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son mal moral, il faut savoir soigner son âme comme on soigne son bras ou sa jambe. »

– L’Empereur, parlant de la noblesse qu’il avait créée, se récriait sur ce qu’on l’eut si peu compris : c’était pourtant, disait-il, une de ses plus grandes idées, des plus complètes, des plus heureuses. Il avait pour but trois objets de la première importance, et tous les trois auraient été atteints, savoir : réconcilier la France avec l’Europe, et rétablir l’harmonie avec elle, en semblant adopter ses mœurs ; réconcilier par la même voie, amalgamer entièrement la France nouvelle avec la France ancienne ; enfin faire disparaître tout à fait la noblesse féodale, la seule offensante, la seule oppressive, la seule contre nature. « Par ma création, disait l’Empereur, je venais à bout de substituer des choses positives et méritoires à des préjugés antiques et détestés. Mes titres nationaux rétablissaient précisément cette égalité que la noblesse féodale avait proscrite. Tous les genres de mérite y parvenaient : aux parchemins je substituais les belles actions, et aux intérêts privés les intérêts de la patrie. Ce n’était plus dans une obscurité imaginaire, dans la nuit des temps, qu’on eût été placé son orgueil, mais bien dans les plus belles pages de notre histoire. Enfin je faisais disparaître la prétention choquante du sang ; idée absurde, en ce qu’il n’existe réellement qu’une seule espèce d’hommes, puisqu’on n’en a pas vu naître les uns avec les bottes aux jambes, et d’autres avec un bât sur le dos.

« Toute la noblesse de l’Europe, et qui la gouverne de fait, y fut prise : elle, applaudit unanimement à une institution qui, dans ses idées, se présentant comme nouvelle, relevait sa prééminence ; et pourtant cette nouveauté allait la saper dans ses fondements, et l’eût infailliblement détruite. Pourquoi a-t-il fallu que l’opinion que je faisais triompher eût la gaucherie de servir précisément ses ennemis ? Mais j’ai eu ce malheur plus d’une fois. »


Sur les difficultés de l’histoire – Georges, Pichegru, Moreau, le duc d’Enghien.


Mercredi 20.

Je vais revenir sur un point historique que j’ai promis depuis longtemps, et qui eût dû avoir sa place fort antérieurement : je veux dire la conspiration de Georges et Pichegru et le jugement du duc d’Enghien. On va connaître tout à l’heure la véritable cause de cette transposition et d’un aussi long retard.

« Il y avait quelque temps, disait l’Empereur, que la guerre avait recommencé avec l’Angleterre ; tout à coup nos rivages, les grandes