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« Il faut en convenir, me disait aujourd’hui l’Empereur, les véritables vérités, mon cher, sont bien difficiles à obtenir pour l’histoire. Heureusement que la plupart du temps elles sont bien plutôt un objet de curiosité que de réelle importance. Il est tant de vérités !… Celle de Fouché, par exemple, et autres intrigants de son espèce ; celle même de beaucoup d’honnêtes gens différeront parfois beaucoup de la mienne. Cette vérité historique, tant implorée, à laquelle chacun s’empresse d’en appeler, n’est trop souvent qu’un mot : elle est impossible au moment même des évènements, dans la chaleur des passions croisées ; et si plus tard on demeure d’accord, c’est que les intéressés, les contradicteurs, ne sont plus. Mais qu’est alors cette vérité historique, la plupart du temps ? une fable convenue, ainsi qu’on l’a dit fort ingénieusement. Dans toutes ces affaires, il est deux portions essentielles fort distinctes : les faits matériels et les intentions morales. Les faits matériels sembleraient devoir être incontroversables ; et pourtant, voyez s’il est deux relations qui se ressemblent : il en est qui demeurent des procès éternels. Quant aux intentions morales, le moyen de s’y retrouver, en supposant même de la bonne foi dans les narrateurs ? Et que sera-ce s’ils sont mus par la mauvaise foi, l’intérêt et la passion ? J’ai donné un ordre ; mais qui a pu lire le fond de ma pensée, ma véritable intention ? Et pourtant chacun va se saisir de cet ordre, le mesurer à son échelle, le plier à son plan, à son système individuel. Voyez les diverses couleurs que va lui donner l’intrigant dont il gêne ou peut au contraire servir l’intrigue, la torsion qu’il va lui faire subir. Il en sera de même de l’important à qui les ministres ou le souverain auront confidentiellement laissé échapper quelque chose sur le sujet ; il en sera de même des nombreux oisifs du palais, qui, n’ayant rien de mieux à faire que d’écouter aux portes, inventent faute d’avoir entendu. Et chacun sera si sûr de ce qu’il racontera ! et les rangs inférieurs qui le tiendront de ces bouches privilégiées en seront si sûrs à leur tour ! et alors les mémoires, et les agendas, et les bons mots, et les anecdotes de salon d’aller leur train !… Mon cher, voilà pourtant l’histoire ! J’ai vu me disputer, à moi, la pensée de ma bataille, me disputer l’intention de mes ordres, et prononcer contre moi. N’est-ce pas le démenti de la créature vis-à-vis de celui qui a créé ? N’importe ; mon contradicteur, mon opposant, aura ses partisans : aussi est-ce ce qui m’a détourné d’écrire mes mémoires particuliers, d’émettre mes sentiments individuels, d’où fussent découlées naturellement les nuances de mon caractère privé. Je ne pouvais descendre à des confessions à la Jean-Jacques, qui eussent été attaquées par le premier venu : aussi j’ai pensé ne devoir dicter à vous autres ici que sur les actes publics. Je sais bien encore que ces relations mêmes peuvent être combattues ; car quel est l’homme ici-bas, quels que soient son bon droit et la force et la puissance de ce bon droit, que la partie adverse n’attaque et ne démente ? Mais aux yeux du sage, de l’impartial, du réfléchi, du raisonnable, ma voix, après tout, vaudra bien celle d’un autre, et je redoute peu la décision finale. Il existe dès aujourd’hui tant de lumières que, quand les passions auront disparu, que les nuages seront passés, je m’en fie à l’éclat qui restera. Mais que d’erreurs intermédiaires ! On donnera souvent beaucoup de profondeur, de subtilité de ma part à ce qui

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