Discours et mélanges littéraires/Notice sur Fénelon

NOTICE SUR FÉNELON.

Fénelon, François de Salignac de Lamothe, d’une famille ancienne et illustre, naquit au château de Fénelon en Périgord, le 6 août 1651. Sous les yeux d’un père vertueux, il fit avec autant de succès que de rapidité ses études littéraires ; et dès l’enfance, nourri de l’antiquité classique, élevé dans la solitude parmi les modèles de la Grèce, son goût noble et délicat parut en même temps que son heureux génie. Appelé à Paris par son oncle, le marquis de Fénelon, pour achever ses études philosophiques et commencer le cours de théologie nécessaire à sa vocation naissante, il soutint, à quinze ans, la même épreuve que Bossuet, et prêcha devant un auditoire moins célèbre à la vérité que celui de l’hôtel de Rambouillet. Cet éclat d’une réputation prématurée alarma le marquis de Fénelon, qui, pour soustraire le brillant jeune homme aux séductions du monde et de l’amour-propre, le fit entrer au séminaire, de Saint-Sulpice. Dans cette retraite, Fénelon se pénétra de l’esprit évangélique, et mérita l’amitié d’un homme vertueux, M. Tronson, supérieur de Saint-Sulpice. Il y reçut les ordres sacrés.

Ce fut alors que sa ferveur religieuse lui inspira le dessein de se consacrer aux missions du Canada. Traversé dans ce projet par les craintes de sa famille et la faiblesse de son tempérament, il tourna bientôt ses regards vers les missions du Levant, vers la Grèce, où le profane et le sacré, où saint Paul et Socrate, où l’église de Corinthe, le Parthénon et le Parnasse appelaient son imagination poétique et religieuse. Enchanté par les souvenirs d Athènes, il s’indignait à la pensée que cette patrie des lettres et de la gloire fût la proie des barbares : « Quand verrai-je, s’écriait-il, le sang des Perses se mêler à celui des Turcs dans les champs de Marathon, pour laisser la Grèce entière à la religion, à la philosophie et aux beaux-arts qui la réclament comme leur patrie ! » Ces divers enthousiasmes du jeune apôtre cédèrent cependant à de plus graves considérations. Et Fénelon, détourne de ces missions lointaines, se consacra tout entier à un apostolat qu’il ne croyait pas moins utile, l’instruction des Nouvelles Catholiques. Les devoirs et les soins de cet emploi, dans lequel il ensevelit son génie pendant dix années, le préparèrent à la composition de son premier ouvrage, le Traité de l’éducation des Filles, chef-d’œuvre de délicatesse et de raison, que n’a point surpassé l’auteur d’Emile et le peintre de Sophie. Cet ouvrage était destiné à la duchesse de Beauvilliers, mère pieuse et sage d’une famille nombreuse. Fénelon, dans la modeste obscurité de son ministère, entretenait déjà avec les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse cette amitié vertueuse, qui résista également à la faveur et à la disgrâce, à la cour et à l’exil.

Il avait trouvé dans Bossuet un attachement qui devait être moins durable. Admis à la familiarité de ce grand homme, il étudiait son génie et sa vie. L’exemple de Bossuet, dont la religion toute polémique s’exerçait par des controverses et des conversions, inspira sans doute à Fénelon le Traité du ministère des Pasteurs, ouvrage dans lequel il combat les hérétiques avec plus de modération que n’en montrait son illustre modèle. Le sujet, le mérite de cet ouvrage, et le suffrage tout-puissant de Bossuet engagèrent Louis XIV à confier à Fénelon le soin d’une mission nouvelle dans le Poitou. L’uniformité rigoureuse que Louis XIV voulait étendre sur toutes les consciences de son royaume, et la résistance qui naissait de l’oppression, obligeaient souvent le monarque à faire soutenir ses missionnaires par des soldats. Fénelon ne se borna point à rejeter absolument l’odieuse assistance des dragons ; il voulut choisir lui-même les collègues ecclésiastiques qui partageraient un ministère de persuasion et de douceur. Il convertit sans persécuter, et fit aimer la croyance, dont il était l’apôtre.

L’importance que l’on attachait à de semblables missions attira, plus que jamais, les regards sur Fénelon, qui s’en était heureusement acquitté. Un grand objet était offert à l’ambition et au talent. Le duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, sortait de la première enfance ; et le roi cherchait en quelles mains il confierait ce précieux dépôt[1]. La vertu, aidée de la faveur de Mme de Maintenon, obtint la préférence. M. de Beauvilliers fut nommé gouverneur ; et il choisit et fit agréer au roi Fénelon, pour précepteur du jeune prince. Ces vertueux amis, secondés par les soins de quelques hommes dignes de les imiter, commencèrent la noble tâche d’élever un roi. L’histoire atteste que jamais on ne vit un concours plus parfait de volontés et d’efforts. Fénelon, par la supériorité naturelle de son génie, était l’âme de cette réunion. C’était lui qui, transporté par l’espérance de placer un jour la vertu sur le trône, et voyant le bonheur de la France dans l’éducation de son roi, détruisait avec un art admirable tous les germes dangereux que la nature et que le sentiment prématuré du pouvoir avaient jetés dans ce jeune cœur, et faisait succéder à tous les défauts d’un caractère indomptable l’habitude des plus salutaires vertus. Cette éducation, dont il nous reste d’immortels monuments dans quelques écrits de Fénelon, paraissait le chef-d’œuvre du génie qui se consacre au bonheur des hommes.

Fénelon, transporté au milieu de la cour, et ne s’y livrant qu’à demi, se faisait admirer par les grâces d’un esprit brillant et facile, par le charme de la plus noble et de la plus éloquente conversation. Il y avait en lui quelque chose de séduisant et d’inspiré. L’imagination, le génie lui échappaient de toutes parts ; et la plus élégante politesse embellissait et faisait pardonner l’ascendant du génie. Cette supériorité personnelle excitait beaucoup plus d’admiration que le petit nombre d’ouvrages sortis de sa plume. C’est sous ce rapport qu’il fut loué à l’époque de sa réception à l’Académie ; et, peu de temps après, La Bruyère le peignit encore sous les mêmes traits, reconnaissables pour tous les contemporains. « On sent, dit-il, la force et l’ascendant de ce rare esprit, soit qu’il prêche de génie et sans préparation, soit qu’il prononce un discours étudié et oratoire, soit qu’il explique ses pensées dans la conversation : toujours maître de l’oreille et du cœur de ceux qui l’écoutent, il ne leur permet pas d’envier ni tant d’élévation, ni tant de facilité, de délicatesse, de politesse, »

Cet ascendant de vertu, de grâce et de génie, qui excitait, dans le cœur des amis de Fénelon, une tendresse mêlée d’enthousiasme, et qui avait séduit Mme de Maintenon, malgré sa défiance et sa réserve, échoua toujours contre les préventions de Louis XIV. Ce prince estimât sans doute l’homme auquel il confiait l’éducation de son petit-fils ; mais il n’eut jamais de goût pour lui. On a cru que l’élocution brillante et facile de Fénelon gênait un prince qui ne voulait sentir nulle part une autre prééminence que la sienne. Mais, si l’on jette les yeux sur une lettre où Fénelon, dans l’épanchement de la confiance, avertissait Mme de Maintenon que Louis XIV n’avait aucune idée de ses devoirs de roi, on supposera sans peine qu’une opinion aussi dure, dont Fénelon parait trop pénétré pour n’en avoir pas laissé échapper la révélation plus d’une fois, ne dut pas rester complétement ignorée d’un monarque trop accoutumé aux louanges, et qui pouvait s’offenser même d’un jugement moins sévère. L’histoire n’a point partagé l’extrême rigueur de cette opinion sur un prince qui, dans l’exercice d’un pouvoir absolu, il est vrai, porta toujours de la bienséance et de la grandeur, et maintint l’honneur sous le despotisme, son plus grand ennemi. Fénelon avait conservé à la cour le plus irréprochable désintéressement. Il y passa cinq années dans la place éminente de précepteur du petit-fils du roi, sans demander, sans recevoir aucune grâce. Louis XIV, qui savait récompenser noblement et avec choix, voulut réparer cet oubli ; et il nomma Fénelon à l’archevêché de Cambrai[2]. Ce moment de faveur et de prospérité était celui où Fénelon devait être frappé d’un coup funeste à son crédit, et qui même aurait mortellement blessé une réputation moins inviolable.

Depuis longtemps, Fénelon, que le mouvement de son âme portait à une dévotion vive et spirituelle, avait cru reconnaître une partie de ses principes dans la bouche d’une femme pieuse et folle, mais qui sans doute avait beaucoup de persuasion et de talent, puisqu’elle obtint une influence extraordinaire sur plusieurs esprits supérieurs. Madame Guyon, écrivant et dogmatisant sur la grâce et sur le pur amour, d’abord persécutée et arrêtée, bientôt admise dans la société particulière du duc de Beauvilliers, accueillie par madame de Maintenon, autorisée à répandre sa doctrine dans Saint-Cyr, puis devenue suspecte à Bossuet, arrêtée de nouveau, interrogée, condamnée, fut le prétexte de la disgrâce de Fénelon. L’inexorable Bossuet n’aimait pas les subtilités mystiques, les raffinements de l’amour divin, dont l’imagination vive et tendre de Fénelon était trop facilement éprise. Bossuet voulut obtenir que le nouvel archevêque de Cambrai condamnât lui-même les erreurs d’une femme, dont il avait été l’ami. Fénelon s’y refusait par conscience et par délicatesse, craignant de compromettre des opinions qui lui étaient chères, voulant ménager une femme malheureuse, qui ne lui paraissait coupable que d’exagération dans l’amour de Dieu. Peut-être enfin, car il était homme, se trouva-t-il choqué de la hauteur théologique de Bossuet, qui le pressait, comme s’il eût voulu le convertir.

Fénelon publia ce trop fameux livre des Maximes des Saints, que l’on peut regarder comme une apologie indirecte, ou même comme une rédaction atténuante des principes de madame Guyon. Dans un siècle où une opinion religieuse était un événement politique, la première apparition de cet ouvrage excita beaucoup d’étonnement et de murmures. Tous ceux qui pouvaient être secrètement jaloux du rang et du génie de Fénelon, se déclarèrent contre les erreurs de sa théologie. Élevé au-dessus d’un sentiment honteux, mais inflexible, impatient de la contradiction, négligeant les égards et les bienséances mondaines, lorsqu’il croyait la religion compromise, Bossuet dénonça lui-même à Louis XIV, au milieu de sa cour, l’hérésie du nouvel archevêque. Au moment où Fénelon était frappé de ce coup sensible, l’incendie de son palais de Cambrai, la perte de sa bibliothèque, de ses manuscrits, de ses papiers, mit son âme à une nouvelle épreuve, et ne lui arracha d’autres plaintes que ces paroles si touchantes, et si vraies dans sa bouche : « il vaut mieux que le feu ait pris à ma maison qu’à la chaumière d’un pauvre laboureur. »

Cependant Bossuet, après l’éclat de sa première déclaration, se préparait à poursuivre son rival, et semblait jaloux de lui arracher un désaveu. L’admiratrice, l’amie de Fénelon, madame de Maintenon, s’éloignait de lui avec une inconcevable froideur. Fénelon soumet son livre au jugement du saint-siége. Bossuet avait déjà composé des remarques, où la plus amère et la plus véhémente censure était entourée de toutes les expressions du regret et de l’amitié. Il proposait en même temps une conférence, à laquelle Fénelon se refusa, préférant défendre son livre au tribunal de Rome. Ce fut alors qu’il reçut l’ordre de quitter la cour, et de se retirer dans son diocèse. Cette nouvelle excita dans l’âme du duc de Bourgogne une douleur qui fait l’éloge de l’éducation de ce jeune prince. La cabale avait voulu profiter de la chute de Fénelon, pour renverser le duc de Beauvilliers ; il fut sauvé à force de vertu : et son dévouement même à la cause d’un ami malheureux intéressa la générosité de Louis XIV.

Malgré la volonté manifeste de ce prince, la cour de Rome hésitait à condamner un archevêque aussi illustre que Fénelon. Cette lenteur et cette répugnance, qui honorent le pape Innocent VIII, donnèrent carrière au talent de l’accusateur et de l’accusé ; et pendant que les juges balançaient, les écrits des deux adversaires se succédèrent avec une prodigieuse rapidité. La lutte changea d’objet. Après avoir épuisé le dogme, Bossuet se rejeta sur les faits ; et la relation du quiétisme, spirituellement et malignement écrite, semblait destinée à porter jusqu’à Fénelon une partie du ridicule inséparable de madame Guyon. L’abbé Bossuet, indigne neveu de Bossuet, étendait encore plus loin les inculpations personnelles ; et, recueillant les plus odieuses rumeurs, il cherchait à flétrir la pureté de Fénelon. Jamais l’indignation d’une âme vertueuse et calomniée ne se montra plus éloquente. Fénelon, dans une apologie, fit disparaître ces viles accusations ; et il fallut de nouvelles lettres de Louis XIV, rédigées par Bossuet, de nouvelles intrigues, et jusqu’à des menaces, pour arracher à la cour de Rome une condamnation, qui même fut adoucie dans la forme et dans les expressions. L’intérêt de cette controverse, si étrangère aux idées de notre siècle, est parfaitement conservé dans l’excellente histoire de Fénelon, par M. de Bausset ; et c’est là qu’on trouvera le tableau animé de la cour de Rome et de la cour de France, qui s’intéressent vivement à cette question frivole, agrandie par les opinions du temps et par le prodigieux talent des deux rivaux.

La longue et glorieuse résistance de l’archevêque de Cambrai avait encore aigri les ressentiments de Louis XIV ; et l’hésitation du pape à condamner Fénelon rendait sa disgrâce de cour plus irrévocable. Lorsque le bref si longtemps différé, obtenu par tant de discussions et d’intrigues, eut enfin paru, Fénelon se hâta d’y souscrire[3], et de se condamner lui-même par le mandement le plus touchant et le plus simple, dans lequel Bossuet ne manqua point de trouver beaucoup de faste et d’ambiguïté. La soumission modeste de Fénelon, son silence, ses vertus épiscopales, et l’admiration qu’elles inspiraient, ne lui auraient pas sans doute rouvert l’entrée de la cour de Louis XIV ; mais un événement inattendu vint irriter plus que jamais le cœur du monarque.

Le Télémaque, composé quelques années auparavant, a l’époque de la faveur de Fénelon, fut publié, quelques mois après l’affaire du quiétisme, par l’infidélité d’un domestique chargé de transcrire le manuscrit. L’ouvrage, supprimé en France, fut reproduit par les presses de la Hollande, et obtint dans toute l’Europe un succès que la malignité rendait injurieux pour Louis XIV, en y cherchant des allusions aux conquêtes et aux malheurs de son règne. Ce prince, qui avait toujours médiocrement goûte les idées politiques de Fénelon, et le nommait depuis longtemps un bel esprit chimérique, regarda l’auteur de Télémaque comme un détracteur de sa gloire, qui joignait le tort de l’ingratitude aux injustices de la satire. Fénelon mourant protesta de son respect pour la personne et pour les vertus de Louis XIV. Ce témoignage formel, comparé au jugement sévère que Fénelon énonçait dans la lettre dont nous avons déjà parlé, ne permet qu’une seule explication qui ménage sa gloire et la vérité. Cet homme sensible et vertueux, préoccupé des malheurs qui se mêlaient à l’éclat du règne de Louis XIV, transportait involontairement dans un ouvrage d’imagination quelques traits du tableau qu’il avait sous les yeux et qui souvent affligeait son âme. Comment aurait-il pu s’en défendre ? Comment parler des peuples et des rois, sans présenter des allusions aux contemporains ? Le cercle des calamités et des fautes humaines est plus borné qu’on ne le croit. Il y aura des vices, tant qu’il y aura des hommes, dit Tacite et tant qu’il y aura des vices, l’histoire des temps passés paraîtra la satire du siècle présent.

Le Télémaque offre sans doute quelques réflexions que l’on peut détourner contre Louis XIV ; mais c’est une absurde injustice de chercher dans cet ouvrage la censure allégorique et méditée de ce grand roi. Il était même impossible d’avoir mieux combiné tous les détails, pour déconcerter les allusions et pour échapper autant que possible à l’inévitable fatalité des ressemblances. Nous croyons que cette précaution généreuse occupait encore Fénelon écrivant pour le bonheur des peuples, et qu’elle lui fit chercher cette conception poétique, ces mœurs primitives, ces sociétés antiques si éloignées du tableau de l’Europe moderne. Pourquoi, d’ailleurs, aurait-il voulu peindre Louis XIV sous les traits de l’imprudent Idoménée, ou du sacrilège Adraste, plutôt que sous l’image du sage et victorieux Sésostris ? Mais non ; ces diverses images sont les jeux d’une imagination qui cherche à multiplier d’intéressants contrastes : aucune, en particulier, n’est le portrait satirique du grand roi, dont le règne a formé la plus belle époque morale de l’Europe moderne. Fénelon apprit bientôt l’ineffaçable impression que le Télémaque avait faite dans le cœur du roi ; il parut se résigner à son éloignement de la cour, qu’il eut quelquefois la faiblesse d’appeler sa disgrâce, comme si le séjour prolongé d’un archevêque au milieu du troupeau qu’il éclaire et qu’il sanctifie, pouvait jamais rappeler une idée d’humiliation et de malheur. Au reste, si Fénelon se ressouvenait quelquefois avec amertume de la cour de Louis XIV, il dut se consoler par le bonheur qu’il répandait autour de lui, dans sa retraite de Cambrai. La sainteté des anciens évêques, la sévérité de la primitive Église, la douceur de la plus indulgente vertu, le charme de la plus séduisante politesse, l’empressement à remplir les devoirs les plus humbles du saint ministère, une infatigable bonté, une inépuisable charité, voilà sous quels traits Fénelon est dépeint par un éloquent et vertueux évêque, qui avait le droit de s’arrêter longtemps sur cette image. Le premier soin de Fénelon était d’instruire les clercs d’un séminaire qu’il avait fondé. Il ne dédaignait pas même de faire le catéchisme aux enfants de son diocèse. Comme les évoques des anciens jours, il montait souvent dans la chaire de son église, et, se livrant à son cœur et à sa foi, il parlait sans préparation, et répandait tous les trésors de son facile génie.

Une occasion imprévue lui permit de développer avec plus de travail son éloquence naturelle. Le sermon qu’il prononça dans la cathédrale de Lille, pour le sacre de l’archevêque de Cologne, est un des morceaux les plus touchants et les plus parfaits de l’éloquence chrétienne. Les malheurs de la guerre, qui punirent enfin la longue gloire de Louis XIV, avaient amené les troupes ennemies dans le diocèse de Fénelon : ce fut pour le saint évêque l’occasion d’efforts et de sacrifices nouveaux. Sa sagesse, sa fermeté, la noblesse de son langage, inspiraient aux généraux ennemis un respect salutaire aux malheureuses provinces de la Flandre. Eugène était digne d’entendre la voix du grand homme, dont il connaissait le génie.

Parmi tant de soins et de travaux, Fénelon entretenait. une correspondance très-étendue avec les ecclésiastiques qui le consultaient, avec ses amis et ses parents, On y reconnaît toujours ce génie heureux et facile, auquel toutes les idées sages et nobles venaient naturellement sur tous les sujets. Plusieurs de ses lettres renferment tous les secrets de la science du monde, analysés avec la finesse d’un homme de cour, et exprimés dans le style de La Bruyère, écrivant sans effort. La situation de Cambrai, sur les frontières de la France, attirait auprès de Fénelon beaucoup d’étrangers ; ils ne l’approchaient, ils ne le quittaient que pénétrés d’une religieuse admiration. Sans parler de Ramsay, qui passa plusieurs années dans le palais de Fénelon, le fameux maréchal Munich et l’infortuné Jacques H ! sentirent le charme de son entretien et l’ascendant de sa haute sagesse. C’était le privilége de Fénelon de paraître également admirable aux yeux d’un prêtre, d’un politique, ou d’un homme de guerre, avantage, à la vérité, plus facile à concevoir, à une époque où la religion formait un lien commun qui rapprochait les esprits.

Fénelon, dans les sages conseils qu’il donnait à Jacques III, montrait sa haute estime pour la constitution anglaise, si forte à la fois contre le despotisme et contre l’anarchie. Il était exempt de cet étroit patriotisme qui calomnie tout ce qui existe au delà des frontières. Son âme vertueuse avait besoin de s’étendre dans l’univers, et d’y chercher le bonheur des hommes. « J’aime mieux, disait-il, ma famille que moi-même ; j’aime mieux ma patrie que ma famille mais j’aime encore mieux le « genre humain que ma patrie. » Admirable progression de sentiments et de devoirs ! Des esprits faux et pervers ont abusé de ce principe ; il méritait cependant d’être autorisé par Fénelon : c’est le Caritas generis humani, échappé de l’âme de Cicéron, mais démenti par les féroces conquêtes des Romains, qui, non moins inconséquents que barbares, jouissaient des blessures et de la mort de leurs gladiateurs sur le même théâtre où ils applaudissaient avec transport ce vers humain plus que patriotique :

Homo sum, humani nihil a me alienum puto.

Le christianisme était digne de consacrer par la bouche de Fénelon une maxime que la nature a mise dans le cœur de l’homme. Quand cette vérité triomphera, nous croirons au progrès des lumières. Après tous ces cris patriotiques, qui ne sont trop souvent que les devises de l’égoïsme, les prétextes de l’ambition et les signaux de la guerre, ne criera-t-on jamais en posant les armes et par un vœu qu’il est temps d’accomplir : Vive le genre humain ! L’humanité de Fénelon ne se bornait pas à des spéculations exagérées, à des généralités impraticables, qui supposent l’ignorance du détail des affaires humaines. Sa politique n’était pas seulement le rêve d’une âme vertueuse. Il avait vu, il avait jugé la cour et les hommes ; il connaissait l’histoire de tous les siècles ; il était doué d’une certaine indépendance d’esprit, qui le mettait au-dessus des préjugés d’état et de nation. C’est dans les divers mémoires qu’il adressait au duc de Beauvilliers, que l’on peut étudier la sagesse de ses vues sur les plus grands intérêts, sur la succession d’Espagne, sur la politique qui convenait à Philippe V, sur les alliés, sur la conduite de la guerre, sur la nécessité de la paix. On doit vivement désirer la publication de ces précieux écrits, qui ne sont connus que par les extraits qu’en a donnés le dernier historien de Fénelon. Cette guerre désastreuse de la succession d’Espagne, en rapprochant le théâtre des combats du séjour de Fénelon, lui donna la joie de voir, après dix ans d’absence, le jeune prince qu’il avait formé, et qui venait commander les dernières troupes de Louis XIV vaincu. L’histoire ne peut dissimuler que l’élève de Fénelon, dans le commandement des armées, fut au-dessous des espérances de sa jeunesse et de l’opinion de la France. Les lettres de Fénelon au duc de Bourgogne, pendant cette époque décisive, en montrant la franchise sévère, l’ascendant singulier de l’instituteur, feraient elles-mêmes soupçonner que ce jeune prince, instruit, docile, vertueux, avait un génie trop timide. On n’aime pas que l’héritier de Louis XIV ait besoin de recevoir des leçons sur tous les détails de sa conduite. Malgré le respect que méritent même les petitesses de la vertu, on n’aime pas qu’un jeune prince, placé dans un si grand poste de péril, préoccupé de si grands intérêts, s’inquiète et consulte Fénelon, pour savoir si, dans le mouvement de la guerre, il pouvait habiter quelques heures l’enceinte d’un couvent de religieuses. On craint que de pareilles inquiétudes n’aient laissé peu de place aux grandes idées, et que l’éducation du Dauphin n’ait, sous quelques rapports, rapetissé son âme, pour mieux la dompter. Fénelon, il est vrai, parle toujours à son élève le langage d’une politique active et éclairée. Mais, lorsqu’il lui reproche le goût de la solitude et de la contemplation, une piété minutieuse, une humilité déplacée, il est difficile de croire que ces défauts, qui semblent si opposés à l’enfance impétueuse du duc de Bourgogne, ne soient pas en partie le résultat de l’éducation sur une âme qui avait plus d’ardeur que de lumières, et qui, trop vaincue par la religion, convertit toute sa force en douceur et en vertu. Dans les lettres de Fénelon à son vertueux élève, on trouve des jugements sévères sur tous les généraux qui formaient alors l’espoir de la France. On peut remarquer, à cet égard, que Fénelon avait beaucoup de douceur dans le caractère, et beaucoup de domination dans l’esprit. Ses idées étaient absolues et décisives, habitude qui semble tenir à la promptitude et à la force de l’esprit. L’attention continuelle que Fénelon portait aux intérêts politiques de la France ne diminuait en rien son zèle pour les affaires de la religion et de l’Église. Ceux qui honorent particulièrement Fénelon comme philosophe s’étonneront peut-être de le voir entrer dans toutes les discussions ecclésiastiques avec autant d’ardeur que Bossuet lui-même. Mais si Fénelon n’avait pas été, avant tout, ce qu’il devait être par conscience et par état, évoque et théologien, il mériterait moins d’estime ; il aurait manqué au principal caractère du siècle où il a vécu, le sentiment des bienséances et des devoirs. Lorsque les malheureuses disputes du jansénisme se réveillèrent après une longue interruption, Fénelon écrivit contre des hommes qui n’imitaient pas son respect pour la cour de Rome ; et il se trouva bientôt engagé dans une controverse, qui fut, à la vérité, plus courte et moins vive que celle du pur amour. Les courtisans supposèrent à Fénelon, dans cette circonstance, des vues d’ambition et de flatterie. Si Fénelon avait voulu gagner le cœur du roi, il employait à la même époque une voie plus noble, en nourrissant, à ses dépens, l’armée française pendant le désastreux hiver de 1709 ; mais il ne cherchait pas plus dans cette occasion que dans l’autre à guérir des préventions incurables. Il servait la religion et la patrie. L’année suivante, les mêmes sentiments lui inspiraient la peinture éloquente des maux de la France, et le projet d’associer la nation au gouvernement, la proposition d’une assemblée de notables. Ce mémoire est du plus haut intérêt. Fénelon y juge admirablement la force et la faiblesse du despotisme, la puissance salutaire de la liberté. On a peine à concevoir que cette politique généreuse et prévoyante, qui devançait l’opinion de l’Europe, ait attiré à Fénelon des reproches et des haines jusqu’au milieu de notre siècle. Si c’était à ce titre qu’on a donné le nom de philosophe au plus religieux des évoques, Fénelon ne désavouerait ni ses panégyristes, ni ses accusateurs ; et, pour avoir souhaité le bonheur et la liberté des peuples, il ne se croirait pas moins chrétien. Les mémoires que Fénelon adressait au duc de Beauvilliers étaient le vœu d’un sage zélé pour son pays, mais sans autorité pour le servir. Un événement inattendu laissa entrevoir le moment où les conseils de Fénelon pourraient gouverner la France. Le grand Dauphin mourut ; et le duc de Bourgogne, longtemps opprimé par la médiocrité de son père, se vit tout à coup rapproché du trône, dont il était l’héritier, et du roi, dont il devint le confident et l’appui. Ses vertus, affranchies d’une jalouse tutelle, eurent enfin assez d’espace pour agir ; et l’élève de Fénelon se découvrit tout entier. Quelle joie devait éprouver le vertueux instituteur, en voyant son ouvrage près d’être justifié par le bonheur de la patrie ! Alors, plein d’espérance, il écrivait à son élève ; qui, suivant l’expression de Saint-Simon, jouissait d’un avant-règne : « Il ne faut pas que tout soit à un seul mais un seul doit être à tous pour faire leur bonheur. » Il communiquait en même temps à Beauvilliers divers plans d’administration et de gouvernement, qui devaient être proposés au jeune prince. Une des idées à laquelle Fénelon attachait le plus d’importance était la formation d’états provinciaux dans toute la France. Cette institution, qui donne une liberté moins grande et moins noble que la représentation législative, aurait, dans l’origine, épargné bien des maux à la France.

Tandis que Fénelon préparait le règne de son élève, une mort soudaine enleva le jeune héritier du vieux roi, qui demeurait inébranlable parmi toutes les humiliations de sa gloire et tous les désastres de sa famille. Là finirent les espérances de la vertu : cependant, Fénelon, malgré sa douleur, n’abandonnait pas le soin de la patrie, même lorsqu’il ne vit plus entre elle et lui le jeune prince qu’il avait élevé pour elle. Inquiet de la France, dont la destinée reposait sur un monarque de soixante-seize ans et sur un enfant au berceau, il aurait voulu prévenir les maux d’une inévitable et longue minorité. Dans plusieurs mémoires confidentiels qu’il écrivit à ce sujet, on reconnait la nouveauté de ses vues politiques et cet esprit de liberté qui, dans son siècle, n’était pas la moindre de ses innovations. Un de ces écrits est employé à discuter les soupçons qui accusaient le duc d’Orléans du crime le plus affreux et d’une ambition impatiente d’en commettre de nouveaux. Quand on a lu ce mémoire, dont l’auteur, sans accueillir toute l’horreur des bruits populaires, juge sévèrement les scandales et les vices du duc d’Orléans, on éprouve quelque surprise de voir Fénelon entretenir avec ce prince une correspondance philosophique. Sans doute Fénelon espérait vaincre par la vertu et la vérité une âme abandonnée à tous les vices, mais incapable d’un crime. C’est Platon écrivant à Denys ; et la ressemblance est d’autant plus vraie, que, laissant à l’écart la religion révélée, Fénelon s’attache, avant tout, à prouver les principes de la religion naturelle, principes ordinairement faibles et mal établis dans un cœur qui a perdu tous les autres, mais auxquels son génie lumineux et simple prête une force qui devait étonner la frivole incrédulité du duc d’Orléans. Une pareille discussion paraîtra, dans notre siècle, beaucoup plus digne de Fénelon que les débats théologiques où la bulle Unigenitus l’engagea sur la fin de sa vie. Mais ce grand homme, fidèle avant tout au caractère épiscopal, ne voyait pas pour lui de tâche plus noble que de combattre les opinions qui troublaient les consciences et l’Église.

La malignité supposa que le zèle de Fénelon était animé par un ancien dépit contre le cardinal de Noailles. Mais, quand la conduite d’un homme vertueux est autorisée par son devoir, il ne faut pas l’expliquer par ses faiblesses. Ce fut à ces discussions abstraites et difficiles que Fénelon consacra les derniers jours d’une vie souffrante et désolée par le deuil. Cet homme, si sensible aux amitiés de la terre, et qui désirait que tous les bons amis s’entendissent pour mourir ensemble, perdit, à de courts intervalles, presque tous ceux qu’il aimait. Pendant qu’affligé de plusieurs pertes successives il écrivait : « Je ne vis plus que d’amitié, et ce sera l’amitié qui me fera mourir, » la mort lui enleva le duc de Beauvilliers : il mourut lui-même quatre mois après, à l’âge de soixante-quatre ans (le 7 janvier 1715). Une chute légère hâta ce moment qu’il souhaitait ; sa mort comme sa vie fut celle d’un grand et vertueux évêque.

Quoique Fénelon ait beaucoup écrit, il ne parut jamais chercher la gloire d’auteur. Tous ses ouvrages furent inspirés par les devoirs de son état, par ses malheurs ou ceux de la patrie. La plupart échappèrent, à son insu, de ses mains, et ne furent connus qu’après sa mort. On a conservé quelques sermons, premier essai de sa jeunesse. La composition n’y est pas forte et soignée, comme dans les chefs-d’œuvre des grands orateurs de la chaire ; mais il y règne un aimable enthousiasme pour la religion et la vertu, une imagination facile et vive, une élégance naturelle, harmonieuse, poétique. Ce sont de brillantes esquisses tracées par un heureux génie, qui fait peu d’efforts. Cependant Fénelon avait beaucoup réfléchi sur l’art oratoire et sur l’éloquence de la chaire ; et ses études, à cet égard, se retrouvent dans trois dialogues à la manière de Platon, remplis de raisonnements empruntés à ce philosophe, et surtout écrits avec une grâce qui semble lui avoir été dérobée. Nous n’avons dans notre langue aucun traité de l’art oratoire qui renferme plus d’idées saines, ingénieuses et neuves, une impartialité plus sévère et plus hardie dans les jugements. Le style en est simple, agréable, varié, éloquent à propos, et mêlé de cet enjouement délicat dont les anciens savent tempérer la sévérité didactique. Cette production appartient à la jeunesse de Fénelon ; et l’on y sent partout ce goût exquis de simplicité, cet amour pour le beau simple qui fait le caractère inimitable de ses écrits. La Lettre sur l’Éloquence, écrite vers la fin de sa vie, ne renferme que la même doctrine, appliquée avec plus d’étendue, ornée de développements nouveaux, énoncée partout avec cette autorité douce et persuasive d’un homme de génie vieillissant qui discute peu, qui se souvient, qui juge : aucune lecture plus courte ne présente un choix plus riche et plus heureux de souvenirs et d’exemples. Fénlon les cite avec éloquence, parce qu’ils sortent de son âme plus que de sa mémoire ; on voit que l’antiquité lui échappe de toutes parts. Mais, parmi tant de beautés, il revient à celles qui sont les plus douces, les plus naturelles, les plus naïves ; et alors, pour exprimer ce qu’il éprouve, il a des paroles d’une grâce inimitable.

Cette Lettre à l’Académie, les Dialogues sur l’Éloquence, quelques Lettres à La Motte sur Homère et sur les anciens, placeraient Fénelon au premier rang parmi les critiques, et servent à expliquer la simplicité originale de ses propres écrits, et la composition si antique et si neuve du Télémaque. Fénelon, épris des beautés de Virgile et d’Homère, y cherche ces traits d’une vérité naïve et passionnée, qu’il trouvait surtout dans Homère, et qu’il appelle lui-même cette aimable simplicité du monde naissant. Les Grecs lui paraissant plus rapprochés de cette première époque, il les étudie, il les imite de préférence ; Homère, Xénophon et Platon lui inspirèrent le Télémaque. On se tromperait de croire que Fénelon n’est redevable à la Grèce que du charme des fictions d’Homère : l’idée du beau moral dans l’éducation d’un jeune prince, ces entretiens philosophiques, ces épreuves de courage, de patience, l’humanité dans la guerre, le respect des serments, toutes ces idées bienfaisantes sont empruntées à la Cyropédie. Dans les théories sur le bonheur du peuple, dans le plan d’un État réglé comme une famille, on reconnait l’imagination et la philosophie de Platon. Mais il est permis de croire que Fénelon, corrigeant les fables d’Homère par la sagesse de Socrate, et formant cet heureux mélange des plus riantes fictions, de la philosophie la plus pure et de la politique la plus humaine, peut balancer, par le charme de cette réunion, la gloire de l’invention qu’il cède à chacun de ses modèles. Sans doute Fénelon a partagé les défauts de ceux qu’il imitait ; et si les combats du Télémaque ont la grandeur et le feu des combats de l’Iliade, Mentor parle quelquefois aussi longuement qu’un héros d’Homère ;’et quelquefois les détails d’une morale un peu commune rappellent les longs entretiens de la Cyropédie. En considérant le Télémaque comme une inspiration des muses grecques, il semble que le génie de Fénekon en reçoive une force qui ne lui était pas naturelle. La véhémence de Sophocle s’est conservée tout entière dans les sauvages imprécations de Philoctète. L’amour brûle dans le cœur d’Eucharis, comme dans les vers de Théocrite. Quoique la belle antiquité paraisse avoir été moissonnée tout entière pour composer le Télémaque, il reste à l’auteur quelque gloire d’invention, sans compter ce qu’il y a de créateur dans l’imitation de beautés étrangères, inimitables avant et après Fénelon. Rien n’est plus beau que l’ordonnance du Télémaque ; et l’on ne trouve pas moins de grandeur dans l’idée générale, que de goût et de dextérité dans la réunion et dans le contraste des épisodes. Les chastes et modestes amours d’Antiope, introduits à la fin du poëme, corrigent, d’une manière sublime, les emportements de Calypso ; et l’intérêt de la passion se trouve deux fois reproduit, sous l’image de la fureur et sous celle de la vertu. Mais, comme le Télémaque est surtout un livre de morale politique, ce que l’auteur peint avec le plus de force, c’est l’ambition, cette maladie des rois, qui fait mourir les peuples, l’ambition grande et généreuse dans Sésostris, l’ambition imprudente dans Idoménée, l’ambition tyrannique et misérable dans Pygmalion, l’ambition barbare, hypocrite, impie, dans Adraste. Ce dernier caractère, supérieur au Mézence de Virgile, est tracé avec une vigueur d’imagination qu’aucune vérité historique ne saurait surpasser. Cette invention des personnages n’est pas moins rare que l’invention générale d’un plan. Le caractère le plus heureux, dans cette variété de portraits, c’est celui du jeune Télémaque. Plus développé, plus agissant que le Télémaque de l’Odyssée, il réunit tout ce qui peut surprendre, attacher, instruire dans l’âge des passions, il est sous la garde de la sagesse, qui le laisse souvent faillir, parce que les fautes sont l’éducation des hommes ; il a l’orgueil du trône, l’emportement de l’héroïsme, et la candeur de la première jeunesse. Ce mélange de hauteur et de naïveté, de force et de soumission, forme peut-être le caractère le plus touchant et le plus aimable qu’ait inventé la muse épique : et, sans doute, un grand maître dans l’art de peindre et de toucher, Rousseau, a senti ce charme prodigieux, lorsqu’il a supposé que Télémaque serait, aux yeux de la pudeur et de l’innocence, le modèle idéal digne d’un premier amour.

De grands critiques ont souvent répété que le héros d’un poëme et d’une tragédie ne doit pas être parfait. Ils ont admiré dans l’Achille d’Homère, dans le Renaud de Tasse, l’intérêt des fautes et des passions, mais ils n’ont pas prévu l’intérêt non moins neuf et plus moral que présenterait un caractère qui, mélangé d’abord de toutes les faiblesses humaines, paraîtrait s’en dégager insensiblement, et se développerait en s’épurant. On blâme dans Grandisson l’uniformité de la sagesse et de la vertu, la monotonie de la perfection. Le caractère de Télémaque offre le charme de la vertu et les vicissitudes de la faiblesse ; il n’en a pas moins de mouvement, parce qu’il tend à la perfection. Il s’anime et se perfectionne à la fois ; et l’intérêt qu’on éprouve est agité comme la lutte des passions, et doux comme le triomphe de la vertu. Sans doute Fénelon, dans cette forme donnée au caractère principal, cherchait avant tout l’instruction de son élève ; mais il créait en même temps une des conceptions les plus intéressantes et les plus neuves de l’épopée. Pour achever de saisir dans le Télémaque, trésor des richesses antiques, la part d’invention qui appartient à l’auteur moderne, il faudrait comparer l’Enfer et l’Élysée de Fénelon, avec les mêmes peintures tracées par Homère et par Virgile. Quelle que soit la sublimité du silence d’Ajax, quelle que soit la grandeur, la perfection du sixième livre de l’Enéide, on sentirait tout ce que Fénelon a réé de nouveau, ou plutôt tout ce qu’il a puisé dans les mystères chrétiens, par un art admirable, ou par un souvenir involontaire. La plus grande de ces beautés inconnues à l’antiquité, c’est l’invention de douleurs et de joies purement spirituelles, substituées à la peinture faible ou bizarre de maux et de félicités physiques. C’est là que Fénelon est sublime, et saisit mieux que Dante le secours si neuf et si grand du christianisme. Rien n’est plus philosophique et plus terrible que les tortures morales qu’il place dans le cœur des coupables : et, pour rendre ces inexprimables douleurs, son style acquiert un degré d’énergie que l’on n’attendrait pas de lui, et que l’on ne trouve dans aucun autre. Mais lorsque, délivré de ces affreuses peintures, il peut reposer sa douce et bienfaisante imagination sur la demeure des justes, alors on entend des sons que la voix humaine n’a jamais égalés ; et quelque chose de céleste s’échappe de son âme, enivrée de la joie qu’elle décrit. Ces idées-là sont absolument étrangères au génie antique ; c’est l’extase de la charité chrétienne ; c’est une religion toute d’amour, interprétée par l’âme douce et tendre de Fénelon ; c’est le pur amour donné pour récompense aux justes, dans l’Élysée mythologique. Aussi, lorsque de nos jours un écrivain célèbre a voulu retracer le paradis chrétien, il a dû sentir plus d’une fois qu’il était devancé par l’anachronisme de Fénelon ; et malgré les efforts d’une riche imagination, et l’emploi plus facile et plus libre des idées chrétiennes, il a été obligé de se rejeter sur des images moins heureuses, et il n’a mérité que le second rang. L’Elysée de Fénelon est une des créations du génie moderne ; nulle part la langue française ne paraît plus flexible et plus mélodieuse. Le style de Télémaque a éprouvé beaucoup de critiques ; Voltaire en a donné l’exemple avec goût. Il est certain que cette diction si naturelle, si doucement animée, quelquefois si énergique et si hardie, est entremêlée de détails faibles et languissants ; mais ils disparaissent dans l’heureuse facilité du style, l’intérêt du poème conduit le lecteur ; et de grandes beautés le raniment et le transportent. Quant à ceux qui s’offensent de quelques mots répétés, de quelques constructions négligées, qu’ils sachent que la beauté du langage n’est pas dans une correction sévère et calculée, mais dans un choix de paroles simples, heureuses, expressives, dans une harmonie libre et variée qui accompagne le style, et le soutient comme l’accent soutient la voix ; enfin dans une douce chaleur partout répandue, comme l’âme et la vie du discours.

Les Aventures d’Aristonoüs respirent ce charme attendrissant, qui n’est donné qu’à quelques hommes, à Virgile, à Racine, à Fénelon. Dans ce morceau de quelques pages on devinerait l’auteur du Télémaque, comme dans le Dialogue d’Eucrate et de Sylla on reconnaît Montesquieu. Il n’appartient qu’aux hommes véritablement supérieurs de pouvoir renfermer ainsi, dans un cadre très-étroit, l’essai de tout leur génie. Après le Télémaque, l’ouvrage le plus important de Fénelon par le sujet et l’étendue, c’est le Traité de l’existence de Dieu. On n’y trouve pas la profondeur et la logique de Clarke. Fénelon procède par l’argument des causes finales, ce qui est très-favorable à l’imagination descriptive ; il répand des trésors d’élégance, il peint la nature, il en égale les richesses et les couleurs par l’éclat de son style ; souvent il laisse échapper cette abondance de sentiments tendres et passionnés, langage naturel de son cœur. Quelques endroits sont animés de cette logique lumineuse et pressante, dont il donna tant d’exemples dans ses débats avec Bossuet. Elle se trouve peut-être à un plus haut degré, et plus dégagée d’ornements dans ses Lettres sur la Religion, modèle d’une discussion sincère et convaincante : enfin, comme le style, suivant l’expression d’un ancien, est la physionomie de l’âme, tous les ouvrages de Fénelon, marqués d’une telle empreinte, ont quelque chose de rare et de touchant.

Son style a toujours un caractère reconnaissable de simplicité, de grâce et de douceur, soit dans les élans passionnés, dans le langage éloquemment mystique de ses Entretiens affectifs, soit dans la gravité de ses Directions pour la Conscience d’un Roi, soit dans la prodigieuse fécondité, dans la subtilité, dans la noble élégance de sa théologie polémique. Ce style n’est jamais celui d’un homme qui veut écrire ; c’est celui d’un homme possédé de la vérité, qui l’exprime, comme il la sent du fond de son âme. Et quoique dans notre siècle on admire de préférence une composition soignée, où le travail est plus sensible, où les phrases, faites avec plus d’efforts, paraissent enfermer plus de pensées, quoique la diction savante, énergique de Rousseau, paraisse à bien des juges le plus parfait modèle, il est permis de croire que le style de Fénelon, plus rapproché du caractère de notre langue, suppose un génie plus rare et plus heureux.

Fénelon a trouvé un historien digne de lui. M. de Bausset s’est livré aux plus curieuses recherches pour écrire la vie d’un évoque, dont il sentait profondément les vertus ; et, ce qui est le plus grand des éloges, il a conservé dans la candeur noble et touchante de sa narration quelque chose du goût et du style de Fénelon.



  1. 1689.
  2. En 1694.
  3. En 1699.