Diloy le chemineau/6
VI
Récit des enfants à leur bonne
Quand les enfants furent rentrés, Laurent et Anne coururent chez leur bonne.
Ma bonne, ma bonne, tu ne sais pas ? Un ours énorme a voulu nous manger dans le bois.
Et un bonhomme excellent a fouetté Cunégonde et a tué l’ours.
Comment ? Qu’est-ce que vous dites donc ? Un ours dans nos bois ? un bonhomme qui a fouetté Cunégonde ? Qui a tué l’ours ? C’est impossible, mes enfants.
Je t’assure, ma bonne ; c’est très vrai ! Demande à maman ; un ours énorme et enragé.
Je t’assure, ma bonne. Il a fouetté Cunégonde ! Elle était dans une colère terrible.
L’ours a fouetté Cunégonde ? Il a bien fait ! Il ne fallait pas le tuer pour cela.
Mais non ; c’est le bonhomme.
Mais non, Anne, il ne l’a pas fouettée.
Je te dis que si. Je l’ai bien entendu.
Maman a dit qu’il avait rêvé. Et il a voulu nous manger ; et le bonhomme…
Le bonhomme a voulu vous manger ?
Mais non, ma bonne ; tu ne comprends pas. C’est l’ours.
Mais où était l’ours ?
Dans le bois. Et le bonhomme l’a piqué, l’a battu, l’a attaché avec des cordes. Et puis il est tombé.
Qui ? le bonhomme ?
Mais non ; l’ours. Et le bonhomme avait du sang plein les jambes ; et je n’ai plus de mouchoir ; j’en voudrais un pour me moucher, parce que j’ai pleuré. Et Anne aussi, et maman aussi.
Tout le monde a donc pleuré ? Je ne comprends pas un mot de votre histoire. Vous avez rêvé tout cela, mes enfants.
Je te dis que non ; tu ris parce qu’un méchant ours a voulu nous manger ? C’est très vilain à toi.
Mon pauvre petit, si un ours avait voulu vous manger, j’en serais très effrayée ; mais il n’y a pas d’ours dans ce pays-ci.
Demande à maman : tu verras que c’est vrai. Donne-moi un mouchoir, mon nez coule.
Et moi aussi, mon nez coule. »
La bonne leur donna à chacun un mouchoir ; elle ne riait plus ; elle commençait à comprendre qu’ils avaient couru un danger quelconque ; elle pensa que les enfants avaient pris un gros chien pour un ours, et continua à les interroger.
Il était dans le bois, au bord du chemin, et il a crié très fort.
Et qui était ce bonhomme qui a tué l’ours ?
C’est celui qui est venu demander pardon parce qu’il avait fouetté Cunégonde.
Et pourquoi l’a-t-il fouettée ?
Parce qu’elle lui a dit des sottises, qu’elle lui a craché à la figure. Le bonhomme s’est fâché, et il l’a fouettée avec une baguette.
Il a dit qu’il était ivre et qu’il demandait bien pardon. Et Cunégonde a dit que ce n’était pas vrai ; et le bonhomme a dit aussi que ce n’était pas vrai, qu’il ne la connaissait pas ; et il est parti, et nous l’avons trouvé assis dans le bois ; et il attendait un ours ; et il a demandé pardon à maman ; et il a dit à maman qu’il voulait venir avec nous pour tuer l’ours qui s’est échappé, et qu’on lui donnerait cent francs. Et l’ours est venu, et nous avons eu bien peur. Et le bonhomme a enfoncé un piquet dans la bouche de l’ours ; et puis il lui a serré le cou avec une corde, et l’ours est tombé. Et le bonhomme lui a attaché une grosse chaîne et un bâton ; et il lui a ôté la corde.
Attends donc, je n’ai pas fini. Et le pauvre bonhomme avait beaucoup de sang qui coulait. Et maman a déchiré son mouchoir ; elle lui a attaché la jambe ; et puis il y avait des trous au genou, et maman n’avait plus de mouchoir, et j’ai donné le mien.
Et moi aussi, j’ai donné le mien.
Attends donc, tu m’empêches de parler.
Tu dis trop lentement.
Je dis aussi vite que je peux. Et Anne a donné le sien ; et maman a attaché le genou. Et le bonhomme a remercié maman.
Et maman aussi a remercié le bonhomme.
Mais laisse-moi donc parler ; tu m’interromps toujours.
C’est que tu ne dis pas tout, je veux raconter aussi, moi.
Eh bien, raconte, alors… Voyons,… raconte.
Tu n’as pas dit que Félicie n’a pas donné son mouchoir ; nous pleurions, elle ne pleurait pas ; elle n’a pas dit merci au pauvre homme.
Mais maman a dit merci pour nous ; et maman lui a dit qu’il reste bien tranquille avec l’ours ; qu’elle lui enverrait la carriole.
Et quand nous sommes revenus à la maison, maman est allée dire à Saint-Jean qu’il attèle bien vite la carriole et qu’il ramène le bonhomme avec son ours.
Mes pauvres petits, je comprends à présent que, sans ce brave homme, vous eussiez été peut-être dévorés par ce méchant ours. Je remercie le bon Dieu de vous avoir fait rencontrer cet excellent homme et de vous avoir sauvés d’un si grand danger.
Ne pleure pas, ma bonne, ne pleure pas, tu vois que nous sommes bien portants ; nous n’avons pas de sang comme le pauvre homme. »
La bonne les embrassa encore à plusieurs reprises.
Mme d’Orvillet entra en ce moment.
« Je vois, ma bonne Valérie, que les enfants vous ont raconté notre terrible aventure. Je viens vous demander du linge pour les blessures du bon chemineau qui nous a sauvés ; ma femme de chambre est sortie, c’est pressé. Faites-en un bon paquet, et ajoutez-y une bouteille de notre vieux vin de Saint-Georges ; le pauvre homme a perdu beaucoup de sang, ce vin lui redonnera des forces.
J’y vais, madame, et si madame veut bien le permettre, j’y ajouterai quelque argent. Cet homme est pauvre, sans doute.
C’est ce que j’ai pensé, Valérie ; voici cinquante francs dans cette bourse, que le charretier lui remettra quand il l’aura ramené chez lui. »
La bonne courut exécuter les ordres de Mme d’Orvillet.
Félicie n’est pas avec vous ? Où est-elle donc ?
Je ne sais pas, maman ; elle n’est pas venue ici.
Elle est sans doute dans ma chambre. »
Mme d’Orvillet sortit suivie des enfants.
Elle trouva effectivement Félicie assise dans un fauteuil.
Que fais-tu là toute seule, Félicie ?
Je me repose, maman.
Pourquoi n’es-tu pas venue chez ma bonne avec nous ?
Je n’avais pas besoin de ma bonne ; je n’avais rien à lui demander.
Mais tu nous aurais aidés à raconter notre histoire. D’abord elle ne comprenait rien ; elle riait parce qu’elle croyait que l’ours avait fouetté Cunégonde…
Comme c’est bête !
Ce n’est pas bête du tout ; nous racontions mal. Elle croyait ensuite que nous avions rêvé, comme le bonhomme qui a rêvé qu’il a fouetté Cunégonde.
Il n’a pas dit fouetté, il a dit battu.
C’est la même chose, battue ou fouettée.
Non, ce n’est pas la même chose.
Ah bah !… C’est égal, tu aurais dû venir chez ma pauvre bonne, qui nous aime tant. N’est-ce pas maman ?
Certainement, mon cher petit ; si Félicie aimait sa bonne comme elle devrait l’aimer, elle aurait senti comme vous le besoin de lui raconter le danger qu’elle a couru, et la reconnaissance qu’elle devrait avoir pour ce bon chemineau.
Je ne dois rien, moi, à cet homme ; il a voulu prendre l’ours pour gagner cent francs, et pas du tout pour me sauver.
Ce que tu dis là est très mal. Ce pauvre homme a pris la peine de nous avertir et de nous accompagner ; et, sans lui, l’ours se serait jeté sur nous et nous aurait peut-être dévorés.
Il nous a accompagnés pour avoir les cent francs. Ces paysans ne pensent qu’à gagner de l’argent.
Tu es une ingrate ; ce pauvre homme ne pensait qu’à nous rendre service.
Laisse-moi donc tranquille ; je déteste cet homme grossier qui fait semblant d’être bonhomme.
Il ne fait pas semblant ; il est très bon, et nous irons demain savoir de ses nouvelles.
Ah ! par exemple ! c’est trop fort ! Aller savoir des nouvelles d’un chemineau, et d’un méchant chemineau comme celui-là !
Félicie, je te prie de te taire ; tu dis autant de sottises que de paroles. Tu as un orgueil qui me fait une vraie peine ; nous irons demain savoir des nouvelles de ce bon chemineau, et je veux que tu viennes avec nous.
Oh ! maman, je vous en prie, laissez-moi à la maison. J’ai peur de ce vilain homme ; je suis sûre qu’il nous fera du mal.
Tu as donc peur qu’il ne te fouette tout de bon, comme dans son rêve ? »
Félicie devint rouge comme une cerise. Elle n’osa plus dire un mot, et sa mère lui répéta l’ordre de l’accompagner le lendemain dans sa visite.