Discours sur l’Histoire universelle/II/12


XII.

Diverses formes de l'Idolatrie : les sens, l'interet, un faux respect de l'antiquité, la Politique, la Philosophie, & les Heresies viennent à son secours : l'Eglise triomphe de tout.


L’idolatrie nous paroist la foiblesse mesme, et nous avons peine à comprendre qu’il ait fallu tant de force pour la détruire. Mais au contraire son extravagance fait voir la difficulté qu’il y avoit à la vaincre ; et un si grand renversement du bon sens montre assez combien le principe estoit gasté. Le monde avoit vieilli dans l’idolatrie ; et enchanté par ses idoles il estoit devenu sourd à la voix de la nature qui crioit contre elles. Quelle puissance falloit-il pour rappeller dans la memoire des hommes le vray Dieu si profondément oublié, et retirer le genre humain d’un si prodigieux assoupissement ? Tous les sens, toutes les passions, tous les interests combatoient pour l’idolatrie. Elle estoit faite pour le plaisir : les divertissemens, les spectacles, et enfin la licence mesme y faisoient une partie du culte divin. Les festes n’estoient que des jeux ; et il n’y avoit nul endroit de la vie humaine d’où la pudeur fust bannie avec plus de soin qu’elle l’estoit des mysteres de la religion. Comment accoustumer des esprits si corrompus à la régularité de la religion veritable, chaste, severe, ennemie des sens, et uniquement attachée aux biens invisibles ? Saint Paul parloit à Felix gouverneur de Judée, etc. C’estoit un discours à remettre au loin à un homme qui vouloit joûïr sans scrupule et à quelque prix que ce fust des biens de la terre.

Voulez-vous voir remuer l’interest, ce puissant ressort qui donne le mouvement aux choses humaines ? Dans ce grand décri de l’idolatrie que commençoient à causer dans toute l’Asie les prédications de Saint Paul, les ouvriers qui gagnoient leur vie en faisant de petits temples d’argent de la Diane d’Ephese s’assemblerent, et le plus accredité d’entre eux leur representa que leur gain alloit cesser : etc.

Que l’interest est puissant, et qu’il est hardi quand il peut se couvrir du prétexte de la religion ! Il n’en fallut pas davantage pour émouvoir ces ouvriers. Ils sortirent tous ensemble criant comme des furieux, la grande Diane des ephesiens, et traisnant les compagnons de Saint Paul au theatre, où toute la ville s’estoit assemblée. Alors les cris redoublerent, et durant deux heures la place publique retentissoit de ces mots, la grande Diane des ephesiens . Saint Paul et ses compagnons furent à peine arrachez des mains du peuple par les magistrats qui craignirent qu’il n’arrivast de plus grands desordres dans ce tumulte. Joignez à l’interest des particuliers l’interest des prestres qui alloient tomber avec leurs dieux ; joignez à tout cela l’interest des villes que la fausse religion rendoit illustres, comme la ville d’Ephese qui devoit à son temple ses privileges, et l’abord des étrangers dont elle estoit enrichie : quelle tempeste devoit s’élever contre l’eglise naissante, et faut-il s’étonner de voir les apostres si souvent batus, lapidez, et laissez pour morts au milieu de la populace ? Mais un plus grand interest va remuer une plus grande machine ; l’interest de l’estat va faire agir le senat, le peuple romain et les empereurs. Il y avoit déja long-temps que les ordonnances du sénat défendoient les religions étrangeres. Les empereurs estoient entrez dans la mesme politique ; et dans cette belle déliberation où il s’agissoit de réformer les abus du gouvernement, un des principaux réglemens que Mecenas proposa à Auguste, fut d’empescher les nouveautez dans la religion qui ne manquoient pas de causer de dangereux mouvemens dans les estats. La maxime estoit veritable : car qu’y a-t-il qui émeuve plus violemment les esprits, et les porte à des excés plus étranges ? Mais Dieu vouloit faire voir que l’établissement de la religion veritable n’excitoit pas de tels troubles ; et c’est une des merveilles qui montre qu’il agissoit dans cét ouvrage. Car qui ne s’étonneroit de voir que durant trois cens ans entiers que l’eglise a eû à souffrir tout ce que la rage des persecuteurs pouvoit inventer de plus cruel, parmi tant de seditions et tant de guerres civiles, parmi tant de conjurations contre la personne des empereurs, il ne se soit jamais trouvé un seul chrestien ni bon ni mauvais ? Les chrestiens défient leurs plus grands ennemis d’en nommer un seul ; il n’y en eût jamais aucun : tant la doctrine chrestienne inspiroit de venération pour la puissance publique ; et tant fut profonde l’impression que fit dans tous les esprits cette parole du fils de Dieu, rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu .

Cette belle distinction porta dans les esprits une lumiere si claire, que jamais les chrestiens ne cesserent de respecter l’image de Dieu dans les princes persecuteurs de la verité. Ce caractere de soumission reluit tellement dans toutes leurs apologies, qu’elles inspirent encore aujourd’huy à ceux qui les lisent l’amour de l’ordre public, et fait voir qu’ils n’attendoient que de Dieu l’établissement du christianisme. Des hommes si déterminez à la mort qui remplissoient tout l’empire et toutes les armées, ne se sont pas échapez une seule fois durant tant de siecles de souffrance ; ils se défendoient à eux-mesmes, non seulement les actions séditieuses, mais encore les murmures. Le doigt de Dieu estoit dans cette oeuvre, et nulle autre main que la sienne n’eust pû retenir des esprits poussez à bout par tant d’injustices.

A la verité il leur estoit dur d’estre traitez d’ennemis publics, et d’ennemis des empereurs, eux qui ne respiroient que l’obéïssance, et dont les voeux les plus ardens avoient pour objet le salut des princes et le bonheur de l’estat. Mais la politique romaine se croyoit attaquée dans ses fondemens, quand on méprisoit ses dieux. Rome se vantoit d’estre une ville sainte par sa fondation, consacrée dés son origine par des auspices divins, et dédiée par son auteur au dieu de la guerre. Peu s’en faut qu’elle ne crust Jupiter plus present dans le capitole que dans le ciel. Elle croyoit devoir ses victoires à sa religion. C’est par là qu’elle avoit dompté et les nations et leurs dieux, car on raisonnoit ainsi en ce temps : de sorte que les dieux romains devoient estre les maistres des autres dieux, comme les romains estoient les maistres des autres hommes. Rome en subjugant la Judée avoit compté le dieu des juifs parmi les dieux qu’elle avoit vaincus : le vouloir faire regner, c’estoit renverser les fondemens de l’empire ; c’estoit haïr les victoires et la puissance du peuple romain. Ainsi les chrestiens ennemis des dieux, estoient regardez en mesme temps comme ennemis de la république. Les empereurs prenoient plus de soin de les exterminer que d’exterminer les parthes, les marcomans et les daces : le christianisme abbatu paroissoit dans leurs inscriptions avec autant de pompe que les sarmates défaits. Mais ils se vantoient à tort d’avoir détruit une religion qui s’accroissoit sous le fer et dans le feu. Les calomnies se joignoient en vain à la cruauté. Des hommes qui pratiquoient des vertus au dessus de l’homme, estoient accusez de vices qui font horreur à la nature. On accusoit d’inceste ceux dont la chasteté faisoit les délices. On accusoit de manger leurs propres enfans, ceux qui estoient bienfaisans envers leurs persecuteurs. Mais malgré la haine publique, la force de la verité tiroit de la bouche de leurs ennemis des témoignages favorables. Chacun sçait ce qu’écrivit Pline Le Jeune à Trajan sur les bonnes moeurs des chrestiens. Ils furent justifiez, mais ils ne furent pas exemptez du dernier supplice ; car il leur falloit encore ce dernier trait pour achever en eux l’image de Jesus-Christ crucifié, et ils devoient comme luy aller à la croix avec une déclaration publique de leur innocence. L’idolatrie ne mettoit pas toute sa force dans la violence. Encore que son fonds fust une ignorance brutale et une entiere dépravation du sens humain, elle vouloit se parer de quelques raisons. Combien de fois a-t-elle tasché de se déguiser, et en combien de manieres s’est-elle transformée pour couvrir sa honte ? Elle faisoit quelquefois la respectueuse envers la divinité. Tout ce qui est divin, disoit-elle, est inconnu : il n’y a que la divinité qui se connoisse elle-mesme : ce n’est pas à nous à discourir de choses si hautes : c’est pourquoy il en faut croire les anciens, et chacun doit suivre la religion qu’il trouve établie dans son païs. Par ces maximes, les erreurs grossieres autant qu’impies qui remplissoient toute la terre, estoient sans remede, et la voix de la nature qui annonçoit le vray dieu estoit étoufée.

On avoit sujet de penser que la foiblesse de nostre raison égarée a besoin d’une autorité qui la ramene au principe ; et que c’est de l’antiquité qu’il faut apprendre la religion veritable. Aussi en avez-vous veû la suite immuable dés l’origine du monde. Mais de quelle antiquité se pouvoit vanter le paganisme, qui ne pouvoit lire ses propres histoires sans y trouver l’origine non seulement de sa religion, mais encore de ses dieux ? Varron et Ciceron, sans compter les autres auteurs, l’ont bien fait voir. Ou bien aurions-nous recours à ces milliers infinis d’années que les egyptiens remplissoient de fables confuses et impertinentes pour établir l’antiquité dont ils se vantoient ? Mais toûjours y voyoit-on naistre et mourir les divinitez de l’Egypte ; et ce peuple ne pouvoit se faire ancien, sans marquer le commencement de ses dieux. Voicy une autre forme de l’idolatrie. Elle vouloit qu’on servist tout ce qui passoit pour divin. La politique romaine, qui défendoit si severement les religions étrangeres, permettoit qu’on adorast les dieux des barbares, pourveû qu’elle les eust adoptez. Ainsi elle vouloit paroistre équitable envers tous les dieux, aussi-bien qu’envers tous les hommes. Elle encensoit quelquefois le dieu des juifs avec tous les autres. Nous trouvons une lettre de Julien L’Apostat, par laquelle il promet aux juifs de rétablir la sainte cité, et de sacrifier avec eux au dieu créateur de l’univers. C’estoit une erreur commune. Nous avons veû que les payens vouloient bien adorer le vray Dieu, mais non pas le vray Dieu tout seul ; et il ne tint pas aux empereurs que Jesus-Christ mesme dont ils persecutoient les disciples, n’eussent des autels parmi les romains.

Quoy donc les romains ont-ils pû penser à honorer comme Dieu celuy que leurs magistrats avoient condamné au dernier supplice, et que plusieurs de leurs auteurs ont chargé d’opprobres ? Il ne faut pas s’en étonner, et la chose est incontestable.

Distinguons premierement ce que fait dire en géneral une haine aveugle, d’avec les faits positifs dont on allegue la preuve. Il est certain que les romains, quoy-qu’ils ayent condamné Jesus-Christ, ne luy ont jamais reproché aucun crime particulier. Aussi Pilate le condamna-t-il avec répugnance, violenté par les cris et par les menaces des juifs. Mais ce qui est bien plus merveilleux, les juifs eux-mesmes, à la poursuite desquels il a esté crucifié, n’ont conservé dans leurs anciens livres la memoire d’aucune action qui notast sa vie, loin d’en avoir remarqué aucune qui luy ait fait meriter le dernier supplice : par où se confirme manifestement ce que nous lisons dans l’evangile, que tout le crime de Nostre Seigneur a esté de s’estre dit le Christ fils de Dieu. En effet, Tacite nous rapporte bien le supplice de Jesus-Christ sous Ponce Pilate et durant l’empire de Tibere ; mais il ne rapporte aucun crime qui luy ait fait meriter la mort, que celuy d’estre l’auteur d’une secte convaincuë de haïr le genre humain, ou de luy estre odieuse. Tel est le crime de Jesus-Christ et des chrestiens ; et leurs plus grands ennemis n’ont jamais pû les accuser qu’en termes vagues, sans jamais alleguer un fait positif qu’on leur ait pû imputer. Il est vray que dans la derniere persecution, et trois cens ans aprés Jesus-Christ, les payens qui ne sçavoient plus que reprocher ni à luy ni à ses disciples, publierent de faux actes de Pilate, où ils prétendoient qu’on verroit les crimes pour lesquels il avoit esté crucifié. Mais comme on n’entend point parler de ces actes dans tous les siecles précedens, et que ni sous Neron, ni sous Domitien qui regnoient dans l’origine du christianisme, quelque ennemis qu’ils en fussent, on n’en trouve rien du tout : il paroist qu’ils ont esté faits à plaisir ; et il y a parmi les romains si peu de preuves constantes contre Jesus-Christ, que ses ennemis ont esté réduits à en inventer. Voilà donc un premier fait, l’innocence de Jesus-Christ sans reproche. Ajoustons-en un second, la sainteté de sa vie et de sa doctrine reconnuë. Un des plus grands empereurs romains, c’est Alexandre Severe, admiroit Nostre Seigneur, et faisoit écrire dans les ouvrages publics aussi-bien que dans son palais, quelques sentences de son evangile. Le mesme empereur loûoit et proposoit pour exemple, les saintes précautions avec lesquelles les chrestiens ordonnoient les ministres des choses sacrées. Ce n’est pas tout : on voyoit dans son palais une espece de chappelle, où il sacrifioit dés le matin. Il y avoit consacré les images des ames saintes , parmi lesquelles il rangeoit avec Orphée Jesus Christ et Abraham. Il avoit une autre chappelle, ou comme on voudra traduire le mot latin Lararium, de moindre dignité que la premiere, où l’on voyoit l’image d’Achilles et de quelques autres grands hommes ; mais Jesus-Christ estoit placé dans le premier rang. C’est un payen qui l’écrit, et il cite pour témoin un auteur du temps d’Alexandre. Voilà donc deux témoins de ce mesme fait, et voicy un autre fait qui n’est pas moins surprenant. Quoy-que Porphyre, en abjurant le christianisme, s’en fust déclaré l’ennemi, il ne laisse pas dans le livre intitulé, la philosophie par les oracles, d’avoûër qu’il y en a eû de tres-favorables à la sainteté de Jesus-Christ. A Dieu ne plaise que nous apprenions par les oracles trompeurs la gloire du fils de Dieu, qui les a fait taire en naissant. Ces oracles citez par Porphyre sont de pures inventions : mais il est bon de sçavoir ce que les payens faisoient dire à leurs dieux sur Nostre Seigneur. Porphyre donc nous asseûre qu’il y a eû des oracles, etc. Paroles pompeuses et entierement vuides de sens, mais qui montrent que la gloire de Nostre Seigneur a forcé ses ennemis à luy donner des loûanges.

Outre l’innocence et la sainteté de Jesus-Christ, il y a encore un troisiéme point qui n’est pas moins important, c’est ses miracles. Il est certain que les juifs ne les ont jamais niez ; et nous trouvons dans leur talmud quelques-uns de ceux que ses disciples ont faits en son nom. Seulement, pour les obscurcir, ils ont dit qu’il les avoit faits par les enchantemens qu’il avoit appris en Egypte ; ou mesme par le nom de Dieu, ce nom inconnu et ineffable dont la vertu peut tout selon les juifs, et que Jesus-Christ avoit découvert, on ne sçait comment, dans le sanctuaire ; ou enfin, parce qu’il estoit un de ces prophetes marquez par Moïse, dont les miracles trompeurs devoient porter le peuple à l’idolatrie. Jesus-Christ vainqueur des idoles, dont l’evangile a fait reconnoistre un seul Dieu par toute la terre, n’a pas besoin d’estre justifié de ce reproche : les vrais prophetes n’ont pas moins presché sa divinité qu’il a fait luy-mesme ; et ce qui doit résulter du témoignage des juifs, c’est que Jesus-Christ a fait des miracles pour justifier sa mission. Au reste, quand ils luy reprochent qu’il les a faits par magie, ils devroient songer que Moïse a esté accusé du mesme crime. C’estoit l’ancienne opinion des egyptiens, qui étonnez des merveilles que Dieu avoit operées en leur païs par ce grand homme, l’avoient mis au nombre des principaux magiciens. On peut voir encore cette opinion dans Pline et dans Apulée, où Moïse se trouve nommé avec Jannes et Mambré, ces célebres enchanteurs d’Egypte dont parle Saint Paul, et que Moïse avoit confondus par ses miracles. Mais la réponse des juifs estoit aisée. Les illusions des magiciens n’ont jamais un effet durable, ni ne tendent à établir, comme a fait Moïse, le culte du dieu veritable et la sainteté de vie : joint que Dieu sçait bien se rendre le maistre, et faire des oeuvres que la puissance ennemie ne puisse imiter. Les mesmes raisons mettent Jesus-Christ au dessus d’une si vaine accusation, qui dés-là, comme nous l’avons remarqué, ne sert plus qu’à justifier que ses miracles sont incontestables. Ils le sont en effet si fort, que les gentils n’ont pû en disconvenir non plus que les juifs. Celse le grand ennemi des chrestiens, et qui les attaque dés les premiers temps avec toute l’habileté imaginable, recherchant avec un soin infini tout ce qui pouvoit leur nuire, n’a pas nié tous les miracles de Nostre Seigneur : il s’en défend, en disant avec les juifs que Jesus-Christ avoit appris les secrets des egyptiens, c’est à dire la magie, et qu’il voulut s’attribuër la divinité par les merveilles qu’il fit en vertu de cét art damnable. C’est pour la mesme raison que les chrestiens passoient pour magiciens ; et nous avons un passage de Julien L’Apostat qui méprise les miracles de Nostre Seigneur, mais qui ne les révoque pas en doute. Volusien, dans son epistre à Saint Augustin, en fait de mesme ; et ce discours estoit commun parmi les payens.

Il ne faut donc plus s’étonner, si accoustumez à faire des dieux de tous les hommes où il éclatoit quelque chose d’extraordinaire, ils voulurent ranger Jesus-Christ parmi leurs divinitez. Tibere, sur les relations qui luy venoient de Judée, proposa au senat d’accorder à Jesus-Christ les honneurs divins. Ce n’est point un fait qu’on avance en l’air, et Tertullien le rapporte comme public et notoire dans son apologetique qu’il presente au senat au nom de l’eglise, qui n’eust pas voulu affoiblir une aussi bonne cause que la sienne par des choses où on auroit pû si aisément la confondre. Que si on veut le témoignage d’un auteur payen, Lampridius nous dira qu’Adrien avoit élevé à Jesus-Christ des temples qu’on voyoit encore du temps qu’il écrivoit ; et qu’Alexandre Severe, aprés l’avoir réveré en particulier, luy vouloit publiquement dresser des autels, et le mettre au nombre des dieux.

Il y a certainement beaucoup d’injustice à ne vouloir croire touchant Jesus-Christ que ce qu’en écrivent ceux qui ne se sont pas rangez parmi ses disciples : car c’est chercher la foy dans les incredules, ou le soin et l’exactitude dans ceux qui occupez de toute autre chose tenoient la religion pour indifferente. Mais il est vray néanmoins que la gloire de Jesus-Christ a eû un si grand éclat, que le monde ne s’est pû défendre de luy rendre quelque témoignage ; et je ne puis vous en rapporter de plus authentique que celuy de tant d’empereurs. Je reconnois toutefois qu’ils avoient encore un autre dessein. Il se mesloit de la politique dans les honneurs qu’ils rendoient à Jesus-Christ. Ils prétendoient qu’à la fin les réligions s’uniroient, et que les dieux de toutes les sectes deviendroient communs. Les chrestiens ne connoissoient point ce culte meslé, et ne mépriserent pas moins les condescendances que les rigueurs de la politique romaine. Mais Dieu voulut qu’un autre principe fist rejetter par les payens les temples que les empereurs destinoient à Jesus-Christ. Les prestres des idoles, au rapport de l’auteur payen déja cité tant de fois, déclarerent à l’empereur Adrien, que s’il consacroit ces temples bastis à l’usage des chrestiens, tous les autres temples seroient abandonnez, et que tout le monde embrasseroit la religion chrestienne . L’idolatrie mesme sentoit dans nostre religion une force victorieuse contre laquelle les faux dieux ne pouvoient tenir, et justifioit elle-mesme la verité de cette sentence de l’apostre, etc.

Ainsi, par la vertu de la croix, la religion payenne confonduë par elle-mesme, tomboit en ruine ; et l’unité de Dieu s’établissoit tellement, qu’à la fin l’idolatrie n’en parut pas éloignée. Elle disoit que la nature divine si grande et si étenduë ne pouvoit estre exprimée ni par un seul nom, ni sous une seule forme ; mais que Jupiter, et Mars, et Junon, et les autres dieux, n’estoient au fonds que le mesme dieu, dont les vertus infinies estoient expliquées et representées par tant de mots differens. Quand en suite il falloit venir aux histoires impures des dieux, à leurs infames généalogies, à leurs impudiques amours, à leurs festes et à leurs mysteres qui n’avoient point d’autre fondement que ces fables prodigieuses, toute la religion se tournoit en allegories : c’estoit le monde ou le soleil qui se trouvoient estre ce dieu unique ; c’estoit les etoilles, c’estoit l’air, et le feu, et l’eau, et la terre, et leurs divers assemblages qui estoient cachez sous les noms des dieux et dans leurs amours. Foible et miserable refuge : car outre que les fables estoient scandaleuses et toutes les allegories froides et forcées, que trouvoit-on à la fin, sinon que ce dieu unique estoit l’univers avec toutes ses parties, de sorte que le fonds de la religion estoit la nature, et toûjours la creature adorée à la place du créateur ?

Ces foibles excuses de l’idolatrie, quoy-que tirées de la philosophie des stoiciens, ne contentoient gueres les philosophes. Celse et Porphyre chercherent de nouveaux secours dans la doctrine de Platon et de Pythagore ; et voicy comment ils concilioient l’unité de Dieu avec la multiplicité des dieux vulgaires. Il n’y avoit, disoient-ils, qu’un dieu souverain : mais il estoit si grand, qu’il ne se mesloit pas des petites choses. Content d’avoir fait le ciel et les astres, il n’avoit daigné mettre la main à ce bas monde qu’il avoit laissé former à ses subalternes ; et l’homme, quoy-que né pour le connoistre, parce qu’il estoit mortel, n’estoit pas une oeuvre digne de ses mains. Aussi estoit-il inaccessible à nostre nature : il estoit logé trop haut pour nous ; les esprits celestes qui nous avoient faits, nous servoient de mediateurs auprés de luy, et c’est pourquoy il les falloit adorer.

Il ne s’agit pas de réfuter ces réveries des platoniciens, qui aussi-bien tombent d’elles-mesmes. Le mystere de Jesus-Christ les détruisoit par le fondement. Ce mystere apprenoit aux hommes que Dieu qui les avoit faits à son image, n’avoit garde de les mépriser : que s’ils avoient besoin de mediateur, ce n’estoit pas à cause de leur nature que Dieu avoit faite comme il avoit fait toutes les autres ; mais à cause de leur peché dont ils estoient les seuls auteurs : au reste, que leur nature les éloignoit si peu de Dieu, que Dieu ne dédaignoit pas de s’unir à eux en se faisant homme, et leur donnoit pour mediateur, non point ces esprits celestes que les philosophes appelloient démons, et que l’ecriture appelloit anges ; mais un homme, qui joignant la force d’un dieu à nostre nature infirme, nous fist un remede de nostre foiblesse. Que si l’orgueïl des platoniciens ne pouvoit pas se rabaisser jusqu’aux humiliations du verbe fait chair, ne devoient-ils pas du moins comprendre que l’homme pour estre un peu au dessous des anges, ne laissoit pas d’estre comme eux capable de posseder Dieu ; de sorte qu’il estoit plustost leur frere que leur sujet, et ne devoit pas les adorer, mais adorer avec eux en esprit de societé celuy qui les avoit faits les uns et les autres à sa ressemblance ? C’estoit donc non seulement trop de bassesse, mais encore trop d’ingratitude au genre humain de sacrifier à d’autre qu’à Dieu ; et rien n’estoit plus aveugle que le paganisme, qui au lieu de luy réserver ce culte suprême, le rendoit à tant de démons. C’est icy que l’idolatrie qui sembloit estre aux abois, découvrit tout-à-fait son foible. Sur la fin des persecutions, Porphyre pressé par les chrestiens fut contraint de dire que le sacrifice n’estoit pas le culte suprême ; et voyez jusqu’où il poussa l’extravagance. Ce dieu tres-haut, disoit-il, ne recevoit point de sacrifice : tout ce qui est materiel est impur pour luy, et ne peut luy estre offert. La parole mesme ne doit pas estre employée à son culte, parce que la voix est une chose corporelle : il faut l’adorer en silence, et par de simples pensées ; tout autre culte est indigne d’une majesté si haute.

Ainsi Dieu estoit trop grand pour estre loûé. C’estoit un crime d’exprimer comme nous pouvons ce que nous pensons de sa grandeur. Le sacrifice, quoy-qu’il ne soit qu’une maniere de déclarer nostre dépendance profonde et une reconnoissance de sa souveraineté, n’estoit pas pour luy. Porphyre le disoit ainsi expressément ; et cela qu’estoit-ce autre chose qu’abolir la religion, et laisser tout-à-fait sans culte celuy qu’on reconnoissoit pour le dieu des dieux ? Mais qu’estoit-ce donc que ces sacrifices que les gentils offroient dans tous les temples ? Porphyre en avoit trouvé le secret. Il y avoit, disoit-il, des esprits impurs, trompeurs, malfaisans, qui par un orgueïl insensé vouloient passer pour des dieux, et se faire servir par les hommes. Il falloit les appaiser, de peur qu’ils ne nous nuisissent. Les uns plus gais et plus enjoûëz se laissoient gagner par des spectacles et des jeux : l’humeur plus sombre des autres vouloit l’odeur de la graisse, et se repaissoit de sacrifices sanglans. Que sert de réfuter ces absurditez ? Tant-y-a que les chrestiens gagnoient leur cause. Il demeuroit pour constant, que tous les dieux ausquels on sacrifioit parmi les gentils estoient des esprits malins, dont l’orgueïl s’attribuoit la divinité : de sorte que l’idolatrie, à la regarder en elle-mesme, paroissoit seulement l’effet d’une ignorance brutale ; mais à remonter à la source, c’estoit une oeuvre menée de loin, poussée aux derniers excés par des esprits malicieux. C’est ce que les chrestiens avoient toûjours prétendu ; c’est ce qu’enseignoit l’evangile ; c’est ce que chantoit le psalmiste : tous les dieux des gentils sont des démons, mais le Seigneur a fait les cieux

Et toutefois, monseigneur, étrange aveuglement du genre humain ! L’idolatrie réduite à l’extrémité, et confonduë par elle-mesme, ne laissoit pas de se soustenir. Il ne falloit que la revestir de quelque apparence, et l’expliquer en paroles dont le son fust agréable à l’oreille pour la faire entrer dans les esprits. Porphyre estoit admiré. Jamblique son sectateur passoit pour un homme divin, parce qu’il sçavoit envelopper les sentimens de son maistre de termes qui paroissoient mysterieux, quoy-qu’en effet ils ne signifiassent rien. Julien L’Apostat, tout fin qu’il estoit, fut pris par ces apparences ; les payens mesme le racontent. Des enchantemens vrais ou faux, que ces philosophes vantoient, leur austerité mal entenduë, leur abstinence ridicule qui alloit jusqu’à faire un crime de manger les animaux, leurs purifications superstitieuses, enfin leur contemplation qui s’évaporoit en vaines pensées, et leurs paroles aussi peu solides qu’elles sembloient magnifiques, imposoient au monde. Mais je ne dis pas le fonds. La sainteté des moeurs chrestiennes, le mépris des plaisirs qu’elle commandoit, et plus que tout cela l’humilité qui faisoit le fonds du christianisme, offensoit les hommes ; et si nous sçavons le comprendre, l’orgueïl, la sensualité et le libertinage estoient les seules défenses de l’idolatrie.

L’eglise la déracinoit tous les jours par sa doctrine, et plus encore par sa patience. Mais ces esprits malfaisans qui n’avoient jamais cessé de tromper les hommes, et qui les avoient plongez dans l’idolatrie, n’oublierent pas leur malice. Ils susciterent dans l’eglise ces héresies que vous avez veûës. Des hommes curieux, et par là vains et remuans, voulurent se faire un nom parmi les fidelles, et ne purent se contenter de cette sagesse sobre et temperée que l’apostre avoit tant recommandée aux chrestiens. Ils entroient trop avant dans les mysteres qu’ils prétendoient mesurer à nos foibles conceptions : nouveaux philosophes qui mesloient les raisonnemens humains avec la foy, et entreprenoient de diminuer les difficultez du christianisme, ne pouvant digerer toute la folie que le monde trouvoit dans l’evangile. Ainsi successivement, et avec une espece de methode, tous les articles de nostre foy furent attaquez : la création, la loy de Moïse fondement necessaire de la nostre, la divinité de Jesus-Christ, son incarnation, sa grace, ses sacremens, tout enfin donna matiere à des divisions scandaleuses. Celse et les autres nous les reprochoient. L’idolatrie sembloit triompher. Elle regardoit le christianisme comme une nouvelle secte de philosophie qui avoit le sort de toutes les autres, et comme elle se partageoit en plusieurs autres sectes. L’eglise ne leur paroissoit qu’un ouvrage humain prest à tomber de luy-mesme. On concluoit qu’il ne falloit pas en matiere de religion rafiner plus que nos ancestres, ni entreprendre de changer le monde.

Dans cette confusion de sectes qui se vantoient d’estre chrestiennes, Dieu ne manqua pas à son eglise. Il sceût luy conserver un caractere d’autorité que les héresies ne pouvoient prendre. Elle estoit catholique et universelle : elle embrassoit tous les temps ; elle s’étendoit de tous costez. Elle estoit apostolique ; la suite, la succession, la chaire de l’unité, l’autorité primitive luy appartenoit. Tous ceux qui la quittoient, l’avoient premierement reconnuë, et ne pouvoient effacer le caractere de leur nouveauté, ni celuy de leur rebellion. Les payens eux-mesmes la regardoient comme celle qui estoit la tige, le tout d’où les parcelles s’estoient détachées, le tronc toûjours vif que les branches retranchées laissoient en son entier. Celse qui reprochoit aux chrestiens leurs divisions parmi tant d’eglises schismatiques qu’il voyoit s’élever, remarquoit une eglise distinguée de toutes les autres, et toûjours plus forte qu’il appelloit aussi pour cette raison la grande eglise. Il y en a, disoit-il, parmi les chrestiens qui ne reconnoissent pas le créateur, ni les traditions des juifs ; il vouloit parler des marcionites : mais, poursuivoit-il, la grande eglise les reçoit . Dans le trouble qu’excita Paul de Samosate, l’empereur Aurelien n’eût pas de peine à connoistre la vraye eglise chrestienne à laquelle appartenoit la maison de l’eglise , soit que ce fust le lieu d’oraison, ou la maison de l’evesque. Il l’adjugea à ceux qui estoient en communion avec les evesques d’Italie et celuy de Rome , parce qu’il voyoit de tout temps le gros des chrestiens dans cette communion. Lors que l’empereur Constance brouïlloit tout dans l’eglise, la confusion qu’il y mettoit en protegeant les ariens ne put empescher qu’Ammian Marcellin tout payen qu’il estoit, ne reconnust que cét empereur s’égaroit de la droite voye de la religion chrestienne simple et précise par elle-mesme dans ses dogmes et dans sa conduite. C’est que l’eglise veritable avoit une majesté et une droiture que les héresies ne pouvoient ni imiter, ni obscurcir ; au contraire, sans y penser, elles rendoient témoignage à l’eglise catholique. Constance qui persécutoit Saint Athanase défenseur de l’ancienne foy, souhaitoit avec ardeur, dit Ammian Marcellin, de le faire condamner par l’autorité qu’avoit l’evesque de Rome au dessus des autres . En recherchant de s’appuyer de cette autorité, il faisoit sentir aux payens mesmes ce qui manquoit à sa secte, et honoroit l’eglise dont les ariens s’estoient séparez : ainsi les gentils mesme connoissoient l’eglise catholique. Si quelqu’un leur demandoit où elle tenoit ses assemblées, et quels estoient ses evesques, jamais ils ne s’y trompoient. Pour les héresies, quoy qu’elles fissent, elles ne pouvoient se défaire du nom de leurs auteurs. Les sabelliens, les paulianistes, les ariens, les pelagiens, et les autres s’offensoient en vain du titre de parti qu’on leur donnoit. Le monde, malgré qu’ils en eussent, vouloit parler naturellement, et désignoit chaque secte par celuy dont elle tiroit sa naissance. Pour ce qui est de la grande eglise, de l’eglise catholique et apostolique, il n’a jamais esté possible de luy nommer un autre auteur que Jesus-Christ mesme, ni de luy marquer les premiers de ses pasteurs sans remonter jusqu’aux apostres, ni de luy donner un autre nom que celuy qu’elle prenoit. Ainsi quoy que fissent les héretiques, ils ne la pouvoient cacher aux payens. Elle leur ouvroit son sein par toute la terre : ils y accouroient en foule. Quelques-uns d’eux se perdoient peut-estre dans les sentiers détournez : mais l’eglise catholique estoit la grande voye où entroient toûjours la pluspart de ceux qui cherchoient Jesus-Christ ; et l’experience a fait voir que c’estoit à elle qu’il estoit donné de rassembler les gentils. C’estoit elle aussi que les empereurs infideles attaquoient de toute leur force. Origene nous apprend que peu d’héretiques ont eû à souffrir pour la foy. Saint Justin, plus ancien que luy, a remarqué que la persecution épargnoit les marcionites et les autres héretiques. Les payens ne persecutoient que l’eglise qu’ils voyoient s’étendre par toute la terre, et ne connoissoient qu’elle seule pour l’eglise de Jesus-Christ. Qu’importe qu’on luy arrachast quelques branches ? Sa bonne séve ne se perdoit pas pour cela : elle poussoit par d’autres endroits, et le retranchement du bois superflu ne faisoit que rendre ses fruits meilleurs. En effet, si on considere l’histoire de l’eglise, on verra que toutes les fois qu’une héresie l’a diminuée, elle a réparé ses pertes, et en s’étendant au dehors, et en augmentant au dedans la lumiere et la piété, pendant qu’on a veû secher en des coins écartez les branches coupées. Les oeuvres des hommes ont peri malgré l’enfer qui les soustenoit : l’oeuvre de Dieu a subsisté : l’eglise a triomphé de l’idolatrie et de toutes les erreurs.