Chez Mornay, libraire (p. 61-143).


MOUNT Nelson Hôtel, l’auberge luxueuse et vulgaire, qui domine de ses terrasses et de ses jardins la triste Capetown et sa rade salie par les déchets des navires, représentait sans doute, à ce moment, le point le plus sensible de l’univers. Officiers, brasseurs d’affaires, propriétaires de mines, sportsmen attirés par la guerre comme par une partie de polo, misses et clergymen qui s’en allaient distribuer aux Tommies des pipes, des brosses à dents, des bibles et du chocolat, amis ou parents d’hommes qui se battaient, grandeurs de naissance, d’emploi ou d’argent accourues en Afrique par devoir de service, inquiétude, curiosité, intérêt, les noms les plus éclatants de l’Angleterre, la société la plus hétéroclite était rassemblée là.

En apparence, la vie qui animait cet hôtel n’était en rien différente de celle que menaient dans le même moment les touristes cosmopolites de la Côte d’Azur, des Baléares, du Caire, de Darjeling ou de Thérapia. Mêmes garden-parties, mêmes flirts, mêmes bals, mêmes concerts. Mais sur cette agitation élégante passait le souffle des nouvelles tragiques. Pas de jour qu’une dépêche ne vînt annoncer à quelque hôte de ce caravansérail, l’Auberge des Cœurs Silencieux, ainsi que l’appelait Dingley, la mort d’un parent ou d’un ami. Personne qui ne sentît peser une menace sur sa tête. Mais tout ce monde gardait un air tranquille et détaché, comme si la guerre n’intéressait le cœur, ni la bourse de personne.

Dans cette volonté de ne rien laisser paraître de ses sentiments intimes, Dingley se plaisait à reconnaître la force d’âme de sa race, et combien la haute société anglaise, par sa maîtrise de soi, est une aristocratie véritable et digne de commander. Pourtant il n’avait pas l’intention de laisser sa femme et son fils dans cette atmosphère d’orage. Mais il n’était pas facile de trouver une habitation dans les environs de Capetown, quand depuis bientôt dix mois tant d’étrangers, accourus de toutes parts, s’abattaient sur ce point du monde. Aussi reçut-il avec plaisir une lettre de Lucas du Toit — le jeune fellow d’Oxford rencontré sur le bateau — l’informant qu’à Dossieclipp, tout près de la ferme de Rosendaal où habitaient ses parents, un de leurs voisins qui se rendait pour quelques mois en Europe, offrait de lui louer sa maison, ses chevaux, ses voitures et ses domestiques blancs et noirs.

« Le pays est sévère, ajoutait le jeune homme. Nous sommes sur les premières pentes des montagnes du Drakenberg. Mais l’air est pur et sain, la maison confortable et même assez plaisante. Dites, je vous prie, à Mistress Dingley que ma mère et ma grand’mère se mettent à sa disposition pour lui faciliter la vie dans ce pays inconnu. Master Archie ne s’y ennuiera pas ; mon petit frère David, qui est à peu près de son âge, sera pour lui un excellent compagnon. Quant à moi, je ne sais encore si j’aurai le plaisir de vous rencontrer ici, car des affaires assez pressantes vont m’éloigner quelque temps. »


Dingley se rendit à Rosendaal.

Cette ferme que les du Toit occupaient depuis deux siècles, était une de ces fermes boers comme il en avait vu des centaines à ses précédents voyages. Des champs verts, bien irrigués par une source puissante jaillie d’un kopje voisin, des parcs d’autruches et de moutons, enclos de murs de pierres sèches et de fils de fer barbelés, des huttes de serviteurs hottentots, et au milieu, une maison de briques entourée d’une vérandah, et couverte de tôle ondulée. Quant au maître de cette demeure, M. Prétorius du Toit, c’était lui aussi un de ces hommes que le romancier avait rencontrés cent fois et sous toutes les latitudes, dans l’Inde, au Canada, en Égypte, un de ces individus vigoureux en qui se conservent fortement les caractères de leur race originelle, mais sur lesquels on surprend, comme sur un arbre fraîchement greffé, le bon travail de la vieille sève anglaise.

Tout séduisit Dingley dans la villa qu’il était venu voir : l’agrément de la demeure, la tranquillité du séjour, le voisinage des du Toit. Il s’entendit avec le propriétaire du lieu, et dès que la maison fut libre, il revint y installer sa femme et son petit garçon. Puis il partit pour le Veld. Gai départ ! qui lui rappelait le meilleur temps de sa jeunesse, celui où reporter mal payé il faisait prix pour quelque lointain voyage avec le capitaine d’un voilier.


En arrivant sur le front de l’armée, il éprouva la déception la plus vive. L’ennemi fuyait sans combattre devant les troupes de lord Roberts ; Prétoria allait être prise ; on télégraphiait à Londres que d’ici une semaine la campagne serait terminée.

— Diable ! diable ! se disait-il avec un désespoir comique, voilà que le bal est fini ! Magnifique occasion perdue de voir enfin autre chose que des mitraillades de jaunes, de nègres ou de cuivrés. Des blancs contre des blancs, cela ne se voit plus tous les jours !

Mais, il fut bientôt rassuré.

Avant d’abandonner pour toujours sa capitale, le vieux président Krüger avait convoqué ses fidèles dans le temple calviniste du faubourg nord de la ville. Au milieu d’un recueillement profond, le vieillard monta dans la chaire, de son pas puissant et lourd. Il fit le signe de la croix, appuya les mains sur ses cuisses, et penché sur son auditoire, commença lentement, avec une grande douceur :

— Citoyens, mes amis, mes frères…

Puis après un temps de silence, penchant toujours la tête davantage, comme s’il eût voulu leur parler à l’oreille :

— Vous êtes tous des lâches ! dit-il.

Et d’une voix éclatante, dans une de ces improvisations où le souffle de Dieu semblait vraiment l’animer, il lança l’imprécation sur son peuple et fit honte à tous ces gens de désespérer du Seigneur et de fuir comme Israël devant les Amalécites.

Dehors, le Général Botha attendait à cheval que le prêche fut fini. À mesure que les gens sortaient du temple, il les désignait du doigt. À l’un, il disait : « Viens ici. » À l’autre : « Tu peux t’en aller. »

Deux jours plus tard, l’armée de Lord Roberts faisait son entrée à Prétoria. Mais une guerre nouvelle se propageait dans tout le Veld, comme un immense incendie. Les troupes anglaises ne trouvaient plus devant elles que des bandes qui se disloquaient et se reformaient sans cesse, harcelant les colonnes, coupant les voies ferrées, dynamitant les ponts, arrêtant les convois ; une poussière de commandos, familiers avec tous les rochers du Vaal, sous les ordres de chefs hardis dont les prouesses ont rempli tous les journaux de l’univers, et que l’imagination populaire a personnifiés dans un nom : le légendaire, l’insaisissable De Wett.


Pendant plusieurs semaines, Dingley accompagna les Hussards de Garland lancés à travers le Veld à la chasse des commandos boers.

« Un cheval qui saigne, écrivait-il à sa femme, l’irritation des hommes contre un ennemi invisible, un coup de vent sur les sables, la recherche d’un gué, les discussions entre les cavaliers pour reconnaître à la marque des fers quel régiment a déjà passé là, le vol des oiseaux de proie, les dialogues des chevaux au piquet, les propos des officiers, et dans les rares engagements qui coupent d’un peu d’émotion la monotonie des jours, le plaisir de contempler la paix traîtresse du paysage, les kopjes couverts de rochers, de broussailles et de chardons argentés, où l’obus qui éclate fait fleurir un léger nuage pareil à un pommier en fleur, voilà les aliments de ma vie. Je vérifie une fois de plus combien les faits que peut saisir l’observateur le plus attentif sont, en vérité, peu de chose, et je ris de penser qu’on pourra croire que j’ai découpé dans mon expérience les scènes de la vie de mon héros, à la manière d’un journaliste de province qui taille avec ses ciseaux dans le Times ou le Daily Mail. La vie ne donne jamais que des détails menus, inestimables pourtant ! Et nous autres, pauvres artistes, nous devons promener à travers de médiocres aventures notre imagination qui reste, en dernier ressort, souveraine.

« J’ai repris la vie sous la tente avec le même plaisir qu’autrefois. Sous cette toile, entre ces quatre piquets, on a tout le confort désirable. Rien ne ressemble moins à l’hôtel. Ici tout vous appartient. On emporte tout avec soi, sa maison et sa cantine : c’est l’intimité du home et la liberté du voyage.

« Nous chevauchons à travers des étendues pierreuses, où le clergyman attaché à la colonne veut reconnaître les traits des paysages bibliques. Dans la même journée, le pôle antarctique nous envoie ses vents glacés, le désert un simoun brûlant, les tropiques la queue de leurs orages, et le soir tire, pour nous distraire, un éblouissant feu d’artifice. Ces marches pendant des semaines, au milieu de ces aridités, ont une sobre grandeur. Les richesses invisibles de ce pays où l’or court comme une eau souterraine, ajoutent une qualité mystérieuse à sa désolation inexprimable. Pas un de nos cavaliers qui ne le sente obscurément, mais nous donnerions tous un filon d’or pour une source d’eau claire ! De fois à autre nous rencontrons une colonne poussiéreuse qui rampe sur le Veld, aussi éreintée que la nôtre. On s’arrête, on fraternise, on se communique les nouvelles. Hier nous avons croisé lord D… et ses Écossais Gris. Les Écossais et nos Hussards ont fait un match de foot-ball. J’ai le plaisir de vous apprendre que nos Hussards l’ont emporté par trois points. C’est le seul engagement sérieux que nous ayons encore eu, et la première grande victoire que j’aie, ma chère, à vous apprendre.

« L’ennemi demeure à peu près invisible. Ces fermiers boers ont pour le corps à corps une répulsion insurmontable, une peur ignoble de risquer leur peau, un amour furieux de la vie — plat sentiment de civilisé et qui dégoûte chez ces barbares. Cette semaine, par une chance assez rare, nous avons eu un engagement et même reçu quelques shrapnells. Quand on n’y est pas habitué, on ressent un léger malaise. On s’imagine que le pointeur vous voit distinctement et vous vise. Idée complètement absurde, surtout lorsque l’on est, comme c’était mon cas ce jour là, confortablement abrité derrière une dune de sable… »

(Ce que Dingley ne disait pas, c’est que précisément cette fois l’engagement avait été assez vif : l’ennemi ayant tourné la colonne, on s’était tiré d’affaire non sans peine. Il a raconté, plus tard, dans un récit assez plaisant par la sincérité et la vie, les impressions qu’il ressentit ce jour-là : « On ne peut s’imaginer, dit-il, si on ne l’a soi-même éprouvé, l’état d’esprit du soldat qui s’avance sous le feu d’un ennemi invisible. Il a l’air de courir à l’assaut : la vérité c’est qu’il fuit. On pense : le danger est partout. Nulle raison d’échapper ici plutôt que là. Alors on va, on va, poussé par le sentiment que l’unique moyen de se délivrer de l’épouvante c’est de culbuter l’adversaire. Ce jour-là, j’étais fourbu, et pourtant nous n’étions pas restés plus de deux heures à cheval. Quant à nos hommes, les uns après les autres, sitôt que le danger fut passé, tous ils s’écartèrent pour satisfaire un besoin pressant. Et j’ai vérifié sur le vif l’exactitude d’un mot fameux de je ne sais quel officier de l’Empereur Napoléon : On ne saurait s’imaginer combien, dans ce siècle de batailles, il y avait de héros qui faisaient dans leurs chausses…) La lettre continuait paisiblement :

« Sous mon casque, derrière mes lunettes qui me protègent assez mal d’une poussière infernale, l’histoire de mon voyou s’organise. Barr, le fils d’une vieille nation de marchands, donne l’exemple du courage chevaleresque à son adversaire. Il dynamite les fermes, mais il est paternel pour les enfants et les femmes. Il est propre, J’admire le soin avec lequel il se débarbouille dans les flaques d’eau de pluie. Il prend conscience, dans le rang, de la solidarité qui lie les êtres. Décidément, pour un voyou de l’East-End, la Providence m’apparaît tous les jours davantage sous l’uniforme d’un sergent recruteur. Mais voici où je m’embarrasse : la guerre finie, quand il aura couru le Veld en tous sens, il reviendra dans Londres ennobli, purifié. Qu’en ferai-je alors de cet honnête garçon ? Un salutiste, un gardien de square ? Qu’il finisse comme il voudra, peu importe ! Il aura connu quelques heures, quelques jours d’éclat dans sa vie. N’est-ce pas suffisant pour un homme ? « C’est une de ces minutes heureuses qu’est venu chercher ici un gentilhomme français, M. de Villebois-Mareuil, dont j’apprends la mort à l’instant. Il était accouru au Transvaal défendre la cause des Républiques, dégoûté, m’a-t-on dit, du régime anarchique de sa patrie, ou poussé par un désespoir d’amour. Sa fin ressemble à un suicide. C’est, en tous cas, un sacrifice inutile. Un pareil type d’aventurier est encore ce que la France produit de mieux aujourd’hui, mais je ne sais rien de plus triste que de l’énergie gâchée… Ce Monsieur de Villebois nous détestait, paraît-il. On lui prête pourtant le regret de ne pas être né chez nous. Certes, chez nous il eût trouvé son emploi !

« Comment vivez-vous ? que fait Archie ? que devient-on à Rosendaal ? »


Mistress Dingley répondit :

« Votre course dans le Veld, votre agitation, mon ami, et tout ce que vous voyez et tout ce que vous entendez ne vous apportent pas, je vous l’assure, l’émotion que me donne, à moi, la seule attente de vos lettres. Je vis plus que vous dans ma solitude. Croyez-moi, pas un de ces faits que vous prenez tant de mal à recueillir ne vaut un sourire de votre fils, et votre gloire ne paiera jamais une seconde de mon inquiétude.

« Ici, nous avons eu un drame dont je suis encore bouleversée. Vous vous étiez trompé sur son compte. Non, votre ami Lucas du Toit n’était pas de votre jungle ! Il est parti, voici trois jours, dans le nord de la Colonie, rejoindre les commandos boers. Il s’est sauvé de nuit, comme un voleur, emmenant un domestique et les deux meilleurs chevaux. Sa mère l’a entendu s’en aller. Elle aurait voulu se lever, le prendre, le retenir dans ses bras ! Mais elle est restée sans bouger, par crainte de réveiller son mari dont elle redoutait la violence.

« La pauvre femme est inconsolable. L’honorable M. Prétorius jure que s’il tenait son fils, il l’étranglerait de ses mains. Seule, dans la maison, sa grand’mère prend parti pour le fugitif. Elle a passé son enfance et sa jeunesse dans ces énormes chariots, traînés par vingt paires de bœufs, dont vous nous parliez une fois, et que nos colons refoulaient à travers les solitudes de l’Orange et du Vaal. Elle a bercé son petit-fils au récit de sa jeunesse errante. Elle savait qu’il allait partir et ne l’a point retenu. Sa sérénité m’épouvante. « Dieu est juste, m’a-t-elle dit, et Lucas ne peut mourir ! »

« Je suis trop près de ce drame pour le juger froidement, et je ne puis que compatir à la peine de nos malheureux voisins. Les pauvres gens s’ingénient à me faire oublier la solitude. Le petit David est pour Archie un délicieux compagnon dont vous aimeriez l’air hirsute et l’indépendance sauvage. Tous deux se sont d’abord regardés avec une méfiance comique, mais ils se sont vite entendus pour taper sur les Cafres, et, dans le sentiment de leur supériorité sur ces pauvres négrillons, ils sont devenus bons camarades.

« Où vous trouvera cette lettre ? Vous la lirez avec joie et vous l’oublierez tout aussitôt. Vous êtes si sûr que vous nous aimez, que vous nous négligez toujours. Que de fois, quand vous êtes près de moi et que vos yeux sont arrêtés sur les miens, je vous sens à des milliers et des milliers de lieues ! C’est notre sort à nous, femmes des génies vagabonds, de ne vous posséder qu’à moitié. Votre femme et votre fils, que vous aimez plus que tout au monde, sont pour vous un univers trop étroit, hors duquel votre imagination vous emporte. Cette fois vous êtes vraiment parti ! Mais je ne veux pas vous attrister de mes plaintes. Découvrez des histoires à ravir pendant cent ans l’imagination des hommes. Un mot de vous me disant que vous reviendrez bientôt, sera pour moi le plus beau conte. »



CHAPITRE QUATRIÈME


TOUS les journaux de l’univers ont raconté mille sottises sur la façon dont Archie Dingley, le fils de l’illustre écrivain, tomba malade à Dossieclipp. Certaines feuilles répandirent le bruit que le typhus, qui sévissait dans les camps de concentration où Lord Kitchener réunissait les femmes et les enfants boërs arrachés aux fermes détruites, avait étendu sa contagion jusqu’aux plateaux du Natal, et que l’enfant du célèbre romancier avait été l’un des premiers frappés. La presse hostile à l’Angleterre et aux excitations jingoës du poète de l’Empire, ne manqua pas de découvrir dans cette maladie la main de la Justice Éternelle. La réalité est tout autre et n’a pas revêtu cet aspect providentiel.


Chaque jour, le petit Archie faisait avec David du Toit une promenade hors du parc, sur les poneys de Rosendaal. Or ils apprirent, un beau matin, qu’un Cafre, voleur comme ils sont tous, avait été branché haut et court par un fermier du voisinage. C’est là un événement fort commun dans ce pays primitif, et bien de nature à exciter des imaginations enfantines. Les deux garçons allèrent voir le pendu qui se balançait, à dix milles environ de Dossieclipp, à la branche d’un poirier sauvage.

En revenant, ils furent surpris par un de ces brusques orages, tels qu’on en voit dans le Sud, lorsque des courants glacés viennent tout à coup s’infiltrer dans un air chargé de vapeur. Le ciel passe en quelques minutes du bleu le plus limpide aux ténèbres les plus noires, une pluie diluvienne s’abat sur la terre desséchée, les grondements du tonnerre se répercutent de kopje en kopje, puis soudain ce fracas s’apaise, et la tempête cesse brusquement comme elle était survenue.

Les jeunes cavaliers rentrèrent à Dossieclipp, fourbus, mouillés, transis. Archie fut saisi d’une fièvre qui, dès les premiers jours, prit un caractère inquiétant. Mistress Dingley télégraphia aussitôt à son mari de revenir. Mais on ignorait la route suivie par les Hussards de Garland. Et tandis qu’en Australie, au Japon, dans l’Inde, en Europe, en Amérique, partout enfin dans le monde, on savait que l’enfant de l’illustre écrivain était malade, seul ou à peu près seul, Dingley ne savait pas la nouvelle.

Sa femme sentait sa raison s’égarer à la pensée qu’en ce moment il courait le Veld avec insouciance ; que la distance, les communications difficiles, le télégraphe coupé, les étendues désertes, l’incertitude des mouvements des troupes, tout conspirait à le tenir dans une affreuse ignorance, et que son fils pouvait mourir sans qu’il en fût averti. Les mots ne sauraient exprimer la détresse de Mistress Dingley, au fond de cette maison étrangère, où rien ne lui témoignait l’amitié que notre pays et les demeures qui nous sont familières savent nous montrer dans le chagrin. La vue des choses que nous avons connues de tout temps à leur place, toujours pareilles à elles-mêmes et dont nos peines ne troublent point l’ordre, nous soutient, nous réconforte ; elles semblent nous assurer que notre vie est comme elles à l’abri de tout changement ; mais sous un toit de fortune leur compagnie n’est plus là pour nous défendre, et l’on se voit à la merci de toutes les traîtrises du sort.

Enfin une lettre arriva.


« Imaginez, écrivait Dingley, un amphi théâtre de collines ; sur ces collines placez nos troupes, des canons, d’honnêtes maxims ; et au fond de l’immense demi-cercle, des bœufs, des chevaux et des hommes : De Wett et tout son commando.

« Depuis plus d’une semaine, le Royal Berkshire, les Highlanders de Cameron, les Écossais Gris, l’infanterie légère du duc de Cornouailles et la brigade Garland le poussaient, lui et ses gens, vers cette passe étroite comme un goulot de bouteille, et que dominent deux promontoires semblables aux pinces d’une tenaille ouverte. J’étais sur un des promontoires, au-dessus de l’averse de shrapnells et des nuages de fumée qui s’élevait du Veld, dont l’ennemi avait allumé les herbes pour dissimuler ses mouvements. De là, je guettais la minute où le commando éperdu irait s’abîmer, dans sa fuite, sur les ronces artificielles que nous avions tendues entre les deux collines, comme un filet d’acier.

« Vous me voyez là-haut, pareil à un dieu sur ses nuées, ou plutôt à un placide baigneur qui regarde venir la vague et attend le moment où elle va se briser avec fracas sur les roches. Or la vague ne s’est pas brisée. Vers le soir, De Wett alluma des brandons à la queue de ses bœufs : les bêtes affolées par la douleur, beuglant et mugissant, foncèrent sur les fils tordus, arrachés, emportés avec les pieux. Et derrière les animaux, tout son commando est passé !

« Nous voilà de nouveau lancés à la poursuite de ce diable d’homme. Nos soldats le voient partout, derrière chaque poteau de télégraphe, au tournant de tous les kopjes, dans le vent qui la nuit fait claquer la toile de nos tentes, dans toute lumière mystérieuse qui s’allume à l’horizon. Est-ce un adolescent, un vieillard, un boucher de Prétoria, un sollicitor de Blœmfontein ? Je le crois sorti tout vivant de l’imagination de quelque Irlandais en délire.

« Melton Prior est dans la joie. Il a pris quelques photographies admirables, aussi dramatiques que scientifiquement intéressantes : obus tombant au milieu d’une formation en ordre dispersé, shrapnell éclatant sur une voiture de munitions, cheval éventré par la mitraille. Grâce à lui, le dernier boutiquier de Londres, de Paris ou de New-York aura une juste idée d’un carnage. Jamais encore on n’a vu représentés d’une manière aussi saisissante des êtres humains et des bêtes immobilisés par l’effroi ou éparpillés aux quatre vents du ciel. Il était désolé, le pauvre garçon, de ne photographier que des Blue-Jackets — l’ennemi ne se laissant guère approcher — et il ne pouvait se consoler de n’avoir pas encore assisté à une de ces déroutes si riches pour les amateurs de ces mouvements tragiques, imprévus, inimaginables, auxquels se livre une humanité affolée. Cette fois, il a été bien servi, et raisonnablement il pouvait se vanter, l’autre jour, quand il envoyait ses clichés aux journaux, d’expédier la guerre à domicile.

« Infortunés littérateurs ! Les photographes leur font une concurrence redoutable. La phrase la plus pittoresque a moins de force expressive qu’une image d’un penny. En serons-nous donc bientôt réduits à écrire des romans psychologiques, des adultères français ou des moralités slaves ? Dieu m’en préserve ! J’ai quelques traits, quelques mots, quelques silences, quelques actes aussi, que nulle photographie ne reproduira jamais.

« Je me désole, comme vous, de la mortalité qui règne dans les camps de concentration, parmi les enfants et les femmes. Mais si le Général en chef les avait laissés dans leurs fermes, ils y seraient morts de faim. Que la responsabilité du sang versé retombe sur ceux qui s’obstinent à continuer cette guerre avec un entêtement stupide. Toute maison demeurée debout serait un refuge pour l’adversaire. Nous ne sommes que trop magnanimes ! Voyez l’exemple de Lucas du Toit. Le voici rebelle, à son tour. J’en suis bien fâché pour lui, on le prendra, il sera pendu.

« Dites à Archie que je lui rapporterai un fouet boer long de neuf pieds, et des boîtes à mitraille explosées… »


C’était le soir et l’heure où montait la fièvre. Archie qui s’était assoupi, ouvrit les yeux, regarda sa mère, et voyant une lettre dans ses mains :

— C’est père qui vous écrit ? dit-il avec un éclair de plaisir sur son petit visage amaigri.

Il voulut connaître aussitôt ce qu’enfermaient les quatre pages griffonnées rapidement au crayon. Mistress Dingley dut les relire à voix haute. Le petit écoutait, les yeux brillants d’admiration et de fièvre, la fuite de De Wett et de ses cavaliers. Mais elle ne put continuer jusqu’au bout. Des sanglots montaient à sa gorge, des larmes lui brûlaient les yeux, et seule une femme qui sait son mari assis à une table de jeu pendant qu’elle veille son enfant malade, a

connu ce désespoir.


SOIRÉE inoubliable ! Sur le Veld roussi par des journées torrides, les Hussards de Garland achevaient de dresser leurs tentes pour la nuit. Un pont dynamité, des rails en morceaux, une locomotive culbutée sur un remblai et dont le foyer était encore mal éteint, attestaient que les Boërs venaient de passer là. Dingley contemplait la machine ; et ces cuivres bossués, ces pistons immobiles, ces roues qui se dressaient vers le ciel, éveillaient en lui le désir d’exprimer par des mots la forte vie qui avait bouillonné dans cette ferraille, le rêve qu’en cette minute, sur ce remblai dévasté, poursuivait cette belle guerrière née dans les chantiers de Liverpool et blessée à mort sous la Croix du Sud, au service de la Reine.

Les Boers qui avaient nettoyé, comme les fourmis blanchissent un os, les wagons de vivres et de munitions, ne s’étaient désintéressés que d’une denrée inutile : les lettres répandues sur le ballast, hors des sacs éventrés. Dingley, du bout de sa cravache, remuait ces pensées éparses qui portaient les timbres de l’Angleterre, du Canada, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de l’Inde, de la Terre de Tasman, de Singapore, d’Égypte, des Bermudes, de tous les pays où l’Ile Maîtresse a des colons et des défenseurs, et qui s’étaient arrêtées là. Il avait ramassé une enveloppe au hasard. Elle venait de Londres ; on l’avait jetée dans une boîte de la Cité, à tel jour, à telle heure ; l’adresse était écrite à l’encre verte, d’une main malhabile. Et tandis qu’il la tournait et la retournait dans ses doigts : « Je vais savoir, se disait-il, comment s’exprime, à cette heure, l’inquiétude chez des hommes de ma race. Et si cette lettre ne m’apprend rien, en voici dix, en voici cent, où je suis sûr de découvrir un mot si profondément humain que les hommes, en me lisant, se diront : « Où donc Dingley a-t-il trouvé cette pensée ? Cela ne s’invente pas. »

Mais lorsque ayant ouvert l’enveloppe, il vit ces mots : « Mon bien-aimé Dick » il fut pris d’un scrupule et n’alla pas plus loin.

Une nuit de lune, laiteuse et fraîche, enveloppait toutes les choses de sa lumière argentée. Une paix mystérieuse, inconnue, la paix des jours d’autrefois, la paix des temps bibliques s’étendait sur le Veld immense. Jadis on avait vu, par des soirs tout semblables, sur une terre pareille, Isaac se pencher sur le puits de Rébecca, Jacob lutter avec l’ange, et du sein d’Abraham monter l’échelle de lumière jusqu’à ces mêmes étoiles.

Derrière lui, dans le bivouac, les cavaliers faisaient sauter le couvercle des conserves et trempaient leur biscuit du soir dans un gobelet de whiskey. Çà et là, autour des feux, s’élevaient des mélodies populaires chantées à demi-voix, et soutenues par la musique gémissante d’un accordéon. Près d’une ferme abandonnée, sur un piano que n’avaient pu emporter les anciens maîtres de cette maison, et qui, dans l’herbe poussiéreuse, plus que ces murs dynamités et la locomotive abattue, exprimait la désolation de la guerre, un Lieutenant jouait la musique d’une ballade d’Écosse :


Écosse, verte Écosse, nous nous souvenons de toi.

Une mélancolie sans tristesse, une impression de liberté, de fraîcheur et de repos, planait sur cette poignée d’hommes perdus dans cette éternité. Les gens penchés dans les cafés d’Europe sur les journaux illustrés, pouvaient-ils imaginer la douceur de cette halte guerrière ? Aucun souci ne troublait la jeunesse de ces cavaliers. L’humidité des villes ne les pourrissait plus, ni les besognes serviles. Que pourraient-ils faire à Londres, à cette heure, ces hommes libres ? Surveiller une machine, additionner des chiffres, s’abrutir dans les tavernes, courir après quelque Vénus coiffée d’un chapeau à plumes vertes ? Où fumeraient-ils avec autant de sérénité leur pipe ? Où videraient-ils avec une plus parfaite insouciance le fond d’un gobelet de whiskey ? Qu’avaient-ils donc de si précieux à leur offrir, les Pacifistes imbéciles qui larmoyaient sur leur sort ? Tous ces gens vivaient ici la vie la plus naturelle à l’homme, d’aventure et de guerre, oublieux des heures qui fuient, pareils à ces Indiens Puri qui n’ont qu’un seul mot pour hier, aujourd’hui et demain.

Dingley éprouvait jusqu’à l’ivresse l’attrait de cette vie primitive ; et tout en regagnant le bivouac, il se disait à lui-même :

« Dans un temps où la littérature n’est plus qu’un sous-produit de la fabrication du papier, l’histoire de mon voyou londonien aura cette vertu exaltante que nous sommes bien obligés d’aller chercher dans les psaumes. Ce sera un beau chant à la gloire des risques hardis et du patient labeur. Une distance à couvrir, un ennemi à atteindre, une tente à dresser contre le vent y limiteront la vie. On y boira le fort alcool de l’activité brutale, on y sentira l’ivresse de l’homme en qui se réveillent les instincts de violence et de lutte que la vie civilisée endort. À ceux pour qui ma littérature est un refuge dans l’horreur des dimanches anglais, ou qui dédaignent, pendant les heures lentes des trains, d’arrêter leurs regards sur les paysages en fuite, à ceux qui veulent en imagination prendre une revanche sur leur existence plate, qui étouffent dans un bureau ou surveillent un étalage de six mètres de long pendant dix heures du jour, aux écoliers de quinze ans, aux convalescents las d’avoir tourné dans leur chambre, à tous nos frères anglais qui promènent sur les Sept Océans leur spleen et leur énergie, ce roman où j’exhiberai ce qui dort de vertu profonde dans un cockney de l’East-End, s’offrira comme un puissant réconfort… »

Ce fut à ce moment, dans ce bivouac de hasard, que la nouvelle qui courait depuis des jours après lui sans l’atteindre, le frappa comme une balle perdue, — une nouvelle bien humble, et qui partout ailleurs dans le monde ne pouvait émouvoir personne : son petit garçon malade, sa femme le rappelait auprès d’elle.

Aussitôt il ne vit plus, dans ces solitudes et cette nuit, qu’une bougie allumée au chevet d’un enfant. Ces immenses territoires de l’Orange et du Vaal — terre à colons, mines d’or, champs de diamants, villes possibles — ne représentèrent plus à ses yeux que des lieues et des lieues à franchir, à travers une région bouleversée, où les trains étaient livrés à tous les hasards de la guerre.

Par bonheur, la station de Klipsdrift n’était éloignée que de vingt milles. Il pouvait nourrir l’espoir d’y trouver un train à l’aube. Sans plus attendre, il fit seller son cheval — un alezan borgne et sans queue, bête boer échappée d’un commando, qu’un soldat lui avait vendue — et prit congé des officiers surpris de son brusque départ. Mais aucun d’eux ne se départit de sa réserve ordinaire et ne s’inquiéta de savoir pourquoi il quittait la colonne. Tous s’offrirent à l’accompagner. — Merci, merci, répondit-il, les chevaux crevés marquent la route.

Il refusa même l’escorte que voulait lui donner Garland. Toute présence à ses côtés lui eût été importune. Et serrant d’un air distrait les mains qui se tendaient vers lui, il se mit en selle, quitta le camp et s’enfonça dans la nuit.


Celui que le hasard a fait naître dans un village d’où il n’est jamais sorti, s’il a couru dans l’angoisse chercher un médecin à la ville, celui-là a fait la chevauchée de Dingley dans le Veld.

Il allait, penché sur son inquiétude, comme un homme qui protège contre un grand vent la lumière de sa lanterne. Son cheval avançait sur l’herbe, sans bruit, comme un fantôme, dans un silence émouvant. La lune et le ciel constellé éclairaient cette vaste plaine, sillonnée de longues dunes à peine de la hauteur d’un homme, qui donnaient à ces solitudes l’aspect d’une mer dont les vagues se seraient solidifiées. Parfois une puissante odeur se dressait sur son passage, comme un invisible mur. Les convois et les colonnes avaient jalonné de charognes la piste qu’il suivait. Parmi tant de bêtes tombées, quelques-unes n’étaient pas tout à fait mortes. À l’approche du cavalier, elles relevaient la tête en hennissant, ou bien se dressant sur leurs jambes elles s’enfuyaient, éperdues et la crinière au vent, pour s’abattre plus loin. Et ces hennissements, mêlés au sourd battement d’ailes et aux cris des vautours dérangés dans leur besogne, interrompaient seuls le silence. Derrière lui, les foyers du camp, d’où s’élevait une fumée rougeâtre, marquèrent quelque temps encore l’emplacement du bivouac, puis disparurent ou s’éteignirent.

Une foule de pensées bizarres tourbillonnaient dans son esprit. Les gens qui le lisaient à cette heure, paisiblement, sous la lampe, pouvaient-ils l’imaginer, seul, errant au milieu de ce charnier ? Il y avait tant de lieux dans le monde où il aurait pu être à l’abri, tant de cabines de transatlantiques, tant de bungalows dans l’Inde, tant de maisons, tant d’appartements à Londres, et cette villa de Dossieclipp et la chambre de l’enfant malade… Pourquoi était-il justement là, seul, ce soir, dans ce coin perdu ? Oui, tout cela avait sa raison, s’expliquait par la plus simple logique. Mais est-ce que jamais la logique a donné la raison de rien ? N’avait-il pas bâti sur elle ses contes les plus fantastiques ? Il voyait, il remontait toute la suite des événements qui l’avaient conduit ici, sans arriver pourtant à comprendre ni comment, ni pourquoi il s’y trouvait, tel un négociant failli, qui a obtenu vingt fois le même total à son compte et se refuse encore à admettre la justesse de son calcul.

Il y avait au fond de sa douleur une sorte d’étonnement naïf, une incroyable surprise de ce qui lui arrivait aujourd’hui. Jamais il n’avait imaginé que cette guerre pût avoir une influence sur le cours de sa destinée. Pour la première fois de sa vie, il sentait son bonheur, sa chance menacés. Il jouait avec la Fortune une partie qu’il gagnait toujours. La constance de cette réussite, il l’attribuait à sa propre volonté, assuré que de fermes desseins sont plus forts que les complots du hasard. La Fortune trichait au jeu en s’attaquant à son fils.

Soudain son cheval s’arrêta net, dressa l’oreille, huma le vent comme une bête qui s’oriente, et poussant un hennissement joyeux, l’emporta au galop derrière une butte de sable.

Une ferme dynamitée dressait là ses murs solitaires.

— C’est toi, Piet-Rétif ? fit une voix.

En reconnaissant le jargon boer, la peur une indicible angoisse étreignit le cœur de Dingley — une angoisse semblable à celle qui l’avait envahi, le jour où s’étant engagé sous un tunnel pour abréger sa route, il avait aperçu tout à coup les lanternes d’un train. Hypnotisé par les phares de la locomotive, il était demeuré immobile sur place, et les wagons où ses compatriotes lisaient leurs journaux déployés, avaient passé dans un vacarme d’enfer à deux ou trois pouces de lui… Même arrêt de sa vie, même durée effroyable du temps ! Il enfonça ses éperons dans le flanc de sa bête qui se cabra et n’avança pas. Une main l’avait saisie par le mors ; et l’homme, prenant le romancier pour un officier anglais, lui fit mettre pied à terre et le conduisit dans la ferme qui servait, cette nuit, de refuge à un commando.

Les moindres jeux de l’ombre et de la lumière que projetait une lanterne sur les murs de cette ruine, où l’on découvrait encore la trace des meubles déménagés, les ronflements des dormeurs, le froissement des corps qui se retournent, troublés un moment dans leur sommeil, ce sont là des souvenirs aussi présents à l’esprit du romancier qu’aux yeux d’un enfant les images du livre où il apprend à lire. Même encore aujourd’hui, quand il revoit en pensée, dans les mains d’un paysan devenu tout à coup son maître, la dépêche qui l’avertissait de la maladie de son fils, il éprouve de l’humiliation.

Assis dans une brèche du mur, le chef du poste examinait ses papiers à la lueur de sa lanterne.

Jamais, depuis les temps lointains où traînant dans les rues de Londres ses dix-huit ans faméliques, il essayait de surprendre dans les regards des directeurs de journaux s’il recevrait quelques shillings des contes qu’il leur apportait, jamais Dingley n’avait épié avec une pareille angoisse ce que peuvent trahir de ses pensées les moindres gestes d’un homme. Et ses fureurs d’adolescent contre ces marchands d’écriture de qui dépendaient ses repas, il les sentait réveillées, toute fraîches et vivaces, contre cet ennemi dont il ne distinguait que la forme confuse et les bottes boueuses éclairées par la lanterne.

« Il sait ce que je vaux, se disait-il, de quelle ardeur j’ai poussé à la guerre et que je suis un précieux otage. » Et l’idée que tout était fini, que son fils allait mourir, mourait peut-être à cette heure, qu’il ne le reverrait jamais plus, s’empara de son esprit, effaça tous les autres sentiments, le rendit comme insensible, jusqu’au moment où ces paroles, dites dans le meilleur anglais, l’arrachèrent à sa torpeur :

— Pauvre Archie ! Et qu’a-t-il donc, le cher boy ?

Le romancier stupéfait regarda, comme s’il ne l’avait jamais vu, le personnage qui lui parlait de la sorte. Sous une barbe embroussaillée, et dans les demi-ténèbres, il reconnut Lucas du Toit.

Parfois l’imprévu de la vie frappait son imagination avec une telle violence qu’il se figurait avoir déjà suivi, dans leur moindre détail, toutes les phases de l’événement qui se déroulait devant lui. Ainsi ce soir, il lui semblait qu’il avait déjà rencontré Lucas du Toit dans cette même ferme, dont il reconnaissait chaque lézarde ; cette voix qui venait de prononcer le nom d’Archie, surprenant comme un coup de gong au milieu du sommeil, avait déjà frappé son oreille dans les mêmes circonstances ; et il croyait savoir de toute éternité que cela devait être ainsi. Toutefois son expérience imaginaire ne lui révélait pas si on le laisserait partir, ni comment finirait cette aventure.

Pourtant, dès que le chef boer lui eut dit : « Vous pouvez dormir tranquille, vous êtes à deux heures de Klipsdrift, on vous y conduira à l’aube », il lui parut aussitôt que cela encore il le savait, et qu’il ne pouvait en arriver autrement.

Du Toit fit étendre par terre une couverture de cheval, s’excusa près du romancier de lui offrir un si mauvais lit, et lui-même s’étant couché le long du mur sur la terre nue, il reprit son sommeil interrompu.

Dingley, lui, ne dormait pas. Dans la fièvre de l’insomnie, il était obsédé par cette idée qu’il avait cessé de s’appartenir à jamais, qu’il était l’affranchi d’un homme, — cela pour avoir passé une nuit dans cette ruine, en ce lieu perdu, prisonnier de paysans endormis, dont il n’avait pas même aperçu les visages. Il avait horreur de la pitié, et il sentait que ce garçon avait eu pitié de lui. En même temps, sa vanité était secrètement humiliée que l’on parût attacher si peu de prix à sa capture. Y avait-il pourtant un homme de guerre qui pesât de son poids dans les destins de l’Empire ? Seulement, il ne s’avouait pas que la certitude qu’il avait de partir au petit jour, permettait seule ces considérations inopportunes sur son honneur.

Il finit cependant par s’assoupir ; et à mesure qu’il s’enfonçait plus avant dans le sommeil, il devint le jouet d’un souvenir fantasque. Loin du Veld, il errait dans une campagne d’Irlande, au fond du Connemara sauvage. La colline et les arbres qui dressaient sur le ciel gris leurs branches noires, avaient fondu dans l’éloignement, dans le soir et dans la brume. Il était perdu loin de tout, loin de l’hôtel de brique et de bois où il dînerait à cette heure, si le démon qui le poussait à visiter ces campagnes ne l’avait entraîné dans cette forêt de pluie. Plus de ciel, plus de sol, plus de bruit ; et il serait tombé dans cette boue, s’il n’avait eu la certitude qu’un jour, dans un pays de soleil, le souvenir de cette course à travers ces solitudes noyées lui remettrait au cœur le désir nostalgique de venir encore une fois courber l’échine sous les averses d’Irlande… Soudain, il se trouvait transporté dans la maison d’un paysan qui ne possédait que deux lits : le sien et celui de ses deux filles. Le fermier les faisait lever. Dingley se couchait dans leurs draps chauds. La pluie battait toujours la maison. À travers la cloison de planches on entendait le rire étouffé des jeunes filles. Il s’endormait dans le bruit de leurs voix et la tiédeur de leurs corps…  
 
 
 

 


À la pointe de l’aube, tous les paysans étaient debout, empressés autour de leurs chevaux.

C’était, sous le jour encore pâle, un ramassis, une troupe sans nom et qui faisait songer au personnel d’un pauvre cirque ambulant en train de déménager, la représentation finie. Tout ce monde baroquement accoutré de paletots, de redingotes, coiffé de chapeaux à larges bords, de melons ou de casquettes. Trois ou quatre étaient vêtus d’uniformes kakis — dépouilles de malheureux Tommies couchés maintenant dans le Veld. L’un d’eux, d’une taille gigantesque, promenait au-dessus des autres quelque chose d’élevé et d’écrasé tout ensemble, qui avait dû être autrefois un haut de forme ou un cronstadt. Beaucoup n’avaient pas d’étriers. Leurs longues jambes, leurs pieds chaussés de chaussures hétéroclites, leurs bottes, leurs demi-bottes et leurs souliers de toile pendaient sur les flancs étriqués de leurs petites montures. Tous portaient le mauser sur le dos et les cartouches en bandoulière.

Dingley, dans la cour de la ferme, stupide comme un homme inactif au milieu de gens affairés, regardait avec étonnement ces cavaliers bizarres. Et voilà ! c’étaient là les gens qui avaient tenu en échec Buller sur la Tugela, et fauché à Maggersfontein les beaux Highlanders de Symonds ! Dans cette étrange mascarade il distinguait tous les âges, des vieillards, des patriarches, faune primitive du Veld, et jusqu’à un enfant aux cheveux en broussaille et aux jolis yeux bleus. Deux ans à peine de plus qu’Archie, pensa-t-il à sa vue. Et il ne le quitta plus des yeux.

— Voici votre guide, lui dit du Toit en faisant signe à l’enfant.

Dingley remercia le jeune homme pour son hospitalité, ajoutant qu’aussitôt de retour à Rosendaal, il s’empresserait de se rendre chez M. Prétorius pour lui donner de ses nouvelles.

— Inutile, répliqua du Toit. Elles n’auraient rien pour lui plaire.

Là-dessus, il se mit en selle ; sa troupe se rangea autour de lui ; tous, ils enlevèrent leurs chapeaux, et le jeune chef fit la prière à voix haute.

Le soleil se levait. Ses premiers rayons semblaient être pour cette poignée d’hommes perdus dans cette plaine immense et qui offraient au Seigneur leur première pensée du matin. Une lumière d’une pureté divine gagnait toutes choses de proche en proche, pénétrait jusqu’au fond des âmes qu’elle emplissait de sa fraîcheur. Des ombres, des vapeurs transparentes erraient encore çà et là. Au loin, les sommets des collines étaient encore plongés dans les rêves, mais le ciel au-dessus des têtes brillait d’une clarté limpide. Le regard s’y enfonçait, s’y perdait à l’infini. Et rien, rien, semblait-il, dans cette immense étendue de lumière ne pouvait empêcher la voix des hommes de monter jusqu’à Dieu.

Dès que la prière fut finie, les paysans s’éloignèrent au grand trot. Dingley partit de son côté, se retournant vingt fois malgré lui pour apercevoir encore l’étrange cortège des cavaliers errants, qui diminuaient rapidement à ses yeux et ne furent bientôt plus qu’une troupe de rats trottant au loin sur la plaine.

« Enviable destin ! pensait-il. Ce jeune homme court un beau risque. Sujet de la Reine et rebelle, si on le prend, il sera pendu. La nouvelle de la guerre est venue le surprendre, là-bas, à Trinity College. Il n’était qu’un enfant. Cette nouvelle en a fait un homme, comme une heureuse goutte de pluie fait éclater un bourgeon. Il a quitté ses amis, la Tamise et les jeux, l’Angleterre qu’il aimait sans doute, comme tous ceux qui ont fait l’épreuve de sa généreuse hospitalité. Avec une admirable ingratitude, il est accouru se battre. Au bon vieil esprit d’Oxford il a préféré la rudesse des paysans de sa race. Aujourd’hui il fait contre nous l’épreuve de toutes ses forces d’amour et de haine ; et le voici qui court le Veld, sa pipe anglaise à la bouche, un cheval entre les jambes et un fusil sur le dos ! Il est jeune et il commande. Ce sont les deux mérites suprêmes. Pour moi, je n’ai ni l’un, ni l’autre. Mon commandement, à moi, c’est une autorité obscure, un pouvoir lâche et féminin, et dont je ne saisis jamais sur le vif les effets. Ces jeunes lieutenants que je rencontre partout et qui m’écoutent si avidement, comme leur admiration les dupe ! Qu’ai-je à leur dire ? qu’ai-je à leur apprendre ? Leur vie est autrement chargée d’expérience que la mienne. Ils dominent des gens racolés partout, venus on ne sait d’où, sans papiers d’identité, sans extrait de casier judiciaire, bons ou mauvais, héroïsmes latents, âmes à tout jamais dégradées. Inestimable apprentissage ! Magnifique entrée dans la vie ! »

Et il se disait que peut-être il avait fait fausse route, et qu’il eût été plus heureux, si, méprisant la littérature dès sa jeunesse, il était devenu un de ces officiers, blanc-becs investis aux yeux des soldats qu’ils commandent d’un prestige indiscuté, et qui trouvent dans leur métier une si belle excuse de vivre.

— Nous sommes arrivés, fit le guide en arrêtant net son cheval au milieu de la plaine. Il n’y a plus à se tromper, dirigez-vous sur l’arbre.

Du doigt il désignait un arbre grêle qui ressemblait à un peuplier, le seul qui se dressât dans cette solitude. Dingley dit adieu à l’enfant, et il se disposait à continuer sa route, quand celui-ci retint sa bête par la bride.

— Excusez, sir ! C’est un de nos chevaux que vous montez.

Le romancier hésita une seconde, incertain s’il allait obéir ou s’il ferait lâcher prise au garçon. Mais il réfléchit qu’après tout cette bête n’était pas à lui. Docilement il mit pied à terre. Le gamin saisit les rênes, siffla pour exciter les bêtes et s’éloigna prestement.


Le guide avait calculé la distance à la manière des paysans, pour qui le temps n’est de rien. Dingley marchait depuis déjà trois quarts d’heure, sur un terrain sablonneux, et la gare de Klipsdrift n’apparaissait pas encore. Dans ce désert où il était perdu, rien n’accrochait son regard que l’arbre, les poteaux du télégraphe et les fils de cuivre étincelants. Sur ces fins rayons insensibles, l’inquiétude de sa femme était venue jusqu’à son cœur. Avaient-ils encore, ce matin, frémi pour lui ?… Son imagination d’artiste, de sauvage et d’enfant, qui anime toute chose et crée continuellement à son usage une mythologie, humanisait ces fils de métal, et en lui-même il leur chantait un cantique de louange, comme s’il eût pensé se les rendre propices :

— Fins cheveux, nerfs de cuivre, rayons de lumière, cordes d’une lyre qui résonne sur toute la terre, harpe d’or où la joie et la douleur jouent la musique même de la vie, que me réservez-vous ?…

Le brusque sifflement d’un train interrompit ces litanies. Il se mit à courir, furieux contre lui-même d’avoir abandonné sa bête et cédé à un mouvement d’honnêteté imbécile.

Le soleil déjà haut brûlait son visage en sueur, ses pieds glissaient sur les herbes brûlées, les coups de sifflet devenaient plus pressants, se pourchassaient sur la plaine comme des hirondelles avant l’orage. Il se hâtait à leur appel vers la locomotive, dont il voyait de loin briller les cuivres et qui hennissait sur le Veld comme une jument au piquet. Épuisé, ruisselant, hors d’haleine, il atteignit enfin la station, pour apprendre que l’ennemi avait fait sauter un pont à dix milles de là, et que la locomotive partait seule afin de reconnaître la voie.

Assis dans l’ombre d’un hangar, sur une prolonge d’artillerie, il dut attendre pendant quatre heures le retour de la machine. Minutes arides, décolorées, où son imagination ne jouait plus, où il sentait l’usure de sa vie, où toutes les voix de son corps lui criaient : Tu es un vaincu ! Il se sentait faible, vieilli. Il n’avait de force que dans son cerveau, de puissance qu’au milieu des hommes. Hors des villes, en pleine nature, il était misérable et sans pouvoir.

Oh ! comme alors il se tournait avec regret vers sa jeunesse, vers cet été lointain où il accompagnait dans la Haute-Égypte son ami Dick Heldar, le dessinateur aveugle qui, déçu par l’amour d’une niaise petite fille, avait voulu, avant de mourir, sentir encore une fois sur sa nuque le soleil ardent, et sur son visage ombragé par le casque la réverbération des sables. Alors il s’ébrouait librement dans le monde comme un poulain lâché dans un champ. Bêtes, hommes, villes, océans, déserts étaient du pillage pour ses yeux. Jamais il ne laissait derrière lui un regret, un amour, une part de son cœur. Sournoisement, une sorte de balance s’établissait dans sa pensée entre ce que l’amour lui avait donné et ce qu’il lui avait pris. Sa femme d’abord, son fils ensuite avaient conspiré à réduire chaque jour son horizon. Dans ce bonheur familial et ces tendres intimités, sa vie avait perdu son éclat aventureux.

Pour chasser ces pensées pénibles, il eut recours à un moyen qui lui avait fourni souvent des traits d’une exactitude imprévue. Il choisissait autour de lui un objet, le considérait longuement et cherchait le mot ou l’image qui rendrait son apparence sensible. Cette fois il s’ingénia à démêler les figures enchevêtrées des ombres sur le sol tout diamanté d’une poussière de charbon.

Jeux fiévreux pour tromper l’attente et qui ne réussissent jamais ! À quoi bon s’attarder à ces efforts illusoires où Dingley essayait de se distraire de lui-même, jusqu’au moment où le train l’emporta, un train qui le désespéra aussitôt par sa lenteur ? Le ballast de la voie récemment réparée n’était pas sûr. La machine glissait sur les rails, comme un méchant rabot sur une planche noueuse. Aux approches des ponts on ralentissait encore : les passerelles de fortune étaient si légères qu’un train à l’allure de vingt milles les auraient écrasées. Sous ses yeux, indéfiniment, une plaine brûlée par le sel, où rien d’autre ne poussait que la salicorne des dunes, se déroulait jusqu’à l’horizon lointain, borné par ces étranges montagnes qui se succèdent en longues files, toutes pareilles et alignées comme les tentes d’un camp. Çà et là, des troupeaux de moutons et de bœufs fuyaient au bruit de la locomotive ; un convoi, quelques chariots se traînaient péniblement dans le sable. De loin en loin une ferme, à laquelle la dynamite avait donné en un moment l’air de la plus vénérable ruine, retenait interminablement le regard, comme si elle ne devait plus disparaître. Cette terre que le romancier parcourait depuis des semaines, semblait s’être réservé le jour où il était malheureux pour lui découvrir sans voile l’horreur de sa désolation.

Parfois, en pleine campagne on stoppait. Pourquoi s’arrêter là ? Impossible de le deviner. L’ennemi avait-il coupé les rails ? Hier encore, Dingley se fût réjoui d’assister à l’attaque d’un convoi ; aujourd’hui, on n’aurait pas trouvé, sur tous les trains qui roulaient par le monde, un plus inquiet voyageur.

Il s’était enfin endormi sur une espèce de chaise longue qu’on avait disposée pour lui entre des caisses de munitions, lorsque des bruits confus de voix et le piétinement d’une troupe le tirèrent de son sommeil.

La machine était arrêtée. Une nuit constellée d’étoiles étincelait sur le Veld. Au bord du remblai des soldats se partageaient des cartouches ; un homme, la chemise ouverte, était étendu à terre ; près de lui des cavaliers discutaient vivement avec le conducteur du train.

— Que voulez-vous que nous en fassions ?

— Ce que vous voudrez. Je n’ai pas de place. On n’aurait pas fini s’il fallait les ramasser tous !

— Mais il ne peut tenir en selle !

— Voyez, dit alors un cavalier prenant Dingley à partie, n’est-ce pas faire injure au Ciel d’abandonner un blessé en cet état ?

Et il lui raconta qu’ils étaient campés à vingt milles d’ici, et qu’ils venaient en corvée pour chercher des munitions, lorsqu’en chemin, vers six heures du soir, ils avaient essuyé une décharge de Boers embusqués. Personne n’avait été atteint que le pauvre diable couché là.

— Où êtes-vous touché, mon ami ? demanda le romancier à l’homme qui suivait la dispute avec des yeux pleins d’épouvante.

Le soldat ouvrit la bouche. Pas un son n’en put sortir.

— Il comprend tout ce qu’on lui dit, reprit le cavalier, mais il ne peut plus parler. La balle, qui lui a pourtant à peine effleuré le dos, lui a coupé la parole. Voyez, une blessure de rien !

Ce disant, il releva le blessé, et par la déchirure de la chemise Dingley vit, sur l’échine, une éraflure de quelque millimètres.

— En route ! cria le mécanicien. Il faut arriver à l’heure.

— Ne pourrait-on étendre cet homme à ma place ? proposa le romancier. Moi, je m’arrangerai toujours.

Le malheureux lui jeta un regard chargé de toute la reconnaissance que ne pouvaient traduire ni ses gestes ni sa voix, et comme en ont les bêtes qui vont mourir.

— C’est votre affaire, répondit le conducteur. Votre place est à vous.

Dingley versa quelques gouttes de Champagne entre les dents du blessé, l’enveloppa de son manteau, l’installa sur sa chaise longue et lui roula sous la tête, en manière d’oreiller, sa couverture de voyage.

La locomotive siffla ; les cavaliers galopèrent un instant à la hauteur du train ; on les entendit crier : « Au revoir, Humphry, au revoir ! » Puis la machine les dépassa.


Écrasé entre deux caisses, les jambes repliées, car maintenant la place lui manquait pour s’étendre, Dingley n’était pas insensible à la misère de ce paquet de couvertures qui souffrait auprès de lui. Mais s’il supportait assez mal le spectacle de la douleur physique et de la maladie, il évitait de s’abandonner à la compassion :

1° Parce qu’elle est stérile ;

2° Parce qu’elle est illogique : quand on a accepté l’idée de la guerre, il ne faut pas larmoyer sur les déchets ;

3° Parce que dans une grande entreprise, la vie d’un homme compte pour rien.

Et il acceptait pleinement, dans sa vérité cruelle, ce mot tragique de Ney à un cavalier moribond, qui se traînait vers lui dans les neiges de Smolensk en lui tendant les bras : « Que veux-tu, mon ami ? Je ne puis rien pour toi. Tu es une victime de la guerre. » Dans cette case de quelques pieds emportée à travers la nuit, cet infortuné compagnon devint une proie pour son imagination. Il avait vu bien des blessés, mais jamais un blessé pareil à ce singulier voyageur qui n’était ni mort ni vivant. Il aurait voulu l’interroger, savoir qui il était, d’où il venait, ce qu’il avait vu. Cette curiosité, dont il n’était pas le maître, s’exaspérait du sentiment qu’elle ne pouvait être satisfaite. Et son esprit fut obsédé, durant des heures, par cette idée : quel mot dirait ce moribond si le pouvoir lui était rendu d’en prononcer un, un seul ?

Quand la triste Blœmfontein apparut dans l’air mouillé du matin, il remit le blessé entre les mains du médecin de service à la gare. Avant de le quitter, il lui serra la main et lui dit sans conviction : Au revoir ! Le soldat fit un violent effort pour répondre. À coup sûr le pauvre diable aurait donné volontiers tous les trésors de la terre pour remuer seulement le bout de la langue. Des larmes glissèrent dans la poussière de charbon qui salissait son visage, et sa grimace s’acheva en une sorte de sourire d’enfant.

— Il va mourir ? demanda Dingley.

— Non, répondit le médecin. Il est fort

possible qu’il vive.


DINGLEY ne s’attarda pas davantage sur le cas du cavalier. Il avait bien d’autres soucis ! Avisant un nègre qui était là, il se fit conduire au télégraphe pour envoyer une dépêche : il avait aussi l’espoir d’y trouver un télégramme. Mais dans l’office bruissant du tac-tac des appa reils, pas un mot ne l’attendait ; et il se disposait à sortir de la Maison des Machines Insensibles, quand le télégraphiste lui glissa sous la main un carré de papier blanc. Le romancier leva sur lui un regard interrogateur : le commis désirait un autographe. C’était l’employé anglais, correct, imberbe, aux cheveux dociles, fendus par une raie, dont il avait si souvent raconté la vie, les heures de défaillance et de spleen, les siestes quand il fait 40 degrés à l’ombre et que le pankha va et vient, envoyant des bouffées d’air torride, les crises d’activité quand le thermomètre descend à 3o degrés, les chevauchées de plusieurs milles à travers la brousse, pour jouer une partie de cartes avec le camarade le plus voisin et boire un verre de soda, en Égypte, dans l’Inde, en Birmanie, partout où le Gouvernement britannique place des jeunes hommes en des endroits solitaires.

Dingley signa le papier et sortit.

À la porte de l’office il aperçut O’Reilly, l’aimable lieutenant irlandais qui avait fait avec lui la traversée sur le Celtic, et qui s’avançait la main tendue :

— Déjà de retour ?

— Archie malade.

— Oui, je sais… Et qu’a-t-il donc ?

— La dysenterie, j’ai peur… Y a-t-il encore un départ pour le Cap, aujourd’hui ?

— Je l’ignore. Tous les trains sont réquisitionnés pour les approvisionnements et les troupes. En tout cas, si vous voulez partir, il vous faut l’autorisation du Major Général. Je vous accompagne à la Place.

Et tout en cheminant, il lui raconta l’histoire d’une haute selle incrustée d’ivoire, ramassée à Omdurman, et dont son colonel lui interdisait l’usage.

Dingley s’efforçait de paraître attentif à son récit, mais il n’y parvenait pas. Une seule chose l’intéressait : se trouver le plus tôt possible en présence du major Carey. Mais dès qu’il l’eut rencontré et qu’il en eut appris qu’un train partirait pour Capetown, ce soir, à 10 h. 35, l’existence du major Carey lui devint à son tour indifférente et le moment du départ uniquement désirable.

Tout le reste de la journée, il erra dans Blœmfontein. Lors d’un précédent voyage, il avait pris plaisir à visiter cette ville, ce village plutôt, avec sa grande rue, large comme une piste de char, et ses voitures aux bâches grises alignées devant le Temple. Aujourd’hui, c’était un camp, une caserne, un hôpital. Les étendards de la Croix-Rouge se mêlaient aux Union-Jack. À chaque pas on rencontrait quelque nurse en robe grise et en tablier blanc. Partout sur cette ville rurale, flottait l’odeur du phénol. Devant l’ancien Parlement de l’État Libre, des soldats convalescents fumaient leurs pipes, sur des pliants, leurs faces pâles et amaigries tournées vers un clergyman qui leur faisait un prône. Dingley s’arrêta pour l’entendre. Le clergyman développait cette pensée :

« Seigneur, nous sommes des instruments dans tes mains. C’est pour toi, c’est pour ton service que, parmi nous, tant d’êtres nobles et jeunes sont tombés. Tu nous donneras la victoire, car tu ne permets pas que l’iniquité triomphe. Renforce, renforce en nous l’énergie ! Non pas l’énergie barbare qui jette les bêtes les unes contre les autres, mais celle qui a pour objet le succès de tes desseins et la grandeur de ton peuple. Sanctifie-nous dans ta justice et dans la crainte de ton nom. Fais que, par notre semence, toutes les nations de la terre soient bénies, et celle même que nous combattons pour obéir à ta Loi. »

Ces sentiments, le romancier les avait exprimés vingt fois ; on les retrouvait partout dans sa prose et dans ses vers, mais à cette heure tout cela lui parut fade et stupide.

Aux abords de Blœmfontein, la plaine, défoncée et stérile comme un champ de manœuvres, offrait le lamentable spectacle de ces camps de femmes et d’enfants, où les maladies qui s’abattent sur un troupeau humain mal logé, mal vêtu, mal nourri, fauchaient, mieux que les shrapnells et les balles, l’espérance du peuple vaincu.

Des soldats étaient occupés à disposer autour du camp une barrière de fils électriques et des chapelets de sonnettes, afin de rendre plus aisée la besogne des sentinelles. Là encore un prédicateur, un pasteur boer cette fois, faisait une harangue en plein air. Dingley n’entendait pas ses paroles, mais il en devinait le sens. Celui-là aussi criait à son public d’affamés et de fiévreux : « Dieu est avec nous ! » Et il le prouvait sans doute, comme un clown après maints tours retombe toujours sur ses pieds.

Il erra jusqu’à la nuit dans cette campagne désolée, autour de cette ville de toile, dont le vent faisait claquer les tentes. Ce vent qui passait sur cette plaine, emportait au loin, par delà les montagnes et les fleuves, sur les routes libres du ciel, avec les poussières, des germes mortels. Archie l’avait-il respiré ?

Toute la garnison prévenue que Dingley dînait au mess, emplissait déjà la salle quand le romancier entra.

Dès qu’il parut sur le seuil, sir John Carey leva son verre : — Messieurs, la Reine ! fit-il.

Et redressant la tête comme un cheval qui entend la trompette, Dingley, suivant l’usage, répondit :

— La Reine, Dieu la garde !

La plupart des officiers réunis à cette table venaient de faire colonne. Demain ils reprendraient le Veld. Après les conserves rancies et les boissons chauffées par le soleil, ils jouissaient pleinement de ce dîner confortable, comme d’une heureuse aubaine, et se délectaient du Champagne, de la glace et du porto. Beaucoup, déjà, avaient terriblement bu. Les anecdotes se succédaient, innombrables, absurdes. La conversation devenait un sport, une mêlée où la victoire était réservée à la plus énorme sottise. Au milieu de ce fatras, un détail, un trait, un mot expressif que Dingley enregistrait dans sa mémoire, sans joie, par habitude. Mais que lui importait la guerre, et tous les mots, et tous les gestes, et tous les visages de ces hommes occupés à manger et à boire ; et cette usine abandonnée à quelques milles de Prétoria, dont on avait négligé de fermer le compteur électrique et qui s’illuminait tous les soirs dans le désert ; et ce troupeau sur lequel les Boers s’exerçaient à tirer au canon et qui sous le feu s’était accru d’une tête, car une vache avait mis bas ; et ce capitaine prisonnier qui devint fou quand on lui enleva sa chemise et ses bottes ; et les déboires de ce lieutenant qui déshonorait le régiment des Scottish-Rifles par une ridicule passion pour le violoncelle ; et l’histoire de ce général attaqué par une autruche, renversé, foulé, piétiné, laissant enfin sa culotte au bec de ce volatile !

Parmi tous ces officiers, le seul qui pût l’intéresser, c’était M. Jesper Colgrave, un chirurgien militaire qu’il avait connu aux Indes, et qui, sentant les regards du romancier fixés sur lui, répondit à son angoisse par cette histoire saugrenue :

— Vous a-t-on raconté, Dingley, l’histoire du Champagne de Buller ? Le Général, vous le savez, ne boit jamais que du Clicquot. Comme on lui volait ses bouteilles, il a eu l’ingénieuse idée de se faire expédier ses caisses sous l’étiquette « Huile de ricin ». La première caisse arriva, la seconde, la troisième aussi. La quatrième resta en route : on avait vu le stratagème. Furieux, Buller télégraphie à l’officier chargé de ces expéditions : « Pas reçu caisses huile de ricin. Ai du monde à dîner dimanche. Faites suivre immédiatement. » Mais l’officier, dans l’intervalle, avait été changé d’emploi. « By Jove ! se dit son remplaçant. Il paraît que sir Redvers se purge quand il donne à dîner ! » Et voilà qu’il cherche partout le ricin du Général. Dans toutes les gares du Natal, on ne s’abordait plus qu’en disant : « Avez-vous vu l’huile de ricin ? » Pendant ce temps, Buller envoyait télégrammes sur télégrammes à l’officier d’intendance. Celui-ci, à bout de ressources, réunit tout ce qu’il peut trouver de purgatifs à Capetown, les fait emballer avec soin et envoie le tout à sir Redvers qui reçoit la caisse, le dimanche, comme on se mettait à table. « Enfin, voici mon Champagne ! s’écrie-t-il enthousiasmé. Messieurs, c’est du Clicquot, et du vrai ! Vous allez m’en dire des nouvelles ! »

La fin du récit de Colgrave se perdit au milieu des rires. Cette histoire, qui divertit en son temps tout l’univers britannique, n’amena sur les lèvres de Dingley qu’un sourire de complaisance. Il lui semblait inconvenant que ce vieillard, qu’il aimait parce qu’il avait vu un grand nombre d’hommes mourir, s’amusât d’une anecdote aussi niaise.

Soudain, dans un quartier militaire, éclata la sonnerie de l’extinction des feux, une sonnerie lente et triste, qui finissait dans un coin de la ville pour recommencer dans un autre — cela pendant plus d’un quart d’heure. Dingley prêtait l’oreille aux appels mélancoliques des bugles. Un violon a moins de douceur que ces voix de cuivre qui s’attendrissent. Elles exprimaient le désir du sommeil et de l’oubli, le dégoût d’une tâche vaine, la tristesse de recommencer demain. Et dans le même temps un papillon qui voletait entre les bougies et les convives, réveillait au fond de sa mémoire le souvenir de cet oiseau des légendes saxonnes qui entre, un soir d’hiver, dans la salle du festin où le roi des Northumbres s’enivre avec ses guerriers. Il arrive des profondeurs de la nuit, traverse la salle éclairée et disparaît aussitôt dans les ténèbres — vieux symbole de la vie, passage rapide dans un court espace de lumière, entre deux éternités d’ombre.

À ce moment le major Carey porta la santé du romancier :

— Je lève mon verre à celui qui par ses poèmes et ses contes a noué entre la Métropole et les Colonies des liens plus forts que la mort ; à celui à qui nous devons d’avoir vu, dans un élan fraternel, accourir à la défense d’une terre d’Empire menacée, Canadiens, Australiens, Indiens, Néo-Zélandais : au héraut de l’Empire, à notre hôte, Dingley !

Quand les hurrahs se furent apaisés, le romancier se leva et répondit en martelant ses mots :

— Je lève mon verre à celui qui a créé l’union de l’Angleterre et de l’Empire ; à celui qui a fait venir dans l’Afrique Australe les enfants du Canada neigeux, et ceux de la désertique Australie, et ceux de la Nouvelle-Zélande aux montagnes boisées, et les Cipayes de l’Inde avec les pâtres d’Écosse et les paysans d’Irlande : à Johannes Paulus Krüger !

Un rire universel accueillit ces paroles, et aussitôt la même image vint à l’esprit de tous ces hommes échauffés par le vin et l’alcool : le vieux Krüger, à demi aveugle, courant l’Europe pour quêter la pitié des nations, et fumant et pleurant dans des chambres d’hôtel.

Sur ce triomphe Dingley prit congé.

L’heure bénie du train approchait. Le lieutenant O’Reilly l’accompagna jusqu’à la gare.

— Vous me télégraphierez des nouvelles d’Archie, lui dit-il en chemin.

— À Blœmfontein ?

— Non, à Pretoria. Je viens de recevoir l’ordre de rejoindre French. J’aime mieux ça que de rester ici, à mariner dans le phénol.

— Sans doute, sans doute, fit Dingley.

— Serait-il indiscret, reprit le Lieutenant, de vous demander encore, si vous passez à Capetown, de saluer pour moi miss Mabel Hazlitt, ma fiancée ?

— Avec plaisir, répondit le romancier. Et en lui-même il pensa :

« Encore un qui croit qu’une petite fille

suffit au bonheur d’un homme. »


LENTEUR des trains qui emportent le désir, impatience de l’âme au déroulement des lieues, fièvre où l’esprit rallume des souvenirs presque éteints, où la raison redevient enfantine, courts sommeils, douleur qui s’endort et se réveille plus vive !… Dans une vie qui tenait à la fois de la veille et du rêve, Dingley, pendant vingt heures, s’épuisa en méditations stériles, en invocations à toutes les puissances auxquelles les hommes se confient dans la détresse, et qui se résumaient dans cette interrogation muette : Quel dieu, quel médecin, quel hasard sauvera mon fils !

Quand il poussa la barrière du parc de Dossieclipp, sa femme affolée de chagrin désespérait de son retour. Dans le désordre de son cœur, elle ne pensait plus à lui qu’avec cette douloureuse rancune qui vient parfois nous saisir et soulever toute notre âme contre les êtres que nous aimons le mieux. Mais dès qu’il eut ouvert la porte et qu’il fut dans la chambre au chevet de l’enfant malade elle oublia sa longue attente, ses angoisses, son ressentiment. Il lui parut que maintenant son fils ne pouvait plus mourir.

Dingley trouva le pauvre Archie dans un état pitoyable. Sitôt que l’enfant l’aperçut, il lui fit un triste sourire, et passant autour de son cou ses faibles bras amaigris, il lui demanda des histoires. Alors seulement, Dingley comprit que son supplice commençait.

Assis près du lit de son fils et tenant entre ses mains les petites mains brûlantes, il inventa, pour le distraire, des récits merveilleux, qui sont demeurés un secret entre l’enfant et lui.

— Prenez garde de le fatiguer, dit à Dingley le médecin. Sa vie dépend d’un petit rien.

Il dut se résigner à ne plus faire de contes, à résister à ces yeux suppliants où le seul désir de l’entendre semblait retenir la vie. Et quelle histoire au monde aurait pu empêcher que, dans le thermomètre, le liquide d’argent montât vers le terrible, le fatal chiffre 41 ?

« Sa vie dépend d’un petit rien. » Ces mots tournaient comme un manège dans sa tête fatiguée. S’il s’assoupissait un moment, il voyait sur un lourd cheval, à travers une vaste plaine, galoper un petit homme, vêtu de loques écarlates ou couvert d’un manteau sombre. Sous ces déguisements