Librairie Hachette et Cie (p. 73-85).



VII

Mystère dévoilé et rencontre imprévue


Le lendemain, en effet, on s’apprêtait à partir ; Félicie, désolée, avait encore supplié sa mère de la laisser à la maison ; Mme d’Orvillet, qui pensait que c’était l’orgueil qui poussait Félicie à refuser sa visite à un pauvre chemineau, ne voulut pas céder à ce mauvais sentiment et lui ordonna de se taire et d’aller mettre son chapeau.

La bonne entra chez Mme d’Orvillet quelques instants après.

La bonne.

Si madame savait dans quel état est Félicie ; elle pleure et se désole ; je crois que madame ferait

aussi bien de ne pas la forcer d’aller chez ce chemineau.
Madame d’Orvillet.

Non, Valérie, je ne veux pas lui céder dans cette occasion ; son orgueil augmente avec l’âge, et surtout depuis que nous avons ces Castelsot pour voisins ; je veux le rompre quand il est temps encore.

La bonne.

Mais madame ne sait pas tout. J’ai appris hier une chose que je crois devoir faire connaître à madame, ce qui lui fera excuser la répugnance de Félicie à se retrouver en face de cet homme.

Madame d’Orvillet.

Quoi donc ? Qu’est-ce que c’est ?

La bonne.

C’est que l’histoire de la petite demoiselle battue est bien vraie ; seulement, il s’est trompé de château ; au lieu de la petite Castelsot, c’est Félicie qui a reçu la correction.

Madame d’Orvillet, stupéfaite.

Félicie ! Mais c’est impossible ! Elle ne sort jamais seule ! D’ailleurs, elle s’en serait plainte.

La bonne.

Son amour-propre l’aura empêchée d’en parler. Madame va voir ce qui est arrivé. »

La bonne raconta alors tout ce qui s’était passé chez les Germain et comment elle avait trouvé Félicie en larmes assise à l’entrée de l’avenue.

« J’ai cru d’abord qu’elle pleurait de contrariété de n’avoir pas été obéie quand elle a voulu nous forcer à partir de chez les Germain ; mais j’ai observé qu’elle souffrait en marchant, en remuant les bras ; le lendemain, en lui lavant le cou et les épaules, j’ai vu qu’elle avait des bleus partout ; elle m’a dit qu’elle était tombée sur des pierres ; mais je trouvais singulier qu’une chute eût amené de pareilles contusions. Quand les enfants m’ont raconté hier l’histoire du chemineau et de son prétendu rêve, tout cela m’est revenu, et j’ai été parler à Germain dans l’après-midi. Comme il l’avait suivie, il devait savoir ce qui lui était arrivé. Il m’a semblé embarrassé ; j’ai vu qu’il y avait quelque chose qu’il me cachait. Je l’ai pressé de questions. Alors il m’a avoué qu’il avait entendu crier ; qu’il avait rencontré le chemineau à moitié ivre, qui lui raconta qu’il avait corrigé une petite demoiselle impertinente, toute l’histoire que madame l’a entendu redire chez Castelsot… Germain n’avait pas voulu en parler, de peur d’humilier Félicie. Mais madame comprend que c’est en effet pénible pour Félicie de se trouver en présence de cet homme qui l’a battue ; elle doit craindre qu’il ne dise quelque chose qui la fasse reconnaître. »

Mme d’Orvillet était désolée du récit de la bonne. Elle resta quelque temps sans parler ; enfin, elle dit avec une vive émotion :

« Mon Dieu ! quelle affaire elle s’est attirée par ses insolences ! C’est affreux pour elle ; et je conçois, en effet, sa répugnance à se retrouver en la présence de ce malheureux homme, qu’on ne peut pourtant pas trop accuser, puisqu’il était ivre. Mais comment ne m’en a-t-elle pas parlé ? Si je l’avais su, j’aurais agi tout autrement. Et puis nous l’aurions soignée, car elle a dû beaucoup souffrir.
La bonne.

Elle n’en a rien dit, non plus que moi, car elle savait bien qu’elle serait grondée pour s’être sauvée seule, malgré moi. Quant à la soigner, madame, je l’ai fait sans en parler à personne. Je lui ai mis de l’huile de mille-pertuis et dès le lendemain elle ne souffrait presque plus. »

Mme d’Orvillet réfléchit quelques instants.

« Je vais aller seule chez ce pauvre homme ; je lui dois cette visite à cause du grand service qu’il nous a rendu. J’espère qu’il ne me parlera pas de Félicie. Il doit l’avoir reconnue ; j’ai bien remarqué qu’il l’avait beaucoup regardée, et avec surprise, avant de s’approcher de moi. Il aura probablement eu la délicatesse de ne rien dire qui pût l’humilier. Ce pauvre chemineau me paraît être bon homme, et j’espère qu’il a compris que, dans de pareilles aventures, il vaut mieux se taire que parler… Envoyez-moi les enfants, Valérie ; je veux leur annoncer que je ne les emmène pas, et qu’ils sortiront avec vous. »

Cinq minutes après, les enfants arrivaient chez Mme d’Orvillet.

« Mes chers enfants, leur dit-elle, j’ai pensé que vous pourriez gêner le pauvre blessé, qui est sans doute misérablement logé et qui ne pourrait pas seulement faire asseoir tant de monde ; ainsi, je vais y aller seule ; je vous laisse avec votre bonne. »

Laurent et Anne ne parurent pas mécontents de ce changement de projet. Félicie en fut enchantée. Mme d’Orvillet se fit accompagner par Saint-Jean, qui connaissait la demeure du chemineau ; les enfants s’amusèrent à planter des fleurs et des arbustes dans leur petit jardin.

Félicie donnait des ordres ; Laurent et Anne les exécutaient, aidés de leur bonne, qui faisait le gros de l’ouvrage. Félicie trouvait au-dessous d’elle de toucher à une bêche, à un arrosoir ; tout au plus consentait-elle à tenir les fleurs et les arbustes pendant qu’on les plantait.

Un instant seulement elle s’abaissa jusqu’à planter elle-même un pied de reines-marguerites qu’elle s’était réservé pour son jardin particulier. Pendant qu’elle enterrait le pied de la fleur, elle entendit un éclat de rire à peu de distance ; elle se retourna vivement et rougit beaucoup en reconnaissant Cunégonde et Clodoald.

Clodoald, ricanant.

Comment, mademoiselle Félicie, vous travaillez à la terre ? Vous n’avez donc pas de garçon jardinier pour faire ce travail de paysan ? »

Avant que Félicie interdite eût trouvé une excuse à cette humble occupation, la bonne répondit :

« Nous ne sommes pas si fiers, mon petit monsieur ; nous nous amusons à embellir notre jardin, sans déranger le jardinier de son ouvrage.

Clodoald.

La fille de M. le comte d’Orvillet pourrait, ce me semble, avoir des occupations plus dignes de son rang.

La bonne.

Nous n’avons pas de ces sottes idées, monsieur Clodoald, et nous daignons nous amuser quand l’envie nous en prend. Allons, Félicie, achevez de planter votre belle reine-marguerite ; nous avons assez à faire d’achever la plantation des nôtres.

Félicie, embarrassée.

Ma bonne, je voudrais bien que Laurent et Anne le fissent pour moi. Je n’ai pas l’habitude de ces choses et je m’y prends mal. Pardon, monsieur Clodoald, de vous avoir laissé venir dans le jardin des enfants ; je ne vous savais pas ici.

Clodoald.

Nous venions savoir de vos nouvelles, mademoiselle ; on nous avait dit qu’en retournant chez vous hier, vous aviez été attaqués par un ours échappé d’une ménagerie.

Félicie.

Oui, c’est vrai, mais nous n’avons pas été blessés, heureusement.

Cunégonde.

C’est bien heureux, en effet. Comment vous êtes-vous sauvés ? C’est si fort un ours.

Félicie.

Nous avons couru jusqu’à la maison.

Laurent.

Pourquoi ne dis-tu pas que c’est le bon chemineau qui nous a sauvés ?

Cunégonde.

Quel chemineau ?

Laurent.
Celui qui est venu faire des excuses pour avoir battu Cunégonde.
« Comment, mademoiselle Félicie, vous travaillez à la terre ? »
Clodoald.

Ce misérable menteur ? Je n’aurais jamais accepté le secours d’un pareil coquin.

Laurent, d’un air moqueur.

Vous auriez mieux aimé que l’ours nous eût mangés ?

Clodoald, embarrassé.

Certainement non. Mais il ne vous aurait pas touchés. C’est si poltron un ours !

Laurent.

Vous ne diriez pas cela si vous aviez vu le combat du pauvre chemineau contre cet ours.

Anne.

Le pauvre homme avait du sang plein les jambes.

Clodoald.

C’est bien fait ; il n’a que ce qu’il mérite.

Anne.

C’est méchant ce que vous dites.

Laurent.

Et que fallait-il faire au lieu d’accepter le chemineau pour nous défendre ?

La bonne, riant.

Il fallait faire un salut à l’ours et lui dire : Monsieur l’ours, nous sommes les enfants du comte d’Orvillet ; vous n’oserez pas nous toucher, bien certainement ; mangez ce chemineau qui n’est qu’un paysan et laissez-nous passer. »

Les enfants rient ; Félicie même ne peut s’empêcher de rire ; Clodoald paraît très vexé ; Cunégonde lance des regards flamboyants à la bonne.

« Venez, Félicie, dit-elle ; allons dans le parc.

La bonne.

Ne vous éloignez pas trop, Félicie.

Laurent, riant.

Cunégonde, n’oubliez pas le rêve du pauvre chemineau. Si le rêve n’était pas un rêve, qu’est-ce que vous feriez ?

Cunégonde, en colère.

Je vous ferais fouetter par votre maman, pour vous punir de votre impertinence.

Laurent.

Si le chemineau vous fouette tout de bon, appelez-nous.

La bonne.

Taisez-vous, mes enfants ; il ne faut pas rire de ce qui est désagréable aux autres. Et cette histoire ne peut pas être agréable à Mlle Cunégonde. »

Félicie était au supplice ; elle s’éloigna avec ses amis.

Félicie.

Je déteste cet abominable chemineau.

Cunégonde.

On devrait l’enfermer pour le punir de son invention.

Clodoald.

Il faut que papa le fasse chasser du pays.

Cunégonde.

Où est votre maman ? Nous voudrions lui dire bonjour.

Félicie.

Elle est allée faire une visite à ce misérable.

Cunégonde.

Une visite ? À un grossier paysan ?

Clodoald

À un menteur, un insolent pareil ? En voilà une idée !

Félicie.

Et maman voulait nous y mener. Mais je n’ai pas voulu.

Clodoald.

Vous avez bien fait. Moi, je me ferais tuer plutôt que de faire des politesses à des gens comme ce chemineau. Mais comment votre maman, la comtesse d’Orvillet, vous mène-t-elle chez tous les misérables du village ?

Félicie.

C’est que maman a des idées bizarres sur les pauvres et les ouvriers ; elle dit qu’ils valent souvent mieux que nous, qu’ils sont nos frères.

Clodoald.

Nos frères ? Ah ! ah ! ah ! la drôle idée ! Alors le chemineau est ton frère, Cunégonde. Il est votre frère, Félicie. Il sera l’oncle de nos enfants. Ah ! ah ! ah ! je ne croyais pas que votre maman eût des idées si singulières.

Cunégonde, ricanant.

Et moi, je ne pensais pas que Félicie eût une famille si peu convenable.

Une grosse voix.

Savez-vous, mon petit monsieur (que je ne connais pas), que vous mériteriez une schlague soignée pour vous être permis de parler ainsi de Mme d’Orvillet devant sa fille ; et que, si vous recommencez, vous aurez affaire à moi.

Félicie.

Dieu ! mon oncle ! »

Clodoald s’était retourné ; il vit un grand bel homme d’une quarantaine d’années et d’apparence distinguée. Ne sachant à qui il avait affaire, il comprima sa colère et répondit avec fierté :

« Monsieur, je ne sais pas qui vous êtes ; moi, je suis le jeune baron de Castelsot, et je ne veux pas qu’on me parle comme à un chemineau.

Le monsieur.

Allons, allons, petit, tais-toi et ne recommence pas. Tu veux savoir qui je suis, toi, baron (prétendu) de Castelsot (bien nommé). Je suis le général comte d’Alban, frère de Mme d’Orvillet, oncle de cette petite sotte de Félicie que voici. J’en ai rossé de plus forts et de plus sots peut-être que toi, mon garçon ; ainsi gare à toi. Ne recommence pas, je te le répète. Et toi, Félicie, je te défends de parler de ta mère comme tu viens de le faire ; tu sais que je ne mâche pas mes paroles, et je te dis que tu es une petite sotte, une orgueilleuse et vaniteuse. Où est ta mère ? »

Félicie, interdite, n’osa pas répliquer à son oncle ; elle répondit avec embarras :

« Elle est allée voir un pauvre, elle ne tardera pas à rentrer.

Le général.

C’est très bien. Je viens passer un mois avec elle. Je veux voir Laurent et Anne ; où les trouverai-je ?

Félicie.

Dans leur petit jardin, mon oncle ; je vais vous y mener, si vous voulez.

Le général.

Non, je te remercie ; je connais bien le jardin, je l’ai assez souvent bêché et pioché avec vous. Reste avec tes charmants amis. Monsieur le baron, ajouta-t-il en faisant un profond salut, j’ai l’honneur de vous saluer, ainsi que votre digne sœur, mademoiselle de Castelsot. »

Et il s’en alla en riant.