Œuvres choisies de Vico/Avant-propos

Avant-propos aux Œuvres choisies de Vico
Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 1-8).


AVANT-PROPOS


J’avais donné déjà l’ouvrage de Vico ; je donne aujourd’hui Vico lui-même, je veux dire, sa vie, sa méthode, le secret des transformations par lesquelles passa ce grand esprit. On les retrouvera toutes, soit dans le Mémoire qu’il a écrit sur sa vie, soit dans les autres opuscules dont notre volume contient la traduction ou l’extrait.

La méthode suivie par Vico est d’autant plus importante à observer qu’il n’est peut-être aucun inventeur dont on puisse moins indiquer les précédents. Avant lui, le premier mot n’était pas dit ; après lui, la science était, sinon faite, au moins fondée ; le principe était donné, les grandes applications indiquées.

Ce principe, quel est-il ? Le frontispice dont on va lire la description en est la traduction pittoresque. C’est le même que Vico plaça en tête de la seconde édition de la Scienza nuova (1730).

La femme, à tête ailée, dont les pieds posent sur le globe et sur l’autel qui le soutient, c’est la philosophie, la métaphysique. Ce globe est le monde social fondé sur la religion du mariage et des tombeaux, autrement dit sur la perpétuité des familles ; c’est ce qu’indiquent la torche, la pyramide, etc. La philosophie sociale s’élance du monde, comme pour remonter vers Dieu son auteur [1]. De l’œil divin part un rayon qui, se réfléchissant en elle, va frapper, illuminer la statue de l’aveugle Homère, représentant du génie populaire, de la poésie instinctive des nations, d’où leur civilisation doit sortir. La statue vieille et lézardée porte sur une base ruineuse ; il semble que le rayon la détruise en l’éclairant. C’est qu’en effet, cet Homère dans lequel on a cru voir un homme, doit périr comme homme, fondre au flambeau de la nouvelle critique ; disons mieux, il va plutôt grandir, il va devenir un être collectif, une école de poètes, de rhapsodes, d’homérides ; que dis-je une école ? un peuple, le peuple grec, dont les rhapsodes n’ont fait que répéter, moduler les traditions poétiques.

Le poète grec n’est ici qu’un exemple. Autant vaudrait tout poète primitif de tout autre peuple ; autant tel ou tel des législateurs antiques. Numa ou Lycurgue, Minos ou Hermès, pourrait figurer ici comme Homère. Les législations, les religions sont, aussi bien que les littératures, l’ouvrage, l’expression de la pensée des peuples. Ici je demande la permission de me citer un instant moi-même.

« Le mot de la Scienza nuova est celui-ci : l’humanité est son œuvre à elle-même. Dieu agit sur elle, mais par elle. L’humanité est divine, mais il n’y a point d’homme divin. Ces héros mythiques, ces Hercule dont le bras sépare les montagnes, ces Lycurgue et ces Romulus, législateurs rapides, qui, dans une vie d’homme, accomplissent le long ouvrage des siècles, sont les créations de la pensée des peuples. Dieu seul est grand. Quand l’homme a voulu des hommes-dieux, il a fallu qu’il entassât des générations en une personne, qu’il résumât en un héros les conceptions de tout un cycle poétique. À ce prix, il s’est fait des idoles historiques, des Romulus et des Numa. Les peuples restaient prosternés devant ces gigantesques ombres. Le philosophe les relève et leur dit : Ce que vous adorez, c’est vous-mêmes, ce sont vos propres conceptions… Ces bizarres et inexplicables figures qui flottaient dans les airs, objet d’une puérile admiration, redescendent à notre portée. Elles sortent de la poésie pour entrer dans la science. Les miracles du génie individuel se classent sous la loi commune. Le niveau de la critique passe sur le genre humain. Ce radicalisme historique ne va pas jusqu’à supprimer les grands hommes. Il en est sans doute qui dominent la foule, de la tête ou de la ceinture ; mais leur front ne se perd plus dans les nuages. Ils ne sont pas d’une autre espèce ; l’humanité peut se reconnaître dans toute son histoire, une et identique à elle-même [2]. »

La science sociale date du jour où cette grande idée a été exprimée pour la première fois. Jusque là, l’humanité croyait devoir ses progrès aux hasards du génie individuel. Les révolutions de la politique, de la religion, de l’art, étant rapportées à l’inexplicable supériorité de quelques hommes, il ne restait qu’à admirer sans comprendre ; l’histoire était un spectacle infécond, tout au plus une fantasmagorie amusante. Les faits apparaissaient comme individuels et sans généralité, on ne pouvait en dégager des lois, en tirer des inductions.

Quelle est l’influence de l’individu ? jusqu’à quel point l’homme mythique, l’homme collectif, l’homme individuel, peuvent-ils être considérés comme expression, comme symbole d’une civilisation, d’une époque ? C’est là une question grave. La science, la morale, la religion, y sont engagées. Ce n’est pas dans cette petite préface que nous pouvons traiter ce grand sujet. Peut-être ailleurs essaierons-nous de dire ce que c’est que Symbolisme, de fixer la critique de ce principe dangereux et fécond, d’expliquer comment les deux écoles, symbolique, antisymbolique, celle qui généralise, celle qui individualise, se combattant, se contrôlant, s’équilibrant l’une l’autre, sont également nécessaires à la science, dont leur balancement fait la vie, comme l’équilibre de la vie commune et de l’individuelle fait la vie de la nature.

Revenons. Le Mémoire biographique de Vico présentera à bien des lecteurs moins d’intérêt que peut-être ils n’en attendent [3]. La vie d’un grand inventeur n’est guère que l’histoire de ses idées. Point d’aventures, peu d’anecdotes. Vico ne sortit guère de Naples. Il naquit, il vieillit pauvre, dans les fonctions obscures de l’enseignement ; heureux et reconnaissant, lorsque les grands, les gouverneurs espagnols ou autrichiens lui faisaient l’honneur insigne de lui commander un discours, une épitaphe, un épithalame. Qu’un esprit si indépendant ait montré tant de respect et d’admiration pour la puissance, c’est un contraste qui pourra étonner ceux qui ne connaissent pas l’Italie.

Humilité vaniteuse, glorioles académiques, éloges splendides d’une foule d’illustres inconnus : c’est là ce qu’on retrouverait dans la vie de tous les lettrés de cette époque. Au milieu de ces misères, dont il se croit lui-même préoccupé sérieusement, on distingue que sa seule affaire est la poursuite de sa grande idée. Il faut voir comme il partit de loin, comme il gravit péniblement des pieds et des mains l’âpre et solitaire sentier de sa découverte, s’élevant chaque jour à une région inconnue, ne rencontrant nul autre émule à surpasser que soi-même, se modifiant, et, comme dit Dante, transhumanant à mesure qu’il montait ; comment enfin, lorsqu’il eut monté, qu’il se retourna et s’assit, il se trouva avoir, en une vie d’homme, escaladé toute une science.

Le malheur, c’est qu’arrivé là, il se trouvait seul ; personne ne pouvait plus comprendre. L’originalité des idées, l’étrangeté du langage, l’isolait également. Généralisant ses généralités, formulant, concentrant ses formules, il employait les dernières comme locutions connues. Il lui était arrivé le contraire des Sept-Dormants. Il avait oublié la langue du passé, et ne savait plus parler que celle de l’avenir. Mais si c’était alors trop tôt, aujourd’hui peut-être c’est déjà bien tard. Pour ce grand et malheureux génie le temps n’est jamais venu.

Vico a eu trop souvent le tort d’effacer sa route à mesure qu’il avançait. De là, l’apparente étrangeté de ses résultats. Cependant sa belle et ingénieuse polémique contre l’école de Descartes, contre l’abus de la méthode géométrique, contre l’esprit critique qui menaçait de sécher et détruire toute littérature, tout art, tout génie d’invention, cette partie négative n’a pas moins d’originalité que l’autre ; elle la prépare et s’y lie étroitement. Dans ses Discours, Vico attaque le criterium cartésien du sens individuel. Dans l’essai sur l’Unité du principe du droit, dans le petit livre sur la Philosophie des langues, enfin, dans la Science nouvelle, il revendique les droits du sens commun du genre humain. Nous venons de marquer ici le progrès général de sa méthode ; mais combien de vues ingénieuses nous pourrions indiquer dans les détails ! Le jugement sur Dante, l’appréciation des mérites et des défauts de la langue française, les réflexions sur l’éducation, si applicables encore aujourd’hui, et si admirables de simplicité et de profondeur, suffiraient pour montrer tout ce qu’il y a de bon sens dans le génie.




  1. L’idée première de cette image emblématique est platonicienne et dantesque. Elle semble empruntée aux vers du Paradis : « Comme l’oiseau dans sa feuille chérie, impatient de la nuit qui le prive de voir sa couvée et d’aller lui quérir la pâture, il devance l’heure, sort des rameaux, attend, et regarde d’ardent désir, pour qu’enfin vienne l’aurore. Telle Celle que j’aime se dressait attentive… Moi, la voyant suspendue et avide, je restais comme celui qui voudrait bien encore, et qui cependant jouit de l’espoir… (Parad., C. XXIII.) — Je regardai les yeux de Celle qui emparadisa ma pensée ; et comme un homme qui voit dans un miroir l’image d’un flambeau avant le flambeau même, il se retourne, il compare, et voit la flamme et le miroir s’accorder comme en un chant l’air et les paroles ; ainsi je fus frappé, etc. (Ibid., C. XXVIII). »
  2. Voy. Histoire Romaine.
  3. Nous reproduisons le Discours préliminaire de la première édition sur la vie et les ouvrages de Vico, au risque de répéter quelques détails biographiques qu’on retrouvera dans la Vie de Vico, écrite par lui-même.