Discours sur le système et la vie de Vico

Discours sur le système et la vie de Vico
Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 9-47).




DISCOURS

SUR

LE SYSTÈME ET LA VIE DE VICO




Dans la rapidité du mouvement critique imprimé à la philosophie par Descartes, le public ne pouvait remarquer quiconque restait hors de ce mouvement. Voilà pourquoi le nom de Vico est encore si peu connu en deçà des Alpes. Pendant que la foule suivait ou combattait la réforme cartésienne, un génie solitaire fondait la philosophie de l’histoire. N’accusons pas l’indifférence des contemporains de Vico ; essayons plutôt de l’expliquer, et de montrer que la Science nouvelle n’a été si négligée pendant le dernier siècle que parce qu’elle s’adressait au nôtre.

Telle est la marche naturelle de l’esprit humain : connaître d’abord et ensuite juger, s’étendre dans le monde extérieur et rentrer plus tard en soi-même, s’en rapporter au sens commun et le soumettre à l’examen du sens individuel. Cultivé dans la première période par la religion, par la poésie et les arts, il accumule les faits dont la philosophie doit un jour faire usage. Il a déjà le sentiment de bien des vérités, il n’en a pas encore la science. Il faut qu’un Socrate, un Descartes, viennent lui demander de quel droit il les possède, et que les attaques opiniâtres d’un impitoyable scepticisme l’obligent de se les approprier en les défendant. L’esprit humain, ainsi inquiété dans la possession des croyances qui touchent de plus près son être, dédaigne quelque temps toute connaissance que le sens intime ne peut lui attester ; mais dès qu’il sera rassuré, il sortira du monde intérieur avec des forces nouvelles, pour reprendre l’étude des faits historiques : en continuant de chercher le vrai il ne négligera plus le vraisemblable, et la philosophie, comparant et rectifiant l’un par l’autre, le sens individuel et le sens commun, embrassera dans l’étude de l’homme celle de l’humanité tout entière.

Cette dernière époque commence pour nous. Ce qui nous distingue éminemment, c’est, comme nous disons aujourd’hui, notre tendance historique. Déjà nous voulons que les faits soient vrais dans leurs moindres détails ; le même amour de la vérité doit nous conduire à en chercher les rapports, à observer les lois qui les régissent, à examiner enfin si l’histoire ne peut être ramenée à une forme scientifique.

Ce but dont nous approchons tous les jours, le génie prophétique de Vico nous l’a marqué longtemps d’avance. Son système nous apparaît, au commencement du dernier siècle, comme une admirable protestation de cette partie de l’esprit humain qui se repose sur la sagesse du passé, conservée dans les religions, dans les langues et dans l’histoire, sur cette sagesse vulgaire, mère de la philosophie et trop souvent méconnue d’elle. Il était naturel que cette protestation partît de l’Italie. Malgré le génie subtil des Cardan et des Jordano Bruno, le scepticisme n’y étant point réglé par la Réforme dans son développement, n’avait pu y obtenir un succès durable ni populaire. Le passé, lié tout entier à la cause de la religion, y conservait son empire. L’Église catholique invoquait sa perpétuité contre les protestants, et par conséquent recommandait l’étude de l’histoire et des langues. Les sciences qui, au moyen âge, s’étaient réfugiées et confondues dans le sein de la religion, avaient ressenti en Italie, moins que partout ailleurs, les bons et les mauvais effets de la division du travail ; si la plupart avaient fait moins de progrès, toutes étaient restées unies. L’Italie méridionale particulièrement conservait ce goût d’universalité qui avait caractérisé le génie de la Grande Grèce. Dans l’antiquité, l’école pythagoricienne avait allié la métaphysique et la géométrie, la morale et la politique, la musique et la poésie. Au treizième siècle, l’Ange de l’école avait parcouru le cercle des connaissances humaines pour accorder les doctrines d’Aristote avec celles de l’Église. Au dix-septième, enfin, les jurisconsultes du royaume de Naples restaient seuls fidèles à cette définition antique de la jurisprudence : scientia rerum divinarum atque humanarum. C’était dans une telle contrée qu’on devait tenter pour la première fois de fondre toutes les connaissances qui ont l’homme pour objet dans un vaste système, qui rapprocherait l’une de l’autre l’histoire des faits et celle des langues, en les éclairant toutes deux par une critique nouvelle, et qui accorderait la philosophie et l’histoire, la science et la religion.

Néanmoins on aurait peine à comprendre ce phénomène, si Vico lui-même ne nous avait fait connaître quels travaux préparèrent la conception de son système (Vie de Vico, écrite par lui-même). Les détails que l’on va lire sont tirés de cet inestimable monument ; ceux qui ne pouvaient entrer ici ont été rejetés dans l’appendice du Discours.

Jean-Baptiste Vico, né à Naples, d’un pauvre libraire, en 1668, reçut l’éducation du temps : c’était l’étude des langues anciennes, de la scolastique, de la théologie et de la jurisprudence. Mais il aimait trop les généralités pour s’occuper avec goût de la pratique du droit. Il ne plaida qu’une fois, pour défendre son père, gagna sa cause, et renonça au barreau ; il avait alors seize ans. Peu de temps après, la nécessité l’obligea de se charger d’enseigner le droit aux neveux de l’évêque d’Ischia. Retiré pendant neuf années dans la belle solitude de Vatolla, il suivit en liberté la route que lui traçait son génie, et se partagea entre la poésie, la philosophie, la jurisprudence. Ses maîtres furent les jurisconsultes romains, le divin Platon, et ce Dante avec lequel il avait lui-même tant de rapports par son caractère mélancolique et ardent. On montre encore la petite bibliothèque d’un couvent où il travaillait, et où il conçut peut-être la première idée de la Science nouvelle.

« Lorsque Vico revint à Naples (c’est lui-même qui parle), il se vit comme étranger dans sa patrie. La philosophie n’était plus étudiée que dans les Méditations de Descartes, et dans son Discours sur la méthode, où il désapprouve la culture de la poésie, de l’histoire et de l’éloquence. Le platonisme qui, au seizième siècle, les avait si heureusement inspirées, qui, pour ainsi dire, avait alors ressuscité la Grèce antique en Italie, était relégué dans la poussière des cloîtres. Pour le droit, les commentateurs modernes étaient préférés aux interprètes anciens. La poésie, corrompue par l’afféterie, avait cessé de puiser aux torrents de Dante, aux limpides ruisseaux de Pétrarque. On cultivait même peu la langue latine. Les sciences, les lettres étaient également languissantes. »

C’est que les peuples, pas plus que les individus, n’abdiquent impunément leur originalité. Le génie italien voulait suivre l’impulsion philosophique de la France et de l’Angleterre, et il s’annulait lui-même. Un esprit vraiment italien ne pouvait se soumettre à cette autre invasion de l’Italie par les étrangers. Tandis que tout le siècle tournait des yeux avides vers l’avenir, et se précipitait dans les routes nouvelles que lui ouvrait la philosophie, Vico eut le courage de remonter vers cette antiquité si dédaignée, et de s’identifier avec elle. Il ferma les commentateurs et les critiques, et se mit à étudier les originaux, comme on l’avait fait à la renaissance des lettres.

Fortifié par ces études profondes, il osa attaquer le cartésianisme, non seulement dans sa partie dogmatique qui conservait peu de crédit, mais aussi dans sa méthode que ses adversaires mêmes avaient embrassée, et par laquelle il régnait sur l’Europe. Il faut voir dans le Discours où il compare la méthode d’enseignement suivie par les modernes à celle des anciens [1], avec quelle sagacité il marque les inconvénients de la première. Nulle part les abus de la nouvelle philosophie n’ont été attaqués avec plus de force et de modération : l’éloignement pour les études historiques, le dédain du sens commun de l’humanité, la manie de réduire en art ce qui doit être laissé à la prudence individuelle, l’application de la méthode géométrique aux choses qui comportent le moins une démonstration rigoureuse, etc. Mais en même temps ce grand esprit, loin de se ranger parmi les détracteurs aveugles de la réforme cartésienne, en reconnaît hautement le bienfait : il voyait de trop haut pour se contenter d’aucune solution incomplète : « Nous devons beaucoup à Descartes qui a établi le sens individuel pour règle du vrai ; c’était un esclavage trop avilissant que de faire tout reposer sur l’autorité. Nous lui devons beaucoup pour avoir voulu soumettre la pensée à la méthode ; l’ordre des scolastiques n’était qu’un désordre. Mais vouloir que le jugement de l’individu règne seul, vouloir tout assujettir à la méthode géométrique, c’est tomber dans l’excès opposé. Il serait temps désormais de prendre un moyen terme ; de suivre le jugement individuel, mais avec les égards dus à l’autorité ; d’employer la méthode, mais une méthode diverse selon la nature des choses [2]. » Celui qui assignait à la vérité le double criterium du sens individuel et du sens commun, se trouvait dès lors dans une route à part. Les ouvrages qu’il a publiés depuis n’ont plus un caractère polémique. Ce sont des discours publics, des opuscules, où il établit séparément les opinions diverses qu’il devait plus tard réunir dans son grand système. L’un de ces opuscules est intitulé : Essai d’un système de jurisprudence dans lequel le droit civil des Romains serait expliqué par les révolutions de leur gouvernement. Dans un autre, il entreprend de prouver que la sagesse italienne des temps les plus reculés peut se découvrir dans les étymologies latines. C’est un traité complet de métaphysique, trouvé dans l’histoire d’une langue [3]. On peut néanmoins faire sur ces premiers travaux de Vico une observation qui montre tout le chemin qu’il avait encore à parcourir pour arriver à la Science nouvelle : c’est qu’il rapporte la sagesse de la jurisprudence romaine, et celle qu’il découvre dans la langue des anciens Italiens, au génie des jurisconsultes ou des philosophes, au lieu de l’expliquer, comme il le fît plus tard, par la sagesse instinctive que Dieu donne aux nations. Il croit encore que la civilisation italienne, que la législation romaine, ont été importées en Italie de l’Égypte ou de la Grèce.

Jusqu’en 1719, l’unité manqua aux recherches de Vico ; ses auteurs favoris avaient été jusque-là Platon, Tacite et Bacon, et aucun d’eux ne pouvait la lui donner : « Le second considère l’homme tel qu’il est, le premier tel qu’il doit être ; Platon contemple l’honnête avec la sagesse spéculative ; Tacite observe l’utile avec la sagesse pratique. Bacon réunit ces deux caractères (cogitare, videre). Mais Platon cherche dans la sagesse vulgaire d’Homère un ornement plutôt qu’une base pour sa philosophie ; Tacite disperse la sienne à la suite des événements ; Bacon dans ce qui regarde les lois ne fait pas assez abstraction des temps et des lieux pour atteindre aux plus hautes généralités. Grotius a un mérite qui leur manque : il enferme dans son système le droit universel, la philosophie et la théologie, en les appuyant toutes deux sur l’histoire des faits, vrais ou fabuleux, et sur celle des langues. »

La lecture de Grotius fixa ses idées et détermina la conception de son système. Dans un discours prononcé en 1719, il traita le sujet suivant : « Les éléments de tout le savoir divin et humain peuvent se réduire à trois : connaître, vouloir, pouvoir. Le principe unique en est l’intelligence. L’œil de l’intelligence, c’est-à-dire la raison, reçoit de Dieu la lumière du vrai éternel. Toute science vient de Dieu, retourne à Dieu, est en Dieu [4] » Et il se chargeait de prouver la fausseté de tout ce qui s’écarterait de cette doctrine. C’était, disaient quelques-uns, promettre plus que Pic de la Mirandole, quand il afficha ses thèses de omni scibili. En effet Vico n’avait pu dans un discours montrer que la partie philosophique de son système, et avait été obligé d’en supprimer les preuves, c’est-à-dire toute la partie philologique. S’étant mis ainsi dans l’heureuse nécessité d’exposer toutes ses idées, il ne tarda pas à publier deux essais intitulés : Unité de principe du droit universel, 1720 ; — Harmonie de la science du jurisconsulte (De constantia jurisprudentis), c’est-à-dire, accord de la philosophie et de la philologie, 1721. Peu après (1722) il fit paraître des notes sur ces deux ouvrages, dans lesquels il appliquait à Homère la critique nouvelle dont il y avait exposé les principes.

Cependant ces opuscules divers ne formaient pas un même corps de doctrine ; il entreprit de les fondre en un seul ouvrage qui parut, en 1725, sous le titre de : Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations, au moyen desquels on découvre de nouveaux principes du droit naturel des gens. Cette première édition de la Science nouvelle est aussi le dernier mot de l’auteur, si l’on considère le fond des idées. Mais il en a entièrement changé la forme dans les autres éditions publiées de son vivant. Dans la première, il suit encore une marche analytique [5]. Elle est infiniment supérieure pour la clarté. Néanmoins c’est dans celles de 1730 et de 1744 que l’on a toujours cherché de préférence le génie de Vico. Il y débute par des axiomes, en déduit toutes les idées particulières et s’efforce de suivre une méthode géométrique que le sujet ne comporte pas toujours. Malgré l’obscurité qui en résulte, malgré l’emploi continuel d’une terminologie bizarre que l’auteur néglige souvent d’expliquer, il y a dans l’ensemble du système, présenté de cette manière, une grandeur imposante et une sombre poésie qui fait penser à celle de Dante. Nous avons traduit en l’abrégeant l’édition de 1744 ; mais, dans l’exposé du système que l’on va lire, nous nous sommes souvent rapproché de la méthode que l’auteur avait suivie dans la première, et qui nous a paru convenir davantage à un public français.

Dans cette variété infinie d’actions et de pensées, de mœurs et de langues que nous présente l’histoire de l’homme, nous retrouvons souvent les mêmes traits, les mêmes caractères. Les nations les plus éloignées par les temps et par les lieux suivent dans les révolutions politiques, dans celles du langage, une marche singulièrement analogue. Dégager les phénomènes réguliers des accidentels, et déterminer les lois générales qui régissent les premiers ; tracer l’histoire universelle, éternelle, qui se produit dans le temps sous la forme des histoires particulières, décrire le cercle idéal dans lequel tourne le monde réel : voilà l’objet de la nouvelle science. Elle est tout à la fois la philosophie et l’histoire de l’humanité.

Elle tire son unité de la religion, principe producteur et conservateur de la société. Jusqu’ici on n’a parlé que de théologie naturelle ; la science nouvelle est une théologie sociale, une démonstration historique de la Providence, une histoire des décrets par lesquels, à l’insu des hommes et souvent malgré eux, elle a gouverné la grande cité du genre humain. Qui ne ressentira un divin plaisir en ce corps mortel, lorsque nous contemplerons ce monde des nations, si varié de caractères, de temps et de lieux, dans l’uniformité des idées divines ?

Les autres sciences s’occupent de diriger l’homme et de le perfectionner ; mais aucune n’a encore pour objet la connaissance des principes de la civilisation d’où elles sont toutes sorties. La science qui nous révélerait ces principes, nous mettrait à même de mesurer la carrière que parcourent les peuples dans leurs progrès et leur décadence, de calculer les âges de la vie des nations. Alors on connaîtrait les moyens par lesquels une société peut s’élever ou se ramener au plus haut degré de civilisation dont elle soit susceptible ; alors seraient accordées la théorie et la pratique, les savants et les sages, les philosophes et les législateurs, la sagesse de réflexion avec la sagesse instinctive ; et l’on ne s’écarterait des principes de cette science de l’humanisation qu’en abdiquant le caractère d’homme et se séparant de l’humanité.

La science nouvelle puise à deux sources : la philosophie, la philologie. La philosophie contemple le vrai par la raison ; la philologie observe le réel, c’est la science des faits et des langues. La philosophie doit appuyer ses théories sur la certitude des faits ; la philologie emprunter à la philosophie ses théories pour élever les faits au caractère de vérités universelles, éternelles.

Quelle philosophie sera féconde ? celle qui relèvera, qui dirigera l’homme déchu et toujours débile, sans l’arracher à sa nature, sans l’abandonner à sa corruption. Ainsi nous fermons l’école de la science nouvelle aux stoïciens qui veulent la mort des sens, aux épicuriens qui font des sens la règle de l’homme ; ceux-là s’enchaînent au destin, ceux-ci s’abandonnent au hasard ; les uns et les autres nient la Providence. Ces deux doctrines isolent l’homme, et devraient s’appeler philosophies solitaires. Au contraire, nous admettons dans notre école les philosophes politiques, et surtout les platoniciens, parce qu’ils sont d’accord avec tous les législateurs sur nos trois principes fondamentaux : existence d’une Providence divine, nécessité de modérer les passions et d’en faire des vertus humaines, immortalité de l’âme. Ces trois vérités philosophiques répondent à autant de faits historiques : institution universelle des religions, des mariages et des sépultures. Toutes les nations ont attribué à ces trois choses un caractère de sainteté ; elles les ont appelées humanitatis commercia (Tacite), et par une expression plus sublime encore, fœdera generis humani.

La philologie, science du réel, science des faits historiques et des langues, fournira les matériaux à la science du vrai, à la philosophie. Mais le réel, ouvrage de la liberté de l’individu, est incertain de sa nature. Quel sera le criterium au moyen duquel nous découvrirons dans sa mobilité le caractère immuable du vrai ?… le sens commun, c’est-à-dire le jugement irréfléchi d’une classe d’hommes, d’un peuple, de l’humanité ? l’accord général du sens commun des peuples constitue la sagesse du genre humain. Le sens commun, la sagesse vulgaire, est la règle que Dieu a donnée au monde social.

Cette sagesse est une, sous la double forme des actions et des langues, quelque variées qu’elles puissent être par l’influence des causes locales, et son unité leur imprime un caractère analogue chez les peuples les plus isolés. Ce caractère est surtout sensible dans tout ce qui touche le droit naturel. Interrogez tous les peuples sur les idées qu’ils se font des rapports sociaux, vous verrez qu’ils les comprennent tous de même sous des expressions diverses ; on le voit dans les proverbes, qui sont les maximes de la sagesse vulgaire. N’essayons pas d’expliquer cette uniformité du droit naturel en supposant qu’un peuple l’a communiqué à tous les autres. Partout il est indigène, partout il a été fondé par la Providence dans les mœurs des nations.

Cette identité de la pensée humaine, reconnue dans les actions et dans le langage, résout le grand problème de la sociabilité de l’homme, qui a tant embarrassé les philosophes ; et si l’on ne trouvait point le nœud délié, nous pourrions le trancher d’un mot : Nulle chose ne reste longtemps hors de son état naturel ; l’homme est sociable, puisqu’il reste en société.

Dans le développement de la société humaine, dans la marche de la civilisation, on peut distinguer trois âges, trois périodes : âge divin ou théocratique, âge héroïque, âge humain ou civilisé. À cette division répond celle des temps obscurs, fabuleux, historiques. C’est surtout dans l’histoire des langues que l’exactitude de cette classification est manifeste. Celle que nous parlons a dû être précédée par une langue métaphorique et poétique, et celle-ci par une langue hiéroglyphique ou sacrée.

Nous nous occuperons principalement des deux premières périodes. Les causes de cette civilisation dont nous sommes si fiers, doivent être recherchées dans les âges que nous nommons barbares, et qu’il serait mieux d’appeler religieux et poétiques ; toute la sagesse du genre humain y était déjà dans son ébauche et dans son germe. Mais lorsque nous essayons de remonter vers des temps si loin de nous, que de difficultés nous arrêtent ! La plupart des monuments ont péri, et ceux même qui nous restent ont été altérés, dénaturés par les préjugés des âges suivants. Ne pouvant expliquer les origines de la société, et ne se résignant point à les ignorer, on s’est représenté la barbarie antique d’après la civilisation moderne. Les vanités nationales ont été soutenues par la vanité des savants qui mettent leur gloire à reculer l’origine de leurs sciences favorites. Frappé de l’heureux instinct qui guida les premiers hommes, on s’est exagéré leurs lumières, et on leur a fait honneur d’une sagesse qui était celle de Dieu. Pour nous, persuadés qu’en toute chose les commencements sont simples et grossiers, nous regarderons les Zoroastre, les Hermès et les Orphée moins comme les auteurs que comme les produits et les résultats de la civilisation antique, et nous rapporterons l’origine de la société païenne au sens commun qui rapprocha les uns des autres les hommes encore stupides des premiers âges.

Les fondateurs de la société sont pour nous ces cyclopes dont parle Homère, ces géants par lesquels commence l’histoire profane aussi bien que l’histoire sacrée. Après le déluge, les premiers hommes, excepté les patriarches, ancêtres du peuple de Dieu, durent revenir à la vie sauvage, et par l’effet de l’éducation la plus dure reprirent la taille gigantesque des hommes antédiluviens. (Nudi ac sordidi in hos artus, in hæc corpora, quæ miramur, excrescunt. Taciti (Germ.)

Ils s’étaient dispersés dans la vaste forêt qui couvrait la terre, tout entiers aux besoins physiques, farouches, sans loi, sans Dieu. En vain la nature les environnait de merveilles ; plus les phénomènes étaient réguliers, et par conséquent dignes d’admiration, plus l’habitude les leur rendait indifférents. Qui pouvait dire comment s’éveillerait la pensée humaine ?… Mais le tonnerre s’est fait entendre, ses terribles effets sont remarqués ; les géants effrayés reconnaissent la première fois une puissance supérieure, et la nomment Jupiter ; ainsi dans les traditions de tous les peuples Jupiter terrasse les géants. C’est l’origine de l’idolâtrie, fille de la crédulité, et non de l’imposture, comme on l’a tant répété.

L’idolâtrie fut nécessaire au monde, sous le rapport social : quelle autre puissance que celle d’une religion pleine de terreurs aurait dompté le stupide orgueil de la force, qui jusque-là isolait les individus ? — sous le rapport religieux : ne fallait-il pas que l’homme passât par cette religion des sens pour arriver à celle de la raison, et de celle-ci à la religion de la foi ?

Mais comment expliquer ce premier pas de l’esprit humain, ce passage critique de la brutalité à l’humanité ? Comment dans un état de civilisation aussi avancé que le nôtre, lorsque les esprits ont acquis par l’usage des langues, de l’écriture et du calcul une habitude invincible d’abstraction, nous replacer dans l’imagination de ces premiers hommes plongés tout entiers dans les sens, et comme ensevelis dans la matière ? Il nous reste heureusement sur l’enfance de l’espèce et sur ses premiers développements le plus certain, le plus naïf de tous les témoignages : c’est l’enfance de l’individu.

L’enfant admire tout, parce qu’il ignore tout. Plein de mémoire, imitateur au plus haut degré, son imagination est puissante en proportion de son incapacité d’abstraire. Il juge de tout d’après lui-même, et suppose la volonté partout où il voit le mouvement.

Tels furent les premiers hommes. Ils firent de toute la nature un vaste corps animé, passionné comme eux. Ils parlaient souvent par signes ; ils pensèrent que les éclairs et la foudre étaient les signes de cet être terrible. De nouvelles observations multiplièrent les signes de Jupiter, et leur réunion composa une langue mystérieuse, par laquelle il daignait faire connaître aux hommes ses volontés. L’intelligence de cette langue devint une science, sous les noms de divination, théologie mystique, mythologie, muse.

Peu à peu, tous les phénomènes de la nature, tous les rapports de la nature à l’homme ou des hommes entre eux devinrent autant de divinités. Prêter la vie aux êtres inanimés, prêter un corps aux choses immatérielles, composer des êtres qui n’existent complètement dans aucune réalité, voilà la triple création du monde fantastique de l’idolâtrie. Dieu, dans sa pure intelligence, crée les êtres par cela qu’il les connaît ; les premiers hommes, puissants de leur ignorance, créaient à leur manière par la force d’une imagination, si je puis le dire, toute matérielle. Poète veut dire créateur ; ils étaient donc poètes, et telle fut la sublimité de leurs conceptions qu’ils s’en épouvantèrent eux-mêmes, et tombèrent tremblants devant leur ouvrage. (Fingunt simul creduntque. Tacite.)

C’est pour cette poésie divine qui créait et expliquait le monde invisible, qu’on inventa le nom de sagesse, revendiqué ensuite par la philosophie. En effet, la poésie était déjà pour les premiers âges une philosophie sans abstraction, toute d’imagination et de sentiment. Ce que les philosophes comprirent dans la suite, les poètes l’avaient senti ; et si, comme le dit l’école, rien n’est dans l’intelligence qui n’ait été dans le sens, les poètes furent le sens du genre humain, les philosophes en furent l’intelligence [6].

Les signes par lesquels les hommes commencèrent à exprimer leurs pensées, furent les objets mêmes qu’ils avaient divinisés. Pour dire la mer, ils la montraient de la main ; plus tard ils dirent Neptune. C’est la langue des dieux dont parle Homère. Les noms des trente mille dieux latins recueillis par Varron, ceux des Grecs non moins nombreux, formaient le vocabulaire divin de ces deux peuples. Originairement la langue divine ne pouvant se parler que par actions, presque toute action était consacrée ; la vie n’était, pour ainsi dire, qu’une suite d’actes muets de religion. De là restèrent dans la jurisprudence romaine les acta legitima, cette pantomime qui accompagnait toutes les transactions civiles. Les hiéroglyphes furent l’écriture propre à cette langue imparfaite, loin qu’ils aient été inventés par les philosophes pour y cacher les mystères d’une sagesse profonde. Toutes les nations barbares ont été forcées de commencer ainsi, en attendant qu’elles se formassent un meilleur système de langage et d’écriture. Cette langue muette convenait à un âge où dominaient les religions ; elles veulent être respectées, plutôt que raisonnées.

Dans l’âge héroïque, la langue divine subsistait encore, la langue humaine ou articulée commençait ; mais cet âge en eut de plus une qui lui fut propre, je parle des emblèmes, des devises, nouveau genre de signes qui n’ont qu’un rapport indirect à la pensée. C’est cette langue que parlent les armes des héros ; elle est restée celle de la discipline militaire. Transportée dans la langue articulée, elle dut donner naissance aux comparaisons, aux métaphores, etc. En général la métaphore fait le fond des langues.

Le premier principe qui doit nous guider dans la recherche des étymologies, c’est que la marche des idées correspond à celle des choses. Or, les degrés de la civilisation peuvent être ainsi indiqués : Forêts, cabanes, villages, cités ou sociétés de citoyens, académies ou sociétés de savants ; les hommes habitent d’abord les montagnes, ensuite les plaines, enfin les rivages. Les idées et les perfectionnements du langage ont dû suivre cet ordre. Ce principe étymologique suffit pour les langues indigènes, pour celles des pays barbares qui restent impénétrables aux étrangers, jusqu’à ce qu’ils leur soient ouverts par la guerre ou par le commerce. Il montre combien les philologues ont eu tort d’établir que la signification des langues est arbitraire. Leur origine fut naturelle ; leur signification doit être fondée en nature. On peut l’observer dans le latin, langue plus héroïque, moins raffinée que le grec ; tous les mots y sont tirés par figures d’objets agrestes et sauvages.

La langue héroïque employa pour noms communs des noms propres ou des noms de peuples. Les anciens Romains disaient un Tarentin pour un homme parfumé. Tous les peuples de l’antiquité dirent un Hercule pour un héros. Cette création des caractères idéaux, qui semblerait l’effort d’un art ingénieux, fut une nécessité pour l’esprit humain. Voyez l’enfant : les noms des premières personnes, des premières choses qu’il a vues, il les donne à toutes celles en qui il remarque quelque analogie. De même les premiers hommes, incapables de former l’idée abstraite du poète, du héros, nommèrent tous les héros du nom du premier héros, tous les poètes, etc. Par un effet de notre amour instinctif de l’uniformité, ils ajoutèrent à ces premières idées des fictions singulièrement en harmonie avec les réalités, et peu à peu les noms de héros, de poète, qui d’abord désignaient tel individu, comprirent tous les caractères de perfection qui pouvaient entrer dans le type idéal de l’héroïsme, de la poésie. Le vrai poétique, résultat de cette double opération, fut plus vrai que le vrai réel ; quel héros de l’histoire remplira le caractère héroïque aussi bien que l’Achille de l’Iliade ?

Cette tendance des hommes à placer des types idéaux sous des noms propres, a rempli de difficultés et de contradictions apparentes les commencements de l’histoire. Ces types ont été pris pour des individus. Ainsi toutes les découvertes des anciens Égyptiens appartiennent à un Hermès ; la première constitution de Rome, même dans cette partie morale qui semble le produit des habitudes, sort tout armée de la tête de Romulus ; tous les exploits, tous les travaux de la Grèce héroïque composent la vie d’Hercule ; Homère enfin nous apparaît seul sur le passage des temps héroïques à ceux de l’histoire, comme le représentant d’une civilisation tout entière. Par un privilège admirable, ces hommes prodigieux ne sont pas lentement enfantés par le temps et par les circonstances ; ils naissent d’eux-mêmes, et ils semblent créer leur siècle et leur patrie. Comment s’étonner que l’antiquité en ait fait des dieux ?

Considérez les noms d’Hermès, de Romulus, d’Hercule et d’Homère comme les expressions de tel caractère national à telle époque, comme désignant les types de l’esprit inventif chez les Égyptiens, de la société romaine dans son origine, de l’héroïsme grec, de la poésie populaire des premiers âges chez la même nation, les difficultés disparaissent, les contradictions s’expliquent ; une clarté immense luit dans la ténébreuse antiquité.

Prenons Homère, et voyons comment toutes les invraisemblances de sa vie et de son caractère deviennent, par cette interprétation, des convenances, des nécessités. Pourquoi tous les peuples grecs se sont-ils disputé sa naissance, l’ont-ils revendiqué pour citoyen ? C’est que chaque tribu retrouvait en lui son caractère, c’est que la Grèce s’y reconnaissait, c’est qu’elle était elle-même Homère. — Pourquoi des opinions si diverses sur le temps où il vécut ? c’est qu’il vécut en effet pendant les cinq siècles qui suivirent la guerre de Troie, dans la bouche et dans la mémoire des hommes. — Jeune, il composa l’Iliade… La Grèce, jeune alors, toute ardente de passions sublimes, violente, mais généreuse, fit son héros d’Achille, le héros de la force. Dans sa vieillesse il composa l’Odyssée… La Grèce plus mûre, conçut longtemps après le caractère d’Ulysse, le héros de la sagesse. — Homère fut pauvre et aveugle… dans la personne des rapsodes, qui recueillaient les chants populaires, et les allaient répétant de ville en ville, tantôt sur les places publiques, tantôt dans les fêtes des dieux. Alors, comme aujourd’hui, les aveugles devaient mener le plus souvent cette vie mendiante et vagabonde ; d’ailleurs la supériorité de leur mémoire les rendait plus capables de retenir tant de milliers de vers.

Homère n’étant plus un homme, mais désignant l’ensemble des chants improvisés par tout le peuple et recueillis par les rapsodes, se trouve justifié de tous les reproches qu’on lui a faits, et de la bassesse d’images, et des licences, et du mélange des dialectes. Qui pourrait s’étonner encore qu’il ait élevé les hommes à la grandeur des dieux, et rabaissé les dieux aux faiblesses humaines ? le vulgaire ne fait-il pas les dieux à son image ?

Le génie d’Homère s’explique aussi sans peine ; l’incomparable puissance d’invention qu’on admire dans ses caractères, l’originalité sauvage de ses comparaisons, la vivacité de ses peintures de mort et de batailles, son pathétique sublime, tout cela n’est pas le génie d’un homme, c’est celui de l’âge héroïque. Quelle force de jeunesse n’ont pas alors l’imagination, la mémoire, et les passions qui inspirent la poésie ?

Les trois principaux titres d’Homère sont désormais mieux motivés : c’est bien le fondateur de la civilisation en Grèce, le père des poètes, la source de toutes les philosophies grecques. Le dernier titre mérite une explication : les philosophes ne tirèrent point leurs systèmes d’Homère, quoiqu’ils cherchassent à les autoriser de ses fables, mais ils y trouvèrent réellement une occasion de recherches, et une facilité de plus pour exposer et populariser leurs doctrines.

Cependant on peut insister : en supposant qu’un peuple entier ait été poète, comment put-il inventer les artifices du style, ces épisodes, ces tours heureux, ce nombre poétique ?… Et comment eût-il pu ne pas les inventer ? Les tours ne vinrent que de la difficulté de s’exprimer ; les épisodes, de l’inhabileté qui ne sait pas distinguer et écarter les choses qui ne vont pas au but.

Quant au nombre musical et poétique, il est naturel à l’homme ; les bègues s’essaient à parler en chantant ; dans la passion la voix s’altère et approche du chant. Partout les vers précédèrent la prose.

Passer de la poésie à la prose, c’était abstraire et généraliser : car le langage de la première est tout concret, tout particulier. La poésie elle-même, quoiqu’elle sortît alors de l’usage vulgaire, reçut aussi les expressions générales ; aux noms propres, qui, dans l’indigence des langues, lui avaient servi à désigner les caractères, elle substitua des noms imaginaires, et conçut des caractères purement idéaux ; ce fut là le commencement de son troisième âge, de l’âge humain de la poésie.

L’origine de la religion, de la poésie et des langues étant découverte, nous connaissons celle de la société païenne. Les poèmes d’Homère en sont le principal monument. Joignez-y l’histoire des premiers siècles de Rome, qui nous présente le meilleur commentaire de l’histoire fabuleuse des Grecs ; en effet, Rome ayant été fondée lorsque les langues vulgaires du Latium avaient fait de grands progrès, l’héroïsme romain jeune encore, au milieu de tant de peuples déjà mûrs, s’exprima en langue vulgaire, tandis que celui des Grecs s’était exprimé en langue héroïque.

Le commencement de la religion fut celui de la société. Les géants, effrayés par la foudre qui leur révèle une puissance supérieure, se réfugient dans les cavernes. L’état bestial finit avec leurs courses vagabondes ; ils s’assurent d’un asile régulier, ils y retiennent une compagne par la force, et la famille a commencé. Les premiers pères de famille sont les premiers prêtres ; et comme la religion compose encore toute la sagesse, les premiers sages ; maîtres absolus de leur famille, ils sont aussi les premiers rois ; de là le nom de patriarches (pères et princes). Dans une si grande barbarie, leur joug ne peut être que dur et cruel ; le Polyphème d’Homère est, aux yeux de Platon, l’image des premiers pères de famille. Il faut bien qu’il en soit ainsi pour que les hommes domptés par le gouvernement de la famille se trouvent préparés à obéir aux lois du gouvernement civil qui va succéder. Mais ces rois absolus de la famille sont eux-mêmes soumis aux puissances divines, dont ils interprètent les ordres à leurs femmes et à leurs enfants ; et comme alors il n’y a point d’action qui ne soit soumise à un Dieu, le gouvernement est en effet théocratique.

Voilà l’âge d’or, tant célébré par les poètes, l’âge où les dieux règnent sur la terre. Toute la vertu de cet âge, c’est une superstition barbare qui sert pourtant à contenir les hommes, malgré leur brutalité et leur orgueil farouche. Quelque horreur que nous inspirent ces religions sanguinaires, n’oublions pas que c’est sous leur influence que se sont formées les plus illustres sociétés du monde ; l’athéisme n’a rien fondé.

Bientôt la famille ne se composa pas seulement des individus liés par le sang. Les malheureux qui étaient restés dans la promiscuité des biens et des femmes, et dans les querelles qu’elle produisait, voulant échapper aux insultes des violents, recoururent aux autels des forts, situés sur les hauteurs. Ces autels furent les premiers asiles, vetus urbes condentium consilium, dit Tite-Live. Les forts tuaient les violents et protégeaient les réfugiés. Issus de Jupiter, c’est-à-dire nés sous ses auspices, ils étaient héros par la naissance et par la vertu. Ainsi se forma le caractère idéal de l’Hercule antique ; les héros étaient héraclides, enfants d’Hercule, comme les sages étaient appelés enfants de la sagesse, etc.

Les nouveaux venus, conduits dans la société par l’intérêt, non par la religion, ne partagèrent pas les prérogatives des héros, particulièrement celle du mariage solennel. Ils avaient été reçus à condition de servir leurs défenseurs comme esclaves ; mais, devenus nombreux, ils s’indignèrent de leur abaissement, et demandèrent une part dans ces terres qu’ils cultivaient. Partout où les héros furent vaincus, ils leur cédèrent des terres qui devaient toujours relever d’eux ; ce fut la première loi agraire, et l’origine des clientèles et des fiefs.

Ainsi s’organisa la cité : les pères de famille formèrent une classe de nobles, de patriciens, conservant le triple caractère de rois de leur maison, de prêtres et de sages, c’est-à-dire de dépositaires des auspices. Les réfugiés composèrent une classe de plébéiens, compagnons, clients, vassaux, sans autre droit que la jouissance des terres qu’ils tenaient des nobles.

Les cités héroïques furent toutes gouvernées aristocratiquement ; les rois des familles soumirent leur empire domestique à celui de leur ordre. Les principaux de l’ordre héroïque furent appelés rois de la cité, et administrèrent les affaires communes, en ce qui touchait la guerre et la religion.

Ces petites sociétés étaient essentiellement guerrières (πόλις, πόλεμος). Étranger (hostis), dans leur langage, est synonyme d’ennemi. Les héros s’honoraient du nom de brigands (Voyez Thucydide), et exerçaient en effet le brigandage ou la piraterie. À l’intérieur, les cités héroïques n’étaient pas plus tranquilles. Les anciens nobles, dit Aristote (Politique), juraient une éternelle inimitié aux plébéiens. L’histoire romaine nous le confirme : les plébéiens combattaient pour l’intérêt des nobles, à leurs propres dépens, et ceux-ci les ruinaient par l’usure, les enfermaient dans leurs cachots particuliers, les déchiraient de coups de fouet. Mais l’amour de l’honneur, qui entretient dans les républiques aristocratiques cette violente rivalité des ordres, cause en récompense dans la guerre une généreuse émulation. Les nobles se dévouent au salut de la patrie, auxquels tiennent tous les privilèges de leur ordre. Les plébéiens, par des exploits signalés, cherchent à se montrer dignes de partager les privilèges des nobles. Ces querelles, qui tendent à établir l’égalité, sont le plus puissant moyen d’agrandir les républiques.

Pour compléter ce tableau des âges divin et héroïque, nous rapprocherons l’histoire du droit civil de celle du droit politique. Dans la première, nous retrouvons toutes les vicissitudes de la seconde. Si les gouvernements résultent des mœurs, la jurisprudence varie selon la forme du gouvernement. C’est ce que n’ont vu ni les historiens ni les jurisconsultes ; ils nous expliquent les lois, nous en rappellent l’institution sans en marquer les rapports avec les révolutions politiques ; ainsi ils nous présentent les faits isolés de leurs causes. Demandez-leur pourquoi la jurisprudence antique des Romains fut entourée de tant de solennités, de tant de mystères ; ils ne savent qu’accuser l’imposture des patriciens.

Au premier âge, le droit et la raison, c’est ce qui est ordonné d’en haut, c’est ce que les dieux ont révélé par les auspices, par les oracles et autres signes matériels. Le droit est fondé sur une autorité divine. Demander la moindre explication serait un blasphème. Admirons la Providence qui permit qu’à une époque où les hommes étaient incapables de discerner le droit, la raison véritable, ils trouvassent dans leur erreur un principe d’ordre et de conduite. La jurisprudence, la science de ce droit divin, ne pouvait être que la connaissance des rites religieux ; la justice était tout entière dans l’observation de certaines pratiques, de certaines cérémonies. De là le respect superstitieux des Romains pour les acta legitima ; chez eux, les noces, le testament étaient dits justa, lorsque les cérémonies requises avaient été accomplies.

Le premier tribunal fut celui des dieux ; c’est à eux qu’en appelaient ceux qui recevaient quelque tort, ce sont eux qu’ils invoquaient comme témoins et comme juges. Quand les jugements de la religion se régularisèrent, les coupables furent dévoués, anathématisés ; sur cette sentence, ils devaient être mis à mort. On la prononçait contre un peuple aussi bien que contre un individu ; les guerres (pura et pia bella) étaient des jugements de Dieu. Elles avaient toutes un caractère de religion : les hérauts qui les déclaraient, dévouaient les ennemis et appelaient leurs dieux hors de leurs murs ; les vaincus étaient considérés comme sans dieux ; les rois, traînés derrière le char des triomphateurs romains, étaient offerts au Capitole à Jupiter Férétrien, et de là immolés.

Les duels furent encore une espèce de jugements des dieux. Les républiques anciennes, dit Aristote dans sa Politique, n’avaient pas de lois judiciaires pour punir les crimes et réprimer la violence. Le duel offrait seul un moyen d’empêcher que les guerres individuelles ne s’éternisassent. Les hommes, ne pouvant distinguer la cause réellement juste, croyaient juste celle que favorisaient les dieux. Le droit héroïque fut celui de la force.

La violence des héros ne connaissait qu’un seul frein : le respect de la parole. Une fois prononcée, la parole était pour eux sainte comme la religion, immuable comme le passé (fas, fatum, de fari). Aux actes religieux qui composaient seuls toute la justice de l’âge divin, et qu’on pourrait appeler formules d’actions, succédèrent des formules parlées. Les secondes héritèrent du respect qu’on avait eu pour les premières, et la superstition de ces formules fut inflexible, impitoyable : uti lingua nuncupassit, ita jus esto (Douze Tables). Agamemnon a prononcé qu’il immolerait sa fille ; il faut qu’il l’immole. Ne crions pas comme Lucrèce, Tantum relligio potuit suadere malorum !… Il fallait cette horrible fidélité à la parole dans ces temps de violence ; la faiblesse soumise à la force avait à craindre de moins ses caprices. — L’équité de cet âge n’est donc pas l’équité naturelle, mais l’équité civile ; elle est dans la jurisprudence ce que la raison d’état est en politique : un principe d’utilité, de conservation pour la société.

La sagesse consiste alors dans un usage habile des paroles, dans l’application précise, dans l’appropriation du langage à un but d’intérêt. C’est là la sagesse d’Ulysse ; c’est celle des anciens jurisconsultes romains avec leur fameux cavere. Répondre sur le droit, ce n’était pour eux autre chose que précautionner les consultants, et les préparer à circonstancier devant les tribunaux le cas contesté, de manière que les formules d’actions s’y rapportassent de point en point, et que le préteur ne pût refuser de les appliquer. — Imitées des formules religieuses, les formules légales de l’âge héroïque furent enveloppées des mêmes mystères : le secret, l’attachement aux choses établies sont l’âme des républiques aristocratiques.

Les formules religieuses, étant toutes en action, n’avaient rien de général ; les formules légales dans leurs commencements n’ont rapport qu’à un fait, à un individu ; ce sont de simples exemples d’après lesquels on juge ensuite les faits analogues. La loi, toute particulière encore, n’a pour elle que l’autorité (dura est, sed scripta est) ; elle n’est pas encore fondée en principe, en vérité. Jusque-là, il n’y a qu’un droit civil ; avec l’âge humain commence le droit naturel, le droit de l’humanité raisonnable. La justice de ce dernier âge considère le mérite des faits et des personnes ; une justice aveugle serait faussement impartiale ; son égalité apparente serait en effet inégalité. Les exceptions, les privilèges sont souvent demandés par l’équité naturelle ; aussi les gouvernements humains savent faire plier la loi dans l’intérêt de l’égalité même.

À mesure que les démocraties et les monarchies remplacent les aristocraties héroïques, l’importance de la loi civile domine de plus en plus celle de la loi politique. Dans celles-ci tous les intérêts privés des citoyens étaient renfermés dans les intérêts publics ; sous les gouvernements humains, et surtout sous les monarchies, les intérêts publics n’occupent les esprits qu’à propos des intérêts privés ; d’ailleurs, les mœurs s’adoucissant, les affections particulières en prennent d’autant plus de force, et remplacent le patriotisme.

Sous les gouvernements humains, l’égalité que la nature a mise entre les hommes en leur donnant l’intelligence, caractère essentiel de l’humanité, est consacrée dans l’égalité civile et politique. Les citoyens sont dès lors égaux, d’abord comme souverains de la cité, ensuite comme sujets d’un monarque qui, distingué seul entre tous, leur dicte les mêmes lois.

Dans les républiques populaires bien ordonnées, la seule inégalité qui subsiste est déterminée par le cens. Dieu veut qu’il en soit ainsi pour donner l’avantage à l’économie sur la prodigalité, à l’industrie et à la prévoyance sur l’indolence et la paresse. — Le peuple pris en général veut la justice ; lorsqu’il entre ainsi dans le gouvernement, il fait des lois justes, c’est-à-dire généralement bonnes.

Mais peu à peu les États populaires se corrompent. Les riches ne considèrent plus leur fortune comme un moyen de supériorité légale, mais comme un moyen de tyrannie ; le peuple, qui sous les gouvernements héroïques ne réclamait que l’égalité, veut maintenant dominer à son tour ; il ne manque pas de chefs ambitieux qui lui présentent des lois populaires, des lois qui tendent à enrichir les pauvres. Les querelles ne sont plus légales ; elles se décident par la force. De là des guerres civiles au dedans, des guerres injustes au dehors. Les puissances s’élèvent dans le désordre ; et l’anarchie, la pire des tyrannies, force le peuple de se réfugier dans la domination d’un seul. Ainsi le besoin de l’ordre et de la sécurité fonde les monarchies. Voilà la loi royale (pour parler comme les jurisconsultes) par laquelle Tacite légitime la monarchie romaine sous Auguste : Qui cuncta discordiis fessa sub imperium unius accepit.

Fondées sur la protection des faibles, les monarchies doivent être gouvernées d’une manière populaire. Le prince établit l’égalité, au moins dans l’obéissance ; il humilie les grands, et leur abaissement est déjà une liberté pour les petits. Revêtu d’un pouvoir sans bornes, il consulte non la loi, mais l’équité naturelle. Aussi la monarchie est-elle le gouvernement le plus conforme à la nature, dans les temps de la civilisation la plus avancée.

Les monarques se glorifient du titre de cléments, et rendent les peines moins sévères ; ils diminuent cette terrible puissance paternelle des premiers âges. La bienveillance de la loi descend jusqu’aux esclaves ; les ennemis même sont mieux traités, les vaincus conservent des droits. Le droit de citoyen, dont les républiques étaient si avares, est prodigué ; et le pieux Antonin veut, selon le mot d’Alexandre, que le monde soit une seule cité.

Voilà toute la vie politique et civile des nations, tant qu’elles conservent leur indépendance. Elles passent successivement sous trois gouvernements. La législation divine fonde la monarchie domestique, et commence l’humanité ; la législation héroïque ou aristocratique forme la cité, et limite les abus de la force ; la législation populaire consacre dans la société l’égalité naturelle ; la monarchie enfin doit arrêter l’anarchie, et la corruption publique qui l’a produite.

Quand ce remède est impuissant, il en vient inévitablement du dehors un autre plus efficace. Le peuple corrompu était esclave de ses passions effrénées ; il devient esclave d’une nation meilleure qui le soumet par les armes, et le sauve en le soumettant. Car ce sont deux lois naturelles : Qui ne peut se gouverner, obéira, — et, Au meilleur l’empire du monde.

Que si un peuple n’était secouru dans ce misérable état de dépravation ni par la monarchie ni par la conquête, alors au dernier des maux il faudrait bien que la Providence appliquât le dernier des remèdes. Tous les individus de ce peuple se sont isolés dans l’intérêt privé ; on n’en trouvera pas deux qui s’accordent, chacun suivant son plaisir ou son caprice. Cent fois plus barbares dans cette dernière période de la civilisation qu’ils ne l’étaient dans son enfance ! la première barbarie était de nature, la seconde est de réflexion ; celle-là était féroce, mais généreuse ; un ennemi pouvait fuir ou se défendre ; celle-ci, non moins cruelle, est lâche et perfide ; c’est en embrassant qu’elle aime à frapper. Aussi ne vous y trompez pas ; vous voyez une foule de corps, mais si vous cherchez des âmes humaines, la solitude est profonde ; ce ne sont plus que des bêtes sauvages.

Qu’elle périsse donc cette société par la fureur des factions, par l’acharnement désespéré des guerres civiles ; que les cités redeviennent forêts, que les forêts soient encore le repaire des hommes, et qu’à force de siècles leur ingénieuse malice, leur subtilité perverse disparaissent sous la rouille de la barbarie. Alors, stupides, abrutis, insensibles aux raffinements qui les avaient corrompus, ils ne connaissent plus que les choses indispensables à la vie ; peu nombreux, le nécessaire ne leur manque pas ; ils sont de nouveau susceptibles de culture ; avec l’antique simplicité l’on verra bientôt reparaître la piété, la véracité, la bonne foi, sur lesquelles est fondée la justice, et qui font toute la beauté de l’ordre éternel établi par la Providence.

C’est après ces épurations sévères que Dieu renouvela la société européenne sur les ruines de l’empire romain. Dirigeant les choses humaines dans le sens des décrets ineffables de sa grâce, il avait établi le christianisme en opposant la vertu des martyrs à la puissance romaine, les miracles et la doctrine des Pères à la vaine sagesse des Grecs. Mais il fallait arrêter les nouveaux ennemis qui menaçaient de toutes parts la foi chrétienne et la civilisation : au nord les Goths ariens, au midi les Arabes mahométans, qui contestaient également à l’auteur de la religion son divin caractère.

On vit renaître l’âge divin et le gouvernement théocratique. On vit les rois catholiques revêtir les habits de diacre, mettre la croix sur leurs armes, sur leurs couronnes, et fonder des ordres religieux et militaires pour combattre les infidèles. Alors revinrent les guerres pieuses de l’antiquité (pura et pia bella) ; mêmes cérémonies pour les déclarer : on appelait hors des murs d’une ville assiégée les saints protecteurs de l’ennemi, et l’on cherchait à dérober leurs reliques. — Les jugements divins reparurent sous le nom de purgations canoniques ; les duels en furent une espèce, quoique non reconnue par les canons. — Les brigandages et les représailles de l’antiquité, la dureté des servitudes héroïques se renouvelèrent, surtout entre les infidèles et les chrétiens. — Les asiles du monde ancien se rouvrirent chez les évêques, chez les abbés ; c’est le besoin de cette protection qui motive la plupart des constitutions de fiefs. Pourquoi tant de lieux escarpés ou retirés portent-ils des noms de saints ? c’est que les chapelles y servaient d’asiles. — L’âge muet des premiers temps du monde se représenta, les vainqueurs et les vaincus ne s’entendaient point ; nulle écriture en langue vulgaire. Les signes hiéroglyphiques furent employés pour marquer les droits seigneuriaux sur les maisons et sur les tombeaux, sur les troupeaux et sur les terres. Ainsi, nous retrouvons au moyen âge la plupart des caractères observés déjà dans la plus haute antiquité.

Quand toutes les observations qui précèdent sur l’histoire du genre humain ne seraient point appuyées par le témoignage des philosophes et des historiens, des grammairiens et des jurisconsultes, ne nous conduiraient-elles pas à reconnaître dans ce monde la grande cité des nations fondée et gouvernée par Dieu même ? — On élève jusqu’au ciel la sagesse législative des Lycurgue, des Solon et des Décemvirs, auxquels on rapporte la police tant célébrée des trois plus glorieuses cités, des plus signalées par la vertu civile ; et pourtant combien ne sont-elles pas inférieures en grandeur et en durée à la république de l’univers !

Le miracle de sa constitution, c’est qu’à chacune de ses révolutions elle trouve dans la corruption même de l’état précédent les éléments de la forme nouvelle qui peut la sauver. Il faut bien qu’il y ait là une sagesse au-dessus de l’homme…

Cette sagesse ne nous force pas par des lois positives, mais elle se sert, pour nous gouverner, des usages que nous suivons librement. Répétons donc ici le premier principe de la Science nouvelle : les hommes ont fait eux-mêmes le monde social, tel qu’il est ; mais ce monde n’en est pas moins sorti d’une intelligence, souvent contraire, et toujours supérieure aux fins particulières que les hommes s’étaient proposées. Ces fins, d’une vue bornée, sont pour elle les moyens d’atteindre des fins plus grandes et plus lointaines. Ainsi les hommes isolés encore veulent le plaisir brutal, et il en résulte la sainteté des mariages et l’institution de la famille ; les pères de famille veulent abuser de leur pouvoir sur leurs serviteurs, et la cité prend naissance ; — l’ordre dominateur des nobles veut opprimer les plébéiens, et il subit la servitude de la loi, qui fait la liberté du peuple ; — le peuple libre tend à secouer le frein de la loi, et il est assujetti à un monarque ; le monarque croit assurer son trône en dégradant ses sujets par la corruption, et il ne fait que les préparer à porter le joug d’un peuple plus vaillant ; — enfin quand les nations cherchent à se détruire elles-mêmes, elles sont dispersées dans les solitudes… et le phénix de la société renaît de ses cendres.

Tel est l’exposé, bien incomplet sans doute, de ce vaste système ; nous l’abandonnons aux méditations de nos lecteurs. Il serait trop long de suivre Vico dans les applications ingénieuses qu’il a faites de ses principes. Nous ajouterons seulement quelques mots pour faire connaître quel fut le sort de l’auteur et de l’ouvrage.

La Science nouvelle eut quelque succès en Italie, et la première édition fut épuisée en trois ans. Plusieurs grands personnages, entre autres le pape Clément XII, écrivirent à Vico des lettres flatteuses. Des savants de Venise, qui voulaient réimprimer la Science nouvelle dans cette ville, lui persuadèrent d’écrire lui-même sa Vie pour qu’on l’insérât dans un Recueil des Vies des littérateurs les plus distingués de l’Italie. Mais dans le reste de l’Europe le grand ouvrage de Vico ne produisit aucune sensation. Leclerc, qui avait rendu compte du livre De uno universi juris principio dans la Bibliothèque universelle, ne parla point de la Science nouvelle. Le Journal de Trévoux en fit une simple mention. Le Journal de Leipsick inséra un article calomnieux qui avait été envoyé de Naples.

Employé fréquemment par les vice-rois espagnols ou autrichiens à composer des discours, des vers, des inscriptions pour les occasions solennelles, Vico n’en resta pas moins dans l’indigence où il était né. Il ne suppléait à l’insuffisance des appointements de la chaire de rhétorique qu’il occupait à l’université de Naples qu’en donnant chez lui des leçons de langue latine. Au moment même où il achevait la Science nouvelle, il concourut pour une chaire de droit, et il échoua.

Dans cette position pénible, il faisait toute sa consolation du soin d’élever ses deux filles, qu’il aimait beaucoup, et dont l’aînée réussit dans la poésie italienne. C’était, dit l’éditeur des Opuscules de Vico, auquel un fils du grand homme a transmis ces détails, c’était un spectacle touchant de voir le philosophe jouer avec ses filles aux heures que lui laissaient d’ennuyeux devoirs. Un ami qui le trouvait un jour avec elles ne put s’empêcher de répéter ce passage du Tasse : C’est Alcide qui, la quenouille en main, amuse de récits fabuleux les filles de Méonie. Ce bonheur domestique était lui-même mêlé d’amertume. Un de ses enfants fut atteint d’une maladie longue et cruelle. Un autre devint, par sa mauvaise conduite, la honte de sa famille, et Vico fut obligé de demander qu’il fût enfermé.

À l’avènement de la maison de Bourbon, sa condition sembla s’améliorer ; il fut nommé historiographe du roi et obtint que son fils Gennaro Vico, dont on connaissait le mérite et la probité, lui succédât comme professeur ; mais ces faveurs venaient bien tard. Il languissait déjà sous le poids de l’âge et des plus douloureuses infirmités. Enfin, ses forces diminuant tous les jours, il resta quatorze mois sans parler et sans reconnaître ses propres enfants. Il ne sortit de cet état que pour s’apercevoir de sa mort prochaine, et, après avoir rempli le devoir d’un chrétien, il expira en récitant les psaumes de David, le 20 janvier 1744. Il avait soixante-seize ans accomplis.

Ne quittons point cet homme rare sans apprendre de lui-même comment il supporta ses malheurs : « Qu’elle soit à jamais louée, dit-il dans une lettre, cette Providence qui, lors même qu’elle semble à nos faibles yeux une justice sévère, n’est qu’amour et que bonté. Depuis que j’ai fait mon grand ouvrage, je sens que j’ai revêtu un nouvel homme. Je n’éprouve plus la tentation de déclamer contre le mauvais goût du siècle, puisqu’en me repoussant de la place que je demandais, il m’a donné l’occasion de composer la Science nouvelle. Le dirai-je ? je me trompe peut-être, mais je voudrais bien ne pas me tromper : la composition de cet ouvrage m’a animé d’un esprit héroïque qui me met au-dessus de la crainte de la mort et des calomnies de mes rivaux. Je me sens assis sur une roche de diamant, quand je songe au jugement de Dieu qui fait justice au génie par l’estime du sage !… 1726. »

Nous rapporterons encore, quoi qu’il en coûte, les dernières lignes qui soient sorties de sa plume : « Maintenant Vico n’a plus rien à espérer au monde. Accablé par l’âge et les fatigues, usé par les chagrins domestiques, tourmenté de douleurs convulsives dans les cuisses et dans les jambes, en proie à un mal rongeur qui lui a déjà dévoré une partie considérable de la tête, il a renoncé entièrement aux études et a envoyé au Père Louis-Dominique, si recommandable par sa bonté et par son talent dans la poésie élégiaque, le manuscrit des notes sur la première édition de la Science nouvelle, avec l’inscription suivante :


AU TIBULLE CHRÉTIEN,
AU PÈRE LOUIS-DOMINIQUE,
JEAN-BAPTISTE VICO,
POURSUIVI ET BATTU
PAR LES ORAGES CONTINUELS D’UNE FORTUNE ENNEMIE,
ENVOIE CES DÉBRIS INFORTUNÉS DE LA SCIENCE NOUVELLE ;
PUISSENT-ILS TROUVER CHEZ LUI AU PORT UN LIEU DE REPOS.


[Après avoir rappelé les obstacles, les contradictions qu’il rencontra, il ajoute ce qui suit] : « Vico bénissait ces adversités qui le ramenaient à ses études. Retiré dans sa solitude comme dans un fort inexpugnable, il méditait, il écrivait quelque nouvel ouvrage, et tirait une noble vengeance de ses détracteurs. C’est ainsi qu’il en vint à trouver la Science nouvelle… Depuis ce moment, il crut n’avoir rien à envier à ce Socrate, dont Phèdre disait :

« L’envie le condamna vivant, mais sa cendre est absoute. Que l’on m’assure sa gloire et je ne refuse point sa mort ! [7] »



  1. Il y propose le problème suivant : Ne pourrait-on pas animer d’un même esprit tout le savoir divin et humain, de sorte que les sciences se donnassent la main, pour ainsi dire, et qu’une université d’aujourd’hui représentât un Platon ou un Aristote, avec tout le savoir que nous avons de plus que les anciens ?
  2. Réponse à un article du Journal littéraire d’Italie où l’on attaquait le livre De antiquissima Italorum sapientia ex originibus linguæ latinæ eruenda. 1711.
  3. Cet ouvrage est le seul dont Vico n’ait point transporté les idées dans la Science nouvelle.
  4. Omnis divinæ atque humanæ eruditionis elementa tria, nosse, velle, posse ; quorum principium unum mens ; cujus oculus ratio ; cui æterni veri lumen præbet Deus… — Hæc tria elementa, quæ tam existere, et nostra esse, quam nos vivere certo scimus, una illa re, de qua omnino dubitare non possumus, nimirum cogitatione explicemus : quod quo facilius faciamus, hanc tractationem universam divido in partes tres : quarum prima omnia scientiarum principia a Deo esse : in secunda, divinum lumen, sive æternum verum per hæc tria, quæ proposuimus elementa omnes scientias permeare : easque omnes una arctissima complexione colligatas alias in alias dirigere, et cunctas ad Deum ipsarum principium revocare : in tertia, quidquid usquam de divinæ ac humanæ eruditionis principiis scriptum, dictumve sit, quod cum his principiis congruerit, verum ; quod dissenserit, falsum esse demonstremus. Atque adeo de divinarum atque humanarum rerum notitia hæc agam tria, de origine, de circulo, de constantia ; et ostendam, origine, omnes a Deo provenire ; circulo, ad Deum redire omnes ; constantia, omnes constare in Deo, omnesque eas ipsas præter Deum tenebras esse et errores.
  5. Vico a très bien marqué lui-même les progrès de sa méthode : « Ce qui me déplaît dans mes livres sur le droit universel (De juris uno principio, et De constantia jurisprudentis), c’est que j’y pars des idées de Platon et d’autres grands philosophes, pour descendre à l’examen des intelligences bornées et stupides des premiers hommes qui fondèrent l’humanité païenne, tandis que j’aurais dû suivre une marche toute contraire. De là les erreurs où je suis tombé dans certaines matières… — Dans la première édition de la Science nouvelle j’errais, sinon dans la matière, au moins dans l’ordre que je suivais. Je traitais des principes des idées, en les séparant des principes des langues, qui sont naturellement unis entre eux. Je parlais de la méthode propre à la Science nouvelle, en la séparant des principes des idées et des principes des langues. » (Additions à une préface de la Science nouvelle, publiées avec d’autres pièces inédites de Vico, par M. Antonio Giordano, 1818.) Ajoutons à cette critique que, dans la première édition, il conçoit pour l’humanité l’espoir d’une perfection stationnaire. Cette idée, que tant d’autres philosophes devaient reproduire, ne reparaît plus dans les éditions suivantes.
  6. Philosophie est une poésie sophistiquée. (Montaigne, IIIe v., p. 216, édit. Lefèvre.)
  7. Cujus non fugio mortem, si famam assequar.
    Et cedo invidiæ, dummodo absolvar cinis.