Chez Mornay, libraire (p. 149-166).


IL y a, dominant la plaine, à côté de Dossieclipp, un puissant kopje solitaire, énorme éboulis de rochers couronné de poiriers sauvages, et tout pareil à ces tombeaux primitifs édifiés par nos ancêtres barbares. Sur ces pentes poussent des touffes d’herbes, des lis bleus et des chardons argentés. D’innombrables ramiers y font leurs nids dans les pierres, et souvent on pouvait voir un aigle, familier de ce lieu, qui lissait du bec son plumage à la cime du plus haut rocher.

C’est là que dort Archie Dingley. Son père l’a voulu ainsi.

Tous les jours, sous le soleil accablant, Dingley montait là-haut. Son pas n’effrayait plus les ramiers, et même le vieil aigle à son approche ne quittait pas sa retraite. Immobile pendant des heures, à côté de la large dalle sous laquelle dormait son enfant, le romancier laissait errer ses regards sur la plaine qui s’étend vers le Nord, toute couverte de ces étranges pierres plates qui font ressembler cette campagne à quelque cimetière sans limite.

Qui dira les rêves, les pensées qu’il venait ainsi poursuivre en face de ce triste horizon ? Un seul témoignage en subsiste : cette poésie qu’il a gravée dans le granit de la

tombe :



Quand Symonds, pâle et sanglant,
Passera sur le Veld la revue nocturne,
Au son du bugle se rangeront en ligne
Tous ceux qui tombèrent dans la mêlée :

Ceux du Lancashire et du Devon,
Et les Irlandais qui moururent à Colenso,
Et les Highlanders qui jonchèrent le champ de Maggersfontein,
Le kilt flottant sur leurs ossements.

Mais le dernier, se dressant fier et brave,
Un petit enfant s’écriera : « Présent !
Dans l’Afrique du Sud je monte la garde,
Moi, Archie Dingley, pour défendre l’Empire ! »


C’est un événement bien mince et qui ne bouleverse rien dans le monde, que la mort d’un enfant… Dingley avait rassemblé sur la tête d’un petit être né de lui toutes les tendresses de son cœur. Il pénétra dans ces régions illimitées de la douleur, où l’imbécile et l’homme de génie ne se distinguent plus. La guerre qui se poursuivait sur le Vaal, était devenue pour lui plus lointaine que la guerre de Troie, et son voyou de l’East-End un personnage fastidieux qu’il écartait de sa pensée, comme on chasse une mouche de son front. Assis au fond du parc, dans un fauteuil de bois, devant une fourmilière dont il suivait pendant des heures le mouvement affairé, il se répétait sans cesse : « J’ai pensé en vain, j’ai rêvé en vain, j’ai écrit en vain. Mon art n’a jamais exprimé que l’assez niais plaisir de s’agiter pour quelque chose. Partout dans mon œuvre, du trompe-l’œil, du pittoresque, de la brutalité, de l’esprit, et pas un de ces accents profonds qui peuvent rafraîchir une âme. » Les vers appris dans sa jeunesse, au temps où il arrêtait sa barque sous les saules de la Tamise — vers grecs, vers latins, vers français, perdus dans le flot des souvenirs de sa langue maternelle — revenaient en foule à sa mémoire ; toute la poésie de la terre semblait accourir à son aide : un moment il s’enivrait de ces belles phrases confuses, toutes baignées de mystère, et il retournait bientôt à sa morne indifférence.

Pour la première fois de sa vie, du plus loin, du plus inconnu de son esprit sortaient ces mots : À quoi bon ? À quoi bon avoir tant dit que la vie humaine était chose abondante et vile, une denrée sans valeur, pour s’apercevoir un jour qu’elle est d’un inestimable prix ? À quoi bon être apparu comme un sonneur de trompette, un excitateur d’énergie, pour se montrer aujourd’hui si misérable et si lâche ? À quoi bon cet immense Empire, cette gigantesque machine, si le moindre grain de sable suffisait à l’arrêter ? Trente mille morts, trois cent mille hommes pour réduire quelques bergers ! Les soldats ne savaient rien ; les officiers ne savaient rien, rien que marquer des points au football et, au besoin, mourir en beauté. L’armée, qu’on avait cru si forte, n’était qu’un outil hors d’usage à jeter au bric-à-brac. Et il allait falloir le dire ! faire des campagnes dans les journaux, montrer au pays le faible de ce qu’il avait admiré, agiter encore l’opinion, écrire ceci, écrire cela… Mais à quoi bon ? à quoi bon ?


Il ressassait ces pensées, quand un jour il vit s’avancer, sous les feuillages de l’allée, ses voisins de Rosendaal.

Du plus loin qu’elle l’aperçut, Madame du Toit courut à lui, et se laissant tomber à genoux au milieu de la fourmilière, elle se mit à le supplier d’une voix qu’entrecoupaient les sanglots :

— On doit avoir pitié des enfants ! Lucas est parti, vous le savez, contre notre volonté… Mon mari a toujours été un loyal sujet de la Reine… Un mot, un seul mot de vous ! Ils ne vous refuseront pas sa grâce !…

Insoutenable spectacle, cette femme qui pleurait, s’embrouillait et n’arrivait pas à expliquer clairement ce qu’elle attendait de lui ! Dingley l’avait relevée et l’écoutait avec l’énervement qu’il éprouvait toujours à voir le désordre d’un sentiment qui ne se domine pas. Sans rien faire pour arrêter ce flot tumultueux de paroles, il tenait ses regards fixés sur les fourmis qui s’affolaient autour de leur demeure détruite.

Devinant son irritation, Mistress Dingley intervint :

— Mon ami, lui dit-elle, nos excellents voisins viennent de recevoir la nouvelle que Monsieur Lucas du Toit a été fait prisonnier. On va le juger dans quelques jours. Peut-être que si vous faisiez appel à la pitié des juges, ils montreraient plus d’indulgence.

— Monsieur, reprit Madame du Toit…

Mais son mari lui coupa la parole, et s’adressant à Dingley avec ce ton cérémonieux qui lui était habituel, mais où l’on sentait frémir la plus cruelle inquiétude :

— Je ne sais, dit-il, si vous êtes exactement au courant de la question. Notre malheureux enfant n’est pas seulement accusé d’avoir pris déloyalement les armes contre sa patrie. Cela, d’autres l’ont fait, égarés comme lui, et ils n’ont pas eu à subir les dernières rigueurs de la loi. Mon fils — et c’est le chef d’accusation le plus grave — mon fils est encore accusé d’avoir exécuté quelques Cafres qui espionnaient son commando…

— Des Cafres ! s’écria Madame du Toit en l’interrompant à son tour. Des Cafres ! Est-ce que cela compte, ça ! Que de fois, dans mon enfance, j’ai vu mon père en abattre sous mes yeux ! Ici même, on en a pendu, on en a détruit des centaines ! Et l’on fusillerait Lucas parce qu’il s’est débarrassé de trois ou quatre de ces nègres, et qui l’espionnaient encore ! Non, non, Monsieur, ce n’est pas là de l’humanité, de la justice ! C’est un prétexte qu’on invente, vous le voyez bien vous-même, ce n’est pas une raison véritable !

— Madame, dit enfin le romancier, vous exagérez mon pouvoir. Si l’occasion s’était offerte, j’aurais risqué avec bonheur ma vie pour M. Lucas du Toit. Il m’a rendu un service que je ne saurais oublier. Mais il ne peut être question que je fasse un plaidoyer en faveur de votre fils. Un sentiment personnel et qui n’intéresse que moi, ne saurait intervenir dans les affaires de l’Empire. Monsieur du Toit est entre les mains d’honnêtes gens qui le jugeront suivant leur conscience et la loi. Tout ce que je peux faire pour lui, c’est écrire aux juges le récit de notre rencontre dans le Veld, et leur dire qu’il s’est conduit en gentleman avec moi.

Madame du Toit avait mis trop d’espoir dans l’intervention du romancier, pour ne pas être exaspérée par cette calme raison. Elle ne put en entendre davantage.

— Venez, venez, Prétorius ! dit-elle en entraînant son mari avec une violence inattendue. Venez ! on n’émeut pas ces gens-là !

Mistress Dingley, atterrée, vit disparaître au tournant de l’allée les fermiers malheureux. Un moment elle demeura incertaine si elle allait courir à leur suite. L’offense qu’ils venaient de faire à Dingley, luttait en elle avec la reconnaissance qu’elle devait à leur fils. Enfin la pitié l’emporta. Elle s’élança derrière eux. Et le romancier demeura seul, dans la paix de ces grands arbres, une minute troublée, à réfléchir sur cette scène pénible.

Depuis la mort de son petit garçon, ses idées s’en allaient à la dérive, pareilles à des algues mouvantes qui échappaient à sa prise. L’aventure de Lucas du Toit lui offrait un fond solide où ancrer sa pensée. L’indifférence, le scepticisme, le dégoût, les « à quoi bon ? » rien de tout cela ne subsistait en face de la réalité. Devant un fait qui exigeait une décision de son esprit, il se retrouvait soudain et tout pareil à lui-même.

« Très injustement, se disait-il en ramenant du pied avec un soin délicat les aiguilles de pin sur la fourmilière dévastée, j’ai dû apparaître odieux à ma femme et à ces gens. Mais je me rendrais ridicule en implorant pour un rebelle l’indulgence des juges, et je ne serais pas entendu. Cependant j’ai pour ce jeune homme une sympathie fraternelle. J’aime ce Boer, étudiant d’Oxford, qui va donner sa vie pour défendre une civilisation qu’en fait il avait reniée. Certes, il était plus semblable aux officiers de l’armée qu’il combattait qu’aux hommes incultes de son commando. Mais en venant se battre ici, il a obéi à ses plus profonds instincts. Dans la défense de ses plaines, à tort ou à raison il a vu une magnifique raison de vivre. Il a joué, il a perdu. Qui aurait l’idée de le plaindre ? Je lui donnerai, quelque jour, le seul présent qu’il soit en mon pouvoir de lui offrir : ma pensée dans un vers. Et ses anciens camarades promèneront, en me lisant sous les chênes, la mémoire d’un jeune homme qui eût mérité de naître Anglais. »

Et tout en regagnant la maison, il se disait encore à part lui :

« L’existence réduite à la vie personnelle ou familiale ne vaut pas la peine d’être vécue. Elle ne prend une réelle grandeur que si elle s’accroît de l’orgueil de contribuer à la vie d’un vigoureux ensemble, nation, race ou empire. Sortir de soi-même, oublier ce petit monde que l’on est pour soi, s’humilier et s’agrandir à la fois dans une entreprise qui dépasse et qui exalte les forces de l’individu, là est le secret du bonheur… »

Il trouva, sous la vérandah, sa femme occupée à écrire. Il en fut un peu surpris, car depuis la mort d’Archie le monde était dépeuplé pour elle, et ses amis les plus chers semblaient avoir cessé d’exister.

Sans marquer son étonnement, il se mit à feuilleter les journaux que le courrier venait d’apporter. À la seconde page d’une feuille de Capetown, il lut :

« Ce matin, à 8 h. 45, Lucas du Toit et son cocher Cornélis ont été fusillés. On les a conduits hors de la ville, sur le plateau qui s’élève en face des monts du Drakenberg, lieu d’origine des deux rebelles. Les condamnés s’embrassèrent. Du Toit refusa de se laisser bander les yeux. Quand les soldats l’eurent couché en joue, il donna lui-même, avec son chapeau, le signal du feu. Cornélis tomba le premier. Du Toit s’abattit sur lui, le couvrant à moitié. L’exécution s’est passée sans incident. »

Sur les maigres détails de la dépêche qu’il venait de lire, Dingley reconstituait la scène dans sa complexité vivante, quand sa femme s’approcha de lui :

— Excusez-moi, lui dit-elle, mais je n’ai pu me résigner à ne rien tenter pour un homme à qui vous devez le bonheur d’avoir revu votre enfant.

Et elle lui tendit la lettre qu’elle venait d’écrire, en faveur de Lucas du Toit, au Président de la Cour martiale.

Dingley la prit et la lut.

— Vous êtes un admirable avocat, dit-il en relevant les yeux. Votre prière aurait sauvé ce jeune homme s’il pouvait être sauvé. Mais voyez… Lucas du Toit a été fusillé hier matin.

— Oh ! fit-elle en cachant sa tête dans ses mains, tandis que des larmes montaient à ses yeux — offrande à la mémoire du héros et que sa jeunesse n’eût pas dédaignée.

En quelques phrases où l’on sentait l’irritation du citoyen anglais contre une campagne interminable et sans gloire, Dingley. lui représenta la déloyauté de la Colonie, les Afrikanders du Cap et du Natal impatients de la servitude, prêts à rallier l’ennemi. Si l’on ne faisait pas aux rebelles l’application impitoyable des lois, c’en était fait dans l’Afrique australe de la domination britannique.

Mais elle, qui ne pouvait douter de la bonté de son mari, non plus que se laisser convaincre par une si froide raison, se demandait dans quelles régions inconnues il trouvait le courage de se montrer à ce point insensible. Entre l’âme d’un homme et celle d’une femme, quels abîmes secrets ! Aucune parole ne saurait les combler.

Pour rafraîchir son cœur brûlant, elle descendit dans le jardin et se dirigea vers Rosendaal, par cette allée de hêtres où la vieille Madame du Toit lui avait dit, un jour, que le Seigneur était juste et que Lucas ne pouvait mourir. Incomparable soir où l’ombre d’un enfant excité à ses jeux fuyait derrière les arbres ! Cris de joie enfantins suspendus aux feuillages ! Où, dans le monde, une semblable allée ?…

Le soleil déclinait derrière le parc. Quelques babouins, avant de s’endormir, jacassaient à la cime des arbres, et dans les derniers bruits du jour qui précèdent les bruits de la nuit, s’élevait la voix d’un rossignol, chant doux et fort, simple et varié, inextinguible, unique, qui crée le silence et qui exile.

De loin, elle aperçut Rosendaal éclairé des derniers feux du couchant. Derrière ces vitres embrasées, les du Toit étaient penchés sur des cendres. Sa place n’était plus là-bas, dans cette salle, au milieu de ces gens. Elle n’ouvrirait plus d’un geste familier leur humble porte fermée.

Du moins voulut-elle qu’un témoignage attestât à ses voisins son passage et son amitié. Sur un banc, oubliés par elle, les poèmes de Shelley étaient restés un jour. Elle y chercha les strophes ardentes, où le poète glorifie dans les Espagnols d’Amérique, soulevés contre leur métropole, la révolte de tous les cœurs fiers :


Chevauchez libres, ô cavaliers,
Dans vos vastes plaines.
Vous pouvez couronner vos fronts
De violettes et de roses, de toutes les fleurs
Divines d’espérance et d’éternité.


Pour maintenir le livre ouvert à cette page, elle y posa des sauges, et le laissa sur le banc où la vieille Madame du Toit avait coutume de venir s’asseoir.

À quelques jours de là, la vieille femme trouvait les fleurs fanées et les vers que la rosée avait presque effacés. Ils ne rallumèrent aucune espérance dans son cœur, comme si avec Lucas était morte la liberté de la Patrie.


Deux jours plus tard, le romancier et Mistress Dingley quittaient pour toujours Dossieclipp.

Lorsqu’ils passèrent devant la ferme de Rosendaal, triste sous le soleil comme une machine à battre arrêtée, ils aperçurent le petit David, assis au bord de la route. Mistress Dingley détourna la tête, et le romancier pensa : Voici pour moi, dans cette guerre, le véritable vainqueur !

Dans l’air calme, vibrant de lumière, le kopje se dressait éblouissant. Tout à la cime le vieil aigle lissait ses plumes au soleil. À ces roches solitaires ils abandonnaient leur enfant. Et Dingley avait l’impression