Discussion:Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 3/Chapitre 6

ÉPILOGUE

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PREMIÈRE PARTIE modifier

I

Sept ans, plus tard, l’océan démonté de l’histoire avait regagné ses rives. Il semblait apaisé, mais les forces mystérieuses qui meuvent l’humanité (mystérieuses, parce que nous ignorons les lois de leur mouvement) continuaient à agir.

Bien que tout parût immobile à la surface de cet océan de l’histoire, l’humanité continuait son mouvement ininterrompu comme celui du temps. Divers groupements humains s’agrégeaient ou se désagrégeaient. Des causes nouvelles de formations et de dislocations d’États mûrissaient, des migrations de peuples se préparaient.

L’océan de l’histoire ne se portait plus comme auparavant par à-coups d’une de ses rives à l’autre : il bouillonnait dans les profondeurs. Les personnages historiques n’étaient plus portés par les vagues d’une rive à l’autre ; maintenant, ils semblaient tourner sur place. Les personnages historiques qui, auparavant, à la tête des troupes, traduisaient le mouvement des masses par des ordres de guerres, des campagnes, des batailles, cherchaient maintenant à traduire ce mouvement par des combinaisons politiques et diplomatiques, des lois, des traités.

Cette activité des personnages historiques est appelée par les historiens réaction.

En décrivant l’activité de ces personnages historiques, cause, d’après eux, de ce qu’ils appellent la réaction, les historiens les condamnent. Tous les gens connus de cette époque, d’Alexandre et de Napoléon à Mme de Staël, Photius, Schelling, Fichte, Chateaubriand et autres, tous passent devant leur sévère tribunal et sont absous ou condamnés suivant qu’ils ont pris part au PROGRÈS ou à la RÉACTION.

D’après les historiens, une réaction se produisait aussi en Russie durant cette période, et le principal responsable en était Alexandre Ier, ce même Alexandre qui, toujours selon eux, avait été le principal instigateur des initiatives libérales du début de son règne et du salut de la Russie.

Aujourd’hui, dans la littérature russe, depuis le collégien jusqu’à l’historien le plus savant, il n’y a pas un homme qui ne jette la pierre à Alexandre Ier pour les fautes qu’il a commises dans cette période de son règne.

« Il aurait dû agir de telle ou telle manière. En telle circonstance, il a bien agi, en telle autre, il a mal agi. Il s’est admirablement conduit au début de son règne et en 1812 ; mais il a mal agi en donnant une constitution à la Pologne, en faisant la Sainte-Alliance, en donnant pleins pouvoirs à Araktchéiev, en soutenant Golitsyne et le mysticisme, puis en encourageant Chichkov et Photius. Il a mal agi en s’occupant d’exercices militaires en cassant le régiment Sémionovski », etc.

Il faudrait des pages et des pages pour énumérer les innombrables griefs que lui font les historiens au nom de cette science du bonheur de l’humanité qu’ils prétendent posséder.

Que signifient ces griefs ?

Les actes pour lesquels les historiens approuvent Alexandre Ier, c’est-à-dire le libéralisme du début son règne, sa lutte contre Napoléon, la fermeté qu’il a montrée durant l’année 1812, puis la campagne de 1813, ne proviennent-ils pas des mêmes sources que les actes qu’ils blâment, comme la Sainte-Alliance, la restauration de la Pologne, la réaction de 1820 ? — et ces sources sont l’hérédité, l’éducation, les conditions d’existence qui ont fait de la personnalité d’Alexandre Ier ce qu’elle a été.

Et en quoi consistent exactement ces griefs ?

En ceci : un personnage historique de la taille d’Alexandre Ier, placé au pinacle de la puissance humaine et, pour ainsi dire, dans le foyer éblouissant de la lumière de tous les rayons historiques concentrés en lui ; un personnage soumis aux influences les plus puissantes du monde, qui sont inséparables du pouvoir : intrigues, mensonges, flatteries et aveuglement sur soi-même ; un personnage qui se sentait à chaque instant responsable de tout ce qui s’accomplissait en Europe ; un personnage non pas imaginaire, mais bien vivant, autant que n’importe quel autre homme, avec ses habitudes particulières, ses passions, ses élans vers le bien, le beau, le vrai ; — ce personnage a eu le tort, il y a cinquante ans, non d’avoir été sans vertu (les blâmes des historiens ne portent pas là-dessus) mais d’avoir eu sur le bonheur de l’humanité un avis tout différent de celui d’un professeur d’aujourd’hui qui s’occupe de science depuis sa jeunesse, c’est-à-dire qu’il lit des livres, débite des cours, et consigne par écrit lectures et cours dans un cahier.

Mais si l’on suppose même qu’Alexandre Ier s’est trompé, il y a cinquante ans dans ses vues concernant le bonheur des peuples, à plus forte raison peut-on supposer que l’historien qui le juge, au bout d’un certain temps, paraîtra lui aussi avoir eu des vues erronées sur ce même bonheur de l’humanité. Cette supposition est d’autant plus naturelle et inévitable que, si l’on suit l’évolution de l’histoire, l’on s’aperçoit qu’avec chaque année, avec chaque auteur, le point de vue change en ce qui concerne le bonheur de l’humanité ; de telle sorte que ce qui a paru d’abord un bien devient un mal dix ans plus tard et réciproquement. Bien plus, l’on trouve aussi dans l’histoire des opinions émises simultanément et tout à fait contradictoires concernant le bien et le mal : les uns font un mérite à Alexandre Ier de la constitution donnée à la Pologne et de la Sainte-Alliance, les autres un crime.

On ne peut dire de l’activité d’Alexandre Ier non plus que de celle de Napoléon, qu’elle a été utile ou nuisible, si l’on ne peut expliquer en quoi elle l’a été. Si cette activité ne plaît pas à tel ou tel, c’est simplement parce qu’elle ne cadre pas avec la notion bornée qu’il se fait de la nature du bien. Si le bien est pour moi que se soit conservée intacte en 1812 la maison de mon père à Moscou, si c’est la gloire des armes russes ou la prospérité de l’université de Pétersbourg ou d’autres centres, ou la liberté de la Pologne, ou la puissance de la Russie, ou cette forme de civilisation européenne connue sous le nom de progrès, je suis cependant bien obligé de reconnaître que l’activité de chaque personnage historique a eu, à part ces buts, d’autres buts d’ordre beaucoup plus général et qui dépassent ma compréhension.

Mais admettons que ce qu’on appelle la science ait la possibilité de réduire toutes les contradictions et dispose tant pour les personnages historiques que pour les événements, d’un moyen infaillible de mesurer le bien et le mal.

Admettons qu’Alexandre eût pu agir en toute circonstance autrement qu’il ne l’a fait. Admettons qu’il eût pu, selon les prescriptions de ceux qui l’accusent et prétendent connaître le but final vers lequel tend l’humanité, admettons qu’il eût pu suivre le programme d’intérêt national, de liberté, d’égalité, de progrès (et il n’y en a pas de plus nouveau, semble-t-il) que lui traceraient ses détracteurs d’aujourd’hui. Admettons que ce programme eût été applicable, bien établi, et qu’Alexandre Ier l’eût suivi. Que serait-il advenu de l’activité de tous les gens qui s’opposaient alors à la direction prise par le gouvernement — activité qui, d’après les opinions des historiens, était bonne et utile ? Elle n’aurait pas existé ; il n’y aurait pas eu de vie ; il n’y aurait rien eu.

Admettre que la vie de l’humanité puisse être dirigée par la raison, c’est nier toute possibilité de vie.

II

Admettre, comme le font les historiens, que les grands hommes conduisent l’humanité vers la réalisation de buts bien connus — que ce soit la grandeur de la Russie ou celle de la France, ou l’équilibre de l’Europe, ou le progrès universel, ou n’importe quoi d’autre — rend impossible d’expliquer les événements de l’histoire sans faire appel aux concepts de HASARD et de GÉNIE.

Si le but des guerres européennes au commencement de notre siècle était la grandeur de la Russie, ce but pouvait être atteint sans aucune des guerres qui ont précédé l’invasion, et sans l’invasion elle-même. Si ce but était la grandeur de la France, il pouvait être atteint sans la Révolution et sans l’Empire. Si ce but était la propagation de certaines idées, l’imprimerie l’aurait rempli beaucoup mieux que les soldats. Si ce but était le progrès de la civilisation, on admettra sans aucune difficulté qu’il est des moyens plus efficaces de répandre la civilisation que celui qui consiste à anéantir les hommes et leurs richesses.

Pourquoi donc les choses se sont-elles passées ainsi et non pas autrement ? Parce qu’elles se sont passées ainsi.

« Le HASARD a créé telle situation : le GÉNIE s’en est servi », dit l’histoire. Mais qu’est-ce que le HASARD ? Qu’est-ce que le GÉNIE ?

Les mots HASARD et GÉNIE ne signifient rien qui soit réellement existant, aussi ne peuvent-ils être définis. Ces mots ne désignent qu’un degré déterminé dans la compréhension des phénomènes ; je ne sais pas pourquoi tel ou tel phénomène se produit ; je pense que je ne peux pas le savoir ; par suite, je ne veux pas le savoir et je dis : HASARD. Je vois une force produisant un effet hors de proportion avec les capacités communes des hommes ; je ne comprends pas pourquoi cela se produit et je dis : GÉNIE.

Pour le troupeau, le mouton que chaque soir le berger mène dans un enclos spécial afin d’être nourri à part, et qui devient deux fois plus gros que les autres, doit paraître un génie. Et le fait que chaque soir ce soit toujours le même mouton qui, au lieu d’entrer dans la bergerie, passe dans un enclos spécial pour recevoir sa ration d’avoine, le fait que ce soit celui-là précisément qui, une fois gras à lard, est tué pour sa viande, ce fait doit apparaître comme une étonnante conjonction du génie et de toute une série de hasards extraordinaires.

Mais il suffit aux moutons de cesser de penser que ce qui leur arrive provient de ce qu’ils ont à atteindre des buts dévolus à la gent moutonnière ; il leur suffit d’admettre que tout ceci peut avoir un but qui leur est inconnu et aussitôt ils verront unité et suite logique dans ce qui arrive à l’un des leurs mis à l’engrais. S’ils ne savent pas dans quel but le mouton a été engraissé, ils sauront au moins que tout ce qui lui est arrivé ne s’est pas produit sans raison, et ils n’auront plus désormais besoin de recourir au HASARD ou au GÉNIE.

C’est seulement en renonçant à connaître le but proche et compréhensible, et en avouant que le but final nous est inaccessible, que nous verrons une suite logique dans la vie des personnages historiques : c’est alors que nous découvrirons la raison de la disproportion qui existe entre leurs actes et la capacité d’action commune à tous les hommes, et que nous n’aurons plus besoin des mots HASARD et GÉNIE.

Il suffit d’admettre que le but de l’agitation des peuples de l’Europe nous est inconnu, que nous ne connaissons que des faits consistant en tueries, d’abord en France, puis en Italie, en Afrique, en Prusse, en Autriche, en Espagne, en Russie, et que les mouvements de l’Occident vers l’Orient et de l’Orient vers l’Occident constituent l’essence et le but de ces événements, alors non seulement nous n’aurons plus besoin de voir rien d’exceptionnel et de génial dans le caractère de Napoléon et d’Alexandre, mais nous n’aurons plus besoin non plus de nous représenter ces personnages autrement que comme des hommes pareils aux autres ; non seulement nous n’aurons plus besoin d’expliquer par le hasard les menus événements qui ont fait ces hommes tels qu’ils ont été, mais nous verrons clairement que tous ces menus événements étaient inévitables.

Si nous renonçons à connaître le but final, nous comprendrons clairement que, de même qu’on ne peut imaginer pour une plante une couleur ou une semence mieux à sa nature que celles qu’elle produit, de même il nous est impossible d’imaginer deux autres hommes avec tout un passé qui répondrait aussi précisément, et jusque dans les plus infimes détails, à la mission qu’ils avaient à remplir.

III

Le sens profond des événements européens du début du XIXème siècle réside dans le mouvement guerrier des masses populaires d’Europe, de l’Occident vers l’Orient, puis de l’Orient vers l’Occident. Le mouvement de l’Occident vers l’Orient a été le premier. Pour que les peuples d’Occident pussent pousser leur marche belliqueuse jusqu’à Moscou, il était nécessaire : 1° qu’ils s’unissent en une masse guerrière d’une telle ampleur qu’elle fût en état de supporter le choc de la masse guerrière de l’Orient ; 2° qu’ils renonçassent à toutes leurs traditions et à toutes leurs habitudes ; 3° que, pour mener à bien leur assaut, ils eussent à leur tête un homme qui pût et pour lui-même et pour eux justifier les fourberies, les pillages, les massacres qui devaient en être et qui en furent l’accompagnement.

Tout d’abord, l’ancien groupement de forces insuffisamment important est dissous en France par la Révolution ; les traditions et les coutumes anciennes sont anéanties ; un nouveau groupement s’élabore peu à peu sur une nouvelle échelle plus considérable, avec de nouvelles habitudes et traditions ; alors se prépare l’homme qui doit se mettre à la tête du mouvement futur et prendre toute responsabilité des événements qui doivent s’accomplir.

Cet homme sans convictions, sans passé, sans traditions, sans nom, et qui n’est pas même Français, se faufile, par un concours de circonstances des plus étranges, semble-t-il, parmi tous les partis de la France en ébullition et, sans s’attacher à aucun, se fait porter au premier rang.

L’ignorance de ses compagnons, la faiblesse et la nullité de ses adversaires, le cynisme, la brillante et vaniteuse étroitesse d’esprit de cet homme le mettent à la tête de l’armée. La valeur des soldats de l’armée d’Italie, la répugnance à se battre de ses adversaires, sa témérité et sa présomption puériles lui valent la gloire militaire. Une quantité innombrable de« hasards » lui font partout cortège. La disgrâce dans laquelle il tombe auprès des dirigeants français le sert. Les tentatives qu’il entreprend pour changer de voie ne lui réussissent pas ; on refuse ses services en Russie et il ne parvient pas à s’établir en Turquie. Durant la guerre d’Italie, il se trouve plusieurs fois à deux doigts de sa perte, et chaque fois il échappe d’une façon imprévue. Les armées russes, les seules qui pourraient faire écrouler sa gloire, n’avancent pas en Europe par suite de diverses combinaisons diplomatiques, tant que lui-même y est.

À son retour d’Italie, il trouve à Paris le gouvernement dans un tel état de décomposition que ceux qui en font partie sont inévitablement balayés et anéantis. Et une issue se présente d’elle-même pour le tirer de sa situation dangereuse : une expédition insensée, absurde, en Afrique. De nouveau les mêmes« hasards » lui font cortège. Malte réputée imprenable se rend sans un coup de feu. Les décisions les plus risquées sont couronnées de succès. La flotte ennemie, qui par la suite ne laissera pas passer une seule barque, livre passage à toute une armée. En Afrique, les pires abominations sont commises sur des populations presque sans armes. Et les auteurs de ces forfaits, leur chef en tête, se persuadent que tout cela est splendide, que c’est glorieux ! que c’est digne de César, et d’Alexandre de Macédoine, que c’est bien.

Cet idéal de gloire et de grandeur qui consiste non seulement à croire que l’on ne fait rien de mal, mais encore à être fier de tous les crimes que l’on commet, en leur attribuant une signification incompréhensible et surnaturelle, cet idéal qui doit guider cet homme, ainsi que ceux qui se sont liés à sa fortune, s’élabore dans l’immense étendue de l’Afrique. Tout ce qu’il entreprend lui réussit. La peste l’épargne. Les massacres cruels des prisonniers ne lui sont pas imputés à crimes. Son départ d’Afrique, d’une maladresse puérile, injustifiable, l’abandon de ses compagnons dans le malheur, lui est profitable, et de nouveau la flotte ennemie le laisse échapper par deux fois. C’est à ce moment où il a la tête tournée par la réussite de tous ses crimes que, prêt à jouer son rôle, mais sans but défini, il arrive à Paris. La décomposition du gouvernement républicain qui, un an auparavant, aurait pu causer sa perte, est arrivée à son dernier stade et son état d’homme étranger aux partis ne peut maintenant que servir à son élévation.

Il n’a aucun plan d’action ; il a peur de tout ; mais les partis cherchent à se raccrocher à lui et réclament sa collaboration.

Lui seul, avec l’idéal de gloire et de grandeur qu’il s’est créé en Italie et en Égypte, avec sa folle adoration de lui-même, avec son audace dans le crime, avec son cynisme, lui seul peut justifier les événements qui doivent s’accomplir.

Il est l’homme nécessaire pour la place qui l’attend. Ainsi, presque indépendamment de sa volonté, malgré son manque de décision, son absence de plan, toutes les fautes qu’il accumule, il est entraîné dans un complot qui se propose de le porter au pouvoir et ce complot est couronné de succès.

On l’entraîne à une séance du Directoire. Effrayé, il cherche à fuir et se croit perdu ; il fait semblant de tomber en pâmoison ; il tient des discours insensés qui devraient le perdre. Mais les dirigeants, jusque-là fiers et avisés, sentent maintenant leur rôle terminé, et, plus troublés encore que lui, prononcent les paroles qui sont le moins propres à leur conserver le pouvoir et ruiner cet homme.

C’est le HASARD, ce sont des millions de hasards qui lui donnent le pouvoir, et tous les hommes, comme obéissant à un mot d’ordre, contribuent à consolider ce pouvoir. Ce sont des HASARDS qui font les caractères des dirigeants de la France d’alors ; ce sont des HASARDS qui font le caractère de Paul Ier, qui reconnaît son autorité ; c’est le HASARD qui ourdit contre lui un complot, qui au lieu de l’ébranler, raffermit sa puissance ; c’est le HASARD qui lui livre le duc d’Enghien, et le pousse à le faire assassiner inopinément, cherchant par ce moyen, plus fort que tous les autres, à convaincre la foule qu’il a le droit, puisqu’il a la force. C’est le HASARD qui fait qu’il tend toutes ses forces pour une expédition contre l’Angleterre, qui, évidemment, aurait causé sa ruine, et jamais il ne réalise ce dessein, mais, tout à coup, il tombe sur Mack et ses Autrichiens qui se rendent sans combat. C’est le HASARD et le GÉNIE qui lui donnent la victoire d’Austerlitz, et par HASARD, tous les hommes, non seulement de la France, mais de toute l’Europe, à l’exception de l’Angleterre qui ne prendra aucune part aux événements en train de s’accomplir, tous les hommes, malgré leur horreur initiale et leur aversion pour les crimes de cet homme, reconnaissent maintenant son pouvoir, le titre qu’il s’est donné, et son idéal de grandeur et de gloire, que chacun à l’envi prend pour quelque chose de merveilleux et de raisonnable.

Comme pour essayer par avance leur mouvement futur, les forces de l’Occident se sont dirigées à plusieurs reprises vers l’Orient, en 1805, 1806, 1807, 1809, chaque fois plus puissantes et plus nombreuses. En 1811, la masse d’hommes agglomérée se fond avec une autre énorme masse de peuples du centre de l’Europe. Plus grandit cette masse d’hommes, plus se trouve justifié celui qui est à la tête du mouvement. Pendant la période de dix ans qui prépare ce grand mouvement, cet homme entre en pourparlers avec toutes les têtes couronnées de l’Europe. Les puissances de ce monde, dépouillées de leur autorité, ne peuvent opposer à l’idéal de GLOIRE et de GRANDEUR de Napoléon qui n’a aucun sens, aucun autre idéal raisonnable. L’un après l’autre, ils s’empressent de lui donner le spectacle de leur néant. Le roi de Prusse envoie sa femme mendier les faveurs du grand homme ; l’empereur d’Autriche considère comme une grâce que ce grand homme veuille bien recevoir dans son lit la fille des Césars ; le pape, gardien des trésors sacrés des peuples, fait servir sa religion à l’élévation du grand homme. Ce n’est pas tant Napoléon en personne qui se prépare à remplir son rôle, que son entourage qui l’amène à prendre sur lui toute la responsabilité des événements présents et futurs. Pas un acte frauduleux, pas un crime, pas une basse trahison qu’il commette sans qu’aussitôt, dans la bouche de son entourage, tout cela ne se transforme en acte magnifique. Pour lui plaire, les Allemands ne trouvent rien de mieux que de fêter leur défaite d’Iéna et d’Auerstaedt. Et il n’y a pas que lui qui soit grand, ses aïeux, ses frères, ses beaux-fils, ses beaux-frères le sont aussi. Tout concourt à le priver des derniers vestiges de sa raison et à le préparer à son effroyable rôle. Et une fois qu’il est prêt, les forces qu’il lui faut sont prêtes aussi.

L’invasion déferle sur l’Orient, atteint son but final, qui est Moscou. La capitale est prise, l’armée russe est anéantie, plus que ne le furent jamais les armées ennemies dans les guerres précédentes, d’Austerlitz à Wagram. Et soudain, à la place de ces hasards et de ces coups de génie, qui avec tant de constance ont porté Napoléon de succès en succès jusqu’au but fixé apparaît une série innombrable de hasards contraires, depuis le rhume de cerveau de Borodino jusqu’aux froids de l’hiver et à l’étincelle qui a mis le feu à Moscou. Et à la place du génie apparaissent une sottise et une lâcheté sans exemple.

L’invasion fuit, revient en arrière et fuit encore, et maintenant, sans arrêt, les hasards, au lieu d’être pour Napoléon, sont contre lui.

Un mouvement contraire s’accomplit d’Orient en Occident, présentant de remarquables analogies avec le précédent mouvement d’Occident en Orient. Mêmes tentatives préalables d’Orient en Occident qu’en 1805, 1806 et 1809, avant le grand ébranlement : même formidable concentration d’hommes ; même adhésion des peuples du centre de l’Europe au mouvement, même hésitation au milieu du chemin, et même accroissement de vitesse à mesure qu’on approche du but.

Paris, le but extrême, est atteint. Le gouvernement de Napoléon, ainsi que son armée, sont détruits. Napoléon lui-même n’a plus de raison d’être ; tous ses actes sont dès lors pitoyables et bas ; mais de nouveau un hasard inexplicable entre en jeu ; les alliés haïssent Napoléon qu’ils accusent d’être la cause de leurs malheurs ; dépouillé de sa force et de son pouvoir, convaincu de crimes et de perfidies, il devrait leur paraître tel qu’ils le voyaient dix ans plus tôt et qu’ils le verront un an plus tard : un bandit hors la loi. Mais par un hasard étrange, personne ne voit cela. Son rôle n’était pas encore terminé. L’homme que dix ans plus tôt et un an plus tard l’on considéra comme un bandit hors la loi fut envoyé à deux journées de voyage de France, dans une île dont on lui donna la souveraineté, avec sa garde et des millions qui le payaient de Dieu sait quoi.

IV

Le mouvement des peuples commence à s’assagir dans ses rives. Les vagues de la grande marée se sont retirées et sur la mer calmée se forment des cercles sur lesquels voguent les diplomates qui s’imaginent avoir produit eux-mêmes cette bonace.

Mais la mer calmée se soulève. Les diplomates croient aussitôt que ce sont eux et leurs désaccords qui causent cette nouvelle tension des forces, ils s’attendent à une guerre entre les souverains ; la situation leur semble sans issue. Mais la vague dont ils sentent la montée ne déferle pas de la direction où ils l’attendent. C’est toujours la même vague, et c’est toujours le même point de départ : Paris. C’est le dernier rejaillissement du flux venu de l’Occident, rejaillissement qui doit résoudre des difficultés diplomatiques apparemment insolubles, et mettre fin aux mouvements guerriers de cette période.

L’homme qui a dévasté la France revient dans cette France, seul, sans qu’il soit besoin d’un complot, sans soldats. Le premier garde-champêtre venu peut lui mettre la main au collet, et, par un hasard étrange, non seulement personne ne lui met la main au collet, mais tous avec enthousiasme viennent accueillir cet homme qu’ils maudissaient hier et qu’ils recommenceront à maudire dans un mois.

Cet homme est encore nécessaire pour justifier le dernier acte collectif.

Cet acte fut accompli.

Le dernier rôle est joué. L’acteur est prié d’enlever son costume et de se démaquiller ; on n’a plus besoin de lui.

Et quelques années se passent, pendant lesquelles cet homme, dans la solitude de son île, se joue à lui-même une piteuse comédie ; il intrigue, il ment pour justifier ses actes, alors que déjà toute justification est inutile ; il montre à l’univers ce que vaut le personnage qu’on prenait pour une force, alors qu’une invisible main le conduisait.

Le metteur en scène, une fois le drame joué et l’acteur déshabillé, nous le montre :

— Regardez celui en qui vous avez cru ! Le voici ! Voyez-vous maintenant que ce n’est pas lui, mais moi qui vous menais ?

Mais aveuglés par la force qui les avait mis en branle, les hommes, longtemps, ne comprirent pas cela.

Plus grande encore est la logique et la nécessité que présente la vie d’Alexandre Ier, personnage qui se trouvait à la tête du mouvement en sens inverse, d’Orient en Occident.

Que fallait-il à l’homme qui, en éclipsant les autres, prendrait la tête de ce mouvement ?

Il lui fallait posséder le sentiment de la justice, prendre part aux affaires de l’Europe, mais de loin, pour que des intérêts mesquins n’obscurcissent pas sa vision ; il lui fallait dominer par sa hauteur morale ses associés, les souverains d’alors ; il lui fallait une personnalité aimable et séduisante ; il fallait qu’il eût subi une offense personnelle de Napoléon. Toutes ces conditions sont réunies en Alexandre Ier ; tout cela est le fruit d’innombrables« hasards », semés le long de sa vie passée, et par son éducation, et par ses initiatives libérales, et par les conseillers de son entourage, et par Austerlitz, et par Tilsit, et par Erfurt.

Pendant la guerre populaire, il reste inactif parce qu’on n’a pas besoin de lui. Mais aussitôt qu’apparaît la nécessité d’une guerre européenne, sa personnalité apparaît à sa place au moment voulu ; il fait l’union de tous les peuples européens et les conduit au but.

Le but est atteint. Après la dernière guerre de 1815, Alexandre se trouve au sommet de la puissance qu’un homme puisse atteindre. De quelle façon s’en sert-il ?

Alexandre Ier, le pacificateur de l’Europe, l’homme qui dès ses jeunes années n’a cherché que le bonheur de son peuple, l’instigateur des réformes libérales introduites dans sa patrie au moment où, semble-t-il, il dispose du pouvoir le plus étendu et par conséquent des moyens de réaliser le bonheur de son peuple, au moment où Napoléon en exil dresse des plans puérils et mensongers sur la façon dont il rendrait le monde heureux si on le laissait faire, à ce moment précis, Alexandre Ier, ayant accompli sa mission et sentant sur soi la main de Dieu, reconnaît tout à coup le néant de ce soi-disant pouvoir, le remet aux mains de gens méprisables et méprisés et dit simplement :

—« Non pas pour nous, Seigneur, non pas pour nous, mais pour Ton Nom41 ! » Je suis un homme comme vous ; laissez-moi vivre en homme ; laissez-moi penser à mon âme et à Dieu.

De même que le soleil, comme chaque atome de l’éther, est une sphère parfaite en soi et en même temps un seul atome de l’infini inaccessible à l’homme dans son immensité, de même chaque individu porte en soi des buts qui lui sont propres et cependant il les porte pour servir des buts généraux, inaccessibles à l’homme.

Une abeille posée sur une fleur a piqué un enfant. L’enfant a peur des abeilles et dit que leur but est de piquer les gens. Le poète admire l’abeille qui butine dans le calice de la fleur, et dit que le but de l’abeille est de butiner l’arôme des fleurs. Un apiculteur, remarquant que l’abeille amasse du pollen et le porte à sa ruche, dit que le but de l’abeille est de récolter du miel. Un autre apiculteur qui a étudié de plus près la vie de l’essaim, dit que l’abeille amasse le pollen pour nourrir le jeune couvain et pour élever la reine, et que son but est la conservation de l’espèce. Le botaniste remarque que l’abeille emporte du pollen de la fleur dioïque sur la fleur femelle qu’elle féconde, et il voit en cela le but des abeilles. Un autre, s’intéressant à la propagation des plantes, voit que l’abeille y contribue, et ce nouveau chercheur de conclure que tel est le but des abeilles. Cependant, le véritable but des abeilles ne se réduit ni au premier, ni au second, ni au troisième des buts que l’esprit humain s’est trouvé en état de découvrir. Plus l’esprit humain se hausse dans la découverte de ces fins, plus il se rend clairement compte que la fin dernière lui est inaccessible.

Une seule chose est accessible à l’homme : l’observation des corrélations qui existent entre la vie des abeilles et d’autres phénomènes de la vie. Il en est de même des fins que poursuivent les personnages historiques et les peuples.

[L’édition de référence reprend ici] modifier

Fin de l’œuvre, supprimée dans l’édition de référence (2) modifier

DEUXIÈME PARTIE modifier

I

L’objet de l’histoire est la vie des peuples et de l’humanité. Mais saisir d’une prise directe, embrasser avec des mots, décrire la vie non seulement de l’humanité mais même d’un seul peuple paraît impossible.

Tous les historiens de l’antiquité ont usé d’un seul et même procédé pour décrire et saisir cet élément qui paraît insaisissable : la vie d’un peuple. Ils ont décrit l’activité de ses dirigeants, pris isolément, et cette activité exprimait pour eux celle du peuple entier.

Aux deux questions : comment des individus isolés forçaient-ils des peuples à agir suivant leur volonté et par quoi cette volonté était-elle dirigée, les historiens de l’antiquité répondaient à la première en attribuant à la volonté de la Divinité la soumission des peuples à la volonté d’un seul, à la seconde en affirmant que cette même Divinité dirigeait la volonté de l’élu vers un but prédestiné.

Donc, pour les Anciens, ces questions étaient résolues par la foi en la participation directe de la Divinité dans les affaires humaines.

L’histoire moderne dans sa théorie a rejeté ces deux propositions.

On aurait pu croire qu’en se débarrassant de la croyance antique à la soumission des hommes à la Divinité et à un but prédestiné vers lequel les peuples sont conduits, l’histoire moderne avait choisi d’étudier, au lieu des manifestations du pouvoir, les causes de celui-ci. Mais l’histoire moderne ne l’a pas fait. Si elle rejette les conceptions antiques en théorie, elle les suit dans la pratique.

Au lieu de personnages doués d’un pouvoir divin et mus directement par la volonté de la Divinité, l’histoire moderne nous présente, ou bien des héros doués de qualités hors du commun, surhumaines ou, tout simplement, des individus de divers mérites, depuis les rois jusqu’aux journalistes, qui mènent les foules ; à la place des buts assignés auparavant par la Divinité à certains peuples, les Hébreux, les Grecs, les Romains, pour guider l’humanité, l’histoire moderne a ses buts à elle : le bonheur des peuples français, allemand, anglais et, en poussant l’abstraction au plus haut degré, le bien de la civilisation de l’humanité tout entière, l’humanité qu’elle réduit d’ordinaire aux peuples occupant la parcelle nord-est du globe terrestre.

L’histoire moderne a rejeté les croyances des Anciens sans les remplacer par de nouvelles, et la logique a forcé les historiens, qui avaient prétendu rejeter le pouvoir divin des rois et le. fatum antique, à revenir par un autre chemin au même point de départ : à reconnaître que 1° les hommes sont conduits par des individus isolés ; 2° il existe un but bien déterminé vers lequel marchent les peuples et l’humanité.

Tous les ouvrages les plus modernes des historiens, depuis Gibbon jusqu’à Buckle, malgré leurs divergences extérieures et la nouveauté apparente de leurs vues, ont pour fondement ces deux vieux axiomes inévitables.

D’abord l’historien décrit l’activité de certains individus isolés qui, à son idée, mènent l’humanité. L’un ne compte dans ce nombre que les rois, les généraux, les ministres ; un autre place, à côté des monarques, les orateurs, les savants, les réformateurs, les philosophes, les poètes. En second lieu, le but vers lequel marche l’humanité est bien connu de l’historien : pour l’un, c’est la grandeur de l’État romain, espagnol, français, pour l’autre, la liberté, l’égalité, la civilisation d’une espèce déterminée de cette parcelle du monde appelée Europe.

En 1789, une agitation se produit à Paris ; elle grandit, déborde et prend la forme d’un mouvement des peuples d’Occident en Orient. À plusieurs reprises, ce mouvement se dirige vers l’Orient et s’y heurte à un mouvement contraire d’Orient en Occident. En 1812, il atteint sa limite extrême, Moscou, et, avec une symétrie remarquable, revient sur lui-même d’Orient en Occident, entraînant avec lui, au retour comme à l’aller, les peuples du centre de l’Europe. Ce mouvement inverse revient à son point de départ — Paris — et s’arrête.

Durant cette période d’une vingtaine d’années, une quantité énorme de champs sont laissés en friche, des maisons sont incendiées, le commerce change de direction, des millions de gens s’appauvrissent, s’enrichissent, se déplacent et des millions de chrétiens qui pratiquent la loi de l’amour du prochain s’entre-tuent.

Qu’est-ce que tout cela signifie ? D’où cela est-il venu ? Qu’est-ce qui poussait ces gens à brûler des maisons et à massacrer leurs semblables ? Quelles sont les causes de ces événements ? Quelle force a poussé ces gens à de tels actes ? voilà les questions involontaires, naïves et pourtant des plus légitimes que se pose l’homme lorsqu’il se trouve en face des monuments et des traditions de la période passée de ce mouvement.

C’est pour résoudre ces questions que nous nous tournons vers la science de l’histoire, qui se propose de révéler aux peuples et à l’humanité la connaissance d’eux-mêmes.

Si l’histoire s’en tenait au point de vue antique, elle devrait dire : la Divinité, afin de récompenser ou de punir son peuple, a donné le pouvoir à Napoléon et en a fait l’instrument de sa volonté pour l’accomplissement de ses buts. Cette réponse serait ainsi claire et complète. L’on peut croire ou refuser de croire à la mission divine de Napoléon ; mais pour celui qui croit, toute l’histoire de cette période devient compréhensible et ne laisse place à aucune contradiction.

Mais l’histoire moderne ne saurait répondre de cette façon. La science n’admet plus l’idée antique de l’intervention directe de la Divinité dans les actes de l’humanité, et, par conséquent, elle doit apporter d’autres réponses.

L’histoire moderne, en répondant à ces questions, nous dit : vous tenez à savoir la signification et l’origine de ce mouvement, et quelle force a produit de tels événements ? Écoutez :

Louis XIV était un personnage particulièrement fier et présomptueux ; il avait telles maîtresses et tels ministres et il gouvernait mal la France. Ses successeurs furent des hommes faibles qui, eux aussi, gouvernaient mal. Eux aussi avaient tels favoris et telles favorites. De plus, quelques gens ont écrit des livres durant cette époque-là. À la fin du XVème siècle, se trouvaient réunis à Paris une vingtaine d’hommes qui se mirent à dire que tous les hommes sont égaux et libres. Il en résulta que partout en France des gens se mirent à tuer, à noyer leurs semblables. Ces gens-là tuèrent leur roi, ainsi qu’une quantité d’autres personnes. À ce même moment, il y avait en France un homme de génie, Napoléon. Il remportait partout des victoires, c’est-à-dire qu’il tuait beaucoup de monde parce qu’il était un grand génie. Et il partit tuer, on ne sait pourquoi, des Africains ; il les tuait si proprement, il était si rusé et si intelligent, qu’à son retour en France il put donner à tous l’ordre de lui obéir. Et tous lui obéirent. S’étant fait empereur, il partit encore une fois tuer du monde en Italie, en Autriche, en Prusse. Et il en tua beaucoup. En Russie régnait alors l’empereur Alexandre qui avait décidé de rétablir l’ordre en Europe, et pour cette raison faisait la guerre à Napoléon. Mais en 1807, il devint tout à coup son ami jusqu’en 1811, où il se brouilla de nouveau avec lui et où de nouveau tous deux tuèrent de compagnie quantité de gens. Et Napoléon amena six cent mille hommes en Russie et conquit Moscou. Alors l’empereur Alexandre, conseillé par Stein et d’autres, unit toute l’Europe contre celui qui troublait sa tranquillité. Tous les alliés de Napoléon devinrent soudain ses ennemis, et cette levée en masse partit à la rencontre des nouvelles forces recrutées par Napoléon. Les Alliés furent vainqueurs, entrèrent à Paris, obligèrent Napoléon à renoncer au trône et l’envoyèrent à l’île d’Elbe, mais sans le dépouiller de son titre d’empereur et en témoignant toutes sortes d’égards à cet homme qui, cinq ans auparavant et un an plus tard, fut considéré par tous comme un brigand hors la loi. Et Louis XVIII, dont jusque-là les Français et les Alliés n’avaient fait que rire, se mit à régner. Quant à Napoléon, il abdiqua en versant quelques larmes devant sa vieille Garde, et partit pour l’exil. Ensuite des hommes d’État et des diplomates habiles (en particulier Talleyrand qui avait eu le temps de s’asseoir avant tout autre dans certain fauteuil, et d’élargir par ce moyen les frontières de la France) eurent des entretiens à Vienne, et par ces entretiens rendirent les peuples heureux ou malheureux. Mais tout à coup voilà les diplomates et les monarques qui se querellent ; ils sont déjà prêts à donner l’ordre à leurs armées de s’entre-tuer ; mais à ce moment Napoléon rentra en France avec un bataillon ; et les Français qui le haïssaient se soumirent tous aussitôt à lui. Les monarques alliés s’en irritèrent et revinrent encore guerroyer contre les Français. Et ils furent vainqueurs du génial Napoléon, qu’ils déportèrent dans l’île de Sainte-Hélène en le traitant soudain comme un brigand. Là, l’exilé, loin des êtres chers à son cœur et de sa France bien-aimée, mourut d’une mort lente sur un rocher en instituant la postérité légataire de ses hauts faits. Et en Europe la réaction s’établit, et tous les gouvernants recommencèrent à opprimer leurs peuples.

Il serait vain de penser que tout ceci est une plaisanterie, une caricature des récits historiques. C’est au contraire l’expression la plus adoucie de ces réponses contradictoires et qui ne répondent à aucune question, que nous offre l’histoire tout entière, depuis les fabricants de mémoires et d’histoires d’États séparés, jusqu’aux auteurs d’histoires générales ou d’histoires de la culture, ce nouveau genre contemporain.

L’étrangeté et le ridicule de ces réponses viennent de ce que l’histoire ressemble à un sourd qui répondrait à des questions que personne ne lui pose.

Si le but de l’histoire est de décrire les mouvements de l’humanité et des peuples, la première question nécessitant une réponse, sans laquelle tout ce qui suit est incompréhensible, est celle-ci : quelle est la force qui met les peuples en mouvement ? En réponse à cette question, l’histoire moderne raconte d’un air soucieux, ou bien que Napoléon avait un génie supérieur, ou bien que Louis XIV était très orgueilleux, ou bien encore que tels ou tels auteurs ont écrit tels ou tels livres.

Tout cela est fort possible et l’humanité est prête à y consentir ; mais la question n’est pas là. Tout cela pourrait être intéressant si nous voulions admettre qu’une puissance divine, inconditionnée et toujours égale à elle-même, gouverne les peuples par l’entremise des Napoléon, des Louis XIV et des écrivains ; mais nous ne reconnaissons pas cette puissance ; aussi, avant de parler des Napoléon, des Louis XIV et des écrivains, faudrait-il nous montrer le lien qui existe entre ces personnages et les mouvements des peuples.

Si une autre force a pris la place de la Divinité, il faut expliquer en quoi consiste cette force, car c’est en elle, justement, que réside l’intérêt de l’histoire.

L’historien semble supposer que cette force va de soi et que chacun la connaît. Toutefois, malgré le désir général de supposer cette force connue, celui qui dépouille un grand nombre d’ouvrages historiques doute malgré lui et se demande si cette force, si différemment comprise par les historiens eux-mêmes, est vraiment bien connue d’eux tous.

II

Quelle est la force qui met les peuples en mouvement ? Les auteurs de biographies individuelles et les historiens des peuples isolés considèrent cette force comme une puissance propre aux héros et aux chefs. D’après leurs descriptions, les événements sont exclusivement produits par la volonté des Napoléon, des Alexandre, ou, en général, de ces personnages dont l’historien décrit la vie particulière. Les réponses données par ce genre d’historiens à cette question sur la force qui met en branle les événements sont satisfaisantes, mais seulement tant qu’il n’y a qu’un seul historien pour chaque événement. Aussitôt que des historiens de nationalités et d’opinions différentes se mettent à décrire le même événement, les réponses données par eux perdent toute valeur, car chacun d’eux comprend cette force, non seulement différemment, mais souvent d’une façon complètement opposée à son voisin. L’un soutient que l’événement est dû à la puissance de Napoléon ; un autre qu’il a été provoqué par la puissance d’Alexandre ; un troisième, par celle d’un troisième personnage. De plus, les historiens de cette espèce se contredisent jusque dans les explications qu’ils donnent de la force d’où naît la puissance du même personnage. Thiers, qui est bonapartiste, attribue le pouvoir de Napoléon à sa vertu et à son génie ; Lanfrey, qui est républicain, à ses escroqueries et à ses tromperies à l’égard du peuple. Ainsi, tout en suivant respectivement leurs thèses, les historiens de cette espèce détruisent par cela même la conception d’une force qui serait à l’origine des événements, et ne donnent aucune réponse à la question essentielle de l’histoire.

Les historiens qui s’occupent d’histoire générale, ayant affaire à tous les peuples, semblent admettre la fausseté du point de vue des historiens particuliers sur la force qui est à l’origine des événements. Ils ne la reconnaissent pas comme une puissance inhérente aux héros et aux chefs, mais comme la résultante de nombreuses forces aux directions diverses. Lorsqu’ils décrivent une guerre ou la conquête d’un peuple, ils recherchent la cause des événements, non pas dans le pouvoir d’un seul personnage, mais dans l’action et la réaction réciproques des nombreux personnages liés à l’événement.

D’après ce point de vue, le pouvoir des personnages historiques, présenté comme le produit de forces multiples, ne peut plus désormais, semblerait-il, être considéré comme une force se suffisant à elle-même pour produire les événements. Et cependant les auteurs d’histoires générales font appel à ce concept d’un pouvoir considéré comme une force se suffisant à elle-même pour produire les événements et se comportant à l’égard de ces événements comme une cause. D’après leur exposé, tantôt le personnage historique est le produit de son temps et son pouvoir n’est que le produit de forces différentes, tantôt son pouvoir est la force même qui crée les événements. Gervinus, Schlosser, par exemple, et d’autres encore, démontrent tantôt que Napoléon est le produit de la Révolution, des idées de 1789, etc., et tantôt déclarent tout net que la campagne de 1812, ainsi que d’autres faits historiques qui leur déplaisent, sont dus uniquement à la volonté mal dirigée de Napoléon, et que ces mêmes idées de 1789 ont été enrayées dans leur développement par son arbitraire. Les idées révolutionnaires et l’état d’esprit général ont fait le pouvoir de Napoléon. Et le pouvoir de Napoléon a étouffé les idées révolutionnaires et l’état d’esprit général.

Cette étrange contradiction n’est pas l’effet du hasard. Non seulement on la rencontre à chaque pas, mais encore c’est d’une succession conséquente de contradictions analogues que sont composées les descriptions des auteurs d’histoires générales. Elle provient de ceci qu’après s’être engagés sur le terrain de l’analyse, les historiens de cette espèce s’arrêtent à mi-chemin.

Pour trouver les composantes égales au composé ou résultante, il est nécessaire que la somme des composantes égale le composé. Voilà justement la condition que n’observent pas les auteurs d’histoires générales. Aussi, pour expliquer la résultante, doivent-ils nécessairement admettre, outre des composantes insuffisantes, une nouvelle force inexpliquée agissant d’après le composé.

L’historien individualiste, qui décrit la campagne de 1813 ou la Restauration des Bourbons, affirme carrément que ces événements sont dus à la volonté d’Alexandre. Mais Gervinus, auteur d’une histoire générale, repousse cette assertion et s’efforce de démontrer que la campagne de 1813 et la Restauration sont dues, outre la volonté d’Alexandre, à l’action de Stein, de Metternich, de Mme de Staël, de Talleyrand, de Fichte, de Chateaubriand et de plusieurs autres. Gervinus, de toute évidence, a décomposé Alexandre en ses composantes : Talleyrand, Chateaubriand, etc. ; la somme de celles-ci, c’est-à-dire l’action réciproque de Chateaubriand, Talleyrand, Mme de Staël et autres n’est pas égale à la résultante, c’est-à-dire à ce fait que des millions de Français se sont soumis aux Bourbons. Du fait que Chateaubriand, Mme de Staël et autres ont échangé tels ou tels propos découlent seulement leurs relations mutuelles et non la soumission de millions de gens. Et pour expliquer comment cette soumission a découlé de ces relations, c’est-à-dire comment, de composantes égales à un A, il est sorti une résultante égale à mille A, l’historien est dans l’obligation d’admettre cette force du pouvoir qu’il nie, en la définissant comme la résultante de plusieurs forces, c’est-à-dire qu’il doit admettre une force inexpliquée qui résulte du composé. C’est exactement ce que font tous les historiens d’histoires universelles. Et c’est pour cette raison qu’ils se trouvent en contradiction, et avec les auteurs d’histoires particulières, et avec eux-mêmes.

Les habitants des campagnes, qui ne savent pas très exactement d’où vient la pluie, disent, selon qu’ils désirent la pluie ou le beau temps : le vent a chassé les nuages ou le vent a amené les nuages. C’est exactement ce que font les auteurs d’histoires générales ; quand la chose convient à leurs théories, ils disent que le pouvoir est le résultat des événements, et, quand ils ont besoin de prouver autre chose, ils disent que c’est le pouvoir qui a produit les événements.

Une troisième catégorie d’historiens qui s’appellent historiens de la culture, emboîtant le pas aux historiens d’histoires universelles, vont jusqu’à croire parfois que les écrivains et les dames sont les forces qui produisent les événements. Mais ces historiens comprennent encore ces forces de façons absolument différentes. Ils les découvrent dans la« culture », dans l’activité intellectuelle. Les historiens de la culture sont tout à fait conséquents à l’égard de ceux qui leur ont donné naissance : les historiens d’histoires universelles ; car si l’on peut expliquer les événements historiques par le fait que certains personnages ont eu telles ou telles relations réciproques, dès lors pourquoi ne pas les expliquer par le fait que tels ou tels gens ont écrit tels ou tels livres ? Ces historiens tirent de la foule énorme des manifestations qui accompagnent tout phénomène vivant un signe d’activité intellectuelle, et déclarent que cette activité est la cause du reste. Mais malgré tous leurs efforts pour démontrer que la cause des événements se trouve dans l’activité intellectuelle, il faut beaucoup de bonne volonté pour reconnaître qu’il y a quelque chose de commun à l’activité intellectuelle et au mouvement des peuples ; en aucun cas, il n’est possible d’admettre que cette activité dirige les peuples. Car des phénomènes comme les effroyables tueries de la Révolution française découlant de la proclamation des droits de l’homme, les guerres impitoyables et les exécutions découlant d’un prêche sur la loi d’amour contredisent cette hypothèse.

Admettons cependant la justesse de toutes les dissertations subtiles dont ces historiens débordent ; admettons que les peuples soient régis par une force indéfinissable qui porte le nom d’idée, le problème essentiel de l’histoire reste quand même insoluble, ou bien c’est qu’à la puissance des monarques, précédemment envisagée, et à l’influence, déjà acceptée par les auteurs d’histoires universelles, de conseillers et autres personnages vient s’ajouter encore la force nouvelle de l’idée, dont le lien avec les masses exige une nouvelle explication. On peut comprendre que, Napoléon détenant le pouvoir, tel événement ait pu s’accomplir ; on peut encore comprendre avec un peu de complaisance que Napoléon, secondé par d’autres influences, ait été la cause de certains événements ; mais que le Contrat social ait eu pour effet de pousser les Français à s’entre-tuer, voilà qui est incompréhensible sans l’explication du lien causal qui existe entre cette nouvelle force et les événements.

Le lien qui existe entre tous les individus vivant à la même époque ne fait aucun doute ; aussi est-il possible de trouver quelque rapport entre l’activité intellectuelle des gens et leur mouvement historique, exactement comme on en trouve un entre les mouvements de l’humanité et le commerce, les métiers, l’horticulture et tout ce qu’on voudra. Mais pourquoi l’activité intellectuelle de certains hommes apparaît-elle aux historiens de la culture comme la cause ou l’expression de tout un mouvement historique ? Voilà qui est difficile à comprendre. Les historiens n’ont dû être amenés à une telle conclusion que par les considérations suivantes : 1° ce sont les savants qui écrivent l’histoire ; aussi leur est-il naturel et agréable de croire que l’activité de leur corporation anime le mouvement de l’humanité entière, exactement comme il est naturellement agréable aux marchands, aux cultivateurs, aux soldats, d’avoir la même idée (s’ils ne l’expriment pas, c’est uniquement parce que ce ne sont pas eux qui écrivent l’histoire) ; 2° l’activité spirituelle, l’instruction, la civilisation, la culture, l’idée, tout cela ce sont des notions abstraites, indéterminées, sous le couvert desquelles il est extrêmement facile d’employer des mots encore plus obscurs, que l’on peut par conséquent accorder avec n’importe quelles théories.

Mais à part les mérites intrinsèques de ce genre historique, sans doute utile à quelqu’un ou à quelque chose, les histoires de la culture qui commencent à absorber toutes les histoires générales ont ceci de remarquable qu’elles font par le menu et sérieusement le bilan des doctrines religieuses, philosophiques, politiques dans lesquelles elles trouvent les causes des événements ; puis, sitôt qu’elles en viennent à décrire un événement historique réel, comme la campagne de 1812, elles le décrivent malgré elles comme produit par le pouvoir, et déclarent sans ambages que cette campagne a son origine dans la volonté de Napoléon. En parlant ainsi, les historiens de la culture, ou bien se contredisent sans le vouloir, ou bien démontrent que la force nouvelle qu’ils ont inventée n’explique pas les phénomènes historiques, et que l’unique moyen de comprendre ces phénomènes est de revenir à ce pouvoir qu’ils font semblant de méconnaître.

III

Une locomotive est en mouvement. On se demande ce qui produit ce mouvement. Un paysan dit : C’est le diable qui la pousse. Un autre dit que la locomotive avance parce que ses roues tournent. Un troisième affirme que la cause du mouvement est dans la fumée qu’emporte le vent.

On ne peut pas prouver au premier paysan qu’il se trompe. Il faudrait trouver le moyen de le convaincre que le diable n’existe pas, ou bien qu’un autre paysan lui explique que ce n’est pas le diable, mais un Allemand qui fait marcher la locomotive. Seule la contradiction leur fera voir qu’ils n’ont raison ni l’un ni l’autre. Mais celui qui dit que le mouvement provient des roues qui tournent se contredit lui-même, et puisqu’il est parti sur le chemin de l’analyse, il doit aller toujours plus loin, et expliquer la cause du mouvement des roues. Tant qu’il ne sera pas arrivé à la cause dernière du mouvement de la locomotive, la pression de la vapeur dans la chaudière, il n’aura pas le droit de s’arrêter dans la recherche des causes. Quant à celui qui a expliqué le mouvement de la locomotive par la fumée que rabat le vent, il s’est aperçu que l’explication par les roues ne donnait pas la cause, et il a pris la première apparence venue pour en faire une cause.

L’unique notion qui puisse expliquer le mouvement de la locomotive est celle d’une force égale au mouvement apparent.

L’unique notion, par conséquent, qui puisse expliquer le mouvement des peuples est celle d’une force égale à ce mouvement.

Toutefois les divers historiens entendent par cette notion l’entrée en action de forces dissemblables et non égales au mouvement. Les uns y voient une force inhérente aux héros, comme le paysan voit un diable dans la locomotive ; d’autres une force produite par d’autres forces, comme le mouvement des roues ; d’autres encore une influence intellectuelle, comme la fumée emportée par le vent.

Tant qu’on écrira seulement l’histoire de personnages isolés, fût-ce celle de César, d’Alexandre, de Luther ou de Voltaire, et non l’histoire de tous les individus sans exception qui ont pris part à un événement, il ne sera pas possible d’expliquer les mouvements de l’humanité sans concevoir une force contraignant les hommes à tendre leur activité vers un but unique. Et les historiens n’en connaissent à cet égard qu’une seule, la puissance.

Ce concept est l’unique manette permettant de se rendre maître de la matière de l’histoire telle qu’on la comprend aujourd’hui. Briser cette manette, comme l’a fait Buckle, sans posséder d’autre outil, c’est se priver de la dernière possibilité de traiter la matière de l’histoire. L’impossibilité où l’on est de ne pas recourir au concept de puissance est démontré le mieux du monde, tant par les historiens d’histoires générales eux-mêmes que par les historiens de la culture qui feignent de renoncer à ce concept, et cependant l’emploient inéluctablement à chaque pas.

En ce qui concerne les questions touchant l’humanité, la science historique a jusqu’à ce jour été semblable à la monnaie en cours, billet de banque ou espèces sonnantes. Les biographies et histoires particulières sont des sortes d’assignats. Elles peuvent entrer en circulation en remplissant leur office sans dommage pour personne, et même avec utilité, tant qu’on ne soulève pas la question de leur couverture en or. Il suffit de ne pas demander comment la volonté des héros peut produire les événements pour que les histoires des Thiers soient intéressantes, instructives et même colorées de poésie. Mais on en vient vite à mettre en doute la valeur réelle du billet de banque si l’on considère à quel point les facilités de sa fabrication incitent à en augmenter le nombre, ou si l’on veut le convertir en or. On doute de même de la signification réelle des histoires de ce genre lorsqu’on considère leur nombre élevé, ou bien lorsqu’on se demande en toute simplicité quelle force a agi sur Napoléon, c’est-à-dire lorsqu’on veut échanger ses billets contre l’or pur de l’exact vérité.

Les auteurs d’histoires générales et les historiens de la culture ressemblent à des gens qui, après avoir reconnu l’incommodité des billets de banque, auraient décidé de fabriquer, pour les remplacer, une monnaie sonnante avec un métal ne possédant pas la densité de l’or. Ce serait là, en effet, une monnaie sonnante, mais rien que sonnante ; car le billet de banque peut encore tromper les ignorants ; mais la monnaie sonnante sans valeur ne peut tromper personne. De même que l’or n’est vraiment de l’or que lorsqu’il peut être employé pour lui-même, et non pour le troc seul, de même les auteurs d’histoires générales ne feront vraiment de l’or que lorsqu’ils auront pu répondre à cette question essentielle de l’histoire : qu’est-ce que la puissance ? Ils font à cette question des réponses contradictoires, tandis que leurs confrères qui traitent de la culture l’écartent carrément et parlent de tout autre chose. L’emploi de jetons en place d’or ne peut être courant que parmi des gens qui veulent bien les accepter pour tels, ou encore ne savent pas la valeur de l’or. Les livres des historiens universels et des historiens de la culture jouent un rôle identique ; en ne donnant pas réponse aux questions essentielles de l’humanité, ils se servent de jetons pour leurs desseins particuliers aux universités et à la foule des lecteurs, amateurs de livres sérieux, comme ils les appellent.

IV

Après avoir renoncé à la doctrine antique de la soumission imposée par la Divinité, de la volonté du peuple à un unique élu, et de la soumission de cette volonté à la Divinité, il devient impossible à l’histoire de faire un pas sans se heurter à des contradictions si elle ne choisit pas de deux choses l’une : ou bien revenir à la croyance antérieure de l’intervention directe de la Divinité dans les affaires humaines, ou bien donner une explication précise de cette force qui produit les événements et qu’on appelle puissance.

Revenir à la première affirmation est impossible : la foi a été détruite. Aussi est-il nécessaire d’expliquer cette puissance.

Napoléon a donné l’ordre de réunir une armée et de partir en guerre. Nous nous sommes familiarisés à un tel degré avec cette manière de voir que la question de savoir pourquoi six cent mille hommes partent à la guerre sur un mot de Napoléon nous paraît absurde. Il avait le pouvoir, on a donc exécuté ses ordres.

Cette explication est entièrement satisfaisante si l’on croit que Napoléon tenait son pouvoir de la Divinité. Mais elle ne l’est plus dès que nous nous refusons à le croire, et il devient alors nécessaire de définir la nature de ce pouvoir d’un seul sur tous les autres.

Ce pouvoir ne peut être le pouvoir direct qui provient de la supériorité physique d’un être fort sur un être faible, supériorité basée sur l’emploi, ou la menace d’emploi, de la force physique : tel est le pouvoir d’un Hercule. Il ne peut être davantage basé sur la supériorité de la force morale, comme le croient, dans leur naïveté, quelques historiens qui tiennent que les acteurs de l’histoire sont des héros, c’est-à-dire des hommes doués d’une force exceptionnelle d’âme et d’intelligence, appelée génie. Ce pouvoir ne peut pas être fondé sur la supériorité de la force morale, car, sans parler des génies-héros du genre de Napoléon, dont les qualités morales sont fort différemment jugées, l’histoire nous montre que ni les Louis XIV, ni les Metternich, qui manœuvraient des millions d’hommes, ne possédaient ce qui fait proprement la force morale et qu’au contraire ils étaient pour la plupart moralement plus faibles que chaque homme de ces foules qu’ils gouvernaient.

Si la source du pouvoir ne se trouve ni dans les qualités physiques ni dans les qualités morales de celui qui tient le pouvoir, elle doit se trouver de toute évidence en dehors de lui, c’est-à-dire dans ses relations avec les masses sur lesquelles il exerce son pouvoir.

C’est ainsi que l’envisage la science du droit, ce comptoir de change de l’histoire, qui promet d’échanger la compréhension historique du pouvoir contre de l’or pur.

Le pouvoir est la somme des volontés des masses, que celles-ci, par un consentement exprimé ou tacite, transfèrent sur leurs élus.

Dans le domaine de la science du droit, science faite de considérations sur la façon dont il faudrait organiser l’État et le pouvoir si on avait la possibilité de le faire, tout cela est très clair, mais cette définition du pouvoir exige des éclaircissements si on l’applique à l’histoire.

La science du droit regarde l’État et le pouvoir comme les Anciens regardaient le feu, c’est-à-dire comme une chose existant en soi. Pour l’histoire, au contraire, l’État et le pouvoir sont simplement des phénomènes, exactement comme pour la physique de notre temps, le feu est, non pas un élément, mais un phénomène.

Il ressort de cette différence fondamentale de vues entre l’histoire et la science du droit, que la science du droit peut disserter tant qu’il lui plaît sur la manière dont il faudrait organiser le pouvoir et sur la nature de ce pouvoir, considéré comme immobile hors du temps ; mais elle est dans l’impossibilité de donner une réponse aux questions qui relèvent de l’histoire, concernant la signification d’un pouvoir dont le temps fait varier les formes.

Si le pouvoir représente la somme des volontés de la masse reportée sur un gouvernant, Pougatchev est-il le représentant de la volonté des masses ? S’il ne l’est pas, pourquoi Napoléon le serait-il ? Pourquoi Napoléon III arrêté à Boulogne était-il un criminel, et pourquoi les criminels furent-ils ensuite ceux qu’il fit arrêter ?

Dans les révolutions de palais, qui sont menées par deux ou trois personnes, est-ce aussi la volonté populaire qui se reporte sur le nouvel élu ? Dans les conflits internationaux, la volonté des masses d’un peuple se reporte-t-elle sur celui qui a conquis ce peuple ? En 1808, la volonté de la Ligue du Rhin s’est-elle reportée sur Napoléon ? La volonté des masses russes s’est-elle reportée sur lui en 1809, alors que nos armées alliées à celles de la France allaient combattre l’Autriche ?

On peut répondre de trois façons à ces questions.

1° Ou bien il faut admettre que la volonté des masses se porte toujours sans condition sur celui ou sur ceux qu’elles ont choisi ; et que, par conséquent, toute intrusion d’un pouvoir nouveau, toute lutte contre le pouvoir déféré par le peuple, doit être regardée comme un attentat contre le véritable pouvoir.

2° Ou bien il faut admettre que la volonté des masses est reportée sur les dirigeants dans certaines conditions déterminées et connues ; et, dans ce cas, que toutes les limitations, les conflits, et même les destructions du pouvoir établi, proviennent du fait que les dirigeants n’ont pas observé les conditions grâce auxquelles le pouvoir leur avait été transmis.

3° Ou bien il faut admettre que la volonté des masses est reportée conditionnellement sur les dirigeants, selon des clauses inconnues, indéterminées, et que les interventions d’autres pouvoirs, leurs luttes et leurs chutes, ne proviennent que d’un plus ou d’un moins dans l’exécution, par les gouvernants, de ces conditions inconnues d’après lesquelles les volontés des masses se reportent d’un personnage sur l’autre.

Les historiens expliquent les relations des masses avec les dirigeants de cette triple façon.

Seuls les historiens qui, dans leur naïveté, ne comprennent pas le problème du pouvoir, seuls ces auteurs de biographies cités plus haut semblent reconnaître que la somme des volontés des masses est reportée sur certains personnages sans condition ; aussi, lorsqu’ils décrivent un pouvoir quelconque, en font-ils quelque chose de véritable et d’absolu, en face duquel tout pouvoir qui lui est opposé n’est pas un pouvoir, mais une atteinte contre le pouvoir, une violation.

Leur théorie convient aux périodes primitives et paisibles de l’histoire ; appliquée aux périodes où la vie des peuples se complique et se trouble, où dans le même temps s’élèvent divers pouvoirs qui bataillent entre eux, elle offre l’inconvénient suivant : c’est qu’un historien légitimiste démontrera que la Convention, le Directoire et Bonaparte sont des usurpateurs, tandis qu’un républicain et un bonapartiste démontreront l’un que la Convention, l’autre que l’Empire furent les pouvoirs véritables, et tout le reste de simples violations du pouvoir. Il est évident qu’avec de pareilles contradictions, les explications fournies par ces historiens ne peuvent convenir qu’à des enfants en bas âge.

Cependant une autre espèce d’historiens qui reconnaît la fausseté de cette façon de voir prétend que le pouvoir repose sur la remise conditionnelle aux dirigeants de la somme des volontés des masses ; ainsi un personnage historique n’a de pouvoir que tant qu’il remplit le programme que la volonté des masses lui a prescrit tacitement. Mais ces historiens ne disent pas en quoi consiste ce programme, ou, s’ils le disent, c’est pour se contredire perpétuellement les uns les autres. Ce programme pour chaque historien correspond à son point de vue sur le but du mouvement d’un peuple, sous les espèces de la grandeur, de la richesse, de la liberté, de la culture des citoyens de la France ou d’un autre État. Mais sans parler davantage des contradictions des historiens sur la nature de ce programme et en admettant même qu’il en existe un qui leur soit commun à tous, il n’en reste pas moins que les faits historiques contredisent presque toujours cette théorie. Si les conditions en vertu desquelles le pouvoir est remis consistent dans la richesse, la liberté, l’évolution du peuple, pourquoi les Louis XIV et les Ivan IV ont-ils eu un règne tranquille, et pourquoi les Louis XVI et les Charles Ier ont-ils été décapités ? Les historiens répondent à cette question que les actes de Louis XIV ayant été contraires au programme se sont répercutés sur Louis XVI. Mais pourquoi pas sur Louis XIV et Louis XV eux-mêmes, et pourquoi devaient-ils justement se répercuter sur Louis XVI ? Enfin quel est le délai d’une semblable répercussion ? Il n’y a pas et il ne peut y avoir de réponse à ces questions. De même, dans cette théorie, on explique mal pour quelle raison la somme des volontés demeure pendant quelques siècles entre les mains des dirigeants et de leurs successeurs, alors qu’ensuite, tout d’un coup, en cinquante ans, elle se reporte sur la Convention, le Directoire, Napoléon, Alexandre, Louis XVIII, de nouveau Napoléon, Charles X, Louis-Philippe, la République de 1848, Napoléon III. Pour expliquer ces rapides transferts d’autorité au milieu de complications internationales, de conquêtes, d’alliances, les mêmes historiens doivent reconnaître malgré eux qu’une partie de ces événements ne sont pas dus au transfert régulier de la volonté des masses, mais au hasard qui dépend tantôt de la fourberie, tantôt des fautes, ou de la perfidie, ou de la faiblesse d’un diplomate, d’un monarque, ou d’un chef de parti. Ainsi la plupart des événements historiques, guerres civiles, révolutions, conquêtes, ne sont-ils déjà plus aux yeux de ces historiens les produits d’un transfert de volontés libres, mais bien le produit de la volonté faussement dirigée d’un ou de plusieurs individus, c’est-à-dire, encore une fois, de violations de pouvoir. Et par suite, les événements historiques sont présentés par les historiens de cette espèce comme des dérogations à la théorie.

Ces historiens sont semblables à un botaniste qui, après avoir remarqué que quelques plantes germent en deux cotylédons, prétendrait que tout ce qui pousse ne pousse que par dichotomie ; et que le palmier, le champignon, le chêne même, une fois arrivés à leur pleine croissance, ne présentant plus leurs deux cotylédons initiaux, sont des exceptions à la règle.

Les historiens de la troisième catégorie prétendent que la volonté des masses se reporte conditionnellement sur un personnage historique, mais que les conditions nous sont inconnues. Ils disent que les personnages historiques n’ont de pouvoir qu’autant qu’ils accomplissent la volonté que les masses ont reportée sur eux.

En ce cas-là, si la force qui meut un peuple réside, non dans le personnage historique, mais dans le peuple lui-même, quelle est donc la signification de ces personnages ?

Ils expriment la volonté des masses, disent les historiens ; leur activité sert à représenter l’activité des masses.

Mais alors une nouvelle question se pose : tous les actes des personnages historiques expriment-ils la volonté des masses ou seulement un des aspects de celle-ci ? Si tous les actes des personnages historiques expriment la volonté des masses, ainsi que certains le pensent, alors la biographie de Napoléon et celle de Catherine II, avec tous leurs détails tirés des commérages des cours, représenteraient la vie même des peuples, ce qui est évidemment absurde. Donc, si l’activité des personnages historiques ne représente qu’un aspect de la vie des peuples, comme le disent d’autres historiens prétendus philosophes, il s’agit de préciser quel est cet aspect ; il devient ainsi nécessaire de savoir en quoi consiste la vie d’un peuple.

Devant cette difficulté, les historiens de la troisième catégorie ont imaginé la plus obscure, la plus vague et la plus générale des abstractions, sous laquelle on peut ranger le plus grand nombre de faits, et ils disent que cette abstraction est le but du mouvement de l’humanité. Les abstractions les plus courantes et les plus générales, acceptées par presque tous les historiens, sont : la liberté, l’égalité, l’évolution, le progrès, la civilisation, la culture. Après avoir assigné comme but au mouvement de l’humanité l’une ou l’autre de ces abstractions, les historiens s’en prennent aux personnages qui ont laissé après eux le plus grand nombre de souvenirs, rois, ministres, généraux, auteurs, réformateurs, papes, journalistes, mais dans la seule mesure où ces personnages leur semblent avoir agi pour ou contre cette abstraction. Et comme il n’est nullement démontré que les buts vers lesquels tend l’humanité soient la liberté, l’égalité, l’évolution ou la civilisation, comme le lien des masses avec les gouvernants et les réformateurs n’a pour base que l’hypothèse arbitraire que la somme des volontés des masses se reporte toujours sur les personnages en vue, l’activité de millions d’hommes qui émigrent, brûlent des maisons, laissent les terres en friche, s’exterminent mutuellement, n’est même pas évoquée dans la description des actes d’une dizaine de personnages qui ne brûlent pas de maisons, ne s’occupent pas d’agriculture et ne massacrent pas leurs semblables.

L’histoire en fournit la preuve à chaque pas. La fermentation des peuples occidentaux de la fin du siècle dernier et leurs aspirations vers l’Orient s’expliquent-elles par l’activité des Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, de leurs maîtresses, de leurs ministres, par la vie de Napoléon, de Rousseau, de Diderot, de Beaumarchais et autres ?

Le mouvement du peuple russe vers l’Orient, vers Kazan et la Sibérie s’explique-t-il par les détails du caractère maladif d’Ivan IV et par sa correspondance avec Kourbski ?

Les migrations du temps des Croisades s’expliquent-elles par la biographie de Godefroy de Bouillon, de Saint Louis et de leurs dames ? Pour nous, ce mouvement des masses de l’Occident vers l’Orient, sans but défini, sans chefs attitrés, avec une foule de va-nu-pieds, avec Pierre l’Ermite, reste incompréhensible. Et plus incompréhensible est l’arrêt de ce mouvement une fois que les grands de cette époque eurent donné aux Croisades un but rationnel et sacré : la délivrance de Jérusalem. Papes, rois et chevaliers poussèrent les peuples à libérer des lieux saints ; mais le peuple ne bougea pas, la cause inconnue qui l’avait mis en branle n’existant plus. L’histoire des Godefroy et des ménestrels ne saurait renfermer toute la vie des peuples. L’histoire des Godefroy et des ménestrels reste leur histoire à eux, tandis que l’histoire de la vie des peuples et de leurs impulsions reste inconnue.

L’histoire des écrivains et des réformateurs nous explique encore moins la vie des peuples.

L’histoire de la civilisation nous explique cependant les impulsions, les conditions de vie, les pensées d’un écrivain ou d’un réformateur. Nous savons que Luther était de nature colérique et qu’il a prononcé tel ou tel discours ; nous savons que Rousseau était soupçonneux et qu’il a écrit tels et tels livres ; mais nous ne savons pas pourquoi les peuples se sont égorgés après la Réforme et pourquoi, au temps de la Révolution française, les hommes se sont condamnés à mort les uns les autres.

Et si l’on joint ensemble les deux sortes d’histoires, comme le font les historiens modernes, l’on n’a encore qu’une histoire de monarques et d’écrivains, et non l’histoire de la vie des peuples.

V

La vie des peuples n’est pas contenue dans celle de quelques personnages, puisqu’on n’a pas trouvé le lien qui unissait ces quelques personnages et ces peuples. La théorie qui veut que ce lien repose sur le transfert de la somme des volontés des masses sur un certain personnage historique n’est qu’une hypothèse que les faits ne confirment pas.

Cette théorie peut sans doute expliquer bien des choses dans le domaine de la science du droit, et sans doute est-elle nécessaire à ses desseins particuliers ; mais si on l’applique à l’histoire, dès qu’il y a révolution, conquête, guerre civile, c’est-à-dire dès que l’histoire commence, cette théorie n’explique plus rien.

Cette théorie semble irréfutable justement parce que l’acte de transfert de la volonté des masses est d’autant moins vérifiable qu’il n’a jamais existé.

Quel que soit l’événement, quel que soit le personnage qui se trouve à la tête de l’événement, cette théorie peut toujours prétendre que le personnage en question a été placé là par la somme des volontés transférées sur lui.

Les réponses que donne cette théorie aux problèmes historiques ressemblent aux réponses d’un homme qui, voyant un troupeau en marche, ne prendrait en considération ni la qualité différente du fourrage dans les divers endroits du pâturage, ni l’activité du berger et qui, pour expliquer telle ou telle direction que prend le troupeau, ne s’occuperait que de l’animal marchant à sa tête.

« Le troupeau va dans telle direction parce que l’animal qui va en tête le conduit, et que la somme des volontés de tous les autres animaux lui est transférée. » Ainsi s’expriment les historiens de la première catégorie, qui admettent le transfert inconditionné de la puissance.

« Si les animaux marchant en tête du troupeau se voient changés, c’est que la somme des volontés de tout le troupeau se porte d’un meneur sur un autre, suivant que ce meneur sait bien ou mal le conduire dans la direction choisie par tout le troupeau. » C’est ainsi que s’expriment les historiens qui prétendent que la somme des volontés des masses passe aux dirigeants selon des conditions inconnues. En pareil cas, il arrive souvent à l’observateur, d’après la direction choisie par lui, de prendre comme guides ceux qui, dès qu’il y a un changement dans la direction suivie par la masse, au lieu d’être en tête, sont sur le côté, et parfois en arrière.

« Si les animaux qui sont en tête du troupeau sont constamment changés, et si la direction que le troupeau suit change aussi, cela provient de ce que, pour atteindre cette direction connue de nous, les animaux remettent leurs volontés à ceux que nous distinguons parmi les autres, donc, pour étudier le mouvement du troupeau, et qui vont de tous les côtés du troupeau. » C’est ainsi que s’expriment les historiens de la troisième catégorie qui regardent tous les personnages historiques, des monarques aux journalistes, comme l’expression de leur temps.

La théorie du transfert de la volonté des masses sur un personnage historique n’est rien de plus qu’une tautologie — une simple façon d’exprimer avec d’autres mots les termes mêmes de la question.

Quelle est la cause des événements historiques ? — Le pouvoir. — Qu’est-ce que le pouvoir ? — La somme des volontés reportée sur un seul personnage. — À quelles conditions se fait ce report ? — À la condition que le personnage choisi exprime la volonté de tous. Autrement dit le pouvoir est le pouvoir. Autrement dit le pouvoir est un mot dont le sens nous échappe. Si le domaine de la science humaine se limitait à la seule pensée abstraite, l’humanité, après avoir soumis à la critique l’explication du pouvoir donnée par la science, arriverait à la conclusion que le pouvoir n’est qu’un mot et n’existe pas en réalité. Mais pour prendre connaissance des phénomènes, l’homme a un autre instrument que la pensée abstraite, et c’est l’expérience, grâce à laquelle il contrôle ses raisonnements abstraits. Or l’expérience prouve que le pouvoir n’est pas un mot, qu’il est une réalité.

Sans parler du fait qu’aucune description de l’activité collective des hommes ne peut se passer d’une définition du pouvoir, l’existence du pouvoir est démontrée tant par l’histoire que par l’observation des événements contemporains.

Chaque fois qu’un événement se produit, on voit apparaître un homme, ou plusieurs, par la volonté desquels cet événement s’est accompli. Napoléon III ordonne, et les Français partent pour le Mexique. Le roi de Prusse et Bismarck ordonnent, et leurs armées se rendent en Bohême. Napoléon 1er ordonne, et ses soldats s’en vont en Russie. Alexandre Ier ordonne, et les Français se soumettent aux Bourbons. L’expérience nous démontre qu’un événement, quel qu’il soit, est toujours lié à la volonté d’un ou de plusieurs personnages qui l’ont ordonné.

Grâce à la vieille habitude qu’ils ont de voir l’intervention de Dieu dans les affaires de ce monde, les historiens veulent que la cause d’un événement soit dans la volonté d’un personnage revêtu du pouvoir, mais cette conclusion n’est confirmée ni par le raisonnement ni par l’expérience.

D’un côté, le raisonnement démontre que l’expression de la volonté d’un homme — ses paroles — n’est qu’une partie de l’activité globale qui s’exprime dans un événement, une guerre par exemple, ou une révolution. Par suite, si l’on ne reconnaît pas l’existence d’une force inconnue surnaturelle, c’est-à-dire du miracle, il est impossible d’admettre que des mots puissent être la cause du mouvement de millions d’hommes. D’un autre côté, même si nous l’admettons, l’histoire démontre que, dans la plupart des cas, l’expérience de la volonté des personnages historiques ne produit aucun résultat, c’est-à-dire que non seulement leurs ordres ne sont pas exécutés, mais que parfois il se produit le contraire de ce qu’ils avaient ordonné.

Si nous n’admettons pas l’intervention divine dans les affaires humaines, nous ne pouvons regarder le pouvoir comme la cause des événements.

Le pouvoir, du point de vue de l’expérience, n’est que le rapport de dépendance qui existe entre la volonté exprimée d’un homme et l’accomplissement de cette volonté par d’autres hommes.

Pour expliquer les conditions de cette dépendance, nous devons tout d’abord reporter la notion de volonté exprimée, non pas sur Dieu, mais sur un homme.

Si la Divinité, ainsi que nous le disent les Anciens, donne les ordres et exprime sa volonté, l’expression de cette volonté ne dépend pas du temps et n’est provoquée par rien, puisque la Divinité n’a aucune liaison avec les événements. Mais quand il s’agit d’ordres exprimant la volonté d’hommes se mouvant dans le temps et solidaires entre eux, nous devons, pour expliquer le rapport existant entre les ordres et les événements, rétablir : 1° la condition de tout ce qui s’accomplit : la continuité du mouvement dans le temps des événements et des ordres du personnage donné ; 2° la condition de la nécessité d’un lien entre celui qui ordonne et ceux qui exécutent.

VI

Seule la volonté d’une Divinité indépendante du temps peut se faire sentir sur une suite d’événements devant s’accomplir dans quelques années ou quelques siècles ; seule la Divinité peut, par sa volonté inconditionnée, fixer la direction de la marche de l’humanité. L’homme, au contraire, agit dans le temps et participe lui-même aux événements.

En rétablissant cette première condition négligée, celle du temps, nous verrons qu’un ordre ne peut être exécuté sans avoir été précédé d’un ordre qui permet son exécution.

Jamais un ordre n’apparaît par génération spontanée et n’enferme en lui-même une série entière d’événements ; chaque ordre découle d’un autre et se rapporte non pas à une série entière de faits, mais seulement à un moment unique d’un événement.

Quand nous disons, par exemple, que Napoléon fit partir ses troupes à la guerre, nous réduisons à un ordre unique, exprimé en un moment donné du temps, une série d’ordres successifs qui dépendent les uns des autres. Napoléon n’a pas pu ordonner la campagne de Russie, et ne l’a jamais fait. Il a ordonné un jour d’envoyer tels papiers à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg ; le lendemain, d’envoyer tels décrets et telles instructions à l’armée, à la flotte, à l’intendance et ainsi de suite. Il a donc donné des milliers d’ordres correspondant à la suite des faits qui ont amené l’armée française en Russie.

Si Napoléon, durant tout le cours de son règne, ne cesse de donner des ordres qui tendent à l’expédition d’Angleterre, et y dépense plus d’efforts que pour aucune autre de ses entreprises ; si, malgré cela, il n’essaie pas une seule fois de réaliser ce projet, mais entreprend son expédition contre la Russie dont l’alliance, a-t-il souvent affirmé, lui aurait été utile, cela provient de ce que les premiers de ses ordres ne répondaient pas à une série d’événements, tandis que les seconds y répondaient.

Un ordre ne peut être réellement exécuté que s’il est donné de façon à être exécutable. Et savoir ce qui pouvait ou ne pouvait pas être exécuté est la chose impossible, non seulement pour la campagne de Napoléon contre la Russie à laquelle prennent part des millions d’hommes, mais encore pour l’événement le plus simple parce que, dans l’un et l’autre cas, l’exécution de l’ordre peut toujours rencontrer des millions d’obstacles. Pour chaque ordre exécuté, on en trouve une quantité d’autres qui n’ont pas été exécutés. Les ordres impossibles n’ont aucun lien avec les événements et ne s’accomplissent pas. Seuls ceux qui sont exécutables se lient à des séries conséquentes d’ordres correspondant à des séries d’événements et sont exécutés.

Si nous imaginons faussement que l’ordre précédant un événement est la cause de celui-ci, cela provient de ce fait que lorsque l’événement s’est accompli et que parmi des milliers d’ordres donnés, ceux-là seuls ont été exécutés qui étaient en connexion avec l’événement, nous oublions ceux qui n’ont pas été exécutés parce qu’ils ne pouvaient pas l’être. De plus, la source principale de notre erreur vient de ce que, dans un exposé historique, une série innombrable de faits infimes, comme, par exemple, tout ce qui entraîna les troupes françaises en Russie, est fondue en un seul événement, d’après le résultat de cette série de faits, et, conformément à cette fusion, on fond aussi toute une série d’ordres en un ordre unique, exprimant la volonté du chef.

Nous disons : Napoléon a voulu la campagne de Russie et il l’a faite. Et, en réalité, nous ne trouvons nulle part, dans son activité, rien qui ressemble à l’expression de cette volonté ; nous voyons seulement une série d’ordres ou d’expressions de sa volonté, dirigés de la façon la plus diverse et indéterminée qui soit. De la série infinie des ordres de Napoléon non exécutés, on a tiré une série d’ordres exécutables concernant la campagne de 1812, non parce que ces derniers se distinguaient en quoi que ce soit des précédents, mais parce que cette série d’ordres coïncidait avec la série de faits qui avaient amené les Français en Russie. Il en va exactement de même lorsqu’on peint une figure d’après un poncif ; on ne s’inquiète ni de quel côté, ni de quelle façon s’appliquent les couleurs, on passe seulement de la couleur sur tous les traits de la figure découpée par le poncif.

Ainsi, lorsque l’on considère dans un temps donné les rapports entre un ordre et un événement, l’on s’aperçoit qu’un ordre ne peut en aucun cas être la cause d’un événement, mais qu’il y a entre eux un rapport déterminé.

Afin de comprendre en quoi consiste ce rapport, il est indispensable de rétablir la seconde condition passée sous silence, de tout ordre émanant non de la Divinité mais d’un homme, condition consistant en ceci que celui qui donne l’ordre participe lui-même à l’événement.

C’est cette relation entre celui qui ordonne et celui qui exécute qui est précisément ce qu’on appelle le pouvoir. Cette relation consiste en ceci :

Pour agir en commun, les hommes s’unissent toujours en groupements, dans lesquels, malgré la différence entre le but proposé et l’action collective, le rapport entre les hommes qui participent à l’action est toujours identique.

En s’unissant ainsi, les hommes sont toujours entre eux dans le rapport suivant : le plus grand nombre prend la plus grande part directe, et l’infime minorité prend la plus petite part directe à l’action collective, en vue de laquelle ils se sont unis.

Parmi tous ces groupements où les hommes se rassemblent pour l’accomplissement d’actions communes, l’un des plus nets et des mieux définis est l’armée.

Une armée se compose d’abord de ce qu’il y a de plus bas dans la hiérarchie militaire : les soldats qui sont le plus grand nombre ; puis de ceux qui suivent dans cette hiérarchie : les gradés, caporaux, sous-officiers dont le nombre est encore moindre, jusqu’au commandement suprême qui est concentré dans un unique individu.

L’organisation militaire peut fort bien être figurée par un cône dont les soldats constitueraient la base, et leurs officiers les sections planes décroissantes au fur et à mesure qu’on s’élève jusqu’au sommet dont la pointe est le général en chef.

Les soldats, qui sont le plus grand nombre, forment donc la partie inférieure, la base du cône. Et c’est le soldat qui frappe, tranche, brûle, pille ; et toujours il en a reçu l’ordre de ses supérieurs, alors que lui-même ne donne jamais d’ordres. Les sous-officiers, moins nombreux, font plus rarement la même besogne que les soldats ; mais eux, déjà, commandent. L’officier prend encore moins part à l’action, et commande plus souvent. Le général ne fait que commander la marche des troupes en leur indiquant un but, mais ne touche presque jamais à une arme. Quant au commandant en chef, il ne peut jamais prendre une part directe à l’action et il se borne à prescrire les mesures nécessaires concernant le mouvement de la masse. La même relation entre les individus se retrouve dans toute collectivité réunie en vue d’une action commune, que ce soit l’agriculture, le commerce ou quelque autre entreprise.

Ainsi, sans multiplier artificiellement les sections du cône et les grades de l’armée, ou les titres et les situations d’une administration, ou d’une organisation générale, nous voyons se dégager une loi selon laquelle les hommes, pour l’accomplissement d’une action collective, se trouvent placés les uns par rapport aux autres de telle sorte que plus directement ils participent à l’action, moins ils sont en état de commander, et plus nombreux ils sont ; et moins ils ont de part directe à l’action, plus ils commandent, et moins nombreux ils sont ; si bien que, de bas en haut, l’on arrive à un unique et dernier personnage, qui, bien que participant le moins de tous à l’œuvre commune, dirige plus que tous les autres son activité vers le commandement.

C’est le rapport entre celui qui commande et ceux qui sont commandés qui constitue l’essence de la notion appelée pouvoir.

C’est en rétablissant les conditions de temps dans lesquelles s’accomplissent tous les événements que nous avons découvert qu’un ordre s’exécute seulement lorsqu’il se rapporte à la série correspondante des faits. C’est en rétablissant la condition nécessaire d’un lien entre celui qui ordonne et celui qui exécute, que nous avons découvert que ceux qui ordonnent, d’après leur essence même, prennent le moins de part à l’événement proprement dit, et que leur activité est exclusivement tournée vers le commandement.

VII

Lorsqu’un événement s’annonce, chacun donne son avis. Et, forcément, il y en a toujours un qui tombe plus ou moins juste. De sorte que l’avis s’associe dans notre esprit à l’événement, comme la cause à son effet.

Des hommes traînent une poutre. Chacun dit son opinion sur la façon de la traîner et sur l’endroit où la mettre. Les hommes achèvent de traîner la poutre et il en ressort que la chose a été réalisée comme l’a dit l’un d’entre eux. C’est lui qui a commandé, pense-t-on. Voilà l’ordre et le pouvoir dans leur forme primitive : celui qui a le plus travaillé de ses mains a le moins réfléchi à ce qu’il faisait ; par conséquent, le moins pensé à ce qui pourrait résulter de l’activité commune et aux ordres à donner. Celui qui a le plus commandé, puisqu’il a agi en paroles, a naturellement moins agi avec les mains.

Plus est grand le rassemblement d’hommes dirigeant leur action vers un but unique, plus tranchées sont les catégories de gens qui prennent d’autant moins de part à l’activité générale que leur activité à eux est plus dirigée vers le commandement.

L’homme quand il agit seul porte toujours en lui-même un certain nombre de raisons qui ont guidé, à ce qu’il croit, son activité antérieure, qui lui servent de justification pour son activité présente et qui le déterminent dans le choix de ses actions futures. Les collectivités agissent de même, en laissant aux non-participants à l’action le soin d’imaginer les considérations, les justifications, les hypothèses concernant leur action commune.

Les Français se mettent à se noyer ou à s’égorger mutuellement pour des raisons à nous connues ou inconnues. Et cet événement s’accompagne de sa propre justification, trouvée dans les volontés exprimées des Français, qui estimaient cet événement nécessaire pour le bonheur de la France, la liberté, l’égalité. Dès qu’on cesse de s’égorger, l’événement s’accompagne de même de sa justification : la nécessité d’un pouvoir unique, de la résistance à l’Europe, etc. On se met en marche de l’Occident vers l’Orient en tuant ses semblables, et l’événement s’accompagne encore de discours sur la grandeur de la France, la bassesse de l’Angleterre, etc. L’histoire démontre que ces justifications d’événements n’ont pas le sens commun, qu’elles se contredisent, comme le meurtre de l’homme à la suite de la proclamation des droits de l’homme, et le meurtre de millions d’hommes en Russie pour l’abaissement de l’Angleterre. Mais ces justifications ont pour les contemporains une signification nécessaire.

Leur but est de dégager la responsabilité morale des auteurs des événements. Et ces buts temporaires sont semblables aux balais placés à l’avant des trains pour nettoyer la voie ; ils dégagent le chemin de la responsabilité morale des hommes. Sans ces justifications, la plus simple question, lors de l’examen de chaque événement, resterait sans réponse : comment des millions d’hommes peuvent-ils accomplir en commun crimes, guerres, meurtres, etc ?

Dans les formes compliquées de la vie moderne politique et sociale en Europe, peut-on imaginer un événement quel qu’il soit qui n’ai pas été prévu, décrété ordonné par des souverains, des ministres, des parlementaires, des journaux ? Y a-t-il une activité collective qui n’ait pas trouvé sa justification dans l’unité de l’État, dans la défense de la nation, dans l’équilibre européen, l’intérêt de la civilisation ? Chaque événement accompli correspond immanquablement à un désir exprimé et, pour recevoir sa justification, il est considéré comme le produit de la volonté d’un ou de plusieurs personnages. Quelle que soit la direction d’un navire, on voit toujours à l’avant le remous de la vague qu’il fend. Pour les gens qui sont sur le navire, ce remous est le seul mouvement visible.

Ce n’est qu’en considérant de plus près, d’instant en instant le mouvement de ce remous, et en le comparant au mouvement du navire que l’on se rend compte que chacun des mouvements de la vague est déterminé par le mouvement du navire et que ce qui nous a induits en erreur, c’est que nous avançons nous-mêmes sans nous en apercevoir.

Nous faisons la même constatation si nous suivons pas à pas les mouvements de personnages historiques, c’est-à-dire si nous rétablissons la condition nécessaire de tout ce qui s’accomplit : la continuité du mouvement dans le temps, et si nous ne perdons pas de vue le lien nécessaire qui existe entre les personnages historiques et les masses.

Quoi qu’il arrive, il apparaît toujours que l’événement est celui qui avait été prévu et ordonné. Quelle que soit la direction du navire, le remous qui clapote à sa proue ne dirige ni ne renforce son mouvement ; cependant, il nous apparaît de loin, non seulement comme animé d’un mouvement indépendant, mais encore comme guidant le mouvement du navire. En considérant seulement ces expressions de la volonté des personnages historiques qui, sous la forme d’ordres, sont liés aux événements, les historiens ont supposé que les événements dépendent de ces ordres. Or, en examinant les événements mêmes et le lien qui unit les personnages historiques aux masses, nous avons trouvé que ceux-ci, comme leurs ordres, sont dans la dépendance des événements. La preuve incontestable en est que, quelque nombreux que soient les ordres, l’événement ne se produit pas s’il n’y a pas d’autres causes ; mais dès que se produit l’événement, quel qu’il soit, parmi les volontés exprimées sans arrêt par divers personnages, on trouve des causes qui, étant donné leur sens et le moment, peuvent être rapportées comme des ordres à l’événement.

Arrivés à cette conclusion, nous pouvons répondre nettement et avec assurance aux deux problèmes essentiels de l’histoire.

1° Qu’est-ce que le pouvoir ?

2° Quelle est la force qui met les peuples en mouvement ?

1° Le pouvoir découle des rapports d’un personnage déterminé avec d’autres personnages, et ces rapports sont tels que, moins ce personnage prend part à l’action commune, plus il exprime d’opinions, d’hypothèses, de justifications, au sujet de cette action en cours.

2° Le mouvement des masses n’est produit ni par le pouvoir ni par l’activité intellectuelle, ni par l’union de l’un et de l’autre, comme le pensent les historiens, mais par l’activité de tous ceux qui prennent part aux événements, et qui se groupent de telle façon que ceux qui agissent le plus directement sont les moins responsables, et réciproquement.

Au point de vue moral, le pouvoir semble la cause de l’événement ; au point de vue physique, ce sont ceux qui obéissent au pouvoir qui semblent en être la cause. Mais comme toute activité morale est impossible sans activité physique, les causes d’un événement ne se trouvent ni dans l’une ni dans l’autre ; elles se trouvent seulement dans la réunion des deux.

Ou bien, en d’autres termes : le concept de cause ne s’applique pas au phénomène que nous examinons.

Nous en arrivons en dernière analyse au cercle éternel, à cette extrême limite qu’atteint l’esprit humain dans le domaine de la pensée s’il ne joue pas avec son sujet. L’électricité est génératrice de chaleur, la chaleur produit l’électricité. Les atomes s’attirent, les atomes se repoussent.

En parlant des réactions mutuelles de l’électricité et de la chaleur, nous ne pouvons dire d’où elles proviennent ; nous disons donc que cela se produit de telle façon parce que cela nous semblerait inconcevable autrement, parce que cela doit être ainsi, parce que c’est une loi. Il en va de même pour les problèmes historiques. Nous ignorons pourquoi il y a eu telle guerre ou telle révolution ; nous savons seulement que, pour accomplir telle ou telle action, des hommes s’unissent en une collectivité à laquelle chacun participe ; et nous disons que c’est ainsi, que cela n’est pas concevable autrement, que c’est la loi.

VIII

Si l’histoire avait seulement affaire à des phénomènes extérieurs, il suffirait de poser cette loi dans sa simplicité et son évidence, et notre dissertation serait terminée. Mais la loi de l’histoire se rapporte à l’être humain. Une particule de matière ne peut pas nous dire qu’elle ne sent nullement un besoin d’attraction ou de répulsion ; elle ne peut pas nous dire non plus que cette loi est fausse. L’homme au contraire, qui est l’objet de l’histoire, affirme carrément : je suis libre et non soumis aux lois.

Cette présence inexprimée du problème de la liberté humaine se retrouve à chaque pas de l’histoire.

Tous les historiens sérieux en sont arrivés involontairement à cette question. Toutes les contradictions, les incertitudes de l’histoire, et la fausse voie où s’engage cette science proviennent uniquement de la non-solution de ce problème.

Si la volonté de chaque individu était libre, c’est-à-dire si chacun pouvait agir à son gré, l’histoire ne serait qu’une suite incohérente de hasards.

Si même un seul homme parmi les millions d’hommes qui ont vécu durant un millénaire a eu la possibilité d’agir librement, c’est-à-dire à sa fantaisie, il est évident qu’une unique action libre de cet homme, contraire aux lois, anéantit la possibilité de l’existence de lois quelconques pour l’humanité tout entière.

Et s’il y a une seule loi régissant les actions humaines, il ne peut y avoir de volonté libre, car la volonté de chacun doit être subordonnée à la loi.

Cette contradiction pose le problème du libre arbitre qui, depuis l’antiquité, occupe les cerveaux d’élite sans avoir jamais rien perdu de son immense importance.

Ce problème se pose ainsi : en regardant l’homme comme un sujet d’observation, de quelque point de vue que ce soit : théologique, historique, éthique, philosophique, l’on retrouve toujours l’inévitable loi de la nécessité, commune à tout être vivant. En le regardant, au contraire, à partir de notre expérience intime, de notre conscience, nous nous sentons libres.

La conscience est la source de notre connaissance de nous-mêmes, entièrement séparée et indépendante de la raison. L’homme peut, grâce à la raison, s’observer lui-même ; il ne peut se connaître que par la conscience.

Sans la conscience de soi, il est inutile de songer à aucune observation, aucune application de la raison.

Pour comprendre, observer, conclure, l’homme doit d’abord se concevoir comme vivant. L’homme ne se connaît comme vivant qu’en se reconnaissant doué de volonté, en d’autres termes il n’a conscience que de sa volonté. Et cette volonté, essence de sa vie, il ne peut la concevoir autrement que libre.

Durant le cours de ses observations sur lui-même, si l’homme s’aperçoit que sa volonté est toujours dirigée par une seule et unique loi, que ce soit la nécessité de trouver sa nourriture, le fonctionnement de son cerveau ou autre chose, il ne peut s’expliquer cela que par une limitation de sa volonté. Ce qui ne serait pas libre ne saurait être limité. Or, l’homme considère sa volonté comme limitée, justement parce qu’il ne la conçoit pas autrement que libre.

Vous prétendez que vous n’êtes pas libres. Et moi, cependant, je puis lever et abaisser le bras. Chacun comprend que cette réponse illogique est une irréfutable démonstration de la liberté.

Mais cette réponse provient de la conscience non soumise à la raison.

Si la conscience que nous avons de notre liberté n’était pas indépendante de la raison, elle serait subordonnée à la raison et à l’expérience ; mais dans la réalité une telle soumission n’existe jamais et est inconcevable. Une suite d’expériences et de raisonnements démontre à chaque individu qu’en tant que sujet d’observation, il est soumis à certaines lois ; et il s’y soumet ; jamais il ne regimbe contre la loi de la gravitation ou la loi de l’imperméabilité, quand il l’a une fois reconnue. Mais cette même série d’expériences et de raisonnements lui démontre que la liberté complète dont il a conscience en lui-même est impossible, que chacun de ses actes dépend de son organisme, de son caractère et des mobiles qui agissent sur lui ; et pourtant jamais il ne se soumet à ces conclusions.

Il sait par l’expérience et le raisonnement qu’une pierre tombe ; il le croit sans réserve, et dans toutes les occasions, il attend que joue cette loi qu’il a reconnue.

Mais tout en sachant aussi incontestablement que sa volonté est soumise à des lois, il n’y croit pas et se refuse à croire.

Quel que soit le nombre de fois où l’expérience et la raison lui ont démontré que dans les mêmes conditions où, avec le même caractère, il ferait exactement ce qu’il a déjà fait, bien que des milliers de fois, agissant dans les mêmes conditions, avec le même caractère, il soit arrivé à des résultats identiques, il continue imperturbablement à croire à sa liberté d’agir à sa guise, exactement comme avant ces expériences. Tout homme, le sauvage comme le penseur, malgré le raisonnement et l’expérience qui lui démontrent irréfutablement l’identité de ses actes dans des conditions identiques, sent que, privé de cette absurde croyance qui constitue l’essence de la liberté, il ne peut concevoir la vie. Il sent que, quelque impossible que cela soit, cela est ; car, privé de cette croyance en la liberté, non seulement il ne comprendrait pas la vie, mais encore il ne pourrait pas vivre un seul instant.

Il ne pourrait pas vivre, parce que chacun des efforts de l’homme, chacun de ses élans, ne tendent qu’à augmenter sa liberté. Richesse, pauvreté ; gloire, obscurité ; puissance, sujétion ; force, faiblesse ; santé, maladie ; savoir, ignorance ; travail, désœuvrement ; satiété, famine ; vertu, vice, ne sont que des degrés plus ou moins élevés de la liberté.

Se représenter un homme privé de liberté, c’est se le représenter privé de vie.

Si, pour la raison, l’idée de liberté est entachée d’une absurde contradiction, comme le serait la possibilité d’accomplir deux actes à la fois ou bien l’idée d’un effet sans cause, cela prouve seulement que notre conscience n’est pas soumise à la raison.

C’est cette conscience de notre liberté, inébranlable, indestructible, non soumise à l’expérience et au raisonnement, que reconnaissent tous les penseurs, que ressentent tous les hommes sans exception, c’est cette conscience indispensable à la compréhension de l’homme qui constitue l’autre aspect du problème.

L’homme est la création d’un Dieu tout-puissant, infiniment bon, omniscient. Qu’est-ce donc que le péché, dont le concept dérive de la conscience de la liberté de l’homme ? Voilà la question que pose la théologie.

Les actes des hommes sont subordonnés à des lois générales immuables, enregistrées par la Statistique. En quoi donc consiste la responsabilité de l’homme devant la société, dont le concept découle de la conscience de sa liberté ? Voilà la question que pose le droit.

Les actes d’un homme découlent de son caractère héréditaire et des mobiles qui le font agir. Qu’est-ce que la conscience, la notion du bien et du mal dans les actes qui naissent de la conscience de sa liberté ? Voilà la question que pose la morale.

L’homme lié à la vie générale de l’humanité apparaît comme soumis aux lois qui régissent cette vie. Mais l’homme, indépendamment de ce lien, apparaît comme libre. Comment doit-on considérer la vie passée des peuples et de l’humanité ? Est-elle le résultat de l’activité libre ou déterminée des hommes ? Voilà la question que pose l’histoire.

C’est seulement à notre présomptueuse époque de vulgarisation de la connaissance, grâce à cet instrument tout-puissant d’ignorance qu’est l’imprimerie, que la question du libre arbitre a été ramenée sur un terrain où elle ne peut même plus se poser. À notre époque, la majorité des hommes qu’on appelle d’avant-garde, c’est-à-dire une foule d’ignorants, ont cru trouver dans les travaux des naturalistes, qui n’envisagent qu’un côté du problème, la solution du problème tout entier.

Il n’y a ni âme ni libre arbitre, disent-ils, impriment-ils, puisque la vie de l’homme se manifeste par le mouvement de ses muscles et que les muscles sont commandés par le système nerveux. Il n’y a ni âme ni libre arbitre, puisque l’homme est sorti du singe à une époque inconnue. Ils ne se doutent pas qu’il y a plusieurs millénaires toutes les religions, tous les penseurs, non seulement avaient reconnu, mais n’avaient même jamais nié cette même loi de la nécessité qu’ils prennent tant de mal à prouver aujourd’hui par la physiologie et la zoologie comparée. Ils ne voient pas que le rôle des sciences naturelles ne consiste ici qu’à éclairer un des aspects du problème. En effet, prétendre que l’observation, la raison, la volonté ne sont que des sécrétions du cerveau, et que l’homme, soumis à la loi commune, a pu à une époque inconnue se dégager de l’animalité inférieure, c’est expliquer seulement d’une manière nouvelle cette vérité reconnue depuis des millénaires par les religions et les philosophes, que, du point de vue de la raison, l’homme relève des lois de la nécessité, mais cela ne fait pas avancer d’un pas la solution du problème, qui a une autre face, opposée, reposant sur la conscience de la liberté.

Si, à une époque inconnue, l’homme est issu du singe, l’on admettra aussi bien qu’il ait pu sortir d’une poignée de terre à une époque connue ; dans le premier cas, c’est l’époque qui est l’inconnue ; dans le second, c’est l’origine de l’homme. Mais la question n’est pas là. La question est de savoir comment la conscience que l’homme a de sa liberté s’allie aux lois de la nécessité auxquelles il est soumis. Et elle ne saurait être résolue par la physiologie et la zoologie comparée, car dans la grenouille, le lapin et le singe, nous observons seulement une activité musculaire et nerveuse, tandis que dans l’homme nous observons, en plus de cette activité musculo-nerveuse, la conscience.

Les naturalistes et leurs admirateurs qui prétendent résoudre ce problème sont semblables à des maçons qui auraient reçu l’ordre de crépir un des côtés d’une église et qui profiteraient de l’absence du contremaître des travaux pour enduire par excès de zèle avec leurs produits, et fenêtres, et icônes, et charpentes, et murs non encore consolidés, et qui seraient enchantés de leur travail, parce qu’à leur point de vue de maçons, toutes les parties de l’édifice auraient reçu une couche égale de crépi.

IX

La solution de la question de la liberté et de la nécessité donne à l’histoire cet avantage sur toutes les autres branches du savoir qui ont cherché à la résoudre, que cette question ne concerne pas l’essence même de la volonté humaine mais sa manifestation dans le passé et dans des conditions connues.

L’histoire, devant ce problème, se trouve, par rapport aux autres sciences, dans la situation d’une science expérimentale vis-à-vis des sciences spéculatives.

L’histoire n’a pas pour objet la volonté même de l’homme, mais l’idée que nous nous formons de lui.

Et c’est pourquoi elle ne se trouve pas comme la théologie, la morale ou la philosophie, en face du mystère insondable de l’union de deux contraires, la liberté et la nécessité. L’histoire étudie les manifestations de la vie humaine dans lesquelles cette union est déjà accomplie.

Dans la vie réelle, chaque événement historique, chaque action humaine se conçoit avec une clarté et une précision parfaites et sans qu’on y aperçoive la moindre contradiction, bien que chaque fait accompli apparaisse comme libre en partie et en partie déterminé.

Quand il s’agit de résoudre le problème de l’union de la liberté et de la nécessité, et de l’essence de ces deux concepts, la philosophie de l’histoire peut et doit s’engager dans un chemin opposé à celui que suivent les autres sciences. Au lieu de s’efforcer de définir d’abord en eux-mêmes les concepts de liberté et de nécessité, et ensuite de soumettre à ces définitions les phénomènes de la vie, l’histoire doit tirer de l’énorme masse des phénomènes qui s’offrent à elle comme régis par la liberté et la nécessité, la définition de ces deux concepts.

De quelque façon que nous considérions les actes d’un ou de plusieurs hommes, nous y voyons l’effet, en partie de la liberté humaine, en partie des lois de la nécessité.

Qu’il s’agisse de migrations de peuples, d’invasions barbares, de la politique de Napoléon III ou de l’acte qu’une personne donnée vient d’accomplir il y a une heure et qui a consisté dans le choix d’une promenade dans telle direction plutôt que dans telle ou telle autre, nous n’y voyons pas la moindre contradiction. La part de liberté et de nécessité qui a régi ces actes nous apparaît clairement.

On diffère extrêmement souvent d’opinion sur la part plus ou moins grande de liberté qu’il y a dans un acte, suivant le point de vue d’où on l’examine ; mais toujours, et dans tous les cas, l’acte humain se révèle comme un mélange déterminé de liberté et de nécessité. Chaque cas examiné nous montre une certaine dose de l’une et de l’autre. Et plus nous voyons de liberté dans un acte, quel qu’il soit, moins nous y voyons de nécessité et plus nous y voyons de nécessité, moins nous y voyons de liberté.

Le rapport des deux éléments, dont chacun augmente ou diminue suivant le point de vue, reste toujours inversement proportionnel.

L’homme en train de se noyer, s’accrochant à un autre homme qu’il entraîne avec lui ; la mère affamée qu’épuise l’allaitement d’un enfant et qui vole de la nourriture ; l’homme soumis à la discipline qui, au commandement, tue un homme sans défense, apparaissent tous moins coupables, c’est-à-dire moins libres et plus soumis aux lois de la nécessité, aux yeux de celui qui sait dans quelles conditions ils se trouvaient ; et plus libres, au contraire, pour celui qui ne sait pas que cet homme sombrait, que cette mère était affamée, que ce soldat était dans le rang, etc. Il en va de même pour un homme qui, il y a vingt ans, a commis un meurtre, et depuis a mené dans la société une vie tranquille, sans nuire à personne ; il semble moins coupable ; aux yeux de celui qui juge son forfait au bout de vingt ans, son acte semble obéir davantage aux lois de la nécessité ; et le même crime eût semblé plus libre à celui qui l’aurait examiné un jour après qu’il a été commis. Il en va de même des actes d’un fou, d’un ivrogne ou d’un homme surexcité ; ils apparaissent moins libres et plus nécessaires à qui connaît l’état mental de ces hommes, et plus libres et moins nécessaires à qui l’ignore. Dans ces divers cas, la liberté et la responsabilité augmentent ou diminuent suivant que grandit ou s’amoindrit la nécessité et suivant le point de vue où l’on se place. Nous retrouvons toujours la nécessité plus grande quand la liberté est plus réduite, et réciproquement.

La religion, le bon sens, la science du droit, et l’histoire elle-même comprennent ces rapports de la même façon.

Toutes les circonstances sans exception dans lesquelles augmente ou s’amoindrit l’idée que nous nous faisons de la liberté et de la nécessité n’ont que trois fondements.

1° Les rapports de l’homme qui accomplit un acte, avec le monde extérieur.

2° Avec le temps ;

3° Avec les mobiles qui l’ont poussé.

Première base d’examen : les rapports plus ou moins visibles pour nous de l’homme avec le monde extérieur, la compréhension plus ou moins claire de la place exacte qu’occupe chaque homme par rapport à son milieu. C’est par là que nous voyons que l’homme qui se noie est moins libre et plus soumis à la nécessité que l’homme bien planté sur la terre ferme. Nous voyons de même par là que les actes d’un homme qui se trouve mêlé à une foule d’autres hommes en un lieu surpeuplé, et que ceux d’un homme lié par sa famille, par son service, par une entreprise, sont incontestablement moins libres et plus soumis aux lois de la nécessité que ceux d’un homme seul et isolé.

Si nous examinons un homme seul, sans prendre en considération ses rapports avec son entourage, chacun de ses actes nous paraîtra libre. Mais si nous voyons l’un quelconque de ses rapports avec son milieu, si nous voyons les liens qui le rattachent à n’importe quoi : l’homme qui lui parle, le livre qu’il lit, le travail qui l’occupe, l’air même qui l’entoure et la lumière qui tombe sur les objets dont il se sert, nous voyons que chacune de ces conditions a sa répercussion et dirige au moins un des aspects de son activité. Et mieux nous nous rendons compte de ces influences, plus diminue l’idée que nous nous faisons de sa liberté, plus nous le sentons soumis à la nécessité.

Deuxième base d’examen : les rapports passagers, plus ou moins visibles, de l’homme avec le monde ; l’idée plus ou moins claire de la place qu’occupe son activité dans le temps. Par là, la chute du premier homme, dont la conséquence a été la naissance de l’espèce humaine, apparaît de toute évidence comme moins libre que le mariage de l’homme d’aujourd’hui. De même, la vie et l’activité d’hommes des siècles passés, liés à moi dans le temps, ne peuvent m’apparaître aussi libres que la vie de mes contemporains, dont les conséquences me sont encore inconnues.

Ainsi le degré de liberté ou de nécessité qu’on attribue à un acte dépend du plus ou moins grand laps de temps écoulé entre l’accomplissement de l’acte et le jugement qu’on porte sur lui.

Si je considère un acte que je viens d’accomplir il y a un instant dans des conditions à peu près semblables à celles où je suis maintenant, mon acte m’apparaît incontestablement libre. Mais si je juge un acte un mois après l’avoir accompli et quand je me trouve dans d’autres conditions, j’avoue malgré moi que s’il n’avait pas existé, beaucoup de choses utiles, agréables, nécessaires même, qui en sont découlées, n’auraient pas eu lieu. Si je me reporte par le souvenir à un acte encore plus éloigné datant de dix ans et plus, ses conséquences m’apparaîtront encore plus évidentes, et il me sera difficile de me représenter ce qui aurait eu lieu s’il ne s’était pas produit. Plus je me reporterai en arrière dans mon souvenir, ou, ce qui revient au même, en avant par mon jugement, plus mes conclusions sur la liberté d’un de mes actes seront hésitantes.

Nous trouvons dans l’histoire exactement la même progression de notre croyance à la participation de la volonté libre aux affaires humaines. Un événement qui vient de s’accomplir nous apparaît comme l’œuvre incontestable de tels personnages connus ; mais dès que l’événement s’éloigne de nous, ses suites inévitables que nous avons désormais sous les yeux nous empêchent de voir rien de plus. Et plus nous nous reportons en arrière dans l’examen des événements, moins ils nous semblent arbitraires.

La guerre austro-prussienne nous apparaît comme l’indubitable résultat des ruses de Bismarck, etc. Les guerres napoléoniennes, bien qu’avec quelques doutes déjà, nous apparaissent encore comme dues à la volonté de quelques héros. Mais dans les Croisades nous voyons vraiment un événement qui occupe une place définie, et sans lequel l’histoire moderne de l’Europe serait dépourvue de sens ; pourtant les chroniqueurs du Moyen Âge n’y ont vu que l’effet de la volonté de quelques personnages. Et si nous en venons aux grandes invasions, personne aujourd’hui ne croira que le renouvellement du monde ait jamais dépendu de la fantaisie d’Attila. Plus l’on se reporte en arrière, dans l’histoire, plus douteuse apparaît la liberté des acteurs des événements, et plus évidente la loi de la nécessité.

Troisième base d’examen : la plus ou moins grande possibilité pour nous de pénétrer l’enchaînement sans fin des causes, qui est l’exigence inévitable de notre raison, et dans laquelle chaque phénomène intelligible, et, par suite, chaque acte de l’homme, doit avoir sa place déterminée, comme conséquence de ceux qui le précèdent et cause de ceux qui le suivent.

Il en ressort que nos actes et ceux d’autrui nous apparaissent, d’un côté, d’autant plus libres et moins soumis à la nécessité que nous connaissons mieux les lois physiologiques, psychologiques, historiques tirées de l’observation, auxquelles l’homme est soumis, et que nous étudions avec plus d’exactitude la cause physiologique, psychologique ou historique d’un acte ; d un autre côté, l’activité observée nous apparaît d’autant plus simple et, le caractère et l’esprit de l’homme que nous considérons moins complexe.

Quand nous ne comprenons pas la cause d’un acte, criminel, vertueux ou indifférent par rapport au bien ou au mal, nous avons tendance à voir en lui la plus forte dose de liberté. S’il s’agit d’un crime, nous réclamons avant tout sa punition, s’il s’agit d’un acte de vertu, nous le couvrons d’éloges. S’il s’agit de cas indifférents, nous voyons en eux la marque de la plus grande personnalité, de l’originalité, de la liberté. Mais si nous connaissons, ne fût-ce qu’une seule des causes de cet acte, nous trouvons en lui déjà une certaine dose de nécessité, nous sommes disposés à plus de clémence pour le crime, nous attribuons moins de mérite à l’acte de vertu, nous trouvons moins de liberté dans l’acte qui nous paraissait original. Le fait qu’un criminel a grandi dans un milieu de malfaiteurs atténue déjà sa culpabilité. Le sacrifice d’un père ou d’une mère qui s’accompagne de la possibilité d’une récompense nous est plus compréhensible que le sacrifice sans raison apparente, aussi éveille-t-il moins notre sympathie, nous paraît-il moins libre. Le fondateur d’une secte, d’un parti, nous étonne moins quand nous savons comment et par quoi a été préparée son action. Si nous disposons d’une longue série d’expériences, si notre observation est sans cesse orientée vers la recherche des rapports existant entre les causes et les effets, les actions humaines nous paraissent d’autant plus nécessaires et d’autant moins libres que nous lions plus sûrement les effets aux causes. Si les faits que nous examinons sont simples et si nous disposons pour les étudier d’une énorme quantité de faits similaires, l’idée que nous nous faisons de leur nécessité sera encore plus complète. La malhonnêteté du fils d’un père malhonnête, la mauvaise conduite d’une femme tombée dans un mauvais milieu, le retour d’un ivrogne à son ivrognerie sont des faits qui nous paraissent d’autant moins libres que nous en possédons mieux les causes. Si l’homme dont nous examinons la conduite se trouve au plus bas degré du développement de l’intelligence, si c’est un enfant, un fou, un imbécile, alors, connaissant les causes de sa conduite et l’état fruste de son caractère, nous voyons en lui une si grande part de nécessité et une si petite part de liberté que, sitôt connu le mobile qui le pousse, nous pouvons prédire l’acte qui en sera la conséquence.

C’est sur ces trois éléments d’examen que se basent l’irresponsabilité dans le crime et les circonstances atténuantes, admises par toutes les législations. La responsabilité paraît plus ou moins grande selon que l’on connaît plus ou moins les conditions où s’est trouvé le coupable que l’on juge, selon le plus ou moins grand intervalle qui s est écoulé entre l’acte et le jugement, et selon le degré de connaissance que l’on a des causes de l’acte.

X

Ainsi la part que nous attribuons à la liberté et à la nécessité diminue ou grandit d’après la liaison plus ou moins étroite de l’acte avec le monde extérieur, le degré de son éloignement dans le temps, sa dépendance plus ou moins grande des causes, parmi lesquelles nous voyons apparaître un phénomène de la vie humaine.

Si nous envisageons le cas d’un homme dont les relations avec le monde extérieur sont le mieux connues, pour qui l’intervalle entre l’acte et son jugement est le plus long et dont les mobiles nous sont les plus clairs, nous y trouvons la plus grande dose de nécessité et la moins grande dose de liberté. Si nous envisageons au contraire le cas d’un homme dont les actes dépendent le moins des circonstances extérieures, si son acte vient d’être accompli à l’instant même et si les causes de son acte nous sont inaccessibles, nous trouvons dans son cas la moindre dose de nécessité et la plus grande de liberté.

Mais, dans un cas comme dans l’autre, nous aurons beau faire varier notre point de vue, préciser le lien de l’homme avec le monde extérieur ou le considérer comme inaccessible à notre connaissance, allonger ou raccourcir l’intervalle entre l’acte et le jugement, comprendre ou ignorer les causes, jamais nous ne pourrons conclure à une liberté complète, ni à une nécessité complète.

1) Nous aurions beau nous représenter l’individu comme ne subissant aucune influence extérieure, nous n’arriverions pas à comprendre la liberté dans l’espace. Chacun des actes de l’homme est conditionné, et par ce qui l’entoure, et par son corps lui-même. Je lève la main et je la baisse. Mon mouvement me semble libre ; mais lorsque je me demande si je puis lever ma main dans toutes les directions, je m’aperçois que mon geste a été fait dans la direction où les corps m’entourant et mon corps lui-même offraient le moins d’obstacles. De toutes les directions possibles, j’ai choisi celle qui me coûtait le moins d’efforts. Pour que mon mouvement eût été libre, il aurait nécessairement fallu une absence complète d’obstacles. Donc, nous ne pouvons nous représenter un homme libre qu’en dehors de l’espace, chose évidemment impossible.

2) Nous aurons beau rapprocher le jugement sur un acte de l’époque où il a été commis, nous n’arriverons jamais à comprendre la liberté dans le temps. En effet, si je considère un acte accompli il y a une seconde seulement, je ne peux le juger libre, puisqu’il est enchaîné au moment où il a été accompli. Puis-je lever le bras ? Je le lève, mais je me demande si je pouvais ne pas le lever à ce moment déjà passé. Pour m’en assurer, je ne le lève pas dans la seconde qui suit. Mais je ne l’ai pas levé au moment juste où je me suis demandé si j’en avais la liberté. Le temps a passé, je n’avais pas le pouvoir de le retenir, et le bras que je lève maintenant, et l’air dans lequel j’ai fait le mouvement, ne sont déjà plus, ni l’air qui m’entourait à cet instant précis, ni le bras que je garde maintenant immobile. Le moment où a été fait le premier mouvement ne reviendra pas, et à ce moment-là je ne pouvais faire qu’un seul mouvement, et quel qu’il fût, il ne pouvait être qu’unique. Cependant le fait que je n’ai pas levé le bras dans la minute qui suit ne démontre pas qu’alors je pouvais ne pas le lever. Et puisque je ne pouvais faire qu’un mouvement dans ce moment donné, celui-ci ne pouvait être autre. Pour me représenter ce mouvement comme libre, je dois donc me le représenter dans le présent, à la limite du passé et du futur, c’est-à-dire hors du temps, ce qui est impossible.

3) La difficulté d’atteindre la cause a beau grandir, jamais nous n’arriverons à la représentation d’une liberté complète, c’est-à-dire à la non-existence d’une cause. Quelque inaccessible que soit pour nous la cause de l’expression d’une volonté dans un acte quelconque commis par nous ou par autrui, la première exigence de notre esprit est d’en supposer et d’en rechercher la cause sans laquelle on ne peut concevoir aucun phénomène. Je lève la main pour accomplir un acte indépendant de toute cause, mais le seul fait de vouloir un acte sans cause lui en donne une.

Même en supposant un homme absolument libre de toute influence, en considérant un de ses actes au moment même où il l’accomplit, sans le rattacher à aucune cause, en admettant même un résidu infinitésimal de nécessité égal à zéro, jamais nous n’arriverons à comprendre la liberté complète de l’homme. Car un être hors de toute influence extérieure, hors du temps et indépendant de toute cause n’est plus un homme.

De même, il nous est impossible de nous représenter une action humaine d’où soit absente la liberté et qui soit soumise à la seule loi de la nécessité.

1) Si étendue que soit notre connaissance des conditions dans l’espace où se trouve un homme, elle ne saurait être complète, car le nombre de ces conditions est infini, de même que l’espace est infini. Par suite, dès l’instant que les conditions qui agissent sur un individu ne sont pas toutes déterminées, il n’y a plus de nécessité absolue, et il reste une certaine part de liberté.

2) Quoi que nous fassions pour allonger l’intervalle qui sépare le phénomène examiné du moment où on le juge, la période envisagée sera toujours finie, alors que le temps lui-même est infini ; par suite, sous ce rapport encore, il ne peut jamais y avoir de nécessité complète.

3) Quelle que soit notre connaissance de l’enchaînement des causes ayant abouti à un acte, nous n’arriverons pas à sa complète connaissance, puisqu’il est infini, et, une fois encore, nous n’arriverons pas à la nécessité absolue.

En outre, si, même en admettant un résidu infinitésimal de liberté égal à zéro, nous constations dans un cas quelconque, celui d’un mourant, d’un embryon, d’un idiot, l’absence complète de liberté, nous anéantirions la notion même de l’homme, car où il n’y a pas de liberté, il n’y a pas davantage d’homme. Voilà pourquoi se représenter une action humaine comme soumise à la seule loi de la nécessité, sans le moindre résidu de liberté, est aussi impossible que de se la représenter entièrement libre.

Ainsi, pour considérer une action humaine comme soumise à la seule loi de la nécessité, nous devons admettre que nous connaissons la quantité infinie des conditions dans l’espace, la période infime du temps de durée, la série infinie des causes.

Afin de nous représenter au contraire un homme complètement libéré de la loi de la nécessité, nous devons le considérer comme étant seul, en dehors de l’espace, du temps et de la causalité.

Dans le premier cas, si la nécessité était possible sans la liberté, nous arriverions à une définition de la loi de nécessité par la nécessité elle-même, c’est-à-dire à une forme sans contenu.

Dans le second cas, si la liberté était possible sans la nécessite, nous aboutirions à une liberté sans condition, hors du temps, de l’espace, de la causalité, liberté qui, par le fait même de n’être conditionnée ou limitée par rien, ne serait rien qu’un contenu sans contenant.

Nous arriverions d’une façon générale à ces deux fondements de toute philosophie : l’essence inaccessible de la vie et les lois qui la définissent.

Voici ce que dit la raison : 1° L’espace avec toutes les formes par lesquelles il s’est rendu visible, c’est-à-dire la matière, est infini et ne peut être conçu autrement. 2° Le temps est un mouvement infini sans un instant d’arrêt, et ne saurait être conçu autrement. 3° L’enchaînement des causes et des effets n’a ni commencement ni fin.

La conscience dit : 1° Seule j’existe, et rien n’existe en dehors de moi, donc je renferme l’espace. 2° Je mesure le temps qui fuit par un moment immobile du présent, dans lequel seul j’ai conscience d’être vivante, donc je suis hors du temps. 3° Je suis en dehors de toute cause, car je me sens la cause de chaque manifestation de ma vie.

La raison exprime les lois de la nécessité, la conscience exprime l’essence de la liberté.

La liberté inconditionnée est l’essence de la vie dans la conscience de l’homme. La nécessité sans contenu est la raison humaine sous ses trois formes.

La liberté est ce que l’on examine. La nécessité est ce qui est examiné. La liberté est le contenu. La nécessité est le contenant.

C’est seulement en séparant ces deux sources de la connaissance qui sont l’une à l’autre ce que sont l’un à l’autre le contenant et le contenu, que l’on arrive à des notions qui s’excluent mutuellement et demeurent inconcevables sur la liberté et la nécessité.

C’est seulement en les unissant qu’on arrive à une représentation claire de la vie humaine.

En dehors de ces deux notions qui se déterminent mutuellement dans leur union, de même que le contenu est uni au contenant, il n’y a aucune représentation possible de la vie.

Tout ce que nous savons d’elle n’est qu’un certain rapport entre la liberté et la nécessité, c’est-à-dire entre la conscience et les lois de la raison.

Tout ce que nous savons du monde extérieur de la nature n’est rien de plus qu’un certain rapport entre les forces de la nature et la nécessité, ou entre l’essence de la vie et les lois de la raison.

Les forces vitales de la nature sont placées en dehors de nous et de notre conscience, et nous les appelons pesanteur, force d’inertie, électricité, force vitale, etc. ; mais la force vitale de l’homme nous est connue par notre conscience et nous l’appelons liberté.

La pesanteur sentie par tout homme nous est inaccessible dans son essence et nous ne pouvons la comprendre que dans la mesure où nous connaissons les lois de la nécessité auxquelles elle est soumise (depuis la première notion que tous les corps tombent jusqu’à la loi de Newton). De même la force de la liberté sentie par la conscience nous est également inaccessible en elle-même ; elle ne nous devient intelligible que dans la mesure où nous connaissons les lois de la nécessité auxquelles elle est soumise, depuis le fait que tout homme meurt jusqu’aux lois économiques ou historiques les plus complexes.

Chacune de nos connaissances n’est qu’un acte de soumission de l’essence de la vie aux lois de la raison.

La liberté de l’homme se distingue de toutes les autres forces parce que nous en avons conscience, mais pour la raison elle n’est en rien différente d’aucune autre force. Les forces de la pesanteur, de l’électricité ou de l’affinité chimique ne se distinguent l’une de l’autre que parce que notre raison les a définies séparément.

Il en va de même de la force de la liberté ; pour la raison, elle ne se distingue des autres forces de la nature que par la définition que cette raison en donne. La liberté sans la nécessité, c’est-à-dire sans les lois de la raison qui la délimitent, ne se différencie pas de la pesanteur, de la chaleur, ou bien de la force de la végétation ; elle n’est qu’une sensation instantanée, indéfinie, de la vie. De même que l’essence indéterminée de la force qui meut les corps célestes, de la force-chaleur, de la force-électricité, de la force de l’affinité chimique ou de la force-vie, forme le contenu de l’astronomie, de la physique, de la chimie, de la botanique, de la zoologie, etc., de même l’essence de la force-liberté constitue le contenu de l’histoire. Mais de même que l’objet de chaque science est la manifestation de cette essence inconnue de la vie, et que cette essence à son tour peut être seulement l’objet de la métaphysique, de même la manifestation de la liberté humaine dans l’espace, le temps et la causalité constitue l’objet de l’histoire, tandis que la liberté est l’objet de la métaphysique.

Dans les sciences expérimentales, nous appelons ce qui nous est connu : lois de la nécessité, et ce qui nous demeure inconnu : force vitale. La force vitale n’est que le nom donné au résidu inconnu de ce que nous savons de l’essence de la vie.

De même dans l’histoire, nous appelons ce qui nous est connu lois de la nécessité, et ce qui nous est inconnu, liberté. La liberté, pour l’histoire, n’est que l’expression du résidu inconnu de ce que nous savons des lois de la vie humaine.

XI

L’histoire étudie les manifestations de la liberté humaine dans ses rapports avec le monde extérieur, avec le temps et dans sa dépendance vis-à-vis de la causalité, c’est-à-dire qu’elle délimite la liberté selon les lois de la raison ; aussi ne peut-elle être une science qu’autant que la liberté est soumise à ces lois.

Pour l’histoire, la reconnaissance de la liberté humaine comme une force assez grande pour avoir une influence sur les événements, c’est-à-dire non soumise à des lois, équivaut à la reconnaissance pour l’astronomie d’une force libre mettant en mouvement les corps célestes.

Admettre cela, c’est supprimer la possibilité de l’existence de lois, donc toute science. Si un seul corps peut se mouvoir librement, les lois de Kepler et de Newton n’existent plus et on ne peut plus concevoir le mouvement des corps célestes. De même, s’il existe un seul acte humain libre, il n’existe aucune loi historique, et il devient impossible de se représenter les faits de l’histoire.

Pour l’histoire, les volontés humaines se meuvent suivant les lignes dont une extrémité se cache dans l’inconnu, tandis qu’à l’autre extrémité, la conscience de la liberté dans le moment présent se meut dans l’espace, le temps, la causalité.

Plus le champ de ce mouvement s’éloigne à nos yeux, plus visibles en sont les lois. Saisir et définir ces lois, c’est la tâche de l’histoire.

Si l’on part du point de vue de la science actuelle, si l’on prend le chemin qu’elle suit en recherchant les causes des phénomènes dans le libre arbitre humain, il est impossible de définir ces lois. Car quelles que soient les limites que nous assignons à la liberté, l’existence d’une loi est impossible dès l’instant que nous la reconnaissons comme une force non soumise à des lois.

C’est seulement en portant à l’infini la limite de cette liberté, c’est-à-dire en la considérant comme une quantité infinitésimale, que nous nous convaincrons de l’impossibilité absolue de pénétrer jusqu’aux causes ; et alors, au lieu de les rechercher, l’histoire se donnera pour tâche de rechercher des lois.

Cette recherche est commencée depuis longtemps, et les nouvelles méthodes de pensée que l’histoire doit s’assimiler s’élaborent en même temps que se détruit d’elle-même la vieille histoire qui fractionnait de plus en plus les causes des événements.

Les sciences humaines suivent d’ailleurs le même chemin. Les mathématiques, science exacte par excellence, abandonnent la méthode du fractionnement progressif, lorsqu’elles atteignent l’infiniment petit, pour la nouvelle méthode de totalisation des éléments inconnus infiniment petits. Les mathématiques renoncent à la notion de cause pour rechercher une loi, c’est-à-dire des propriétés communes à tous les éléments inconnus infiniment petits.

Les autres sciences font de même, bien que sous une autre forme. Quand Newton a démontré la loi de la gravitation, il n’a pas dit que le soleil ou la terre avaient la propriété d’attirer d’autres corps, il a dit que tous les corps, du plus grand jusqu’au plus petit, avaient la propriété de s’attirer l’un l’autre, c’est-à-dire que, laissant de côté la cause du mouvement des corps, il a exprimé une propriété commune à tous les corps, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. C’est ce que font aussi les sciences naturelles ; elles ont mis de côté les causes pour rechercher les lois. Et l’histoire suit le même chemin. Si son objet est d’étudier les mouvements des peuples et de l’humanité, non de décrire des tranches de vies particulières, elle doit écarter la notion des causes pour rechercher les lois communes à tous les éléments de liberté infiniment petits, égaux et liés entre eux de façon indissoluble.

XII

Depuis que la loi de Copernic a été découverte et démontrée, l’affirmation que la terre tourne autour du soleil a détruit la cosmographie antique. On aurait pu rejeter cette loi et conserver l’ancienne notion sur Je mouvement des corps ; et si on ne la rejetait pas, il était impossible, semblait-il, de poursuivre l’étude des mondes de Ptolémée. Cependant, même après la découverte de la loi de Copernic, les mondes de Ptolémée ont continué longtemps à être étudiés.

Depuis qu’un homme a dit pour la première fois, et démontré que le nombre des naissances ou des crimes est soumis à des lois mathématiques, que des circonstances géographiques et politico-économiques déterminées entraînent telle ou telle forme de gouvernement ; que des relations déterminées entre le sol et la population qui l’occupe produisent les mouvements de cette population, à partir de ce moment les bases sur lesquelles se construit l’histoire ont été ruinées en leur fondement.

On pouvait rejeter ces lois nouvelles et garder l’ancienne façon de voir ; et sans les rejeter, il semblait impossible de continuer à étudier les faits historiques comme produits par la volonté libre de l’homme. Car si telle forme de gouvernement, telle migration de peuples sont dues à telles ou telles circonstances géographiques, ethniques, économiques, la volonté des hommes qui nous apparaissait comme ayant établi telle forme de gouvernement ou suscité telle migration de peuples ne peut plus être considérée comme une cause.

Et cependant l’ancienne histoire continue à être étudiée de pair avec les lois de la statistique, de la géographie, de l’économie politique, et comparée avec la philosophie et la géologie qui ont des principes directement contraires à ses affirmations.

Quant à la philosophie de la nature, le combat a été long et acharné entre les anciennes et les nouvelles théories. La théologie montait la garde autour des vieux principes et accusait les nouveaux de détruire la Révélation. Mais dès que la vérité eut triomphé, la théologie reprit pied tout aussi fermement sur le nouveau terrain.

La lutte à notre époque entre l’ancienne et la nouvelle conception de l’histoire est demeurée aussi confuse et obstinée ; la théologie continue à monter la garde autour de l’ancienne façon de voir, et accuse toujours la nouvelle de rejeter la Révélation.

Dans un cas comme dans l’autre, la bataille soulève les passions et étouffe la vérité ; d’un côté apparaît la peur, et le regret de l’édifice élevé par les siècles, de l’autre la passion de détruire.

Les gens qui repoussent les vérités nouvelles en matière de philosophie de la nature croient que s’ils admettent ces vérités, ce sera la destruction de la foi en Dieu, en la création du monde et en le miracle de Josué, fils de Naun. Quant aux défenseurs des lois de Copernic et de Newton, comme Voltaire, par exemple, il leur semblait que les lois de l’astronomie détruisaient la religion, et Voltaire se servait des lois de l’attraction comme d’une arme contre la foi.

Exactement de la même façon aujourd’hui, il semble qu’il suffit de reconnaître les lois de la nécessité pour faire s’écrouler les notions sur l’âme, sur le bien et le mal, et les institutions gouvernementales et ecclésiastiques bâties sur elles.

Exactement de la même façon aujourd’hui, les défenseurs inavoués de la loi de la nécessité se font, comme Voltaire en son temps, une arme de cette loi contre la religion. Exactement de même que la loi de Copernic en astronomie, la loi de la nécessité en histoire non seulement ne détruit pas, mais consolide le terrain sur lequel se fondent les institutions politiques et religieuses.

Nous retrouvons donc aujourd’hui en histoire le même problème qui s’est posé pour l’astronomie. La différence des théories est basée sur l’acceptation ou le refus d’une unité absolue servant de mesure pour les phénomènes apparents. En astronomie cette unité était l’immobilité de la terre ; en histoire, c’est l’indépendance de la personne, la liberté de l’homme.

En astronomie, la difficulté d’admettre le mouvement de la terre et des autres planètes tenait à ce que l’on renonçait à la sensation directe de l’immobilité de la terre et du mouvement des planètes ; en histoire, la difficulté d’admettre la soumission de la personne aux lois de l’espace, du temps, de la causalité, tient à ce qu’il faut renoncer au sentiment direct, que chacun éprouve, de l’indépendance de sa personne. Mais, de même qu’en astronomie la nouvelle théorie dit : « C’est vrai, nous n’avons pas la sensation du mouvement de la terre mais en admettant qu’elle est immobile, nous arrivons à une absurdité. Si nous admettons au contraire ce mouvement dont nous n’avons pas la sensation, nous arrivons à des lois », de même en histoire, la théorie nouvelle dit : « C’est vrai, nous n’avons pas le sentiment de notre dépendance, mais si nous admettons notre liberté, nous arrivons à une absurdité ; si au contraire nous admettons notre dépendance vis-à-vis du monde extérieur, du temps et de la causalité, nous obtenons des lois. »

Dans le premier cas, il a fallu renoncer au sentiment d’une immobilité dans l’espace, et admettre un mouvement que nos sens ne percevaient pas. Dans le cas présent, il nous faut de même renoncer à cette liberté dont nous avons conscience et reconnaître une dépendance que nous ne sentons pas. FIN

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