage aussi dur que du ciment, et par des glands du pays, qui sont meilleurs que des noisettes.
Pendant ce temps , la grande coupe , tantôt pleine, tantôt vide, faisait sans cesse la ronde; si bien que de deux outres de vin il n'en restait qu'une à la fin du souper. Don Quichotte, n'ayant plus faim, pritune poignée de glands; et les considérant dans sa main ouverte : Heureux siècle , s'écria-t-il, âge fortuné que nos pères avaient nommé l'âge d'or, non que cet or, divinité de notre siècle de fer, fût plus commun que de nos jours, mais parce que les funestes mots du tien et du mien étaient ignorés ! dans ce saint temps d'innocence, tous les mortels naissaient avec un droit égal à tous les biens de la terre; ils n'avaient besoin, pour soutenir leur vie , que de cueillir les fruits savoureux que les chênes leur prodiguaient. Les fontaines claires, les ruisseaux limpides , roulant à leurs pieds des flots de cristal, venaient leur offrir des eaux bienfaisantes. Les labo-
rieuses abeilles , établissant leur république dans le creux des rochers , des arbres , leur abandonnaient libéralement le miel délicieux qu'elles tiraient des fleurs. Le robuste liége se dépouillait de lui-même de son écorce légère , pour que l'homme pût en couvrir le simple asile qu'il s'était formé contre l'inclémence des airs. La paix, l'amitié, gouvernaient le monde.
L'avide et ingrat laboureur n'osait pas d'un fer acéré déchirer le sein de la terre , qui, sans attendre ses souhaits, lui présentait en abondance tout ce qui pouvait satisfaire et ses besoins et ses plaisirs. Alors les bergères naïves , sans autre habit que le simple voile dont la pudeur les couvrit toujours , allaient parcourant les campagnes, belles de leurs seuls attraits , ne connaissaient d'autres ornemens qu'une guirlande de lierre, et plus touchantes avec leurs cheveux tombant en tresses sur leurs épaules que celles que l'on voit parées de la fine pourpre de Tyr, ou des trésors qu'une oisive industrie invente et varie sans cesse.
Alors l'amour, lepur amour, n'était que l'expression sincère de ce que sentaient les âmes; la bouche n'exagérait point ce qu'un tendre cœur lui dictait. Nul ne pouvait vouloir tromper, le mensonge était inconnu. La justice, tant outragée de nos jours par la faveur ou
l'intérêt, n'avait pas besoin de son glaive, et sa balance était tenue par l'équité naturelle. La jeune vierge solitaire n'avait point à craindre de ravisseur; elle ne devenait la conquête que de l'amant qu'elle avait choisi. Mais à présent, partout attaquée, toujours entourée des piéges du vice, l'innocence n'a plus d'asile. Le crime marche la tête levée, et règne sur cet univers.
Aussi , pour opposer une digue aux affreux progrès de la corruption , bientôt on se vit obligé d'instituer la chevalerie, qui seule fournit du moins quelques défenseurs à la veuve, quelques appuis à l'orphelin. J'ai l'honneur d'en être , mes frères , et je vous prie de recevoir mes sincères remercimens de la bonne réception que vous m'avez faite.
C'était une poignée de glands qui avait rappelé l'âge d'or à notre bon chevalier , et avait valu aux chevriers cette longue et belle harangue. Ils. l'écoutèrent avec une espèce d'admiration. Sancho écoutait aussi, tout en mangeant des glands , et visitant l'outre de vin qu 'on avait pendue à un liège. Lorsque don Quichotte eut fini, un des chevriers lui dit : Seigneur, comme notre intention est de vous offrir ce que nous avons de mieux, nous vous prions d'entendre chanter un de nos jeunes camarades qui a fait toutes ses études ,
a beaucoup d'esprit, joue du violon , et, pardessus cela, est fort amoureux. Il ne tardera pas à venir. Le chevrier parlait encore lorsqu'on entendit le son du violon, et l'on vit paraître un berger de bonne mine, de vingtdeux ans à peu près. Antoine, lui dit le chevrier, je viens de vanter à notre hôte les talens que nous te connaissons ; prouve-lui que dans nos montagnes on sait un peu de musique.
Assieds-toi donc, et fais-nous le plaisir de chanter cette romance que ton oncle le bénéficier a composée sur tes amours. Je le veux bien , répondit Antoine. Aussitôt, assis sur un tronc de chêne, il accorda son violon, et d'une voix agréable se lU;t h chanter ces paroles : ESFIN ton âme s'est trahie, L'amour éclate en tes rigueurs ; Tes dédains, aimable Eulalie, Deviennent pour moi des faveurs.
LORSQUE je parais à ta vue, Par toi le silence est gardé: Tu fuis bientôt ; peine perdue !
En partant tu m'as regardé.
QUAUD les bergères vont te dire Les tendres vers que j'ai chantés, Tu ne réponds rien ; c'est in'im.truire Que tu les as Lien écoutéi,
Tu trouves toujours des exclus Pour ne pas danser avec moi : Je suis le seul que tu refuses ; Je serais donc choisi par toi. � AH! crois-moi, charmante Eulalie, Ne perdons point ainsi nos jours; Songe bien que toute la vie Est trop courte pour les amours.
Le chevrier finit sa romance, et don Quichotte en demandait une autre; mais Sancho, qui avait plus d'envie de dormir que d'écouter des chansons , s'y opposa formellement. Votre seigneurie, dit-il, ne réfléchit pas que ce^ bonnes gens ont travaillé toute la journée, et qu'ils ont besoin de repus. Je t'entends, reprit don Quichotte , tes fréquentej visites à l'outre de vin t'ont rendu le sommeil plus nécessaire que la musique. Ah! Dieu soit béni! répondit l'écuyer, chacun de nous en a pris sa part.
J'en conviens, ajouta le héros: mais va dormir, si tu veux ; ceux dema profession veillent sans cesse. Viens auparavant panser mon oreille.
Un des chevriers voulut voir la blessure; il assura don Quichotte qu'avec le remède qu'il allait lui donner il serait promptement guéri.
En effet, il courut chercher un peu de roma-
lin, dont il fit, avec du sel, une espèce dd cataplasme , qui , appliqué sur le mal, suspendit bientôt la douleur.
CHAPITRE XII.
Histoire de Marcelle.
D ANS ce moment arriva du village un jeun, chevrier qui dit en entrant : Mes amis, savezvous la nouvelle ? Comment veux-tu que nous la sachions? lui répondit l'un d'entre eux. —
Le pauvre Chrysostôme est mort; et l'on dit que c'est d'amour pour cette terrible Marcelle, la fille de Guillaume le riche. -Pour Marcelle ?
-Pour elle-même. Ce qu'il y a de singulier, c'est que Chrysostôme , dans son testament, demande à être enterré au milieu de la campagne , comme un Maure, et veut que ce soit auprès de la fontaine du Liège, parce que c'est là qu'il a vu Marcelle pour la première fois. Nos ecclésiastiques s'y opposent j ils disent que cela ressemble trop aux païens. Mais Ambroise, le grand ami du défunt, entend que tout s'exécute suivant la volonté de Chrysostôme. Cela fait beaucoup de bruit au village.
On croit pourtant qu'à la fin Ambroise l'emportera, et que demain l'enterrement aura lien
avec une grande pompe. Je pense que ce sera beau à voir, et je n'y manquerai point, si je puis. — Nous irons tous avec toi, et nous tirerons au sort à qui gardera nos chèvres. Je les garderai, Pierre , dit alors un autre chevrier : ne m'en remercie pas trop, parce que j'ai une épine dans le pied qui m'empêche de marcher. Monsieur Pierre, interrompit don Quichotte, je vous prie de m'expliquer ce que c'est que ce Chrysostôme et cette Marcelle.
Monsieur le chevalier, répondit Pierre, le pauvre défunt était un riche gentilhomme de ce pays, qui, après avoir fini ses études à Salamanque, revint demeurer dans notre village.
Il était regardé comme fort habile, et savait surtout admirablement bien tout se qui se passe là-haut dans le ciel entre le soleil et la lune, dont il nous annonçait à point nommé les éclises. Il faut dire éclipses, reprit don Quichotte. — A la bonne heure, monsieur ! Il nous prédisait aussi quand l'année devait être abondante ou estérile. — Dites donc stérile, vous mettez un e de trop. — Oh ! si vous me chicanez pour si peu de chose, nous n'en finirons jamais. Je vous dis donc que ce jeune gentilhomme était fort aimé , fort considéré dans le village, parce qu'il avait tant d'esprit, que c'était lui qui faisait nos cantiques pourNocl r
ainsi que les dialogues de nos petits garçoas à la fête-dieu; tout le monde les admirait. Or il arriva que, peu de temps après son retour de Salamanque , nous le vimes tout d'un coup paraître habillé en berger, avec la pelisse de peau de chèvre, conduisant un beau troupeau.
Un de ses compagnons d'études, son grand ami, nommé Ambroise , avait de même quitté la robe d'écolier pour l'habit de berger, et suivait Chrysostôme dans la campagne. D abord cela nous étonna d'autant plus , que son père venait de mourir, et lui avait laissé beaucoup de bien : et Chrysostôme le méritait, car il était charitable , doux, libéral, compatissant ; tout cela se voyait sur son bon visage. On sut bien qu'il ne s'était fait berger que parce qu'il était amoureux de la belle Marcelle, qu'il voulait suivre dans ces montagnes. Cette Marcelle , dont peut-être vous ne trouveriez pas la pareille en cent ans , mérite que je vous parle d'elle plus au long.
Vous saurez donc, mon cher monsieur, qu'il y avait chez nous un laboureur appelé Guillaume, encore. plus riche que le père de Chrysostôme. Ce laboureur eut une fille dont la mère mourut en couches. Cette pauvre mère était bien la plus brave femme du pays. Il me semble que je la vois encore avec son visage
rond, qui ressemblait à la lune, et des yeux brillans comme deux soleils : avec cela, bonne pour les pauvres, allant les chercher quand ils ne venaient pas, et leur donnant tout ce qu'elle avait. Si celle-là n'est pas en paradis , je ne sais pas où nous irons. Son mari, Guillaume, eut tant de chagrin d'avoir perdu cette excellente femme, qu'il en mourut bientôt après, laissant sa fille Marcelle héritière de [,es gros biens, sous la tutelle d'un oncle ecclésiastique et bénéficier dans notre endroit. La petite Marcelle grandit, et devint si belle, si belle, que l'on jugea dès-lors qu'elle surpasserait la beauté de sa mère. C'est ce qui arriva quand elle eut quinze ans. Personne ne pouvait la voir sans l'admirer; et presque tous les jeunes garçons devenaient fous d'amour pour elle. Son oncle l'élevait avec beaucoup de soin , et la tenait renfermée ; mais sa beauté fit tant de bruit, que les meilleurs partis de nos environs , attirés par cette beauté aussi-bien que par la dot, vinrent tous en foule prier , solliciter, presser le vieux oncle. Celui-ci ne demandait pas mieux que de marier sa nièce ; mais il voulait que ce ne fût que de son consentement. C'était un saint homme que cet ecclésiastique, qui ne cherchait point à profiter de la fortune de Marcelle. Tout le village
lui rendait cette justice; et soyez sûr que chez nous, quand un prêtre fait dire du bien de lui à ses paroissiens, c'est qu'il mérite qu'on en dise.
Vous avez raison, interrompit don Quichotte. Continuez votre histoire, que vous contez à merveille, et qui me parait excellente. — Monsieur, c'est vous qui êtes bon.
L'oncle proposait à sa nièce tous les marieurs qui se présentaient, en la priant de choisir; mais elle répondait toujours que le mariage ne la tentait pas, qu'elle était encore bien jeune, et d'autres raisons assez raisonnables. Le bon prêtre, sans la tourmenter , attendait que le goût lui vînt de prendre un mari à sa fantaisie ; parce qu'il disait souvent, et c'était bien dit, que les pères ne doivent jamais forcer les enfans, que cela cause ensuite tout plein de malheurs. Le temps se passait dans ces pourparlers, quand voilà que tout d'un coup, au moment que nous nous y attendions le moins , cette mignarde Marcelle se fait bergère ; et, sans écouter son oncle qui la détournait de sa résolution, elle se met à garder son propre troupeau avec les filles du village. Vous vous imaginez bien qu'aussitôt que cette beauté-là fut au grand air, toute la bande des amoureux, riches, pauvres, fer-
miers, gentilshommes, se mit à courir après Nous eûmes ici une armée de nouveaux bergers. Le pauvre Chrysostôme fut du nombre , car il adorait Marcelle; il en perdait le boire et le manger. Il ne faut pas croire au moins que Marcelle, pour avoir choisi cette manière de vivre si libre, ait jamais donné la moindre prise aux mauvaises langues. Au contraire , de tous ces amoureux qui la suivent avec des intentions bien honnêtes, puisqu'ils n'ont en vue que le mariage, il n'y en a pas un qui puisse se vanter qu'elle lui ait seulement donné la plus petite espérance. Elle ne les luit point du tout, elle cause fort bien avec eux , leur fait même politesse quand l'occasion s'en présente ; mais si l'on s'avise de lui dire un petit mot qui ait rapport à cela, oh! bon soir!
je vous réponds qu'on n'y revient pas deux fois.
De cette manière, monsieur le chevalier, je vous dirai que cette fille, chez nous, est comme une espèce de peste, parce que sa beauté tourne la tête à tous ceux qui la regardent ; ensuite sa sévérité les réduit au désespoir, et les rend encore plus fous. Si vous demeuriez quelque temps ici, vous n'entendriez dans ces montagnes que des plaintes, que des reproches de ces pauvres amoureux. Il n'y a pas un de nos arbres où l'on ne voie écrit le nom de
Marcelle. On ne peut faire quatre pas sans trouver ici un berger qui pleure ; là, un autre qui chante; plus loin, celui -ci passe la nuit sur un rocher, pour dire aux étoiles que Marcelle ne l'aime point; celui-là reste à l'ardeur du soleil, pour se plaindre d'elle tant que la journée dure ; et Marcelle , pendant cc temps, rit et se moque de tous. Nous attendons avec impatience de voir par où finira cette fierté, et quel sera l'heureux mari qui doit mettre à la raison cette beauté si terrible. En attendant, elle a fait mourir ce malheureux Chrysostôme.
Je vous exhorte, monsieur le chevalier, à vous trouver demain à son enterrement, où sûrement il y aura foule, car le défunt avait beaucoup d'amis.
Don Quichotte assura le pâtrequiln aurait garde d'y manquer, et le remercia du plaisir que lui avait fait son histoire. Sancho, qui depuis long-temps donnait a-il diable le chevrier, et Marcelle, et ChrysOstôme, engagea son maître à s'aller coucher. Notre héros se retira dans la cahane de Pierre, où il passa la nuit à soupivet pour Dulcinée, afin d'imiter les aman9 de Marcelle. L'écuyer s'aiiaffgea sur de la paille entre son âne et Rossinante; et dormit, nOn comme un amoureux, mais comme un homme très fatigné.
CHAPITRE XIII.
Comment don Quichotte se rendit aux funérailles de Chrysostôme.
L'AURORE commençait à peine à éclairer l'orient, que les chevriers, déjà debout, vinrent demander au chevalier s'il persistait dans son dessein d'aller voir l'enterrement de Chrysostôme. Don Quichotte se leva, donna l'ordre à Sancho de seller Rossinante, et, de compagnie avec les chevriers, se mit aussitôt en chemin.
Ils n'avaient pas fait un quart de lieue qu'ils rencontrèrent six bergers couverts de pelisses noires, couronnés de laurier-rose et de cyprès , portant à la main des bâtons de houx.
Avec eux venaient deux gentilshommes bien montés, suivis de trois valets à pied. Les deux troupes , en se joignant, se saluèrent avec po- litesse; et, se disant qu'elles allaient au même lieu, elles marchèrent ensemble.
Un des deux gentilshommes à cheval, après avoir lié la conversation avec don Quichotte sur la mort funeste de Chrysostôme', et sur l'étrange caractère de la bergère Marcelle , prit la liberté de demander à notre héros pour-
quoi, dans la profonde paix dont on jouissait en Espagne, il allait armé de la sorte. Ma profession m'y oblige, lui répondit don Quichotte, le repos et la mollesse ne conviennent qu'aux habitans efféminés de la cour : mais les travaux , les veilles , les armes, sont l'apanage de ces guerriers si renommés dans le monde sous le nom de chevaliers errans ; j'ai l'honneur d'en faire partie , quoique sans doute le moins grand de tous.
Le gentilhomme, qui s'appelait Vivalde, et qui avait de l'esprit, fut un peu surpris de cette réponse; et voulant connaître davantage cet homme au moins extraordinaire , il le pria de lui dire ce qu'il entendait par des chevaliers errans. Je m étonne, reprit don Quichotte, que votre seigneurie ne connaisse pns l'histoire de la Grande-Bretagne , et de ce fameux roi Artus qui vit encore enchanté sous la figure d'un corbeau : tradition si révérée , qu'aucun Anglais, depuis ce temps , n'a jamais osé tuer de corbeau. Sous ce grand roi fut institué l'ordre des chevaliers de la table ronde.
Alors vivaient la reine Genièvre, son amant Lancelot du Lac, et cette bonne dame Quin tagnone, la respectable médiatrice de leurs touchantes amours. Depuis cette époque , les grandes actions des Amadis, des Florismarte,
des Tiran - Je - Blanc, de beaucoup d'autres guerriers illusters, ont propagé, soweu cet ordre si beau jusque nos jouaa , où, comme vous le savea, nous aurons tous presque vu et connu l'invincible don Bélianis. Voilà, monsieur , ce que c'est que 4a chevalerie errante , dont j'ai l'honneur de vous répéter que je fais profession, quoique assurément très inférieur a'ux héros que j'ai nommés, mais tâchant du moins de les imiter en parcourant les déserts , et cherchant les aventures.
Vivalde, après ce discours, devina cc qu'était don Quichotte. Comme ils avaient encore du chemin à faire, il voulut s'en amuser; et affectant 'beaucoup de sérieux : Seigneur chevalier , dit-il, vous ayez choisi, ce me semble, la plus dure des professions ; celle des chartreux n'est pas si austère. Elle peut être aussi austère , répond le héros ; mais aussi utile ; non : car les ueligieux , tranquilles dans le sein de l'abondance, n'ont qu'à prier Dieu pour le bonheur des hommes ; or c'est nous qui donnons ce bonheur, c'est naas qui faisons ce que les religieux demandent; et ce n'est pas dans une cellule, à l'abri des injures du temps , que nous acquittons nos devoirs ; c'est en plein air, au soleil d'été, aux frimai d'hiver , à coups de lance et d'épée. Ncu
sommes le bras de Dieu sur la terre, les ministres de sa justice. Cette mission , moins , aiiite peut-être, mais plus difficile, plus rude que la vie contemplative, ne peut se remplir qu'à force de travaux, de peines, de sueurs, de sang. Si quelques-uns de nous ont fini par être empereurs, croyez, monsieur, soyez sûr qu'il leur en a coûté cher ; et que , sans les sages enchanteurs qui les ont aidés , ils auraient peut-être trouvé quelque mécompte dans leurs espérances.
Je suis de votre avis, reprit Vivalde : mais il me semble avoir oui dire une chose qui me fait de la peine ; c'est que ce n'est point du tout par amour de la vertu , par un véritable désir de plaire à Dieu en servant les hommes, que les chevaliers errans se livrent à de si grands travaux : c'est uniquement pour se rendre plus agréables à une certaine dame à laquelle ils rapportent tout, dont ils ont toujours le nom à la bouche , qu'ils invoquent dans les combats, comme si c'était leur divinité. Je vous avoue qu'à mes yeux un but aussi peu chrétien diminue beaucoup leur mérite. Monsieur , répondit don Quichotte, c'est une coutume si ancienne, si révérée parmi nous , qu'elle ne peut se changer. Il est reçu , il est consacré par une infinité d'exemples,
que tout chevalier, au moment d'entreprendre une grande aventure , élève tendrement ses yeux vers celle qui règne sur ses pensées. Il est même obligé, quoique certain de n'en être pas entendu, de lui adresser entre ses dents quelques paroles de tendresse , de soumission; de confiance. Cela n'empêche pas, monsieur, que l'amour de la vertu ne soit le mobile de ses actions. Mais il se soumet à l'usage; il sait que le ciel serait plutôt sans étoiles qu'un chevalier errant sans dame, que l'amour est notre essence, que c'est lui qui constitue un vrai chevalier; et, si vous en avez connu qui ne fussent point amoureux, je les tiens pour non légitimes, pour des usurpateurs de la chevalerie , dans laquelle ils se sont glissés par surprise , par supercherie , comme des filous ou des larrons.
Ne vous fâchez pas, dit Vivalde ; et daignez vous rappeler que don Galaor, frère d'Amadis, n'eut jamais de dame connue. Il me semble pourtant que sa gloire n'en a pas été ternie.
Une hirondelle ne fait pas le printemps, interrompt notre héros ; d'ailleurs, monsieur, puisqu'il faut tout vous dire , je sais de trèsbonne part que ce Galaor, qui se permettait à la vérité de faire sa cour à beaucoup de belles, aimait au fond une certaine dame à laquelle il
se recommandait, sans que cela fît du bruit.
— Puisqu'il est ainsi, je ne doute point qu'un chevalier tel que vous ne soit esclave de l'amour. J'ose supplier votre seigneurie , à moins qu'elle ne se pique d'être aussi discrète que don Galaor, de nous apprendre le nom, de nous dépeindre les charmes de cette heureuse beauté qui doit désirer sans doute que l'univers soit informé de son pouvoir sur votre cœur.
Don Quichotte alors fit un grand soupir : Hélas! reprit-il, j'ignore si cette douce ennemie approuve ou non que je publie l'honneur de vivre dans ses fers. Tout ce que je puis répondre aux questions polies que vous me faites , c'est qu'elle se nomme Dulcinée , et qu'elle est du Toboso ; quant à sa qualité, monsieur, elle doit être au moins princesse, puisqu'elle est reine de mes destinées. Ses attraits sont au-dessus de tout ce que l'imagination des poëtes peut inventer de plus parfait. L'or fin compose ses cheveux; son front ressemble aux champs élysées; ses sourcils sont deux arcs-en-ciel, ses yeux des soleils , ses joues des roses, ses lèvres du corail, ses dents des perles ; son cou fait honte à l'albâtre, son sein au marbre, ses mains à l'ivoire, son teint à la neige ; et tout ce qu'on ne voit pas,
monsieur, autant que je le présume, ne peut trouver d'objets de comparaison. Je voudrais savoir, répliqua Vivalde, à quelle puissante famille elle appartient. — Monsieur , je ne vous dirai point qu'elle descend des Curtius, des Scipions, des Caius de Rome antique, ni des Colonnes, des Ursins de Rome moderne : elle ne vient pas non plus des Moncades, des La Cerda, des Manriques , des Mendoze , ou des Gusman de notre Espagne ; non plus que des Ménézès ou des Gastro de Portugal : elle est d'une maison du Toboso de la Manche, maison nouvelle peut-être, mais qui n'en sera pas moins la tige des familles les plus illustres : et point de réflexion , s'il vous plait, si ce n'est aux conditions qu'écrivit Zerbin au-dessous des armes du fameux Roland : Pour y toucher il faut combattre.
Les chevriers écoutaient cet entretien avec une grande attention , et commençaient à soupçonner que don Quichotte n'était pas très sage. Le seul Sancho, qui croyait aveuglément tout ce que disait son maître, qu'il connaissait depuis l'enfance pour le plus honnête homme du monde , ne pouvait comprendre qu'étant si voisin du Toboso, il n'eût jamais entendu parler de cette belle princesse Dulcinée. Il suivait la troupe en réfléchissant
à cette singularité , lorsqu'on vit descendre entre deux montagnes une vingtaine de bergers couverts de pelisses noires et couronnés de cyprès. Six d'entre eux portaient un cercueil. Voilà, dit un des chevriers, le corps du pauvre Chrysostôme. Alors on se hâta d'arriver , en même temps que le convoi, près d'une fosse que quatre bergers creusaient au pied d'un rocher.
CHAPITRE XIV.
Fin de l'histoire de Marcelle.
LES deux troupes s'étant saluées, don Quichotte et ceux qui venaient avec lui considérèrent le cercueil, où l'on voyait un jeune homme d'environ trente ans, en habit de berger, et presque couvert de fleurs. La mort ne l'avait point défiguré; son visage était encore beau. Autour de lui, dans sa bière, étaient des livres et des manuscrits. Ceux qui creusaient la fosse , comme ceux qui le contemplaient , observaient un profond silence, qui fut enfin rompu par un des pasteurs : Ambroise , dit-il, vous qui désirez qu'on exécute ponctuellement les dernières volontés de Chrysostôme , regardez bien si c'est là le lieu qu'il indique dans
son testament. Oui, répondit tristement Ambroise, c'est ici que mon malheureux ami m'a raconté souvent son funeste amour ; c'est ici que, pour la première fois, il aperçut cette barbare Marcelle, qu'il osa lui faire l'aveu d'un sentiment aussi pur que tendre ; et c'est ici que la cruelle , par ses dédains , par ses mépris , le réduisit à un désespoir qui bientôt lui ôta la vie. L'infortuné Chrysostôme a désiré que sa tombe fût là. Messieurs, a jouta-t-il en se retournant vers don Quichotte et les autres, ce corps, que vous ne pouvez regarder sans être émus de compassion , renfermait une des plus belles âmes que le ciel ait jamais formées. C'est tout ce qui reste de ce Chrysostôme si vanté pour son esprit, si aimé pour sa douceur, le modèle des vrais amis, l'exemple des cœurs bienfaisans, magnifique sans vanité , sage sans affec tation , possédant toutes les vertus, qu'il rendait plus aimables par sa gaieté. Il aima, il fut haï; l'infortuné soupira pour une insensible ; il ne put attendrir un cœur de pierre dont il avait fait dépendre toute sa félicité. La mort, la douloureuse mort, au milieu de ses plus beaux jours, fut sa seule récompense ; et cette mort fut l'ouvrage de la bergère qu'il avait tant célébrée, de celle qui, dans les vers de mon ami, serait sûre de vivre à jamais, si je
n'avais reçu l'ordre exprès d'ensevelir dans a tombe ces monumens de son amour.
Vous ne serez pas assez cruel, dit Vivalde, pour obéir à cet ordre. Par piété pour votre ami, vous devez conserver ses ouvrages ; ils ajouteront à' sa gloire. Nous savons l'histoire de ses amours ; elle nous a vivement touchés ; et nous nous sommes détournés de notice route pour assister aux funérailles de celui que nous plaignons. Nos regrets nous rendent dignes de connaître les vers que faisait Chrysostôme ; et je vous demande la permission d'en sauver &u moins quelques-uns.
Alors , sans attendre de réponse , Vivalde étendit la main, et saisit le premier papier., Gardez celui-là, dit Ambroise; mais laissezmoi , pour les autres, accomplir la volonté de Chrysostôme. Tout le monde fut impatient de connaître le papier que tenait Vivalde; il ne se fit pas presser, et lut à haute voix ces stances :
HEUREUX qui voit chaque matin, Dans son humble et champêtre asile. Briller un jour pur et sereinQue doit suivre une nuit tranquille!
SANS regret comme sans désir, 11 cultive en paix la sagesse ;
Le travail, père du plaisir, L'occupe et le distrait sans cesse.
Poun lui les oiseaux chantent mieux ; Les forêts ont plus de verdure ; Son esprit, son cœur et ses yeux Ne perJent rien de la nature.
DE ce destin j'aurais joui : La fortune pour mon partage Me donna tous les biens du sae; J'avais plus, j'avais un ami.
DE 1 amour j'ai spnti la lfamme ; Et les tourmens et les douleurs Ont aussitôt rempli mon âme : J'étais heureux ; j'aimai ; je meurs.
Vivalde pleurait en ifnissant ces vers, et n était pas le seul ému. Mais tous les yeux se tournèrent vers le sommet de la roche. Une bergère y parut ; c'était Marcelle. Ceux qui ne l'avaient jamais vue restèrent dans l'admiration de sa beauté ; ceux qui la connaissaient déjà ne l'admiraient pas moins. Ambroise surpris , n'écoutant que la voix de l'amitié , fixa sur elle des regards de colère : Barbare, lui cria-t-il, viens-tu repaître tes yeux d'un spectacle qui doit leur plarre? Viens-tu jouir du mal que tu fis, ou éprouver si en ta présence le sang de mon ami ne va pas jaillir ? Que de-
mandes-tu ? réponds-moi ; quels que soient tes cruels désirs, j'ai trop bien connu, j'ai trop bien chéri l'infortuné dont tu causas la mort, pour ne pas t'obéir comme il t'obéirait.
Ambroise , lui dit la bergère , j'excuse ta juste douleur. Je ne viens point insulter à tes maux, je les plains du fond de mon âme ; mais je dois me justifier des malheurs que l'on m'attribue. Je ne veux pour juge que votre équité.
Vous prétendez que je suis belle, qu'on ne peut me voir sans m'aimer, et vous me regardez comme obligée Je répondre à ce sentinlent.
Mais l'amour dépend-il de nous? Ah! si l'on peut excuser cette passion dangereuse , c'est parce qu'elle n'est pas volontaire, parce qu'elle est l'élan rapide d'un cœur qui s'échappe malgré lui-même. L'amour s'attire alors de nos âmes cette compassion pénible que nous inspirent les insensés : et, je te le demande, Ambroise , qui pourrait jamais exiger que l'on choisît pour ses modèles les objets de notre pitié !
Vous vous plaignez tous cependant de ce qu'étant belle je n'aime point. J'aurais le même droit de me plaindre , si, n'étant point belle, vous ne m'aimiez pas. Pourquoi voulez-vous me punir de cette prétendue beauté que je ne me suis point donnée ? Elle flatte peu mon or-
gueil; et je l'aurais bientôt oubliée, si j'étais assez heureuse pour qu'on daignât l'oublier.
Je n'estime, je ne chéris, je ne connais de biens sur la terre que l'innocence et la paix, C'est pour trouver l'une et conserver l'autre que j'ai choisi l'état de bergère ; que , loin d'un monde que je méprise, je veux passer nia vie au milieu des forêts, dans les prés, au bord des fontaines, avec les compagnes de mon enfance et de mes plaisirs aussi purs que doux.
Les soins de mon troupeau m'occupent, l'oiseau dans les airs me disu-dii, le spectacle de la nature suffit à mes yeux, à mon cœur. Une félicité qui ne nuit à personne ne peut-elle être tolérée ? Quelqu'un a-t-il à me reprocher de l'avoir un moment déçu par une fausse espérance ? N'ai-je pas dit à Chrysostôme luimême, lorsqu'il me déclara ses feux dans cette place où je vois son corps, ne l'ai-je pas averti que ses peines seraient perdues , que je ne voulais , que je ne pouvais point aimer ? Je n'en rendais pas moins justice à ses qualités estimables; je lui offris la douce amitié qui suffit aux cœurs innocens. Il repoussa ce sentiment pur ; il regarda comme de la haine tout ce qui n'était point de l'amour; son désespoir l'a mis au tombeau. Est-ce moi qu'il faut accuser ? En étant sincère, ai-je été coupable ?
Bergers , je viens vous déclarer, à la face du ciel et devant ce cercueil, que ma liberté m'est chère , que j'en veux jouir à jamais. J'en acquis le droit en naissant, je l'emporterai dans la tombe. Cessez donc de vaines poursuites , cessez des plaintes injustes; et si ma beauté trop Vantée est fatale à votre repos, fuyez, ëlt laissez-moi le mien.
Après ces paroles , elle se retire , et s'enfonce dans la montagne. Tout le monde demeura frappé de son esprit comme de ses charmes. Malgré ce qu'elle avait dit, quelquesuns, qu'entraînait déjà le puissant attrait de sa vue, se préparaient à la suivre; mais don Quichotte, se rappelant que l'honneur des belles était sous sa garde, porta la main sur son épée : Qu'aucun ne bouge, dit-il, s'il ne veut s'attirer mon indignation. Marcelle nous a prouvé dans son éloquent discours que la mort de Chrysostôme ne pouvait lui être imputée : hommage, honneur à sa beauté, mais respect à sa sagesse !
Soit à cause des menaces de don Quichotte, ou des prières d'Ambroise, qui voulait achever les funérailles, personne ne suivit la bergère.
Le corps du malheureux pasteur, baigné des larmes de ses amis, fut descendu dans la fosse.
On la couvrit de rameaux, de guirlandes; et
sur la pie.rv« qui la fermait Ambroise écrivit ces saots :
Ci gît l'amant le plus fidèle; L'amour seul causa son trépas : Passant, tremble de voir Marcelle ; Pleure, mais ne t'arrête pas.
Les bergers se séparèrent, et don Quichotte dit adieu à ceux qui l'avaient si bien reçu.
Vivaide et son compagnon le pressèrent de venir avec eux à Séville, en l'assurant qu'aucun lieu du monde n'était plus propre à lui fournir des aventures. Notre chevalier les remercia; mais il leur dit qu'il désirait auparavant de nettoyer ces montagnes de quelques malfaiteurs qui les infestaient. Les deux gentilshommes le laissèrent dans ces bonnes dispositions.
CHAPITRE XV.
Trisle rencontre que fil doit Qucahotte de muletiers très impolis.
CID Hamet Benengeli prétend que, lorsque don Quichotte refusa d'accompagner Vivalde à Séville, c'était parce qu'il avait le désir secret de courir après Marcelle et de lui offrir
ses services. Il est certain qu'il la chercha long-temps, avec son écuyer, dans le bois où elle s'était retirée, et que, désespérant de la rencontrer, ils s'arrêtèrent, pour passer l'heure de la chaleur, dans une belle prairie qu'arrosait un petit ruisseau. Tous deux descendirent de leurs montures, laissèrent Rossinante et l'âne paître en liberté l'herbe fraîche, fouil-
lèrent dans le bissac , et , sans cérémonie , mangèrent ensemble ce qu'ils y trouvèrent.
Sancho ne s'était pas avisé de mettre des entraves à Rossinante ; il le connaissait d'un naturel si chaste, si pacifique , que toutes les jumens des haras de Cordoue n'auraient pas été capables de lui donner une mauvaise pensée.
Mais la fortune, ou plutôt l'esprit tentateur, avait amené dans ce lieu une troupe de cavales galiciennes, conduites par des muletiers yangois , qui s'étaient arrêtés dans ces prés, selon leur usage, pour faire la méridienne.
Il arriva, l'on ne sait comment, que Rossinante , malgré sa pudeur et sa retenue, eut à peine senti les cavales, qu'il lui prit l'étrange fantaisie d'aller auprès d'elles faire le galant.
Aussitôt, et sans demauder la permission à son maître, il relève sa maigre encolure, prend un petit trot gaillard, et vient tourner, en se donnant des grâces, autour des jumens do
Galice. Celles-ci, qui probablement n'etaient pas en train de jouer , le reçurent avec des ruades, brisèrent bientôt son harnais , sa selle , et laissèrent notre amoureux tout nu. Ce n'eût été rien, si les muletiers, en voyant de loin l'attentat de limmodeste Rossinante , n'étaient accourus avec leurs pieux ferrés, et n'en avaient donné tant de coups au pauvre cheval, qu'ils l'étendirent par terre. Déjà le héros et son écuyer accouraient à son secours. Ami Sancho
disait don Quichotte tout essoufflé , ces marauds-là ne sont pas chevaliers , tu peux m'aider à prendre vengeance de l'affront qu'ils osent faire à Rossinante. Eh! quelle diable de vengeance pouvons-nous prendre? l'épondi Sancho : ne voyez-vous pas qu'ils sont vingt !
et nous ne sommes que (feux, encore ces deux-la peut-être n'en valent-ils qu'un et demi. J'en vaux cent, reprit don Quichotte, qui met l'épée à la main, tombe sur les Yangois, et.
de son premier revers partageant le gilet dr cuir que portait un des muletiers, lui ouvre le haut de l'épaule. Sancho veut alors imitei son maître, et faire voir le jour à sa lance.
Les Yangois, honteux de se voir battus par deux hommes seuls , eurent recours à leurs bâtons ferrés, enveloppèrent nos héros, et commencèrent à instrumenter sur eux de toutes
leurs forces. Sancho fut le premier à bas ; don Quichotte, malgré son courage, ne tarda pas à le suivre, et vint tomber aux pieds de Rossinante. Les muletiers eurent peur de les avoir trop corrigés. Ils rassemblèrent promptement leurs cavales, et se hâtèrent de partir, en laissant maître , valet, cheval, tous trois étendus sur la terre.
Le premier qui revint à lui, fut le triste Sancho Pança, qui, d'une voix faible et dolente, s'écria : Seigneur don Quichotte, ah!
monseigneur don Quichotte.! Que veuxtu, mon frère Sancho? répondit le chevalier avec un accent non moins lamentabie. — Je voudrais , s'il était possible, que vous me donnassiez deux doigts de cet excellent breuvage de Fier-à-bras. Il est peut-être aussi bon pour les os rom pus que pour les blessures. - Vraiment , mon ami, si j'en avais un peu , nous> n'aurions pas besoin d'autre chose. Mais je te jure , foi de chevalier , qu'avant deux jours notre provision sera faite , ou je perdrai l'usage de mes mains. — Eh ! quand croyez-vous , s'il vous plaît, que nous aurons l'usage de nos pieds ? - Je l'ignore , mon pauvre ami.
Je dois avouer cependant que tout ceci m'est arrivé par ma faute. Je me suis compromis avec des gens qui n'étaient point armés che-
valiers ; il était juste que je fusse puni de cette infraction à nos lois. Dorénavant, mon cher fils, suis bien l'avis que je t'ai donné. Quand tu vois que nous sommes offensés par une canaille semblable, n'attends pas que je mette l'épée à la main; attaque tout seul ces coquins , et châtie-les à ton aise. Si des chevaliers viennent à leur secours, sois tranquille, je m'en charge alors; et tu connais assez, j'espère , la force de mon bras terrible. — Monsieur, je vous l'ai déjà dit, je n'aime pas du tout les querelles. Je suis bon homme, et j'ai une femme et des enfans. Personne ne pardonne aussi vite que moi les injures passées , présentes et futures ; qu'elles me viennent de chevaliers ou de non chevaliers , cela m'est égal, je n'ai point de rancune. Ainsi ne vous attendez point que jamais il me reprenne envie de me servir de cette épée, que j'ai pour la première fois tirée assez mal à propos. Que dis-tu donc, mon enfant? Si j'avais un peu plus d'haleine, et que la douleur de mes côtes me laissât parler librement, je te ferais comprendre combien tu t'abuses. Viens ici, misérable pécheur, et réponds-moi : Lorsque le vent de la fortune, qui, dans ce moment, je l'avoue, n'a pas l'air de nous être favorable, enflera tout à coup la voile de notre espérance ,
et aous conduira dans le port de cette île que je t'ai promise, comment feras-tu, n'étant point chevalier, ne voulant point le devenir , n'ayant ni valeur ni courage pour conserver tes États ? Tu sais assez que dans les royaumes , dans les provinces nouvellement conquises, il est des esprits inquiets, indociles , remuans , toujours prêts à quelque nouvelle entreprise ; il faut donc que le nouveau possesseur ait assez de sagesse pour les contenir, et surtout assez de courage pour les abattre.
Tout cela peut être, répliqua Sancho; mais je vous avoue qu'en ce moment j'ai plus besoin d'emplâtres que de conseils. Voyez si vous pouvez vous lever; ensuite nous tâcherons de mettre sur ses pieds Rossinante, quoiqu'il ne le mérite guère, après ce qu'il nous a valu. Je ne l'aurais jamais pensé de lui, que je croyais si modeste , si chaste ! on a bien raison de dire qu'il faut du temps pour connaître son monde. C'est comme vous , monsieur : qui aurait imaginé, après la belle bataille que vous avez gagnée contre le Biscayen errant, qu il tomberait sur vos épaules cette grêle de coups de bâton ?—Ah! j'en mourrais de dou- leur , mon ami, si je ne savais que ces accidens sont attachés à notre profession. —
Diable! vous ne m'aviez pas dit que c'étaient
là les revenans-bon du métier. Les reçoit-On souvent, s'il vous plaît? je vous préviens que, s'il nous en arrive un second, nous ne serons pas en état de profiter du troisième Hélas !
Sancho , la vertu des chevaliers n'est que trop souvent éprouvée ! A la veille d'être empereurs, ils sont quelquefois assommés. Le fameux Amadis de Gaule ne se vit-il pas au pouvoir de l'enchanteur Arcalaüs, qui le fit attacher à une colonne, et lui donna cent coups d'étrivières ? J'ai su, moi, d'un auteur secret, que le chevalier du Soleil, étant tombé dans une trappe, se trouva sous terre enchaîné au milieu de ses ennemis, et que là on lui donna un lavement de neige et de sable, qui manqua de le faire crever. Je peux me consoler, ce me semble, en songeant que tant de héros ont reçu des affronts encore plus cruels que celui-ci ; car enfin, à bien examiner la chose , ce ne sont pas des coups de bâton que nous avons reçus : c'étaient des coups de pieux ferrés; ce qui est fort différent. — Ma foi, monsieur, peu m'importe : je n'ai pas eu le temps d'y prendre garde. A peine avais-je tiré ma diable d'épée que je me suis senti par terre , dans l'endroit où je suis encore. —
Allons , mon fils, relevons-nous , et allons secourir ce pauvre Rossinante , qui n'a pas eu la
moindre part de notre disgrâce. — Pardi !
c'était juste ; n'est-il paa aussi chevalier errant ?
Ce qui me fait plaisir, c'est que mon âne s'en est tiré sans qu'il lui en coûte un seul poil.
— La fortune, comme tu vois, laisse toujours une; ressource dans les malheurs. Au défaut de Rossinante, ton âne pourra me porter dans quelque château où l'on pansera mes blessures , et je ne tiendrai point à déshonneur cette monture; car. je me rappelle avoir lu que le nourricier de Bacchusvle bon Silène, fit son entrée dans la ville aux cent portes monté sur le plus bel âne du monde. — Ce monsieur Silène pouvait apparemment s'y tenir droit; mais je doute que vous puissiez aller autrement que de travers et placé comme un sac de blé. — Nous irons comme nous pourrons , Sancho ; il est toujours honorable de revenir blessé d'un combat. Lève-toi-donc , amène ton âne, et sortons de ces déserts avaiu la nuit.
Le pauvre écuyer fit alors un effort ppur quitter la terre ; et, poussant plus de cent soupirs , autant de ouf, autant de aie, entremêlés, de malédictions contre celui qui l'avait mn, là, il parvint à se mettre sur ses pieds, restant a moitié chemin , courbé comme un arc de Turquie. Dans cette position, il marcha vers
son âne , qui, seul heureux de l'aventure, s'en donnait à plaisir dans le pré. De là, le triste Sancho s'en revint à Rossinante, à qui la parole seule manquait pour se plaindre autant que son maitre. L'écuyer parvint à le relever; ensuite il placa don Quichotte sur l'âne, attacha Rossinante à la queue, et, prenant à sa main le licou, s'achemina vers la grande route.
Au bout d'une petite lieue , ils découvrirent une hôtellerie , que notre héros, selon sa coutume, ne manqua pas de prendre pour un château. L'écuyer avait beau répéter que ce n'était qu'une auberge , le maître sou tenai t son dire ; et la dispute durait encore lorsque Sancho entra sous la porte avec son petit convoi.
CHAPITRE XVI.
Aventures de l'hôtellerie.
L'AUBERGISTE, en voyant cet homme placé de travers sur un âne, se pressa de demander à Sancho quel mal il avait. L'écuyer lui répondit que ce n'était rien , qu'il était seulement' tombé du haut d'une montagne en bas, et que ses côtes en étaient un peu froissées. La femme de l'aubergiste, par un hasard assez rare, était bonne, charitable, et prompte à s'intéresser
aux maux d'autrui. Elle accourut pour soigner don Quichotte, avec sa fille de quinze à seize ans , bien faite et assez jolie. Il y avait encore dansl'hôtellerie une jeune servante asturienne, dont la figure était remarquable. Son visage , plus large que long, tenait à une tête aplatie; son nez était camard, un de ses yeux louche, et l'autre malade. Elle réparait à la vérité ces petites imperfections par les agrémens de sa taille, qui n'avait guère moins de trois pieds de haut ; et ses épaules , s'élevant en voûte au^ dessus du cou, la forçaient de regarder à terre.' Cette aimable personne aidalafilledel'hôtesse à dresser pour don Quichotte, dans une espècè de grenier où l'on mettait de la paille , un lit formé de quatre planches non rabotées, posées sur deux bancs inégaux, d'un matelas plus dur que les planches mêmes , de deux draps de toile de navire, et d'une couverture dont on' pouvait compter les fils. Ce fut dans ce mauvais lit que se coucha don Quichotte ; aussitôt' l'hôtesse et sa fille , éclairées par Maritorné (c'était le nom dé l'Asturienne), vinrent lui mettre des emplâtres depuis la tête jusqu'aux pieds.
En voyant les contusions dont notre héros était couvert, l'hôtesse dit à Sancho que cela ressemblait plus à des coups qu'à une chute.
Ce ne sont pourtant point des coups, repondit le discret écuyer; mais c'est que la montagne avait beaucoup de rochers, dont chaque pointe a fait sa meurtrissure. Je vous serai obligé, madame, ajouta-t-il à voix basse, de vous arranger de manière qu'il vous reste quelques emplâtres; il me semble que les reins me font mal. Vous êtes donc tombé aussi, reprit l'hôtesse ? — Non , je ne suis pas tombé ; mais quand j'ai vu la chute de mon maître , j'ai senti une si grande émotion, que tout mon corps en est resté brisé, comme si l'on m'eût donné cent coups de bâton. Je n'en suis pas étonnée, répondit la fille de l'hôtesse; j'ai souvent rêvé que je me jetais du haut d'un clocher en bas, et en m éveillant je me trouvais aussi rompue que si le songe eût été véritable. Voilà ce que c'est, répondit Sancho : la seule différence qu'il y ait, c'est que je ne rêvais pas, que j'étais encore mieux éveillé que je ne suis, et que cependant mes épaules ne sont guère en meilleur état que celles de mon maître.
Comment s'appelle -votre maître, interrompit Maritorne ? — Dot} Quiçhotte de la Manche , chevalier errant, des meilleurs et des plus braves qu'on ait vus. Qu'est-ce que c'est, reprit l'Asturienne, qu'un chevalier errant? Pardi! ma pauvre sœur,, vous êtes; donc bien
neuve, si vous ignorez encore cela. Un chevalier errant est une chose toujours à même d'être empereur ou roué de coups; aujourd'hui manquant de tout, demain pouvant disposer de trois ou quatre royaumes qu'il donne à son écuyer. Comment se fait-il, dit l'hôtesse, qu'appartenant à un si grand seigneur, vous n'ayez pas déjà quelque bon comté? — Patience , madame! depuis un mois tout au plus nous cherchons les aventures, et nous n'avons pas encore rencontré de celles-là; mais si monseigneur don Quichotte guérit de ces blessuresci, ou, pour mieux dire, de cette chute, je vous réponds que je ne troquerais pas mes espérances pour le meilleur duché d'Espagne.
Don Quichotte, qui jusqu'alors avait écouté cette conversation , fit un effort pour se relever sur son lit; et prenant la main de l'hôtesse : Belle châtelaine, dit-il, ne regardez pas comme un hasard peu important celui qui m'amène chez vous. La modestie me défend de vous instruire de ce que je suis ; c'est à mon écuyer de le faire. Je me borne à vous remercier de vos soins ; ils ne sortiront jamais de ma mémoire reconnaissante. Eh! plût au ciel que le redoutable amour, qui règle à son gré nos destinées , ne m'eût pas rendu dès long-tempsl'esclave d'une belle ingrate dont mon cœur
sait trop bien le nom ! les yeux brillans du jeune objet que j admire deviendraient mes Seuls souverains.
L'hôtesse, sa fille, et la gentille Maritornc, se regardaient toutes trois en écoutant ce discours , qu'elles n'entendaient non plus que du grec. Elles se doutèrent pourtant qu'il n'était qu'agréable pour elles, et s'efforcèrent d'y répondre par des politesses en langage d'hôtellerie. Pendant ce temps l'Asturienne pansait Sancho , qui n'en avait pas moins besoin que son maître.
Dans ce même grenier où l'on avait couché don Quichotte logeait aussi un muletier d'ArcvalJo, qui des bâts et des couvertures de ses mulets s'était fait un lit beaucoup meilleur que celui du chevalier. Sancho, tout auprès de son maitre, avait arrangé le sien, composé d'une natte de joncs, et d'une couverture anciennement de laine.. Le lit de don Quichotte était le premier du côté de Ja. porte, ensuite celui de Sancho , plus loin celui du muletier.
Benengeli n'omet aucun de ces détails, à
l'exemple de certains historiens qui croiraient tout perdu s'ils n'instruisaient leur lecteur de la plus petite particularité. L'Asturienne Maritorne avait promis au muletier de venir causer avec lui quand tout le monde serait
couché. On dit de cette scrupuleuse fille, que jamais, dans tout le cours de sa vie, elle ne manqua de tenir de semblables promesses, les eût-elles données sans témoins. Aussi se vantait-elle bien d'être née demoiselle ; et elle ne pensait pas avoir dérogé en devenant servante d'hôtellerie, parce que c'étaient des malheurs arrivés à sa famille qui l'avaient forcée à prendre cet état. Le muletier, après avoir donné à souper à ses mulets f était venu se coucher dans son bon lit en attendant la ponctuelle Maritorne. Sancho , couvert d'emplâtres , était dans! le sien , et tâchait de s'endormir , malgré la douleur de ses côtes ; don Quichotte, qui sentait encore plus de mal , avait les yeux ouverts comme un lièvre.
Toute l'hôtellerie était dans un repos profond ; une seule lampe y brûlait pendue sous la grande porte. Ce silence, ces ténèbres, et l'habitude où était notre héros de s'occuper sans cesse des livres qu'il avait lus, lui firent venir à l'esprit l'idée la plus étrange. Il s'imagina que la jeune fille de l'aubergiste, qui à ses yeux était la fille du seigneur châtelain , éprise de sa bonne mine, de ses charmes, de sa valeur, devait venir le trouver dans la nuit, pour lui déclarer sa tendre passion. Inquiet, tourmenté du péril qui menaçait sa fidélité
il s'encourageait lui-même et se promettait de ne point manquer à la foi promise à Dulcinée, quand même la reine Genièvre, avec sa dame Quintagnonë, viendrait éprouver sa vertu.
Précisément dans ce même instant Mari torne se mettait en marche, nu-pieds , en chemise , sans autre ornement qu'un mauvais bonnet de futaine qui retenait ses cheveux. Elle arrive à pas de loup, marchant doucement sur l'orteil.
Don Quichotte *l'éntendit dès la porte; et , s'asseyant sur son lit, malgré ses emplâtres , maigre ses douleurs, il avance doucement les bras pour recevoir la jemie beauté qui, d'un pied craintif * les mains en avant, cherchait à tatous , dans l'obscurité, le lit de son muletier.
La pauvre Asturienne alla tomber juste entre les bras de don Quichotte. Celui-ci la saisit avec force par le poignet, la tire à lui sans qu'elle ose souffler , et la fait asseoir sur son lit. La chemise de Maxitorne, qui était d'une toile à sacs, parut à notre héros le plus fin tissu de lin ; des morceaux de verre enfilés qu'elle portait à ses bras lui semblèrent des bracelets de perles orientales, et ses cheveux forts et crépus devinrent de longues tresses or relevées par la main des Grâces.
0 déesse de la beauté, lui dit-il d'une voix basse et tendre, que n'est-il en mon pouvoir
de reconnaître tant d'amour! mais la fortune, (lni se joue souvent des héros, me réduit dans ce moment à un état de souffrance bien peu tfigne de votre toute. Un autre obstacle non moins grand, c'est la foi que mon cœur a jurée à l'adorable Dulcinée, maîtresse unique de ce cœur fidèle. Ah ! sans les sermens que j'ai faits', soyez sûre, beauté suprême, que je mériterais sans doute la faveur que je reçois. A tout cela Maritorne ne Vépondait pas un seul mot', et suait à grosses gouttes des efforts qu'elle faisait pour échapper à don Quichotte.
Pendant ce temps, le bon muletier, que l'amour tenait éveillé , avait entendu la porte s'ouvrir. Inquiet de ne panoir arriver sa chère Astnricnne , il se lève doucement, et s'approche du lit de don Quichotte , où certain chuchotement qu'il ne pouvait distinguer rommenrait à lui déplaire. 11 reconnut bientôt que c'était sa Maritorne que notre héros retenait : ne se possédant plus de colère, il élève son poing fermé de toute lrt hauteur de son bt*as, et en décharge un coup terrible, juste sur les deux mâchoires de l'amoureux chevalier. Non content de celte Vengeance, il s'élance sur le lit, qu'il parcourt dans toute sa longueur en foulant don Quichotte sous ses larges pieds.
Le malheureux lit, qui n'était pas trop assuré,
ne peut sou tenir cette double charge; il craque, se brise et tombe par terre. Ce bruit éveille l'aubergiste, qui appelle promptement Maritorne ; et, voyant qu'elle ne répondait point, il court allumer une lampe, se doutant bien que c'était quelque tour de la demoiselle asturienne. Celle-ci, à la voix de son maitre, qu'elle redoutait beaucoup, ne trouva rien de mieux, pour se cacher, que d'aller se blottir dans le lit de Sancho , qui dormait profondément.
L'aubergiste arrive en criant : Où es-tu, coquine, où es-tu? Maritorne, plus effrayée, s'était ramassée en un peloton presque sur l'estomac de l'écuyer, qui, à demi réveillé , se sentant étouffer par ce poids énorme, crut avoir le cauchemar, et commença par donner à droite et à gauche de grands coups de poings qui tombèrent sur Maritorne. La pauvre fille perdit patience ; et, sans songer davantage à se cacher, elle rendit les coups à Sancho.
Celui-ci se relève alors, saisit à brasse-corps l'Asturienne, et commence avec elle une lutte qui n'était plaisante que pour les témoins. Le muletier, à qui la lampe de l'aubergiste fit voir la manière dont on traitait sa damfi, laissa don Quichotte pour courir vers elle ; l'aubergiste y courait aussi, mais dans une intention" différente : de sorte que le muletier frappait
Saucho ; Sancho, Maritorne ; Mailtorne , Sanelio; l'aubergiste, Maritorne; et tous avec tant de courage et de précipitation, qu'un coup n 'attendait pas l'autre. Pour comble de mal.
heur, la lampe s'éteignit; et le tapage, le tumulte, le combat n'en devinrent que plus terribles. Un archer (le la Sainte-Hermandad, logé dans l'hôtellerie, entendant tout ce tintamarre , se leva , prit sa baguette, la boite de fer-blanc où étaient ses titres ; et, entrant dans la chambre sans y voir goutte, se mit à crier : Force à la justice ! respect à la Sainte-Hermandad ! Le premier qui tomba sous sa main fut l'infortuné don Quichotte, demeuré presque évanoui dans les débris de son lit. L'archer à tâtons le prit par la barbe ; et, ne le sentant point remuer, il cria plus fort : Qu'on ferme les portes, on a tué un homme ici ; arrêtez, arrêtez les meurtriers. Ces paroles firent peur à tout le monde. La bataille aussitôt cessa.
Chacun se retira sans dire mot, l'aubergiste dans sa chambre, le muletier sur ses bâts, Maritorne dans son lit. Les seuls don Quichotte et Sancho demeurèrent où ils étaient. L'archer voulut aller chercher de la lumière pour prendre les délinquans ; mais l'aubergiste , enrentrant chez lui, avait exprès éteint la lampe
de la porte ; l'archer fut obligé de revenir à la cheminée , où il souffla pendant une heure avant de pouvoir rallumer du feu.
CHAPITRE XVII.
Suite des travaux innombrables de don Quichotte et de son écuyer dans la fatale hôtellerie.
Don Quichotte, un peu revenu de son étourdissement, commença d'un ton de voix lamentable à s'écrier : Mon ami Sancho , dors-tu ?
dors-tu, mon ami Sancho? Eh morbleu! qui pourrait dormir, répondit Sancho en colère, quand tous les diables d'enfer sont déchaînés contre moi?-Ah! tu n'en dois pas douter, mon cher enfant; ou je ne m'y connais pas, ou ce château est enchanté. Mais écoute, je veux te révéler un grand secret ; commence par me jurer que tu le garderas jusqu'à la mort. — Dites, monsieur; je vous le jure. —
Ma délicatesse exige que je sois bien sûr que tu seras fidèle à ton serment; puis-je y compter, mon ami ? — Eh ! oui, sans doute, je vous jure de n'en jamais parler tant que vous vivrez : puissé-je bientôt avoir la langue libre !
- 0 mon fils, t'ai-je fait assez de mal pour te forcer à désirer mon trépa»? — C« n'est pas
cela que j'entends ; mais c'est que je n'aime point à garder des secrets, j'ai toujours peur de les perdre.—Je m'en fie à ton amitié. Tu sauras donc que cette nuit même il m'est arrivé la plus belle, la plus heureuse des aventures. La fille du seigneur de ce château m'est venue trouver. Je ne puis te dire combien de grâces, d'esprit, de beauté, brillent dans toute sa personne. Elle possède encore d'autres charmes, dont je dois m'interdire l'éloge, pour ne pas manquer à la foi promise à ma ohère Dulcinée. Qu'il te suffise de savoir qu'à l'instant même où j'étais avec cette jeune princesse dans la conversation la plus tendre , sans que j'aie rien entendu , sans que j'aie rien pu voir, une main, mais une main qui doit tenir au bras terrible de quelque géant, m'est tombée sur les mâchoires d'une force épouvantable.
Ensuite, je ne sais qui, je ne sais quoi, m'a tellement foulé, tellement moulu , que je sui& dans un état pire que celui où me laissèrent cesmuletiers insolens. Je conclus de là, mon ami , que quelque Maure enchanté garde le trésor de beauté de cette aimable demoiselle, et que ce trésor n'est pas pour moi. —Ni pour moi non plus, j'en réponds; car plus de quatre cents Mauris se sont tellement exercés sur ma peau , que lès-picux des Yangois n'étaient que
CtS l'oses t u comparaison. Comment pouvezvous appeler cela une heureuse et belle aventure? Au moins votre seigneurie a-t-elle eu le plaisir de tenir dans ses bras cette superbe beauté ; mais l'on me rouait de coups pendant ce temps. Diable soit de moi et de la mère qui m'a mis au monde! je ne suis point chevalier errant, je ne veux pas l'être ; et de toutes leurs malencontrcs je reçois toujours la plus grosse part. — Comment donc, mon fils ! est-ce que l'on t'a battu ? - Eh! par la sambleu ! je vous le dis depuis une heure. — Ne t'en inquiète pas, crois-moi ; car je vais faire tout à l'heure mon excellent baume de Fier-à-bras, avec lequel nous serons guéris dans un clin-d'œil.
Dans ce moment arriva l'archer, qui avait enfin allumé sa lampe. Surpris, au lieu d'un homme assassiné, de trouver deux personnes causant ensemble paisiblement, il s'approcha de don Quichotte, et lui dit : Bon homme, comment allez-vous ? Rustre que vous êtes, répondit le héros, est-ce l'usage de votre pays de parler ainsi aux chevaliers errans ? L'archer , naturellement colère, se fâcha de la remontrance ; et, dans son premier mouvement, il jeta sa lampe à la tête du malheureux don Quichotte, après quoi il se retira. Monsieur , reprit alors Sancho, n'est-ce pas là le Maure
enchanté? Si j'en juge par sa mauvaise mine , je crois que c'est lui qui garde le trésor de beauté pour d'autres, et pour nous ses poings et ses lampes. Je le pense comme toi, répondit le patient don Quichotte : mais que veuxtu faire contre des enchantemens? Ce sont des choses fantastiques dont on ne peut se vengler.
Le meilleur parti qui nous reste à prendre, c'est de te lever si tu peux, et d'aller demander à l'alcade de cette forteresse qu'il te donne un peu d'huile, du sel, du vin , et du romarin.
Je ferai sur-le-champ ce merveilleux baume dont nous avons un si grand besoin.
Sancho se leva malgré ses douleurs ; et, s'en allant à tàtons chercher l'aubergiste, il rencontra sur sa route l'archer qui écoutait à la porte. Monsieur, lui dit-il, qui que vous soyez, ayez la charitable bonté de nous donner un peu de romarin , avec du vin , du sel, et de l'huile , pour guérir un des meilleurs chevaliers errans de la terre, que le Maure enchanté de cette hôtellerie a blessé fort grièvement. A ce discours , l'archer ne douta plus que Sancho n'eût perdu l'esprit. Comme le jour commençait à paraître, il appela l'aubergiste , qui donna de bon cœur ce que demandait l'écuyer. Sancho se hâta de le porter à son maître. Celui-ci mêla le tout ensemble ,
ordonna qu'on le fit bouillir ; et, au défaut d'une fiole qu'on ne put trouver dans l'auberge, l'hôte lui fit présent volontiers d'une burette de fer-blanc dans laquelle il mettait son huile. Don Quichotte y transvasa la potion , et dit ensuite sur la burette une centaine de pater, d'ave maria, de credo, accompagnant chaque prière de signes de croix et de bénédictions. Quand cela fut fait, impatient d'éprouver la vertu du baume, il avala sans s'arrêter tout ce qui n'avait pu entrer dans la burette, cest-a-dire une demi-pinte. L'effet fut prompt et semblable à celui d'un fort émétique. Une abondante sueur en fut la suite ; et un sommeil de trois bonnes heures répara si bien les forces du chevalier, que, se réveillant presque guéri de ses maux, il ne douta point que son baume n'eut opéré ce miracle , et que désormais, avec sa burette, il ne pût affronter tous les périls.
Sancho, émerveillé de la cure, se mit aussitôt à prier son maître de lui donner un peu de ce baume qui guérissait «en si peu de temps.
Don Quichotte y consentit ; et l'écuyer, tenant la burette à deux mains , se dépêcha d'en avaler presque autant qu'en avait bu notre héros. Mais la dose apparemment était trop faible pour Sancho. Le malheureux sentit seu-
lement une si violente colique, de si douloureuses tranchées, qu'il le crut à sa dernière heure. Il poussait des cris, se roulait par terre , en jurant et contre le baume et contre le traître qui le lui avait donné. Mon cher ami, disait don Quichotte , je crois que tout ceci ne vient que de ce que tu n'es pas armé chevalier. Ce n 'est que pour eux vraisemblablement que ce breuvage est salutaire. Eh! que ne le disiezvous donc ? s'écriait Sancho presque à l'agoniç ; il est bien temps de m'en avertir!
Enfin ses douleurs se calmèrent; et, sans être aussi bien guéri que son maître, Sancho se vit délivré de ses mortelles angoisses. Don Quichotte, d'autant plus pressé de retourner chercher les aventures , qu'il ne redoutait plus rien , muni du baume de Fier-à-bras, alla luimême seller Rossinante, mit le bât sur l'âne , et vint aider à monter dessus son convalescent écuyet. Bientôt à cheval , il appelle l'hôte , qui, entouré de sa famille et d'une vingtaine de personnes, l'examinait avec autant de surprise que d'attention : Seigneur alcade , lui dit-il avec beaucoup de gravité, recevez mes remercîmens pour la courtoisie avec laquelle vous m'avez reçu dans votre château ; rien ne peut me faire oublier l'extrême bonté qu'on 'a témoignée. En disant ces mots, il lance
un coup-d'œil à la jeune fille de l'hôte, et pousse un profond soupir. Seigneur alcade , reprend-il, pour vous en marquer ma reconnaissance, je vous demande de me dire si vous ivez reçu quelque outrage, si quelqu'un vous a fait quelque tort. Mon noble métier est de les venger. Ainsi, voyez, cherchez dans votre mémoire si vous n'avez pas à vous plaindre de quelque offense, de quelque injure , et soyez certain qu'avant peu je vous en ferai rendre raison.
Monsieur le chevalier, répondit l'hôte, je n'ai point du tout besoin que votre seigneurie me venge d'aucune offense; mais j'ai besoin que vous me payiez la dépense que vous, avez faite cette nuit dans mon auberge, ainsi que la paille et l'orge que vos bêtes ont mangées.
Comment! reprit don Quichotte, est-ce que ceci est une auberge ? — Très achalandée heureusement. — Cela est singulier; j'avais toujours cru que c'était un fort beau château : mais au surplus, peu importe. Quant au paiement que vous demandez , vous trouverez bon sûrement que je ne contrevienne pas aux règles de la chevalerie errante, dont la première est de ne jamais payer dans les auberges , attendu qu'on est obligé de recevoir et d'héberger les chevaliers, en récompense des peines
innombrables qu'ils se donnent, le jour , la nuit , l'hiver, l'été , par la chaleur , par la neige, pour le service du public. — Je m'embarrasse peu de tout cela, monsieur; payezmoi ce que vous me devez, et laissez la tous vos contes de chevalerie , qui ne font point du tout mon compte. — Vous êtes, un sot, mon ami, et ne savez pas remplir les beaux devoirs de l'hospitalité. En prononçant ces derniers mots, don Quichotte pique des deux, et sort de l'hôtellerie , sans que personne l'arrête , et sans songer à regarder si son écuyer le suivait.
L'aubergiste, le voyant parti, courut aussitôt à Sancho en renouvelant sa demande ; mais l'écuyer répondit qu'en qualité d'écuyer errant, la même loi qui défendait à son maître de payer dans les auberges le lui défendait aussi. L'hôte eut beau crier, menacer; l'obstiné Sancho répétait toujours que, dût-il lui en coûter la vie, il ne donnerait pas un sou , de peur que les écuyers futurs ne lui reprochassent un jour d'avoir laissé perdre un droit si précieux. Malheureusement il y avait alors dans l'hôtellerie cinq ou six jeunes garçons de Ségovie et de Séville, aimant à rire et à se réjouir, surtout aux dépens d autrui. D'un commun accord ils approchent de Sancho, le
descendent de dessus son âne , envoient chercher une couverture dont chacun saisit un des quatre coins , placent au milieu le pauvre écuyer , et se divertissent à le faire voler à quinze ou vingt pieds de terre, le recevant et le renvoyant à peu près comme un gros ballon.
Les cris du malheureux berné arrivèrent jusqu'à son maître , qui, revenant sur ses pas, fil prendre à Rossinante un pénible galop jusqu'à la porte de l'hôtellerie. L'hôte n'avait pas manqué de la fermer en dedans. Don Quichotte , en faisant le tour des murs pour chercher une autre entrée , aperçut son triste écuyer allant et venant dans les airs avec tant de grâce et tant de prestesse , que , sans la colère qui le suffoquait, il n'aurait pu s'empêcher d'en rire. Il essaya plusieurs fois df: monter de son cheval sur la muraille, mais ses contusions lui en ôtaient la force. Obligé de demeurer paisible spectateur de la scène , il s'en dédommagea par les reproches , les injures épouvantables qu'il adressait de loin aux berneurs. Ceux-ci ne s'en embarrassaient guère, et n'en continuaient pas moins à fain sauter le malheureux, jusqu'à ce que, fatigué eux-mêmes d'un jeu qui leur plaisait si fort.
ils le vernirent sur son âne. Maritorne, émue 4e compassion , courut au puits remplir un
pot d'eau fraîche, qu'elle revint lui présenter.
Sancho le portait à sa bouche lorsque don Quichotte lui cria de loin : Prends garde, mon fils, prends garde ; ne bois point cette eau perfide qui te donnerait la mort. Songe que j'ai ici le divin baume dont une seule goutte te guérira. En disant ces paroles , il montrait la burette. Sancho , le regardant en dessous et de travers , lui répondit : Avez-vous oublié que je ne suis pas chevalier ? Gardez votre chien de breuvage, et me laissez en repos. Il but alors ce que lui offrait la charitable Maritorne; mais, s'apercevant (lue c'était de l'eau, il fit la grimace, et pria l'Asturienne de lui donner un peu de vin , ce qu'elle fit volontiers , même en le payant sur ses gages ; car dans le fond elle était bonne, et ne pouvait rien refuser de tout ce qu'on lui demandait.
L'aubergiste ouvrit les deux battans à Sancho, qui donna des talons à son Ane, et sortit fort satisfait au fond du cœur de n'avoir pas payé un sou. Il est vrai que le trouble où il était l'empêcha de s'apercevoir qu'il oubliait son.
bissac, L'hôte, quand il fut dehors, voulait refermer la porte; mais il en fut empêché par les jeunes berneurs, qui n'auraient pas craint don Quichotte , quand bien meme il eût été chevalier de la table ronde.
CHAPITRE XVIII.
Entretien de nos deux héros, avec d'autres aventures importantes.
SANCHO rejoignit son maître, si faible, si abattu, qu'il pouvait à peine faire aller son âne. Ami, lui dit don Quichotte, c'est à présent que je suis certain que ce château, ou cette auberge , est assurément enchanté. Ceux qui se sont joués de toi d'une manière si atroce ne peuvent être que des fantômes'; car, lorsque j'ai voulu franchir la muraille pour aller te secourir, il ne m'a jamais été possible de remuer de mon cheval. Sans cela je te réponèls- bien que j'aurais vengé ton injure d'une épouvantable manière. Mort ds ma vie, reprit l'écuyer, si vous aviez vu ces gens-là d'aussi près que moi, vous ne les prendriez pas pour des fantôme : ils ne sont que trop en chair et en os. Allez, personne ne sait aussi bien que moi qu'il n'y a point d'enchantement dans tout cela ; et je vois clair comme le jourque si nous commuons à chercher les aventures, nous en trouverons de si bonnes, que notre peau y restera. Le meilleur serait de nous en retourner dans notre village, à présent que voici 11
moisson, d'y faire valoir notre bien, sans aller, comme nous allons, en tombant toujours de fièvre en chaud mal. — Mon pauvre Sanchcr, je te le répète, tu n'entends rien à la chevalerie. Qu'est-ce que toutes ces misèreslà auprès de la gloire qui nous attend? Tu ne comprends donc pas le plaisir extrême de vaincre, de triompher dans un combat ? —
Comment voulez-vous que je le comprenne ?
Depuis que nous sommes chevaliers errans , c'est-à-dire votre seigneurie, car, pour moi , je n'ai p:.s cet honneur, nous n'avons vaincu personne, si ce n'est le Biscayen , encore vous en a-t-il coûté la moitié de votre oreille. Depuis ce jour, tout a été coups de bâton sur coups de bâton, et gourmadessurgourmades; j'ai eu à la vérité, de plus que vous, l'avantage d'être berné : dans tout cela je ne vois pas le mot pour rire. — Tout ira mieux, mon enfant ; car je vais tâcher de me procurer quelque épée comme celle d'Amadis , avec laquelle on brise, on détruit toutes sortes d'enchantcmens.—Je suis si chanceux, que, quand vous aurez cette épée-là , il en sera tout comme du baume ; elle ne pourra être utile qu'à ceux qui sont armés chevaliers.
Ils en étaient là de leur entretien, lorsque don Quichotte aperçut de loin un grand nuage
de poussière. Sancho, dit-il, enfin le voici, ce jour que la fortune me réservait, ce beau jour où mon courage va m'acquérir une immortelle gloire! Vois-tu là-bas ce tourbillon? C'est une innombrable armée composée de toutes les nations du monde. A ce compte-là, répondit Sancho, il doit y en avoir deux; car de cet autre côté voilà le même tourbillon. Don Quichotte, se retournant, vit que Sancho disait vrai, et ne douta plus que ce ne fussent deux grandes armées qui marchaient l'une contre l'autre. C'étaient deux troupeaux de moutons qui venaient par deux chemins opposés, et qui élevaient autour d'eux une poussière si épaisse, qu'il était impossible de les reconnaître , à moins que d'en être tout près.
Don Quichotte, transporté de joie, répétait avec tant d'assurance que c'étaient deux armées, que Sancho finit par le croire, et lui dit: Eh bien! monsieur, qu'avons-nous à faire là. Ce que nous avons à faire, reprit le chevalier déjà hors de lui ; prendre le parti le plus justë : et je vais, en peu de mots, t'expliquer ce dont il s'agit.
Ceux qui viennent ici vis-à-vis de nous suivent les enseignes de l'empereur Alifanfaron, souverain de la grande île de Taprobane. Les autres, qui s'avancent par-là, sont les guerriers
de son ennemi, le puissant roi des Garamantes , Pentapolin au bras retroussé, ainsi nommé parce que, dans les batailles, on le voit toujours le bras nu. Oui, dit Sancho ; mais pourquoi ces messieurs s'en veulent-ils Par la raisoit, reprit don Quichotte , que cet Alifanf-iren, (lit-i est un damné de païen, est devenu amoureux de la fille de Pentapolin, qui est jeune, belle et chrétienne. Tu sens bien que Pentapolin ne veut pas donner sa fille à un roi mahométan, et qu'il exige qu'Alifanfaron commence par se faire baptiser. — Par ma barbe il a raison, Pentapolin ; et je l'aiderai tant que je pourrai. — Tu feras ton devoir, Sancho : je te préviens, que, pour combattre en bataille rangée, il n'est point du tout nécessaire d'avoir été armé chevalier. - C'est bon, je suis pour Pentapolin. Tout ce qui m'inquiète, c'est mon âne. Je ne peux guère aller me fourrer avec lui parmi tant de cavalerie, et je voudrais le mettre dans un endroit où je sois sûr de le retrouver quand la chose sera finie. — Ne t'en embarrasse point, mon ami ; qu'il se perde ou non, peu importe : nous aurons après la victoire tant de chevaux à choisir, que Rossinante lui-même court de grands risques d'être échangé. Mais je veux te faire connaître les principaux chevaliers qui font la force de ces
deux armées. Viens les voir avec moi sur cette colline.
Tous deux gagnèrent alors une petite hauteur d'où ils auraient fort bien distingué les troupeaux, sans la poussière qui les leur dérobait. Là don Quichotte, voyant ce que lui peignait n imagination , commença ce beau discours ,]en indiquant avec la main tous les objets qu'il montrait à Sancho : Ce chevalier, dit-il, que tu vois avec une armure d'or, et qui porte sur son bouclier un lion couché près d'une bergère, c'est le valeureux Laurcalque, seigneur et prince du Pont d'argent. Celui-là dent l'écu est bleu avec ces trois couronnes blanches , c'est le redoutable Micocolembo, duo de la grande Quirocie. Tu dois remarquer près de lui, à droite, ce géant terrible et farouche; c'est le fameux Brandabarbaran souverain des trois Arabies. Il est toujours couvert d'une peau de serpen t, et son bouclier est une des portes de ce temple des Philistins que Samson détruisit en mourant.
Tourne à présent par ici ; et là, devant toi, à la tête de l'autre .armée, tu vois le brave Timonel de Carcassonne, prince de la nouvelle Biscaye, qui porte écartielé d'azur, desinople, d'or et d'argent. Remarque, remarque sur le oimier de Timoncl oa beau chat de couleur
fauve, au bas duquel est écrit Miaa, première syllabe du nom de sa daint, la eliarminte et belle Miauline, fille du duc des Algarves, Cet autre qui passe dans ce mou.ent sur cette belle jument tigrée, et qui porte des armes blanches, c'est un Français, nouveau chevalier, appelé Pierre Pepin, seigneur et baron d'Utrique. Plus loin , celui que tu vois avec les talons ferrés, monté sur ce cheval sauvage, c'est le puissant duc de Nervie, Aspergifilardo du Bocage, qui porte une asperge sur son écu , avec cette devise espagnole : De moi-même je renais. Enfin don Quichotte nomma plus de cent chevaliers de l'une et l'autre armée, en donnant à chacun des armes, des couleurs , des emblèmes différens; et, sans reprendre un instant haleine, il poursui vit de la sorte : A présent, ami, je dois te montrer les différentes nations qui vont ensanglanter ces.
plaines. Tu vois d'abord là, en première ligwe* ceux qui boivent les eaux du fameux Xanthe; les habitans de 1 Atlas et des campagnes de Massilie; ceux qui recueillent l'or de l'Arabie heureuse, et ceux qui jouissent des ombrages frais du limpide Thcrmodon; ceux qui détournent dans leurs champs fertiles les trésors du riche Pactole; les humides trop souvent perfides ; les Perses adroits à tirer de l ape ; les
Parthes qui combattent en fuyant; les Arabes errans sous des tentes, les Scythes indomptés et cruels ; les Éthiopiens aux lèvres percées, et une infinité d'autres peuples, dont je reconnais bien les visages , mais dont je ne puis me rappeler les noms. Dans l'autre armée, ici, de ce côté, tu vois les braves guerriers qui s'abreuvent dans les eaux rapides du Bétis bordé d'oliviers ; ceux qui se baignent dans les flots célèbres du Tage qui roule de l'or; et les possesseurs des rives heureuses qu'arrose le salubre Xénii ; et ceux à qui Jes champs tartésiens fournissent d'abondans pâturages, et ceux qui trouvent un nouvel Élysée dans les délicieuses prairies de l'opulent Xérès; et les habitans de la Manche , couronnés de riches épis ; et les antiques restes du sang des Goths tout couverts de fer ainsi que leurs pères ; ceux à qui la Puiserga offre le tribut de ses ondes tranquilles ; ceux qui conduisent leurs troupeaux sur les bords tortueux de la Guadiana, dont la terre engloutit les flots ; et ceux qui vivent dans les forêts , dans les glaces des Pyrénées v ou dans les neiges des Apennins.
J'aurais besoin de 1 aide 3ic Dieu pour rappeléï toutes les nations, tous les peuples, toutes les provinces que don Quichotte nomma, en affectant à chacune ce qui la distingue en effet.
Le pauvre Sancho, pendu pour ainsi dire à chacune de ses paroles, écoutait avec une grande attention , et tournait, retournait la tête rapidement de tous côtés, espérant toujours qu'à la fin il découvrirait quelque chose de tout ce que lui montrait son maître. Désespéré de ne rien voir : Monsieur, lui dit-il, je me donne au diable , si , de tant de chevaliers , géans , chevaux, peuples, bataillons que nomme votre seigneurie, j'en aperçois seulement un seul. Il faut qu'il y ait encore là de l'enchantement.
Eh quoi! reprit don Quichotte, tu n'entends pas les hennissemens d coursiers, le bruit des tambours, le son des trompettes? — Je n'entends rien du tout, monsieur, si ce n'est quelques bêlemens de moutons. (En effet les deux troupeaux approchaient.) — La peur te trouble les sens. Retire-toi, si tu crains ; seul je suffis pour porter la victoire dans le parti que je vais choisir.
Aces mots, il pique Rossinante, et, la lance en arrêt, descend la hauteur de toute la vitesse de son coursier. Sancho, qui dans ce moment aperçut les troupeaux, se mit à crier de toutes ses forces : Revenez, seigneur don Quichotte ; eh! revenez, jarni dieu! ce sont des moutons que vous attaquez. Il n'y a point là de géant, ni de chevalier, ni d'écu d'asperges, ni chat,
ni diable; revenez donc. Que va-t-il faire ?
malheureux que je suis !
Notre héros, sans l'écouter, galopait toujours en criant : Courage , braves chevaliers qui combattez sous les étendards du valeureux Pentapolfn I Suivez-moi tous, je vais le venger d Alifanfaron de la Taprobane. En disant ces paroles il entre au milieu du troupeau de moutons, qu'il commence à percer de part én-part avec une fureur extrême. Les bergers accourent en jetant des cris; mais, voyant que rien ne l'arrêtait, ils changent leurs fi-ondei de pierres , et les font siffler autour de sa tête.
Notre héros n'y prenait pas garde , et continuait le carnage, en disant toujours : Où estu, superbe Alifan faron ? ose paraître devant moi ; un seul chevalier te défie. A l'instant même, une pierre un peu plus grosse que le poing l'atteignit au milieu des côtes. Don Quichotte , se sentant blessé , tire la burette du baume; mai comme il la portait à sa bouche une seconde pierre frappe la burette, la brise , l'enlève, et, chemin faisant, déchire la joue du héros. La douleur du coup le fit tomber de cheval. Les bergers craignirent de Savoir tué; ils se préssent de l'amasser ICUre, morts, qui montaient à six on sept moulons, et pour-
suivent leur route le plus vite qu'ils peuvent.
Sancho, toujours sur la hauteur, regardait les œuvres de son maître, et s'arrachai t la barbe de déprt d'avoir pu suivre un fou pareil. Quand il le vit par terre, et les bergers loin, il descendit , vint le relever, en lui disant : Ne vous avais-je pas averti , monsieur, que ces deux armées étaient des moutons ? Est-ce ma faute , répond don Quichotte, si le maudit enchanteur qui me persécute, pour me dérober la gloire de les vaincre , a changé tous ces soldats en moutons? Fais-moi un plaisir, mon ami Sancho : monte sur ton àne , et suis-les ; tu verras qu'à quelques pas d'ici ils vont tous reprendre leur première forme. Il est plus pressé, répliqua Sancho, de songera vous panser, car votre bouche est pleine de sang. En prononçant ces mots il cherchait le bissac; et lorsqu'il aperçut qu'il l'avait oublié dans cette fatale hôtellerie, le malheureux écuyer fut sur le point de perdre l'esprit. Il maudit de nouveau son maître , sa sottise de l'avoir suivi, et résolut décidément de retourner à son village, et de renoncer à cette île qu'on lui faisait acheter si cher. Don Quichotte vint le consoler : Ami, dit-il, de la constance! Tant d'infortunes nous annoncent que l'instant du bonheur est proche. Le mal a
son terme comme le bien. Tout ce qui est cx.
tréme ne peut durer. Nous voilà sans bissac, sans pain , sans ressource ; eh bien ! fions-nous à la Providence. Elle prend soin du mouche ron qui vole dans l'air, du ver qui rampe sui la terre, de la grenouille à peine née qui va se cacher sous les eaux. Pourquoi nous, dont le cœur est pur, serions-nous seuls abandonnés par le souverain du monde, qui fait luire le soleil sur les bons, sur les méchans, et qui répand la rosée pour le juste çomme pour l'injuste ? •
Par ma foi, dit Sancho tout ému, vous ferrez encore mieux le métier de prédicateur que celui de chevalier errant. Vous savez tout, en vérité ! — Mon ami, dans ma profession il est nécessaire de tout savoir. L'on a vu plus d'un chevalier prononcer au milieu d'un camp des harangues aussi belles, aussi savantes, aussi fleuries que celles qu'on entend dans les universités. La valeur n'éteint pas l'esprit; l'esprit n'éteint pas la valeur. Mais, crois-moi, monte sur ton âne, et tâchons de gagner quelque asile où nous puissions passer la nuit. — Oui, pourvu que ce ne soit pas dans un château où il y ait des fantômes, des Maures enchantés , et des gens qui bernent. - Guide-nous toi-
même , mon fils; je te laisse pour cette fois Lmaître absolu de choisir notre gite.
Ils se mirent alors en chemin ; et le bon Sancho, voyant son maître fort triste, s'efforça de le distraire, en lui disant ce qu'on verra dans le chapitre suivant.
CHAPITRE XIX.
ltrange rencontre que fit don Quichotte.
JE pense, monsieur , dit Sancho , que cette suite de malheurs que nous venons d'éprouver est la punition d'nn péché que vous avez commis contre la chevalerie. Vous aviez juré de ne point manger de pain sur table avant d'avoir conquis l'armet de Malandrin ou de Mambrin, je ne sais pas bien le nom de ce Maure ; et vous n'avez pas tenu ce serment. Tu as grande raison, répondit don Quichotte ; ;e l'avais oublié tout-à-fait; et tu peux être certain que c'est pour ne me l'avoir pas rappel : que l'on t'a berné dans l'hôtellerie. Mais avant peu , mon ami., je réparerai ma faute. —
Je vous en serai fort obligé pour mon compte, puisque les fantômes s'en prennent à moi, qui n'ai pourtant rien juré.
En causant ainsi de choses et d'autres, la nuit les surprit au milieu du grand chemin.
La faim les pressait; ils n'avaient point de bissac, ne découvraient point de maison, et les ténèbres devenaient à chaque instant plus épaisses. Ils marchaient toujours , espérant que la grande route les conduirait à quelque village, lorsqu'ils virent venir à eux une grande quantité de lumières , qui ressemblaient d'abord à des feux follets. Sancho pensa s'évanouir de peur; don Quichotte lui-même fut troublé. L'un tira fortement le lièou de son âne, l'autre retint les rênes de son cheval. ILyegardaient attentivement, et cherchaient à deviner ce que cela pouvait être ; mais les lumières, en approchant, devenaient plus grandes, plus vives, et leur nombre semblait s'augmenter.
Sancho se mit à trembler de tous ses membres.
Les cheveux de don Quichotte se dressèrent sur sa tête. Cependant il se ranime: Ami, dit-il, voici sans doute une épouvantable aventure, pour laquelle j'aurai besoin de ma valeur toute entiore.
C'est fait de moi, répondit Sancho, si c'est encore une aventure de fantômes, comme elle en a toute la mine. Eh ! mon bon Dieu! où seront les côtes qui pourront y suffire?Hassure-toi, mon fils, ne crains rien'; je ne
foufirirai pas qu'il t'en coûte un seul clieveu Tu n'es point ici renfermé dans une cour dont je ne puisse franchir les murailles ; nous sommes en rMe campagne, mon épée va jouer à l'aise. — lili ! si l'on vous enchante encore, comme la dernière fois, à quoi servira la rase campagne ? — Du courage ! te dis je , du courage ! Tu vas voir si ton maître en manque.
— Ah ! monsieur, je ne demande pas mieux '¡ue vous en ayez.
A ces mots , ils se détournent un peu du chemin pour examiner de nouveau cé que pouvaient être ces IUniiëres. Ils distinguèrent bientôt de grandes figures blanches , dont la seule vue fit claquer les dents de Sancho , comme s'il avait eu le frisson de la fièvre. Ces figures blanches, au nombre de vingt à pen près , étaient toutes à cheval , portant des torches à la main, et marmotaient certaine?
paroles d'une voix basse et sépulcrale. Derrière eux venait une litière noire, suivie de six cavaliers couverts de crêpes depuis leurs chapeaux jusqu'aux pieds de leurs mules. Ce spectacle extraordinaire , au milieu de la nuit, dans un lieu désert, était capable d'effrayer un homme plus hardi que Sancho. Aussi ne respirait-il plus. Son maître lui-même n'était pas trop rasstiré; mais ses livres vinrent à son secours.
Il s'imagina que cette litière renfèrmait quelque chevalier blessé ou tué en trahison, dont il devait venger la mort. Sans autre réflexion, il met sa lance en arrêt, va se planter au milieu du chemin, vis-à-vis les figures blanches, et leur crie d'une voix terrible : Arrêtez, qui que vous soyez, et dites-moi qui vous êtes, où vous allez, d'où vous venez, qui vous conduisez dans cette litière. Je soupçonne que vous êtes coupables ou victimes de quelque crime ; je dois le savoir, afin de vous venger ou de vous punir. Un des hommes blancs répondit : Nous sommes pressés, et l'auberge est loin; nous n'avons pas le temps de satisfaire votre extrême curiosité. Ayez le temps d'être plus poli, reprit don Quichotte en colère, ou préparez-vous au combat.
En prononçant ces paroles, il saisit fortement par la bride la mule de l'homme blanc.
La mule était ombrageuse ; elle se cabre et se renverse sur son maître. Don Quichotte, sans y prendre garde, se précipite sur un dep cavaliers vêtus de deuil, qu'il jette par terre d'un coup de lance~ De là il court à un autre ; et la prestesse, la vigueur avec laquelle il les attaquait avait passé jusqu'à Rossinante, qui, dans ce moment, semblait avoir des ailes. Tous ces pauvres gens, sans armes, peu exercés à sç
battre, ne tardent pas à prendre la fuite , et se dispersent dans la campagne , où , courant avec leurs flambeaux, ils ressemblaient à une troupe de masques qui enterrent le carnaval.
Les cavaliers en deuil, embarrassés de leurs manteaux, de leurs crcpes, pouvaient à peine se remuer, et ne se défendaient point contre don Quichotte, qu'ils prenaient pour le grand diable d'enfer. Notre héros les abattait à son aise ; et Sancho, en le regardant, disait en luimême : Il faut pourtant bien que mon maître soit aussi redoutable qu'il le prétend.
Le premier homme tombé était encore sous la mule, et son flambeau par terre brûlait près de lui. Don Quichotte vainqueur vint lui mettre sa lance au visage, en lui criant de se rendre. Hélas ! répondit le malheureux, je suis déjà tout rendu, puisque je ne puis bouger , et que je crains d'avoir la jambe cassée. Ne me tuez pas, si vous êtes chrétien ; vous commettriez un grand sacrilège, attendu que je suis tonsuré. Tonsuré ! reprit notre chevalier ; puisque vous êtes homme d'église , que venezvous faire ici? - Pas grand'chose de bon , grâce à vous! Je m'appelle Alonzo Lopès, et j'accompagnais avec onze ecclésiastiques mes confrères , que vous venez de mettre en fuite , le corps d'un vieux gentilhomme mort à Baëça ,
qui a demandé d'être enterré à Ségovie, sa patrie. — C'est fort bien. Mais qui a tué ce gentilhomme ? - Qui l'a tué ? - Oui, sans doute; c'est là ce qu'il m'importe de savoir.
— Ma foi ! c'est Dieu qui l'a tué , avec une fièvre maligne. - Cela étant, je ne suis donc pas obligé de venger sa mort. -Je ne lep un se pas , monsieur. — C'est qu'il est bon que vous sachiez que je m'appelle don Quichotte de la Manche, que je suis chevalier errant, et que mon devoir est d'aller par le monde , réparant les injustices et redressant les torts. -Je voudrais bien , monsieur le chevalier, que vous pussiez redresser ma jambe. - C'est un malheur, monsieur le tonsuré Alonzo Lopès. Mais aussi pourquoi vous en allez-vous, la nuit, couverts. de crêpes, de surplis, avec des flamLeaux, dans un équipage de l'autre monde, qui devait avec raison me faire croire que vous étiez des suppôts de Satan ? — Oh ! je sens bien que c'est ma faute. Mais aidez-moi, par charité à me relever de dessous cette mule , qui tient ma jambe froissée entre la selle et l'étrier.
Aussitôt don Quichotte appelle Sancho.
San/cho ne se pressait pas d'arriver, parce qu'il était occupé de débarrasser un mulet chargé de vivres, que ces messieurs menaient avec
eux. Le prévoyant écuyer était parvenu à faire de sa capote une espèce de bissac qu'il farcit des meilleures provisions ; ensuite il attacha la capote sur son âne, et quand tout cela fut fait, il arriva près de son maître pour l'aider à relever le malheureux tonsuré. Ils parvinrent , non sans peine, à le remettre sur sa mule, lui rendirent son flambeau ; et don Quichotte lui conseilla de rejoindre ses compagnons , en l'assurant de nouveau qu'il n'avait pu s'empêcher de faire ce qu'il avait fait. Sancho le retint pour lui dire encore : Si par hasard vos messieurs sont curieux de savoir (luelle est la personne qui les a sibien étrillés , vous pouvez leur apprendre que c'est le fameux don Quichotte, autrement dit le chevalier de la triste figure. Le pauvre tonsuré partit. Notre héros pria Sancho de lui expliquer pourquoi il lui avait donné ce surnom. Ma foi !
répondit l'écuycr, c'est qu'en vous considérant à la lueur de cette torche, soit à cause de la fatigue que vous avez éprouvée, soit à cause du coup de pierre que vous avez reçu , je vous ai trouvé la plus triste figure que l'on puisse voir au monde. — Ce n'est pas cela , mon ami ; c'est que le sage qui doit écrire l'histoire de mes exploits a sans doute Jugé nécessaire que j'aie aussi un surnom, comme Jc.,
chevaliers du temps passé, dont l'un s'appelait le chevalier de la Licorne , du Phénix, du Griffon, de la Mort. C'était sous ce nom et par cet emblème qu'ils' étaient connus dans l'univers. Je regarde comme une inspiration l'idée qui t'est venue : je prétends m'appeler ainsi désormais ; et je veux faire peindre sur mon bouclier une figure étrange et fort triste. —
Vous pouvez, monsieur, économiser l'argent qu'il vous en coûterait pour cela. Je vous réponds, soit dit sans vous offenser, qu'il suffit que vous vous montriez pour que tout le monde dise : Voilà le chevalier de la triste figure. Don Quichotte ne se fâcha point de la liberté de son écuyer ; mais il n'en résolut pas moins d'adopter ce beau surnom.
Avant de quitter ce lieu, notre héros eut la fantaisie de retourner sur ses pas, et de visiter le cercueil qui était dans la litière, pour s'assurer si le gentilhomme était bien mort.
Monsieur, lui dit Sancho, voici la première aventure dont nous nous tirons bien portans; n'allons pas gâter nos affaires. Ces gens-là n'ont qu'à s'apercevoir que c'est un seul homme qui les a battus, ils voudront prendre leur revanche ; et vous savez, comme moi , tout ce qui peut en arriver. Croyez-moi, gagnons la montagne; nous avons faim, j'ai de
quoi manger ; laissons aller, comme on dit, le mort en terre et le vivant à table. Aussitôt il fait marcher son âne devant lui ; don Quichotte, trouvant qu'il avait raison, le suivit 3ans répliquer.
Ils s'enfoncèrent entre deux collines, et parvinrent à une vallée profonde, où Sancho mit sur l'herbe ses provisions. Là , étendus tous les deux, sans autre sauce que leur appétit, ils déjeunèrent, dînèrent, soupèrent tout à la fois avec d'excellentes viandes froides, destinées à messieurs les ecclésiastiques, qui d'ordinaire savent bien se pourvoir. Mais un grand malheur, dont Sancho surtout ne pouvait se consoler, c'est qu'ils n'avaient point de vin , ni même d'eau , pour apaiser leur soif; ce qui fut cause de ce qu'on va voir dans le chapitre suivant.
CHAPITRE XX.
De la plus extraordinaire des aventura que don Quichotte mit à fin.
SANCHO, qui ne pouvait manger sans boire , fut le premier à dire à son maître que l'herbe fraîche et touffue de cette prairie annonçait quelque fontaine ou quelque ruisseau daM
les environs. Don Quichotte et lui se levèrent pour le chercher et s'y désaltérer. Ils prirent Rossinante et l'âne par la bride, et commencèrent à marcher avec précaution, parce que la nuit était fort obscure. Ils n'avaient pas fait deux cents pas, que leurs oreilles fuient frappées du bruit lointain dftine cascade. Ils s'en réjouissaient déjà , lorsqu'un bruit fort différent vint tempérer cette joie, et donner Taliaiide à Sancho, qui naturellement n'était pas brave. Ils entendirent de grands eoûps frappés à intervalles égaux, mêlés d'un cliquetis de ferrailles, de chaînes, et aecompagnés du bruit du torrent bondissant à travers le» rocs. Il était nuit, le ciel était couvert d'un vojle épais , et nos héros se trouvaient sous de grands arbres dont les branches étaient agitées. Ces ténèbres, cette solitude, le bruit du fer et de l'eau, qui se confondait avec le murmure des feuilles et le sifflement du vent , tout semblait se réunir pour inspirer la terreur ; mais notre héros, incapable d'effroi, s'élance sur Rossinante , et, se couvrant de sa rondache : Ami, dit-il à son écuyer, apprends que le ciel me fit naître dans ce triste siècle. de fer pour ramener l'âge d'or; que c'est à moi que sont réservés les grands périls, les actions suMifftep, et que ma renommée doit effacer celle
des guerriers de la table ronde, des pairs de France, des neuf preux, de tous les chevalier du temps passé. Remarque, fidèle écuyer, cette sombre horreur qui nous environne, ces silencieuses ténèbres, ce murmure sourd des chênes immenses que les aquilons font gémir, ce bruit épouvantable des flots qui semblent s-e précipiter des montagnes de la lune, et ces coups terribles dont le son aigu déchire l'oreille effrayée; le dieu Mars lui-même connaîtrait la peur : eh bien ! mon courage en augmente ; je désire, je veux, je cours entreprendre cette aventure. Serre les sangles de mon coursier : reste ici, attends-moi trois jours. Si à cette époque je ne reviens point , va trouver au Toboso l'iiicomparable 'Dulcinée , et dis-lui que son chevalier est mort en cherchant à Mériter la gloire de lui appartenir.
En écoutant des- paroles, Sancho se mita pleurer : Monsieur, dit-il d'une voix attendrie , pourquoi voulez-vous tenter une si terrible aventura ? Il est nuit, personne ne nous voit, personne ne pourra nous traiter de poltrons quand nous nous détournerions un peu.
Prenons ce parti, croyetf-moi, dussions-nous ne pas boire de quatre jours. Je vous préviens d'arbotd que je n'ai plus soif : notre curé, que
vous connaissez bien, m'a dit souvent que qui cherche le péril périt. Vous devez être satisfait de n'avoir pas été berné comme moi ; d'avoir vaincu, comme vous l'avez fait, ce grand nombre d'ennemis qui escortaient ce corps mort. Si toutes ces raisons ne vous touchent pas, songez que j'ai quitté pour vous ma maison , mes enfans , ma femme. J'espérais n'y pas perdre , à la vérité ; mais , comme on dit, la convoitise rompt le sac : que deviennent toutes mes espérances, si, au moment oùje croyais tenir cette malheureuse île que vous m'avez promise, je me vois délaissé par vous ?
Pour l'amour de Dieu, monseigneur, mon maitre , ne me faites pas ce chagrin ; du moins attendez qu'il soit jour. Avant trois heures d'ici vous verrez paraître l'aube; car, d'après la science (lue j'ai acquise quand j'étais berger, je vois la bouche de la petite ourse audessus de la tète, et il doit être minuit dans la ligne du bras gauche. Eh! comment distingues-tu, lui répondit don Quichotte, cette, ligne et cette bouche, puisque la nuit est si.
obscure , (lu'aucune étoile ne parait au ciel?— Oh ! monsieur, la peur a de bons yeux ; et vous pouvez être certain que j'ai des raisons excellentes pour vous assurer qu'il fera bientôt jour. —Jour ou nuit. il ne sera pas dit que
rien au monde ait retardé l'accomplissement de mes grands devoirs. Laisse-moi, Sancho ; le Dieu tout-puissant qui m'inspire d'entreprendre cette aventure saura bien veiller sur ma vie, ou te consoler de ma perte. Serre les san gles de Rossinante , etattends-moi : je serai bientôt mort ou vainqueur.
Sancho, voyant que ses larmes , ses prières , ses conseils , ne pouvaient rien sur son maître, résolut d'user d'adresse, et de le forcer, malgré lui , d'attendre que le jour parûf. Pour cela , dans le même temps qu'il serrait les sangles de Rossinante , il lui lia doucement les jambes de derrière avec le licou de son âne. Quand don Quichotte voulut partir, son cheval, au lieu de marcher, ne faisait que de petits sauts. Vous le voyez, s'écria l'écuyer, le ciel, plus pitoyable que vous, ne veut pas que vous m'abandonniez. Il défend à Rossinante de vous obéir ; et si vous continuez à résister à sa volonté, vous mettrez en colère la fortune, et vous en serez puni. Don Quichotte se désespérait ; mais plus il piquait son cheval , et moins le cheval avançait. Sans se douter de ce qui le retenait : Allons ! dit-il, puisque Rossinante ne veut pas marcher , je vais attendre l'aurore, quoique je verse des larmes de ce retard si cruel. Mais, monsieur , répon-
dit Sancho , il n'y a pas-là de quoi se désoler.
Je vous ferai des contes pendant ce temps; à moins que vous ne préfériez de descendre et de dormir sur l'herbe touffue, à la manière des chevaliers. — Moi, dormir ! y penses-tu ?
Suis je de ces guerriers qui dorment quand il faut combattre ? Dors, dors , toi qui naquis pour le sommo'l; je m'entretiendrai avec mes pensées. —Ne vous fâchez pas , monseigneur , je ne l'ai pas dit pour vous déplaire.
Sancho , en parlant ainsi, se rapprochait toujours de son maître ; tant était grande la frayeur que lui causait ce bruit continuel de ferrailles ! 11 finit par saisir d'une main l'arçon (le la selle, et de l'autre lacroupière, tenant ainsi fortement embrassée jouisse gauche de notre héros. Voyons donc, reprit celui-ci , quels sont ces contes que tu veux me faire.
Oh! j'en sais beaucoup, répondit Sancho, niais j ignore pourquoi dans ce moment ils ne reviennent pas dans ma mémoire. Cependant je m'en vais tâcher de vous conter une histoire qui est la plus belle, la plus étonnante , la plus intéressante des- histoires. Écoutezmoi, je vous prie, avec un peu d'attention.
Il était ce qu'il était.,, et le bien qui: vient 1 cuir tous;,, et le mal pour qui le cherche. liemarquez d'aord, monsieur, que les ancieni
commençaient toujours leurs contes par une sentence ; et le mal pour qui le cherche; cela vient ici, vous en conviendrez, tout comme une bague au doigt. On veut par-là nous faire comprendre qu'il ne faut point chercher le mal, qu'il faut le fuir quand on le rencontre , et que, lorsque personne ne nous oblige d aller quelque part où il y a du risque , il faut se garder d'y aller. Poursuis ton histoire , reprit don Quichotte, et laisse les réflexions. — Je vous dirai donc, monsieur, que dans un village de l'Estramadure il y avait un berger chevrier. Quand je l'appelle berger chevrier, j'entends dire qu'il gardait des chèvres. Or ce berger chevrier, qui gardait des chèvres, s'appelait Lopès Huis ; lequel Lopès Ruis était amoureux d'une bergère qui se nommait Toral va; laquelle bergère nommée Toralva était fille d'un pasteur fort riche ; lequel pasteur fort riche. — Oli ! si tu racontes de cette manière, en répétant toujours deux fois la même chose , tu ne finiras jamais. — Ah!
monsieur, c'est la fa\on de conter chez nous.
Il faut bien se conformer aux usages de son pys. - Allons! j'écoute, puisque mon malheureux sort me condamne à t écouter. — Je vous disais, mon cher maître, que ce berger était amoureux de la bergère Toralva, qui
était une grosse fille, rondelette , vigoureuse, et tenant un peu de l'homme, car elle avait deux moustaches; il me semble que je la vois.
— Tu l'as donc connue ? — Non , monsieur : mais celui qui m'apprit 1 histoire me dit la tenir de quelqu'un qui avait pu voir la bergère Toralva ; ainsi vous devez être sûr de la vérité du conte. Tant y a que, les jours allant et venant, le diable, qui aime à brouiller, fit que l'amour du berger Lopès Ruis pour la bergère Toralva devint pour ainsi dire de la haine. La cause de ce changement fut, suivant les mauvaises langues , de petites infidélités un peu fortes que la bergère Toralva se permettait, et qui mirent si fort en colère le berger Lopès Huis, qu'il résolut de s'en aller si loin, si loin , que jamais il" n'en entendit parler. Dès que la bergère Toralva vit que le berger Lopès Ruis ne l'aimait plus, elle devint folle de lui.
Vous savez que c'est assez l'usage. Mais je continue sans réflexion , de peur que vous ne trouviez que j'allonge trop mon conte.
Or donc , le berger Lopès Ruis s'était déjà mis en route avec ses chèvres , et cheminait dans les champs de l'Estramadure, pour passer au royaume de Portugal. La bergère Toralva , qui le sut, courut de suite après lui, nu-pieds , t il vous plait, un bourdon à la main , et po"-
tant à son cou un petit sac , dans lequel étaient, à ce qu'on prétend, un morceau de miroir, un peigne, et une petite boîte de fard. Qu'il y eût ce qu'il y avait, peu importe; je ne m'arrête point là-dessus. Je dis seulement que le berger Lopès Ruis arriva , suivi de ses chèvres , sur le bord de la Guadiana, dans la saison où ce fleuve déborde. Point de bateau ni de batelet pour le passer lui et son troupeay. Cela fâcha beaucoup le berger Lopès Ruis, parce qu'il sentait sur ses talons la bergère Toralva, et qu'il craignait d'en être rejoint. A force de regarder et de chercher, il découvrit un pêcheur qui avait un batelet si petit, qu'il ne pouvait y tenir avec lui qu'une seule chèvre. Cela n'était pas trop commode; mais le berger Lopès Ruis s'arrangea pourtant avec le pêcheur pour qu'il le passât lui et ses trois cents chèvres. Quand l'arrangement fut fait, le pêcheur prend une chèvre et la passe dans son batelet. Il revient, et en passe une autre ; revient encore, et en passe une autre , puis une autre, et puis une autre. Retenez bien, je vous prie, combien le pêcheur passe de chèvres ; c'est plus important que vous ne croyez. L'endroit où elles débarquaient de l'autre côté du fleuve était glissant et plein de boue. Le pêcheur mettait du temps à aller et
à revenir. Cependant il revient encore, et eu passe une autre, puis une autre, puis une autre — Allons ! finis, et supposons qu'elles soient toutes au bord Point du tout; monsieur; cela ne se peut. Ayez la bonté de me dire combien il y a de chèvres passées. —
Comment veux-tu que je le sache? — Ah!
voilà le beau du conte, c'est qu'il finit là. —
Que veux-tu dire ? Est-il d'une telle importance de savoir le nombre des chèvres passées , qne l'histoire ne puisse s'achever sans cela?
- Oui 'indnsieur ; je vous en avais averti.
Dès l'instant que vous ne vous souvenez plus du compte des chèvres , je ne me souviens plus de la fin dé mon conte ; et c'est dommage, car cette fin était charmante. — Ainsi l'histoire est finie ? -- Finie comme ma mère. —' En Vérité , Sancho, voilà un étrange conter Mais, au surplus, je devais m'y attendre de toi, d'autant plus que ton pauvre esprit est troublé par 'ce tintamarre. Allons ! essayons encore de faire marcher Rossinante.
Alors il approche de noùveau les jambes, et de nouveau Rdssinanté saute sans avancer d'un seùl par, tant il était bien attaché. Dans cet insthnt 'Soit naturëlbeihent, soit par l'effet de la fraîcheur du matin, du que Sancho eut mangé quelque chose de laxatif , le pauvre
écuyer se trouva dans un embarras étrange. Il se sentait le pressant besoin de se retirer un moment seul; et l'extrême frayeur qu'il avait ne lui permettait pas de s'éloigner le moins du monde de son maître. Après avoir longtemps combattu, forcé de céder malgré ses efforts , il quitta doucement l'arçon qu'il tenait de sa main gauche , alla dénouer avec cette main l'aiguillette de ses chausses, et, satisfait de ce commencement, qu'il regardait comme le plus difficile" il espéra venir à bout du reste. Le grand point était de n'être pas trahi par le moindre bruit ; et, pour éviter ce malheur , Sancho serrait les épaules, et retenait jusqu'à son haleine. Mais tant de précautions furent perdues. Qu'entends-je ? s'écria don Quichotte d'un ton sévère. Je ne sais , monsieur, répondit Sancho : c'est sûrement quelque nouvelle diablerie; vous n'ignoxez pas que les aventures ne commencent pas pour peu. Sancho, reprit le chevalier en portant la main à son nez, il me semble quetu as grand' peur. Oui ( monsieur, je ne vous cache point que. je, tremble ; et si ma frayeur me faisait faire quelque sottise, la faute tn serait à celui qui m'a conduit, à l'heure qu'il est, dans cet, horrible désert. Don Quichotte ne, voulut point pousser plus loin l'explication; mais il
fit sauter Rossinante , et s'éloigna de quelques pas.
Cependant la nuit secoulait ; et Sancho , voyant paraître le jour, alla délier doucement les jambes de Rossinante. L'animal se sentit à peine libre, que, quoiqu'il ne fût pas fort pétulant , il essaya de faire deux ou trois courbettes , que la faiblesse de ses reins ne lui permit point d'achever. Don Quichotte en tira bon augure, et voulut en profiter sur-le-champ.
L'aube laissait alors distinguer les objets.
Notre héros s'aperçut qu'il était au milieu de grands châtaigniers, dont les ombrages épais avaient rendu la nuit plus obscure; mais il ne put deviner la cause de ces coups terribles qui continuaient à se faire entendre. Il renouvela ses adieux à Sancho, lui répéta ce qu'il devrait dire à madame Dulcinée, si dans trois jours il ne revenait point , et ajouta : Quant à la récompense, de tes services, tu ne dois avoir aucune inquiétude, j'y ai libéralement pourvu dans un testament que l'on trouvera chez moi. Mais espérons plutôt, mon ami, que je sortirai triomphant de cette périlleuse aventure, et pour le coup tu peux compter sur l'ile que je t'ai promise. Notre écuyer , en l'écoutant, se mit encore à fondre en larmes, et déclara qu'il voulait suivre son maître jus-
qu'à la mort. L'auteur de cette histoire , en rapportant cette héroïque résolution de Sancho, en conclut, avec raison , qu'il avait le cœur excellent, et qu'il était sûrement des vieux chrétiens. Quoi qu'il en soit, don Quichotte fut attendri ; mais, cachant son émotion, de peur de témoigner de la faiblesse, il marcha d'un air fier et calme vers le. lieu d'où venait le bruit. ,J - ", Sancho le suivait à pied, tirant par le licou son âne, inséparable compagnon de sa bonne et mauvaise fortune. Après un assez long chemin au milieu de ces châtaigniers, ils arrivèrent dans un petit vallon entouré de rochers élevés, d'ou se précipitait le torrent. Au pied des rochers on voyait de loin quelques misérables maisons qui ressemblaient à des ruines ; c'était de là que sortaient les épouvantables coups.
Rossinante eut peur et fit un écart ; mais notre héros le ramène , s'approche peu à peu des maisons, en se recommandant à sa dame. Son écuyer, toujours derrière lui, allongeait souvent la tête et le cou entre les jambes de Rossinante pour chercher à découvrir ce qui lui faisait tant de peur. Au bout de cent pas, au détour d'une petite colline, ils découvrirent enfin la cause de leur terreur et de cet effroyable bruit. C'étaient, il faut le dire, il faut bien
1 avouer malgré nous, six énormes marteaux de moulins à foulon qui n'avaient pas cessé de battre depuis le jour précédent.
Don Quichotte, à ct aspect, demeura muet de surprise; ses mains laissèrent aller la bride, sa tête tomba sur son sein. Il tourna les yeux sur Sanc ho, qui fixait les siens sur lui, avec les joues enflées, et tout prêt à crever d'envie de rire. Notre chevalier ne put s'en empêcher luimême, maigre son profond chagrin ; et Sancho, voyant que son maître heureusement avait ri le premier, mit ses poings sur ses côtés , et par quatre fois de suite fit et refit des éclats qui bientôt impatientèrent don Quichotte. Mais ce fut bien pis quand son écuyer osa lui adresser ces paroles, en le regardant avec une gravité plaisante : Ami, apprends que le ciel me fit naître dans ce triste siècle de fir pour ramener l'âge d'or, que c'est à moi que sont réservés, les grands périls, les actions sublimes, et lui répéta mot à mot tout ce que le héros avait dit lorsque les foulons s'étaient fait entendre. Cette raillerie mit en colère don Quichotte, qui, levant aussitôt sa lance, en frappa si fort l'écuyer persifleur , que , si ses coups lussent tombés sur la tête comme ils tombèrent sur les épaules, le pauvre Sancho n'eût jamais hérité dans le testament. Monsieur, s'écria-t-il plein d'effroi,
ne voyez-vous pas que je lis ? Moi, je ne ris pas, reprit don Quichotte. Répondez, monsieur le plaisant : si c'eût été, comme je l'ai cru, la plus périlleuse des aventures, n'ai je pas montré le courage nécessaire pour la terminer? Un chevalier tel que moi, qui n'a jamais vu de moulins à foulon, doit-il les recOnHÜl't; au bruit? C'est bon pour vous, monsieur lç manant, élevé dans un chétif. village. Faites, s'il vous plait, que ces six marteaux deviennent autant de géans, placez-les vis-à-vis de moi l'un après 1 autre, ou tous ensemble; et si je ne leur mets pas le pied sur le ventre, riez alors tant qu'il vous plaira. Apaisez-vous, monseigneur, reprit Sancho d'une voix soumise : je conviens que j'ai trop ri; mais vous conviendrez peut-être , quand vous ne serez plus fâché, que bien d'autres riraient de même si nous leur disions quelle a été notre frayeur., Je ne parle que de la mienne, car, pour vous, la peur vous est inconnue. — Oui , je veux bien avouer que l'histoire en pourrait semble; gaie, mais je crois au moins inutile de la ra7 conter. Il est tant d'esprits mal faits qui ne savent point prendre les choses , et vont toujours au-delà du but! — Votre seigneurie y v a droit, excepté lorsqu'elle vise à la tête et qu elle attrape les épaules, grâces au ciel et à ma
promptitude à éviter votre coup. Au surplus , qui châtie bien aime bien. Quand les grands seigneurs ont dit à leurs valets une parole un peu dure, ils leur font toujours un présent: j'ignore comment en usent les chevaliers errans quand ils ont donné des coups de lance ; mais le moins qui peut s'ensuivre, ce sont des îles sûrement ou des royaumes en terre ferme. —
Tu dis peut-être plus vrai que tu ne penses; mais pardonne-moi ce premier mouvement que je n'ai pu retenir, et tàche désormais, mon ami, de ne plus tant babiller, Dans aucun livre de chevalerie je n'ai jamais vu d'écuyer aussi familier que toi. Gandalin, qui servait Amadis, ne parlait à son maître que la toque à la main , la tète baissée, et le corps à demicourbé , à la manière des Turcs. Gazabnl , l'écuyer de don Galaor, fut si discret et si taciturne, que l'historien ne le nomme qu'une seule fois dans tout le cours de sa longue histoire. Suivons ces exemples, Sancho, et vivons, s'il vous plaît, dans l'ordre. Les récompenses que je vous ai promises arriveront avec le temps. Si elles n'arrivaient pas , je vous ai déjà dit de n'être pas inquiet de votre salaire.-Cela suffit, monseigneur, et vous pouvez être certain que dorénavant je n'ouvrirai la bouche que pour vous honorer comme mon maître.
— A la bonne heure ; c'est le moyen de vivre long-temps en paix sur la terre ; car, après son père, c'est à son maître que l'on doit le plus de respect.
CHAPITRE XXI.
Conquête de l'armet de Mambrin.
DAN s ce moment, il vint à tomber un peu de pluie. Sancho voulait chercher son abri dans les moulins ; mais don Quichotte les avait pris en aversion, jamais il n'y voulut entrer; et, tournant à droite , il n'avait pas fait beaucoup de chemin , lorsqu'il aperçut de loin un homme à cheval qui portait sur la tête quelque chose d'aussi brillant que de l'or. Sancho, s'écria-t-il plein de joie, tous les proverbes sont vrais, princi palement celui qui dit que lorsqu'une ¡!Orle se ferme une autre s'ouvre bientôt. Cette nuit, la volage fortune a semblé se jouer de mes espérances ; mais ce matin elle vient m'oflrir un beau dédommagement : selen toutes les apparences, le guerrier que je vois là-bas porte sur sa tête l'armet de Mamhrin , que j'ai juré de conquérir. Monsieur, répondit Sancho, si j'avais la permission de parler comme autrefois j'- vous .-' irais de prendre garde que ceci
ne soit encore des moulins à foulon. Va-t'en au diable avec tes foulons. Quel rapport peut-il y avoir entre un casque et des moulins ? - Plus que vous ne pensez, monsieur. Mais il m'est défendu de m'expliquer. — Malheureux incrédule , comment veux-tu que je m'abuse ? ne vois-tu pas venir à nous ce chevalier monté sur un cheval gris pommelé , portant sur sa tète un casque d'or?-Je vois bien un homme monté sur un âne gris comme le mien, qui a sur la tete je ne sais quoi qui reluit. — Ce je ne sais quoi est l'armet de Mambrin. Allons, éloigne-toi promptement, et laisse-moi seul.
Tu vas voir comment, sans perdre le temps en paroles, je vais terminer cette aventure, et m emparer de l'armet. — Mon dieu ! monsieur, l'embarras n'est pas de m'éloigner : mais je souhaite qu'il n'y ait pas ici des foulons.-Je vous ai déjà dit, frère, que vos réflexions m'ennuient ; et si vous me rompez encore la tête de foulons, mordieu! je vous corrigerai de manière à vous en faire souvenir long-temps.
Sancho craignit la colère de son maître, et ne souilla plus.
Je dois mettre au fait mes lecteurs de ce que c'était que ce guerrier, ce cheval et cet armet.
Il y avait dans ces environs un village et un hameau si petits et si voisins l'un de l'autre,
que le même barbier servait pour les deux. Or ce jour-là, un malade du hameau avait besoin d'une saignée, et un autre habitant de se faire la barbe ; le barbier se rendait chez eux avec ses lancettes et son bassin de cuivre jaune : surpris par la pluie, craignant de gâter son chapeau, qui sans doute était tout neuf, il avait mis sur sa tête ce bassin de cuivre, qu'on voyait luire d'un quart de lieue. Il était monte sur un âne gris, comme l'avait dit Sancho ; et don Quichotte , dans tout cela, voyait un chevalier sur un beau cheval gris pommelé , la tète couverte d'un casque d'or.
Quand le pauvre barbier fut près , notre héros, sans explication , courut à lui la lance en arrêt. Le barbier, qui vit arriver ce fantôme, se jette promptement à bas de son âne, et, plus léger qu'un chevreuil, commence à fuir dans la campagne , en laissant par terre le bassin de cui vre. Le paien n'est pas sot, s'écria don Quichotte; il imite le castor, qui, poursuivi par les chasseurs, se coupe lui-même ce qu'on veut de lui. Sancho ramasse ce précieux armet. Par ma foi! dit l'écnyer en prenant le plat à barbe, ce bassin-là est encore neuf, et vaut au moins huit réaux. Il le remet à son maître, qui, l'essayant sur son front, et le tournant, le retournant pour l'y faire tenir, disait avec
étonnement : Le païen pour qui l'on forgea ce casque devait avoir une furieuse tête ! encore vois-je avec douleur qu'il y manque tout le morion. Sancho faisait tous ses efforts pour ne pas rire, se souvenant de la leçon qu'il avait reçue. Qu'as-tu donc, lui dit don Quichotte.
Rien , monsieur , répondit-il ; je songe à la grosse tête du premier possesseur de cet armet, qui ressemble singulièrement à un plat à barbe.
— Il est vraisemblable, Sancho, que ce casque enchanté sera tombé par hasard dans les mains de quelque ignorant, qui, sans connaître son mérite, en aura fondu la moitié; de l'autre il aura fait ce que tu vois, qui à la vérité a un peu l'air d'un plat à barbe. Mais que m'im- porte ? je sais ce qu'il vaut ; je le ferai remettre en état, et j'aurai un casque beaucoup meilleur que celui que le dieu Vulcain forgea pour le dieu des batailles : en attendant, je vais le porter tel qu'il est. — Vous êtes le maître , monsieur; mais que ferez-vous de cet âne, je veux dire de ce cheval gris pommelé, qui ressemble aussi beaucoup à un âne gris? Au train qu'a pris son pauvre maître , je ne crois pas qu'il revienne le chercher ; et, par ma barbe!
le roussin n'est pas mauvais, - Mon usage n'est pas de dépouiller ceux que j'ai vaincus , et les chevaliers d autrefois ne s'emparaient
guère des chevaux de leurs ennemis, à moins qu'ils n'eussent perdu le leur dans le combat.
Laisse donc ce cheval ou cet âne, comme tu voudras l'appeler; .son maître le viendra reprendre. — J'aurais pourtant quelque envie de le troquer contre le mien , qui ne me parait pas si bon. Les lois de la chevalerie sont terriblement étroites, si elles ne permettent pas de changer un âne contre un âne. Ai-je du moins la liberté de' changer les bâts ? — Je n'en suis pas sûr ; mais, jusqu'à ce que je sois mieux informé , je pense que tu peux le faire.
Autorisé par cette décision , Sancho'prit le bât tout neuf de l'âhe gris pommelé, et se hâta 'd'en parer le sien, qui lui en sembla deux fois plus beau. Cela fait, nos voyageurs déjeunèrent des restes de leur souper, burent ensemble de l'eau du torrent, sans retourner la tête du côté des moulins , et, redevenus bons amis, ils continuèrent leur route , en laissant aller à son gré Rossinante, que l'âne suivait avec une fidèle amitié. Bientôt ils se trouvèrent dans la grande route. Alors Sancho dit à son maître : Je vous demande, monsieur, la permission de causer un peu avec vous : depuis que votre seigneurie m'a imposé ce terrible silence, j'ai perdu une foule de bonnes pensées, et je voudrais mettre à profit ceHes qui me viennent
dans ce moment. Parle, Sancho, répondit don Quichotte, mais sois bref ; les meilleurs discours ennuient quand ils se prolongent. Depuis quelques jours, monsieur, je réfléchis que nous ne gagnons FIS grand'chose à chercher ainsi les aventures; car enfin, vous avez beau vaincre et faire de belles actions dans ces déserts , personne ne les voit, personne n'en sait rien; et votre valeur n'obtiendra point ainsi la renommée dont elle est digne. Mon avis serait que nous nous missions au service de quelque empereur, ou de quelque prince qui fût en guerre avec son voisin,parce qu'alors votre courage , votre force surnaturelle , votre sagesse incomparable, seraient utiles, seraient tn vue, et nous attireraient des récompenses : alors vous ne manqueriez pas d'historiens qui mettraient par écrit vos exploits. Je ne parle pas des miens , je sais qu'ils ne passent pas ma petite qualité d'écuyer ; quoique , si l'on parle des écuyers dans les bistoires de chevalerie, j'espère y tenir ma place. — Ce que tu dis-là, Sancho, ne manque pas de raison ; mais, avant d'arriver à ce point, il est nécessaire d'avoir un peu couru le monde en cherchant les aventures , afin d'avoir acquis de la gloire. Une fois que l'on est connu, voici comme les choses se passeut ordinairement :
Un chevalier arrive à la cour d'un puissant monarque: tout le monde, jusqu'aux petits enfans , courent le recevoir aux portes de la capitale; on l'entoure, on l'accompagne en criant : C'est le chevalier du Soleil, ou du Serpent, ou de quelque autre emblème qu'il a su rendre célèbre ; c'est celui , dit-on , qui vainquit en combat singulier le géant Brocabrun du bras d'acier, celui qui désenchanta le grand Mamelu de Perse , retenu captif par un magicien depuis près de neuf cents ans. Ses louanges, ses grandes actions volent de bouche en bouche jusqu'aux oreilles du roi, qui se met aux fenêtres de son palais. Le roi, qui connaît déjà de réputation ce chevalier, le voit à peine paraître , qu'il se retourne vers sa suite, et dit : Allons ! que tous les chevaliers de ma cour aillent recevoir la fleur de la chevalerie. (Jn obéit, et le roi lui-même vient au-devant du chevalier jusqu'au milieu du grand escalier; il lui tend la main , l'embrasse , et le mène aussitôt à l'appartement de la reine. Là se trouve l'infante sa fille , qui est une des plus belle princesses de la terre. A peine l'infante et lé chevalier jettent les yeux l'un sur l'autre, que ; par un attrait plus qu'humain, sans savoir comment ni pourquoi, ils s'enflamment réciproquement, et brûlent de trouver les moyen3
de se parler de leurs tendres peines. On conduit le chevalier dans un appartement superbe; on le désarme, et l'on couvre ses épaules d'un riche manteau d'écarlate. S'il était déjà beau sous le fer, combien le paraît-il davantage sous la pourpre ! Il va souper avec le roi, avec la reine et l'infante, à laquelle il lance à la dérobée des regards remplis d'amour; et la jeune princesse y répond avec la pudeur convenable ; car elle est extrêmement pudique.
Le soupé fini, l'on voit entrer dans la salle un hideux et petit nain qui conduit une trèsbelle dame au milieu Je deux géans. Le nain propose une aventure, arrangée par un ancien enchanteur, de manière que celui qui la terminera sera regardé comme le meilleur chevalier du monde. Le roi ordonne à tous les chevaliers présens d'éprouver cette aventure : nul n'en vient à bout que le chevalier nouvellement arrivé. Sa gloire en augmente, et l'infante est ravie d'avoir si bien placé ses affections.
Ce qu'il y a de bon, c'est que le roi se trouve justement en guerre avec un autre puissant monarque, et qu'au bout de quelques jours le chevalier lui demande la permission d'aller servir dans ses armées. Le roi y consent avec joie ; le chevalier l'en remercie avec respect ; et le même soir, dans la nuit, il va faire ses
adieux à l'infante, à travers une jalousie qui donne sur le jardin, où la jeune princesse est déjà venue souvent lui parler, suivie d'une demoiselle d'honneur qu'elle a mise dans sa confidence. Le chevalier soupire beaucoup , l'infante s'évanouit ; la demoiselle va chercher de l'eau, et témoigne une grande inquiétude que l'aurore ne paraisse, parceque l'honneur de la princesse lui est plus cher que sa vie.
L'aurore ne paraît point ; l'infante revient à elle, et daigne passer sifi main blanche au travers de la jalousie; le chevalier y attache ses lèvres, et la baigne de ses larmes. Il convient ensuite d'un certain moyen pour donner à la princesse de ses nouvelles, et la princesse le prie de hâter autant qu'il pourra son retour.
Le chevalier le promet, le jure, baise encore la main de l'infante, et se retire pénétré d'une si grande douleur, qu'il est tout près d'expirer.
Il regagne son appartement, se jette sur son lit et ne peut dormir. Dès qu'il fait jour, il se lève, va prendre congé du roi, dé la reine, et demande la permission de prendre aussi congé de l'infante. Mais on lui dit qu'elle est indisposée; et notre chevalier, qui ne doute point que ce ne soit un effet de sa douleur, est près de se trouver mal. La demoiselle d'honneur, qui est là, court tout rapporter à la princesses
La princesse pleure beaucoup, et dit à sa demoiselle d'honneur qu'un de ses plus grands chagrins est d'ignorer si son chevalier est de race royale. La demoiselle l'assure que son chevalier ne serait pas si brave, si galant et si aimable, s'il n'était pas de race royale. Ces raisons consolent un peu l'infante, qui, pour ne rien faire paraître , sort de sa chambre au bout de deux jours.
Le chevalier est déjà bien loin. Il fait la guerre , combat, triomphe, gagne plusieurs batailles , prend une foule de villes : tout cela est l'affaire de peu de temps. Il revient à la cour, va voir l'infante à la jalousie, et convient avec elle de demander sa main pour récompense de ses services. Il la demande; le roi la refuse, parce qu'il ne connaît pas la naissance du chevalier : mais, soit qu'il l'enlève , soit autrement, l'infante finit par être sa femme ; et le père en est ravi, d'autant plus qu'on découvre bientôt que le chevalier est fils d'un très puissant roi de je ne sais quel royaume, qui souvent même n'est pas sur la carte. Alors nécessairement le père meurt, l'infante hérite ; et voilà le chevalier roi. Voilà le moment de récompenser son écuyer : on lui donne une île, et on le marie avec la demoiselle d'honneur qui a servi les amours de I in-
fante, et qui presque toujours est la fille d'un duc ou A un grand seigneur du royaume.
Voilà le plus beau, pardi ! s'écria Sancho ; 3t c'est tout ce que je demande. Par ma foi , monsieur, je suis convaincu que tout cela doit arriver au chevalier de la Triste Figure.
— N'en doute point, mon ami ; car tout ce que je viens de raconter est toujours arrivé exactement de même à tous les chevaliers errans. Il ne reste plus qu'à nous informer quel est le roi païen ou chrétien qui est en guerre et qui a une jolie princesse..Nous avons du temps pour cela. Ce qui m'inquiète davantage, c'est que, lorsque nous en serons là, j'aurais de la peine à prouver que je suis de famille royale. Quoique assurément je sois gentilhomme , et bien reconnu pour tel, le roi aura peut-être de la répugnance à me donner sa fille, si le sage qui écrira mon histoire ne parvient pas à découvrir que je suis arrière-petit fils de souverain. Il est vrai que j'aurai 1 ressource d'enlever l'infante, qui ne deir" .dera pas mieux; etleteippsoulamortap^1 la colère du roi mon beau-père- — Ve af-q raison, monsieur, et je suis d'avis e *ou* commenciez par l'en l èvement. Ce t pas la' peine, comme disent certains r c- deman d er ce qu'on peut pre j une fil
qu'on est nanti, on plaide à merveille de loin.
Ce que j'y vois de plus triste, c'est qu'en attendant que la paix se fasse , et que vous jouissiez tranquillement du royaume, le pauvre écuyer vivra de l'air du temps, et se passera de récompense , à moins que la demoiselle d'honneur ne se fasse enlever avec l'infante, ce qui serait assez convenable.—Personne ne s'y opposera , Sancho, surtout quand elle t'aura jugé digne de devenir son époux.-Oh! pour digne, il n'y a rien à dire, je suis des vieux chrétiens, monsieur, et cela suffit pour être comte.
Allez, soyez persuadé que le manteau ducal m'ira fort bien: j'ai déjà été bedeau d'une confrérie, et j'avais si bonne mine avec ma robe, que tout le monde disait qu'il fallait me faire marguillier. Vous jugez qu'une robe d'or et de perles ne gâtera rien à l'air de mon visage. — Sans doute ; mais je t'exhorte alors te faire plus souvent la barbe. — J'aurai u barbier pour cela, qui ne me quittera ')O't, et qui marchera toujours derrière moi; '-')In', une fois que j'étais à Madrid, je vis pmseï , tout petit monsieur, suivi d'un autre beau mot eur qui s'arrêtait quand le premier s'an'clalt" 1
s'arrêtait ~rchait quand il marc hait, se retournait q l il se retournait, enfin avait l'air d' è ti:c sa 'ue, Je demandai ce que, cela
voulait dire : on me dit que le tout petit monsieur était un grand , et que l'autre était son écuyer, et que l'usage voulait qu'il se tînt toujours derrière. Cela me parut singulier, et je le notai dans ma tête. - Ainsi, Sancho, au lieu d'un écuyer, tu veux avoir à ta suite un barbier? — Sans doute, cela me paraît plus utile et plus raisonnable. Mais chargez-vous de devenir roi et de me faire comte , moi je me charge de tout le reste.
Ils en étaient là, lorsqu'en levant les yeux ils aperçurent ce qu'on va dire.
CHAPITRE XXII.
Comment don Quiefiotle mit en liberté plusieurs infortunés que l'on conduisait dans un lieu où ils ne voulaient point aller.
CID Hamet Btnengeli, auteur arabe, établi dans la Manche, rapporte dans cette étonnante , véridique, sublime et burlesque histoire , qu'après la conversation que l'on vient de lire , notre chevalier aperçut dans le grand chemin une douzaine d'hommes à pied, attachés ensemble, comme des grains de chapelet, par une longue chaîne de fer, et tous ayant les menottes : ils étaient conduits par deux ca *
valiers armés d'escopettes, et deux fantassins armés dj lances. Voici, dit Sancho, la chaîne des forçats que l'on mène ramer aux galères du roi. Comment! des forçats! s'écria don Quichotte ; est-il possible que le roi force set.
sujets à ramer ? Je vous dis, reprit l'écuycr , que ces gens-là sont