Librairie Hachette et Cie (p. 129-138).


XII

le chemineau et le général en présence


Tout en mangeant, Félicie et ses amis continuaient leurs plaisanteries moqueuses, leurs observations méchantes sur les personnes présentes, sans même épargner le marié et sa famille.

Clodoald.

Savez-vous, jeune Moutonet, de quelle race était votre ancêtre, le premier Mouton établi dans le pays ?

Moutonet jeune, d’un air naïf.

Non, monsieur, je ne l’ai jamais demandé.

Clodoald.

Est-ce de père en fils que vous avez cette chevelure si frisée qui rappelle votre nom ?

Moutonet jeune.

Je pense que oui, monsieur ; tous les Moutonet vivants sont frisés comme moi ; il y a bien des gens qui nous l’envient ; on n’a pas besoin de passer par les mains du coiffeur, avec des cheveux tout frisés comme ça.

Félicie.

Je n’ai pas de fourchette pour manger mon poulet.

Moutonet jeune.

Pardon, mam’selle ; vous en avez une près de vous.

Félicie.

Mais c’est une fourchette sale !

Moutonet jeune.

Pardon, mam’selle. La mère Robillard l’a mise toute propre tout à l’heure.

Félicie.

Mais je viens de manger avec.

Moutonet jeune.

Eh bien, mam’selle, ce n’est pas ça qui l’a salie ! Mam’selle ne me fera pas croire qu’une demoiselle propre comme mam’selle salisse les couverts en mangeant avec.

Félicie.

Ce n’est certainement pas moi, mais la sauce, la graisse.

Moutonet jeune.

Oh, mam’selle ! tout ça n’est pas de la saleté ! C’est bien bon au contraire.

Félicie, avec impatience.

Que ce paysan est bête ! Donnez-moi une fourchette propre.

Moutonet jeune.

Oui, mam’selle. »

Le Moutonet jeune prit la fourchette sale, l’essuya avec un bout de chiffon qui était dans un coin et la rendit à Félicie.

Félicie, en colère.

Sale paysan ! Faut-il être dégoûtant pour faire des choses comme cela !

Moutonet jeune.

Dame ! mam’selle, nous autres c’est comme ça que nous faisons.

Cunégonde.

Il n’y a pas moyen de manger avec des couverts si dégoûtants.

Moutonet jeune.

J’en suis bien désolé, mam’selle, mais je ne sais qu’y faire. Je vais demander à la mère Robillard. »

Moutonet jeune disparut et ne revint plus. Il s’était faufilé parmi les garçons qui aidaient au service de la grande table, et il se consola des impertinences de Félicie par les rires et par la franche gaieté de ses compagnons.

La mère Robillard ne tarda pas à revenir, rouge et essoufflée, pour savoir ce qu’il y avait et pourquoi Moutonet jeune était tout triste.

La baronne.

Votre Moutonet est un imbécile, madame ; il n’entend rien au service.

Mère Robillard.

Quant à imbécile, il ne l’est pas, sauf votre respect, madame la baronne. Et quant au service, il ne connaît peut-être pas celui de vos châteaux, mais il est bien futé pour celui qu’on doit faire chez lui ; il vous égorge et vous apprête un mouton ou un veau, comme un homme.

La baronne.

Je ne vous ai pas demandée, madame, pour faire l’éloge de ce petit sot, mais pour nous faire servir notre dîner par quelqu’un de capable.

Mère Robillard.

Ah bien ! monsieur le baron, je ne saurais trouver mieux. Un autre ne se serait peut-être pas accommodé si longtemps des moqueries de ces demoiselles et de votre petit monsieur. J’ai beaucoup à faire, voyez-vous ; c’est moi qui donne le dîner ; tout retombe sur moi. »

« Mère Robillard ! criait-on de tous côtés, du cidre, s’il vous plaît. Et puis, on manque de verres par ici. »

Elle répondait :

« Ah bien ! qu’on boive deux dans le même verre ; quant au cidre, allez, vous autres jeunes garçons, mettre une nouvelle pièce en perce. Moutonet vous fera voir où ce qu’elle est. Pardon, excuse, madame la baronne, si je vous laisse ; tout retombe sur moi ; je ne puis m’absenter. Mais je vais voir à ce que vous soyez servis par quelqu’un d’intelligent. »

La mère Robillard partit, laissant la table Castelsot très courroucée du peu de respect qu’on lui témoignait. La brave vieille, bien qu’elle fût impatientée de l’exigence de ces Castelsot, s’occupa pourtant à leur chercher un serviteur intelligent et obligeant. En attendant, Moutonet (Simplice-Parfait-Fortuné) porta différents mets sur leur table, et ils se résolurent à manger sans changer de couverts.

Le dîner était déjà assez avancé, quand le nouveau serviteur des Castelsot parut. À son aspect, les trois enfants se levèrent en criant. Le baron et la baronne se dressèrent également dans une violente indignation.

Le chemineau (car c’était lui), qui ne s’attendait pas à paraître devant Félicie et les Castelsot, resta ébahi. Tout le monde s’était retourné et levé, se demandant ce qu’il y avait. M. d’Alban comprit de suite l’embarras de la situation, quand il entendit l’exclamation de sa sœur : « Le chemineau ! »

Il se leva, se dirigea vers le chemineau et, lui serrant la main, il dit haut de manière à être entendu de tout le monde :

« Je suis bien aise de vous retrouver ici, mon brave homme, pour vous expliquer ma reconnaissance du grand service que vous avez rendu à ma sœur et à ses enfants en les sauvant des griffes et des dents de l’ours. Comment cela va-t-il maintenant ? Vous avez été grièvement blessé ? »

Le chemineau s’était remis pendant le discours du général ; il remercia à son tour des bontés qu’on lui avait témoignées.

Tout en parlant, il examinait attentivement M. d’Alban.

Le chemineau.

Pardon, monsieur, si je vous fais une question, comme on dit, saugrenue. Monsieur est-il militaire ?

Le général.

Certainement, depuis vingt-trois ans.

Le chemineau

Monsieur n’a-t-il pas été colonel au 40e de ligne, en Afrique ?

Le général.

Pendant dix ans, mon ami.

Le chemineau.

Monsieur est donc M. le comte d’Alban ?

Le général.

Tout juste, mon cher ; comment me connaissez-vous ?

Le chemineau.

Monsieur se souvient-il d’un colon qui a aidé, un jour, monsieur le comte à se débarrasser de trois Arabes qui l’avaient attaqué un peu rudement ?

Le général.

Si je m’en souviens ! Je me vois encore aux prises avec ces coquins qui me labouraient les côtes avec leurs sabres. Sans ce brave colon qui est venu à mon secours en se jetant sur eux comme un lion, et qui les a travaillés à son tour avec une serpe, j’étais un homme mort. Et vous étiez donc là ? Vous avez assisté au combat ?

Le chemineau.

C’était moi le colon, monsieur.

– Vous ? c’était vous ? s’écria le général en lui serrant les mains, au grand scandale des Castelsot et de Félicie, et aux acclamations de tous les assistants. Mon ami ! mon brave ami ! Mais vous êtes

« Sans ce brave colon qui est venu à mon secours. »
donc destiné à être le sauveur de toute la famille ! Je suis heureux de vous rencontrer, mon ami. Comment m’avez-vous reconnu ? Je vous ai si peu vu ! On m’a emporté presque tout de suite.

— C’est moi-même qui vous ai emporté, monsieur, avant que vous eussiez repris connaissance. Les Arabes étaient blessés et en fuite ; il n’y avait plus de danger pour vous, mais vous étiez sans connaissance ; vous n’avez donc pas pu voir mon visage, mais j’ai bien vu le vôtre pendant une heure que je vous ai porté. »

Cette scène avait mis un peu de désordre dans le repas ; Mme d’Orvillet s’était levée de table et était venue remercier le brave chemineau. Laurent et Anne regardaient tout ébahis ; ils coururent à lui et l’embrassèrent. Le bon chemineau ne savait comment assez remercier de la reconnaissance qu’on lui témoignait ; il regardait Félicie du coin de l’œil ; il souffrait pour elle de son embarras. Mme d’Orvillet ne savait si elle devait l’appeler ou la laisser comme dans l’oubli. Le général fit cesser l’indécision.

« Viens, Félicie, il faut que, toi aussi, tu remercies ce brave homme qui m’a sauvé la vie. Tous, nous lui devons beaucoup. »

Félicie ne bougea pas ; son oncle alla à elle, lui prit la main et lui dit à l’oreille en l’embrassant :

« Je sais ce qui te retient, je sais tout ; il faut que tu viennes, sans quoi on pourrait deviner… les Castelsot surtout. »

Félicie devint pourpre, mais elle n’hésita pas à suivre son oncle et à aller serrer la main du chemineau ; elle voulut parler, mais l’humiliation était trop grande pour son courage, l’effort avait été trop violent, elle éclata en sanglots. Tout le monde crut que c’était la reconnaissance qui la faisait pleurer ; on lui sut gré de ce bon sentiment. Mais l’oncle et le chemineau, qui devinaient la cause de son émotion, la plaignaient. Le chemineau lui dit tout bas :

« Pardon, mademoiselle, pardonnez-moi, je ne savais ce que je faisais. »

Pour faire finir cette scène, le général prit le bras du pauvre chemineau et présenta cet homme à toute la société comme son sauveur ; il demanda qu’on lui fît à table une place près de lui ; chacun s’empressa d’y aider en se resserrant un peu, en apportant une chaise, un couvert, en rapportant les plats déjà mangés.

Au commencement, le chemineau fut un peu confus de l’honneur qu’on lui faisait, mais il ne tarda pas à se remettre et il se mit à manger de bon appétit et à boire en homme altéré.