Mercure de France 1930
[1]
L'auteur manquerait cependant
à la justice, s'il oubliait de mentionner la magnifique préface d'un
livre magnifique, Mademoiselle de Maupin, où M. Théophile Gautier
est entré, fouet en main, éperonné, botté comme Louis XIV à
son fameux lit de justice, au plein cœur du journalisme. Cette
œuvre de verve comique, disons mieux, cet acte de courage, a
prouvé le danger de l'entreprise. Le livre, une des plus artistes,
des plus verdoyantes, des plus pimpantes, des plus vigoureuses
compositions de notre époque, d'une allure si vive, d'une tournure
si contraire au commun de nos livres, a-t-il eu tout son succès ?
en a-t-on suffisamment parlé ?
L'un des rares articles qui le fustigèrent fut plutôt dirigé contre
la parcimonie du libraire, qui refusait des exemplaires au journal,
que contre le jeune et audacieux auteur.
Le public ignore combien de maux assaillent la littérature dans
sa transformation commerciale. Depuis l'époque à laquelle est
pris le sujet de cette scène, les malheurs que l'auteur a voulu...
Mercure de France 1926 Revue de la quinzaine
[2]
NOTES ET DOCUMENTS LITTÉRAIRES
La Préface de « Mademoiselle de Maupin ». --
Théophile Gautier étant mort le 23 octobre 1872, son œuvre va
tomber en 1927 dans le domaine public. Nombre d'éditeurs en
profiteront certainement pour présenter au public, en divers formats
et plus ou moins illustré, son roman qui fit peut-être le
plus de bruit, Mademoiselle de Maupin.
L'un d'eux aura-t-il l'heureuse idée de rétablir dans son intégrité,
ce que fit le vicomte de Lovenjoul,chez Conquet, en 1883,
la fameuse préface qui, dès sa seconde édition, en 1845, subit
les adoucissements qu'on a accoutumé de lui voir ?
Mademoiselle de Maupin, avec le sous-titre de Double Amour
qu'elle perdit ensuite, par Théophile Gautier, « auteur des Jeune
France », parut à la fin de 1835, chez Eugène Renduel,
rue des Grands-Augustins, 22 (imprimerie de Mme Poussin),
et fut annoncée, sous le numéro 6182, dans la Bibliographie
de la France du 28 novembre 1835. Elle formait deux volumes
in-8, de 351-356 pages ; tout compris. Le premier était daté
de 1835, le second de 1836. Les deux couvertures, jaune ocre
clair, portaient cette dernière date. Prix : quinze francs.
Par traité du 10 septembre 1833, Renduel, qui venait de
publier les Jeune France, devait verser à Gautier, pour ce nouveau
roman, la somme de quinze cents francs, payable deux
cents francs par mois à partir de la mise en vente, ou bien en
billets dans la même proportion, au choix de l'auteur, qui s'engageait
à livrer son manuscrit avant la fin de février 834. L'ouvrage
devait être tiré à 1.5oo exemplaires, l'éditeur se réservant
le droit de diviser le tirage en deux séries [1], d'où les exemplaires,
datés de 1837, qui portent la mention de seconde édition,
tout en appartenant à la première.
Conformément aux termes du traité, Théophile Gautier, qui
plus qu'aucun était toujours à court d'argent, écrivait à Renduel,
le 11 janvier 1836, cette lettre, d'un style fort étranger à celui
du papier timbré qu'ils avaient échangé :
- Mon illustre éditeur,
Souvenez-vous de me donner aussitôt que vous me verrez (ce sera
demain à ne pas le cacher), 200 misérables francs dont j'ai l'incongruité
d'avoir on ne peut plus besoin. J'avais été aujourd'hui à votre palais
(maison est trop commun), dans la vénérable intention de vous les
demander de vive voix, mais il ne s'est pas présenté de transition heureuse
et j'aimerais mieux être coupé en quatre -- une fois en long et
une fois en travers -- que de dire quelque chose qui ne serait pas bien
amené. -- J'espère que vous prendrez cette délicatesse en considération
et que vous m'épargnerez d'avoir l'air d'un mendiant tendant son
écuette pour avoir de la soupe à une distribution philanthropique. --
Je vous écrirai tous les mois des lettres pareilles à celle-ci, jusqu'au
jugement dernier, et même un peu après. Et quand vous passerez la
porte du paradis, le divin portier vous criera « Trois sols, une lettre
pour M. Renduel ». Peut-être même sera-ce plus, car je ne sais si le
ciel est département ou banlieue. -- Il y a cependant un moyen d'éviter
tout cela, c'est d'aller en enfer, et vous êtes bien capable d'y aller ou
de me donner des multitudes de billets de banque : ce que vous ne
ferez assurément pas.
Adieu, juif, arabe, bedoin (sic), Lacénaire, parricide, libraire...
THEOPHILE GAUTIER[2].
Ce billet, adressé à Renduel, lors de la seconde mise en vente,
en 1837, prouve qu'au premier lancement le service de presse »
avait été insuffisamment assuré :
Jeune Renduel, ayez la bonté de m'envoyer quelques Maupin, afin
que je fasse commencer le tambourinage. Il faut mener cela d'une
manière triomphante. L'Eldorado va commencer à paraître sous
huit jours ainsi dormez sur l'une et l'autre jreiUe. Il faudrait faire
congruer cette apparition et cette résurection ana que j'occupe le monde
entier toute cette quinzaine. Nous devons en faire partir une centaine
d'exemplaires, si nous ne sommes pas des cuLitres véhémens je vais
écrire au cher vicomte pour qu'il me donne un coup de sa franche
épaule.
Tout à vous ())..
L'Eldorado n'était autre que /or<snt0 qui, sous ce premier
titre aujourd'hui oublié de tous, sauf des bibliophiles, fut effecti-
vement donné en supplément par le Figaro, avec quelques inter-
ruptions, du ag mai au 2~ juillet i83~. C'est là l'édition origi-
nale Paris, Publication du Figaro (impr. de Boulé), i83i,in-8
de 3t5 p., couverture muette. Elle est devenue excessivement
rare. En utilisant la composition et se bornant à substituer à
l'ancien titre le nouveau, auquel fut jointe une préface de qua-
tre pages, l'éditeur Desessart en fit 7o/'<un<o, qu'annonça la
Bibliographie de la France du 26 mai i338.
Le « cher vicomte K, pas plus que le a noble vicomte » d'un
billet de Tony Johannot au même Renduel, n'est aucunement
Chateaubriand, mais bien Victor Hugo, qui, depuis la mort de
son frère Eugène à Saint-Maurice (Chstrenton), survenue le
5 mars 1837, s'était titré ainsi. Jusque-là, non moins illusoire,
le tortil de baron lui avait suffi. L'admiration de ses amis pour
ses vers ne les empêchait pas de rire des prétentions nobiliaires
du poète et d'ajouter à leur ridicule.
La préface de Mademoiselle de Maupin,occupant avec le faux-
titre et le titre les ~6 premières pages de l'édition originale, est
datée de mai t834. Jamais, peut-être, n'avait été faite satire aussi
« vivante de nos mœurs littéraires et des accès de fausse pudeur
de la critique » (Alcide Bonneau). C'est du très bon Gautier, du
Gautier des lettres familières qu'on se communique sous le man-
teau, de ce Gautier « parlé)) qui faisait écrire, en 1878. à Edmond
de Concourt, dans sa préiace au Théophile Couder d'Emile
Bergerat
()) Adolphe Julhec, o~. cil.
Ô le malheur que ces libres et osées improvisations, le maître ne
les ait point écrites, qu'il ne laisse pas derrière lui un livre de Pensées,
et qu'à côté du Théophile Gautier officiel, muni de son permis d'imprimer,
on ne possède pas un Théophile Gautier émancipé et la pensée
débridée, imprimable à Ville affranchie, chez la Veuve Liberté ! On
aurait ainsi un grand homme, pour moi supérieur au grand homme
connu, et qui ne s'est que très incomplètement révélé au public en
l'originalité de son dire et de son écriture[3]
que dans une préface [4].
C'est ce « Théophile Gautier émancipé », d'ailleurs divulgué
par Goncourt dans ses indiscrétions touchant les dîners Magny,
qu'évoque cette préface, et, si légères puissent-elles paraître, on
regrette les corrections que le maître crut devoir lui faire subir.
Ainsi que l'atteste le billet de 1887, l'édition originale se vendit
mal et fut longue à s'épuiser. On ne prévoyait guère alors les
5.300 francs qu'elle devait atteindre, en 1912, à la vente Montgermont.
Et ce fut là un prix d'avant-guerre.
En 1845, Gervais Charpentier, dont le magasin était alors
installé, 17, rue de Lille, et qui, à ses débuts dans la librairie,
avait été commis chez Renduel, se décida à publier une nouvelle
édition, en réalité la seconde et non la troisième, du roman de
Gautier[5].
Ce fut l’occasion des retouches dans la préface, qu'Alcide Bonneau
fut le premier à signaler (La Curiosité littéraireet bibliographique,
1860).
Les unes ont peu d'importance, ce « ne sont que des corrections
de style >>, l'écrivain s'étant borné à corriger une négligence,
à remplacer par un mot plus moderne telle expression
dont l'archaïsme avait pu effrayer son nouvel éditeur. D'autres
« ont cela de piquant qu'elles nous montrent Gautier obligé de
céder lui-même aux susceptibilités niaises dont il se moque et
de châtrer sa prose ou de lui mettre des feuilles de vigne, dans
la page même où il raillait si spirituellement les châtreurs de
prose et les poseurs de feuilles de vigne »
Ainsi, page 6[6], l'allusion aux « Priapées du marquis de Sade »
disparaît, tandis que, page 9, « dans Molière, la vertu est toujours
honnie », et non plus « cocue ». Page 14 : « un morceau
de vieux fromage » atténue l'arome d'un « morceau de fromage
puant » page 22 : la femme « en état de recevoir l'homme » a
disparu, et un « certain vase » est substitué au « pot de chambre »
de l'édition originale. Enfin pages 35 et 37, les deux corrections
les plus importantes sans doute : la « lecture des journaux n'est
plus « une pollution quotidienne », mais « un excès quotidien »,
et, dans le paragraphe final, les « pessaires élastiques » font place
aux « ceintures élastiques », cependant que l'auteur n'ose laisser
subsister « les recettes contre les fleurs blanches » qui formaient
les derniers mots de sa préface. Le « mal de dents » a traîtreusement
remplacé la corbeille de Mme de Pompadour. Ni Maurepas,
ni Baudelaire, en son Salon de 1846, à propos d'Ary Scheffer et
des « femmes esthétiques », ne se montrèrent aussi pudibonds.
La candidature de Théophile Gautier à l'Académie française
expliquait et pouvait excuser, en 1863, ce désaveu, inutile mais
faible, adressé au collecteur du Parnasse satyrique du
XIXe siècle :
Ce 16 octobre 1863.
- Mon cher Poulet-Malassis,
Il m'est revenu que vous aviez l'intention de faire imprimer à Bruxelles,
sous le titre de Parnasse satyrique moderne, un choix de ces
poésies qu'on appelait gayetés au seizième siècle et juvenilia au dix-septième.
On me dit aussi que quelques pièces, qui me sont à tort attribuées et
que je désavoue formellement, doivent y figurer avec ma signature.
J'espère de votre délicatesse et de votre obligeance bien connues, que
vous n'insérerez pas ces rimes dans un recueil dont la publication,
même à l'étranger, me semble inopportune et dangereuse.
Agréez, cher éditeur, l'expression de mes plus sincères cordialités.
THÉOPHILE GAUTIER.
Rue de Longchamp, n° 32, à Neuilly-sur-Seine, près Paris[7].
Mais il n'en était pas de même en 1845. Le bon Théo ne songeait
guère à l'Académie, sinon pour s'en moquer. Ces corrections
ne furent que de vaines concessions aux « bourgeois », ses
ennemis naturels, qui ne lui en tinrent pas compte. Un éditeur
intelligent nous rendra-t-il donc -- on lui en saura gré -- la
préface de Mademoiselle de Maupin, telle que l'écrivit Théophile
Gautier en mai 1834 ?
PIERRE DUFAY.
[3]
LA GENÈSE DE MADEMOISELLE DE MAUPIN
Il y a de bonnes raisons pour croire que Gautier avait quelque
connaissance des aventures de la véritable Mlle Maupin quand il écrivit
son roman. Mademoiselle de Maupin parut en novembre 1835. En
septembre de la même année, un nommé Rochefort avait publié, dans
Le Monde Dramatique[8] une courte notice sur Mne d'Aubigny-Maupin.
Il dit dans une note : « Un de nos collaborateurs, M. Théophile
Gautier, s'occupe, en effet, depuis longtemps, d'un roman qui porte
le titre : Mlle Maupin ». Ce petit article, qui semble rédigé pour faire
de la réclame au roman déjà sous presse, est basé sur un résumé, biographique
dans les Anecdotes Dramatiques[9]. Nous y apprenons que
« la demoiselle Maupin » naquit en 1673, qu'elle était fille du sieur
d'Aubigny et avait épousé très jeune « un nommé Maupin ». Elle fit
connaissance avec « un homme nommé Séranne, prévost de salle, et
alla avec lui à Marseille ». Tous deux étaient chanteurs, et ce don leur
facilita l'entrée à l'Opéra de la ville. Mlle Maupin n'y resta pas et son
départ ne fut pas banal. « Elle avait conçu un attachement trop tendre
pour une jeune Marseillaise que ses parents firent mettre dans un
couvent à Avignon ; quand Mlle Maupin sut le lieu de sa retraite, elle
alla se présenter en qualité de novice dans le même monastère, et y fut
reçue. Au bout de quelque temps une religieuse vint à mourir.
Mlle Maupin la déterra, la porta dans le lit de son amie, mit le feu au
lit et à la chambre, et profita du tumulte causé par l'incendie pour
enlever la fille qu'elle aimait. Dès qu'on se fut aperçu de cette évasion,
on lui fit son procès ; et, sous le nom d'Aubigny, car elle se faisait
passer toujours pour fille, elle fut condamnée au feu par contumace ;
mais, comme dans la suite la jeune Marseillaise fut retrouvée, et que
son amie avait eu la précaution de s'évader, la sentence ne fut pas
mise à exécution. » — Mlle Maupin se fit recevoir à l'Opéra de Paris
où elle débuta avec éclat. Ayant pris les habits masculins pendant son
séjour en province, elle les portait dans la capitale quand elle voulait
courir les aventures ou se venger d'une injure. Elle se fit une réputation
de duelliste redoutable. Et ce ne fut pas la seule de ses bizarreries.
« Le goût singulier de cette fille pour les personnes de son sexe
était si vif qu'elle s'exposait à de fréquents mépris de leur part, et n'en
était pas plus réservée. Un jour elle fit, sans succès, les plus tendres
instances à une actrice appelée Mlle Moreau 3. On raconte qu'étant à
un bal que feu Monsieur, frère unique du roi, donnait au Palais-
Royal, et s'étant déguisée en homme, suivant sa coutume, elle osa
faire à une dame des agaceries indécentes, qui, de la part d'un homme,
passeraient- pour la plus grande insulte. Trois des amis de cette dame,
indignés de cette action, résolurent d'en tirer vengeance et l'appe-
lèrent dans la Place ; elle sortit fièrement, mit l'.épée à la main, et les
jeta tous les trois sur le carreau ; ensuite elle rentra dans le bal, et,
s'étant fait connaître à Monsieur, eile obtint sa grâce. » — Elle ne
manquait pas non plus d'amants ; celui à qui elle était le plus fidèle
s'appelait le comte d'Albert. Les Anecdotes citent une épître en vers
qu'elle lui adressa. En 1705 elle se décida à se retirer du monde, et le
comte d'applaudir à ce projet.
Une courte notice publiée dans le Dictionnaire des théâtres de
Paris par les Frères Parfaict avait déjà raconté la carrière dramatique
de Mlle Maupin. Les auteurs ne daignent pas narrer sa légende
amoureuse, mais ils en savaient quelque chose. « La passion que
Mlle Maupin avait pour l'exercice des armes, et l'habitude fréquente
où elle était de s'habiller en homme ont donné lieu à plusieurs histoires
vraies ou fausses qu'on raconte d'elle; mais, comme, elles sont pour la
plupart dans un goût romanesque, et peu nécessaires à notre sujet.
nous ne jugeons pas à propos de les rapporter. » — La mort de
l'actrice serait arrivée vers la fin de 1707.
Les Frères Parfaict disent qu'ils ont tiré leurs renseignements d'un
Mémoire manuscrit. Les notices subséquentes ne donnent aucune
indication de leurs sources. Larousse et la Grande Encyclopédie
résument les Frères Parfaict et les Anecdotes Dramatiques, y ajoutant
quelques détails que je n'ai pas trouvés ailleurs ; A. Houssaye et
E. Deschanel 2 ont esquissé des portraits de la cantatrice sans ajouter
à nos connaissances. Deschanel dit du romande- Gautier : « Le nom,
augmenté d'une particule, et puis la donnée générale d'une femme
portant le costume masculin et s'adonnantaux équivoques lesbiennes,
c'est tout ce que l'auteur avait pris à l'histoire ».
Assurément il ne faut pas exagérer les emprunts que Gautier a faits
aux sources de son roman. Il s'est servi de ces données quelque peu
scabreuses comme d'un cadre à ses fantaisies. Les héros partagent son
culte delà beauté sensible et son credo d'artiste, aussi éloignés que
possible de l'idéal chrétien. On n'a peut-être jamais si bien analysé le
penchant néo-païen du tempérament romantique. A part cela, Gautier
ne prend guère plus ses personnages au sérieux que les auteurs des
contes philosophiques ne font les leurs, et il donne libre carrière à son
goût des scènes propres à épater les bourgeois.
Il est bien possible que l'idée de faire de Mlle Maupin l'héroïne d'un
roman lui soit venue aprèsla lecture d'un conté espagnol, La Historia
de la Monja Alferez. Une pièce espagnole de Montalvân sur ce même
sujet parut à Paris en 1829. Ges deux ouvrages furent publiés en français
l'année suivante, et l'histoire eut du succès[10]. Le rédacteur du
conte, Joaquin Maria de Ferrer, cite des documents pour prouver que
la nonne a vécu en chair et en os. Catalina de Erauso, née à San-Sébastian
en 1592, se sauva de son couvent pour courir des aventures
dans le Nouveau-Monde sous les habits d'homme. Le conte relate
surtout ses prouesses de ferrailleur, mais fait allusion à des belles
dames qui soupiraient pour elle. L'aventure d'une de ces amoureuses
défraie la pièce de Montalvân.
Gautier a dû connaître cette histoire[11]. Son roman ne trahit point
l'influence directe de la Monja Alferez, mais il a bien pu trouver
l'amazone française aussi fringante que sa sœur d'outre-Pyrénées et
aussi digne d'une renaissance littéraire.
Gautier, a voulu que son héroïne appartînt à la noblesse et il traite
si librement son originale que l'addition de la particule lui a du paraître
toute simple. Il explique son costume masculin par son désir de connaître
à fond les jeunes gens qu'elle soupçonne de porter un double
masque devant les jeunes filles. L'expérience ainsi acquise l'amène
vite à préférer la compagnie féminine. De là ses escapades avec les
personnes de son sexe. Gautier en nomme deux : Rosette et le page
déguisé, Ninon. Celle-ci ne joue pas un grand rôle : elle semble un
souvenir de la jeune Marseillaise si étrangement enlevée du couvent.
Mais, dans le roman, Mlle de Maupin la sauve d'une situation analogue
à celle de l'Yvette de Maupassant. Elle fait allusion à un duel qu'elle
a dû provoquer avec l'homme qui voulait séduire l'enfant. Après l'avoir
défié en vain, elle menaça de le faire étriller par ses laquais pour
l'obliger à la rencontrer sur le terrain[12]. La représentation de Comme
vous le voulez, organisée par Albert et ses amis, est justifiée par la
carrière théâtrale de Mlle Maupin. Enfin la lettre qui termine le roman
peut bien être le pendant ironique de l'épître du comte Albert cité dans
les Anecdotes[13]. -La lettre, bien entendu, a sa raison d'être comme le
résumé de l'hédonisme philosophique du roman.
Ce sont là des ressemblances assez vagues. Mais 11 y a mieux. Le
comte d'Albert des Anecdotes est devenu le chevalier d'Albert ;
Mlle Maupin est nommée Madeleine de Maupin. Gautier semble avoir,
inventé le prénom. Est-ce une allusion à sa retraite ? En tout cas il
connaissait son nom déjeune- fille, car il dit une fois : « Mlle d'Aubigny
ou Madeleine de Maupin, pour l'appeler de son véritable nom »... Son
nom de guerre est Théodore de Sérannes — un souvenir certain du
prévôt de salle. Les Frères Parfaict, les Anecdotes et le roman
s'accordent pour lui attribuer une voix admirable. Gautier, comme les
Anecdotes, fait d'elle un passé maître en escrime. Il a semé partout des
allusions à ses prouesses de duellislè.-Ainsi d'Albert écrit à un ami :
« Ma maîtresse est de première force à l’épée, et en remontrerait au
prévôt "de salle le plus expérimenté; elle a eu je ne sais combien de
duels, et tué ou blessé trois ou quatre personnes ».
Il est bien possible que Gautier ait profité de son étude des Anecdotes
Dramatiques pour quelques scènes au Capitaine Fracasse, où la
vie des acteurs errants au xviie siècle est esquissée. On annonça ce
livre en. 1836, peu de temps après la publication de Mademoiselle de
Maupin, mais il ne parut que vingt-cinq ans plus tard.
Reed Collège, Portland, Oregon.
BENJAMIN MATHER WOODBRIDGE.
- ↑
Cf. Adolphe Jullien : Le Romantisme et l’éditeur Renduel, Paris, Charpentier
et Fasquelle, 1897, in-12.
- ↑ Adolphe Jullien, op. cit.
- ↑
Je fais ici allusion à le lettre rabelaisienne écrite d'Italie par Théophile
Gautier à Mme X..., et dont la copie est entre les mains de quelques fanatiques
du maître, lettre qui est véritablement un chef-d'Œuvre de style gras. (E. de G.)
- ↑
Emile Bergerat : Théophile Gautier. Entrentiens, souvenirs et correspondance,
Paris, G. Charpentier, 1879, in-12.
- ↑
Cette même année, Gervais Charpentier publiait les Poésies complètes de
Théophile Gautier (in-12, de 2 ff., 370 p.). Émaux et Camées ne parurent
qu'en 1852, chez Eugène Didier.
- ↑ je suis la pagination de la réédition de 1854
- ↑
Vicomte de Spoelberch de Lovenjoul : Histoire des oeuvres de Théophile
Gautier, Paris, G. Charpentier et Cie, 1887, 2 vol. in-8.
- ↑
Vol. III, p. 350 et suiv., Paris, 1767.
- ↑
A. Houssaye : Princesses de Comédie et Déesses d'Opéra, p. 175-180, Paris,,
1860. — B. Deschanel : La Vie des Comédiens, p. 156-160, Paris (Hachette), s. d.
- ↑
Pour la bibliographie, voirJ. Fitzinaurice-Kelly, The Nun Ensign; London, 1908.
- ↑
La Revue Encyclopédique parle du texte espagnol en 1829.-- Gautier ne serait
pas le seul poète à en sentir l'attrait. J.-M. de Hérédia a traduit le texte espagnol.
Voir : La Nonne Alferez, Paris, 1894.
- ↑
Cela est-il suggéré par un incident raconté dans les Anecdotes ? On y lit :
« Dumesnil, acteur de l'Opéra, l'ayant insultée, elle l'attendit un soir dans la place
des Victoires, vêtue en homme, voulut l'obliger de mettre l'épée à. la main et, sur son,
refus, lui donna une volée de coups de bâton, lui prit sa tabatière et sa montre. Le
lendemain, Dumesnil raconta à l'Opéra son aventure, qui avait fait du bruit ; mais il
la raconta avec d'autres circonstances, et se vanta d'avoir été attaqué la veille par
trois voleurs, dont il s'était défendu vigoureusement, mais qui lui avaient pris sa
montre et sa tabatière. Lorsqu'il eut fini de raconter ses bravades, Mlle Maupin, qui
était du nombre de ses auditeurs, lui dit : Tu en as menti ; tu n'es qu'un lâche et un
poltron : c'est moi seule qui ai fait le coup ; et voilà ta montre et ta tabatière que je
te rends pour preuve de ce que. je dis. »
- ↑
Voici le commentaire du rédacteur des Anecdotes : « M. le comte d'Albert fait
envisager à Mlle Maupin les raisons qui pourraient la retenir dans le monde ; mais
il ne lui dissimule pas que des raisons plus fortes encore l'appellent à la rétraite. Il
finit par l'affermir dans sa.résolution : et j'ose dire que jamais directeur spirituel ne
s'est mieux exprimé sur les choses du salut. »