Librairie Hachette et Cie (p. 119-128).


XI

La Mairie et le repas de noce


Quand ils arrivèrent, le cortège de la noce débouchait sur la route par couples. Amanda seule n’avait pas d’homme pour lui donner le bras. Moutonet se précipita à son poste près de sa fiancée, et, après les saluts, les compliments d’usage, on se dirigea vers la mairie.

En l’absence du maire, M. d’Orvillet, qui était aux eaux des Pyrénées pour sa santé, ce fut l’adjoint qui fit le mariage civil. Une distraction de Moutonet, qui examinait furtivement le visage un peu irrité d’Amanda, l’empêcha de répondre promptement à la question de l’adjoint : « Simplice-Parfait-Fortuné Moutonet, consentez-vous à prendre pour épouse Amanda-Olivette-Prudence Robillard ? »

Le silence du marié fit lever les yeux à l’adjoint. Amanda pinça le bras de Moutonet, qui frémit sous le pinçon vigoureux de sa douce fiancée.

« Aïe ! Oui ! oui ! oui ! » s’écria-t-il d’une voix éclatante.

Ce fut un rire général, auquel les parents eux-mêmes se joignirent.

« Et vous, Amanda-Olivette-Prudence Robillard, consentez-vous à prendre pour époux Simplice-Parfait-Fortuné Moutonet ?

– Oui ! » répondit sans hésiter, d’une voix retentissante et vibrante de colère, la robuste fiancée.

Un nouvel éclat de rire partit de tous les côtés. La cérémonie s’acheva au milieu d’une gaieté bruyante, à laquelle ne participèrent pas les mariés. Moutonet regardait Amanda d’un œil suppliant, et Amanda lui répétait sur tous les tons :

« Tu me le payeras !… Tu ne l’emporteras pas en paradis !… Tu verras si je sais me venger !… Je t’apprendrai à me faire des affronts. »

Le pauvre Moutonet était plus mort que vif ; ses excuses les plus humbles, faites à voix basse, ne firent qu’exaspérer Amanda, qui se sentait observée et qui comprenait le ridicule de sa position.

Quand les actes de mairie furent présentés pour être signés, l’adjoint dit à haute voix :

« Ceux d’entre vous qui ne savent pas signer devront faire une croix en place de signature. »

Quand le général s’avança et prit la plume :

L’adjoint.

Une croix suffira, monsieur, si vous avez de la difficulté à signer.

Le général, riant.

Je signe assez facilement ; je vais toujours essayer.

L’adjoint.

Mais, monsieur, il ne faut pas faire de gribouillage sur les registres. Mettez une croix, ce sera plus sûr. »

Le général avait signé, mais en riant de si bon cœur que la plume, se trouvant secouée et trop pleine d’encre, en laissa échapper une grosse goutte.

L’adjoint.

Là ! Je le disais bien ! Ce que c’est que de vouloir en faire plus qu’on ne sait. Voilà un registre déshonoré. »

Pour le coup, le rire devint si général que M. d’Alban, sa sœur et bien d’autres en avaient les larmes aux yeux.

Le pauvre adjoint était visiblement vexé ; il fut abîmé de quolibets ; il comprit enfin sa sottise et se perdit tout honteux dans la foule.

Le cortège se remit en marche pour arriver à l’église. Chacun avait repris son sérieux. Amanda ne s’adoucissait pas ; Moutonet, tremblant et confus, semblait un condamné à mort.

On arriva, on se plaça ; la cérémonie du mariage commença. Cette fois, Moutonet répondit oui avec un empressement des plus satisfaisants, et Amanda d’une voix radoucie qui fit relever à Moutonet sa tête abattue.

Après la messe on se dirigea vers un grand hangar où le dîner était prêt à être servi. Chacun prit sa place. On fit asseoir le général à la droite de la mariée, le petit Laurent à la gauche. Anne près de Laurent ; la bonne (arrivée pendant qu’on était à la mairie) fut placée près d’Anne. Mme d’Orvillet eut la place d’honneur, près du vieux Robillard, en face de son frère, qui avait à sa gauche la vieille mère Robillard.

Les Castelsot étaient arrivés au milieu de la messe. Félicie, d’abord enchantée d’être au rendez-vous avant eux, pour qu’ils ne la vissent pas arriver à pied, commença à s’inquiéter quand on fut sorti de la mairie ; à l’église son inquiétude augmenta ; mais au milieu de la messe, quand on entendit le roulement d’une voiture et la voix impérieuse de M. de Castelsot, qui se faisait faire place pour arriver au premier rang, l’agitation de Félicie cessa, et le mécontentement de Mme d’Orvillet commença ; elle crut comprendre les motifs de la conduite de Félicie ; elle fit tous ses efforts, après la messe, pour l’empêcher de faire bande à part avec les Castelsot ; mais, obligée de garder son rang dans le cortège de la noce, elle n’y réussit pas. Félicie d’un bond avait rejoint ses amis ; elle évita de jeter les yeux du côté de sa mère, devinant les signes qu’elle lui adresserait, et ne voulant pas y obéir.

Robillard, pressé de se mettre à table, emmena Mme d’Orvillet ; Félicie, livrée à elle-même, resta avec Clodoald et Cunégonde ; ils commencèrent leurs impertinentes plaisanteries, tout bas d’abord, plus haut ensuite, de manière à être entendus de leurs voisins.

Cunégonde.

Allez-vous dîner avec tout ce monde-là, Félicie ?

Félicie.

Je ne sais pas trop ; ce sera difficile de faire autrement, à moins de ne pas dîner…

Cunégonde.

Ah ! mais non, par exemple ! Un dîner excellent, apprêté par notre fille du château ! Je veux en goûter et en manger.

Clodoald.

Il y a un moyen de tout arranger : faisons-nous servir à part ; je vais en dire un mot à maman. »

Clodoald parla en effet à sa mère et à son père ; ils jetèrent un coup d’œil dédaigneux sur les convives ; ils virent que les places d’honneur étaient prises par Mme d’Orvillet et M. d’Alban.

« Il n’y a plus de places convenables pour nous, dit d’un air sec le baron Castelsot ; mais, comme dit mon fils Clodoald, on nous servira à part, et les premiers, comme de droit. »

Mme la baronne approuva en balançant la tête, et, au moment où arrivait la soupe en plusieurs soupières, pour que chacun pût se servir à l’aise, le baron appela :

« Hé ! par ici donc ! Nous dînons à part. Des assiettes ! des couverts ! des serviettes !

Moutonet.

Monsieur le baron, il y a des places vides tout près de vous, au bout de la grande table.

Le baron.

Pour qui me prends-tu, mon garçon ? Crois-tu que j’irai me mêler, avec ma femme et mes enfants, à tous ces manants, pour attendre qu’on veuille bien me servir après les rustres que le hasard aura placés avant nous ? Je dîne seul, en famille ou pas du tout, et j’emmène ma cuisinière. »

Le jeune Moutonet courut avertir son grand-père, qui parut fort contrarié, se gratta la tête, se leva de table après avoir fait ses excuses à Mme d’Orvillet, et alla consulter sa femme.

Mère Robillard.

Tu te troubles pour un rien. Te voilà tout révolutionné pour une niaiserie. Je vais arranger tout cela. Va reprendre ta place ; mange tranquillement et ne t’occupe de rien.

Père Robillard.

Mais, ma bonne amie, mais…

Mère Robillard.

Je te dis de me laisser faire ; tu n’entends rien à rien.

Père Robillard.

Pardon, ma bonne amie, mais…

Mère Robillard.

Ah çà ! vas-tu te taire enfin ? Me prends-tu pour une imbécile à qui il faut mâcher les paroles ? »

Amanda s’était retournée quand sa grand-mère avait élevé la voix ; elle se leva précipitamment et courut à elle.

« Avez-vous besoin de moi, bonne maman ? Qu’a-t-il fait, bon papa ? Faut-il que je le remmène ?

« Faites excuse, monsieur le baron, madame la baronne. »
Mère Robillard.

Oui, prends-le, ma fille, et fais-le taire ; il n’en finit pas avec ses mauvaises raisons. »

La vieille Robillard courut à son tour du côté des Castelsot, qui attendaient, avec un mécontentement digne mais visible, qu’on leur servît le dîner apprêté par leur cuisinière.

Mère Robillard.

Faites excuse, monsieur le baron, madame la baronne, mesdemoiselles et monsieur, Robillard n’entend rien à rien ! Il n’attendait pas l’honneur que lui font M. le baron, Mme la baronne, ces demoiselles et le jeune monsieur, de partager notre joie et notre repas. Il n’a rien préparé pour cet honneur !

Le baron.

Il devait bien penser que si je lui donnais mes gens, auxquels vous n’aviez aucun droit, il devait me donner à déjeuner et à dîner ? C’est déjà un assez grand dérangement pour nous, sans qu’on l’augmente en nous faisant mourir de faim.

Mère Robillard.

Mon Dieu ! monsieur le baron, veuillez l’excuser ; il n’a pas beaucoup d’intellect, vous le savez, et quand je ne me mêle pas des choses, rien ne va. »

Tout en parlant et en écoutant, la mère Robillard avait débarrassé une table des verres, bouteilles et assiettes qui la couvraient ; elle y avait mis une nappe blanche, en faisant observer qu’elle pensait à tout ; elle mit cinq couverts, tout ce qui était nécessaire pour le service et courut chercher une soupière bien pleine de soupe.

Félicie et ses deux amis triomphaient. La mère Robillard attacha au service de leur table un des jeunes Moutonet (car ils étaient cinq frères, tous de la pure race des Mouton ; le langage incorrect des villageois, et un peu de malice peut-être avaient fait dégénérer les Mouton en Moutonet). Ce jeune Moutonet, le plus jeune des frères et l’aîné de cinq sœurs, avait quinze ans, c’est-à-dire qu’il avait sept ans de moins que son frère Simplice-Parfait-Fortuné, le nouveau marié. Il n’avait pas osé refuser l’honneur de servir les seigneurs de Castelsot, mais son attitude témoignait de ses regrets ; sans cesse il tournait la tête et souriait d’un air d’envie en regardant les malices innocentes des jeunes gens qui servaient sous les ordres de Moutonet (Simplice-Parfait-Fortuné) ; les vengeances des jeunes convives, les poussades, les rires, les tours, les maladresses, tout enfin ce qui compose la gaieté d’une noce.