XVI


Des mois se sont écoulés, la neige maintenant couvre la terre. Les petites lames se gèlent en effleurant la terre, des poissons restent pris dans ces pièges de glace, et Lahoul les recueille dans un filet.

Le brave marin a bien vieilli, il est inquiet ; un long message de son fils, arrivé on ne sait comment, après deux mois de date, lui annonce sa fuite de Rantzein, et le père pense, tout en pêchant. Il se récite chaque phrase de la lettre et la commente :

« Minihic est parti alors vers septembre, de Prusse. Il a eu le courage de la laisser, elle ! notre Michelle ! Enfin, ça le tenait trop l’idée de patrie ! Il s’est donc sauvé avec un autre Français, un officier convalescent. En arrivant en Suisse, l’officier est tombé malade, de bons Alsaciens l’ont soigné ; Minihic dit avec attendrissement qu’une bonne créature, nommée Elsa, a eu grande bonté pour lui ; qu’elle lui a réparé ses habits déchirés dans la fuite, qu’elle est jolie et pieuse, et qu’il voudrait après la guerre se marier avec elle.

Quand l’officier est guéri, ils repartent. Minihic explique qu’ils sont comme deux camarades, qu’il n’y a plus de capitaine.

Les voilà en France, ça chauffe, ça saigne, ça tonne partout. Ils vont s’engager dans un régiment qui passe ; et ils se ruent sur les Prussiens, qui sont autour de Paris. Le garçon dit que c’était superbe ce combat, qu’il était comme fou, grisé, enragé, tapant, criant. Il n’attrape point de mal quand même.

Ah ! mon pauvre enfant, je t’aimerais bien mieux sur le banc de Terre-Neuve, ou au long cours, sur l’autre face de la terre.

Devant des balles, ainsi tous les jours, une d’elles finit toujours par faire son trou, dans la peau du soldat. »

Lahoul, tout en se parlant à lui-même, continue son chemin. Il est sous la Roche-aux-Mouettes. La ruine tient toujours. Elle n’a plus maintenant trace de fenêtre. Les quatre vents s’y croisent en hurlant. Là-haut à la crête du donjon, on a blanchi à la chaux un circuit de la tour, pour en faire un signal maritime. De temps à autre, une pierre de granit dégringole dans la mer, tous les oiseaux de la côte s’y logent à l’abri.

Le froid est effrayant, le matelot cache ses mains saignantes, enfonce son béret sur ses oreilles et les yeux sur l’horizon houleux, il reprend le chemin de son foyer.

En haute mer, une colonne de fumée nuance en noir le clair ciel de gelée.

« Un croiseur, » se dit Lahoul.

La maisonnette du pêcheur est bien close : des paillassons du côté de la côte abritent le jardin, une haie de tamaris brise le vent.

Il éprouve un bien-être, en pénétrant dans le modeste enclos, une sensation de repos, hors de cet air violent et glacial.

Dans la cuisine qui occupe tout le rez-de-chaussée de l’immeuble, devant un feu où brûle parmi quelques bûches, du goémon séché, des galettes de blé noir épandent un parfum chaud.

Pendant que la mère les tourne, sa fille dispose le couvert pour le souper. Yvonne est grande maintenant : elle a seize ans, elle est la joie de la maison.

À la vue du pêcheur, elle court à lui, le débarrasse de son filet.

« Tu es gelé, père, chauffe-toi, dit-elle gentiment.

— Non, non, je suis bien, moi. Je songe à mon pauvre gars, qui couche dehors par des nuits pareilles ! »

Tous y songeaient, hélas !

« Il est temps de souper, reprit la jeune fille, je vais chercher Mme Carlet. »

Elle monta l’escalier de bois montant à l’étage supérieur. Là, vivait, depuis la guerre, la mère de Michelle.

« Tiens, dit-elle, Yvonne, regarde : voici un petit vapeur qui s’engage dans la passe.

— En effet, je vais appeler père ; par ces temps de guerre, tout est inquiétant. »

Et quand Lahoul fut monté, il s’écria :

« Mais je connais cette allure-là, c’est le yacht du prince Rosaroff qui file sous pavillon français, avec le drapeau de la convention de Genève : la Croix-Rouge. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Ça doit vouloir dire un bateau-ambulance, père.

— Il double Cézembre, parbleu, il vient ici, ce n’est pourtant guère l’époque des stations de plaisance.

— Non, mais il a des blessés à bord, et il vient ici les soigner,

— Savoir si ce sont des Français ou des Allemands ? le prince est russe.

— Ce sont des compatriotes, le pavillon français en est la preuve.

— Tu as raison, ma petite Yvonne. Allons souper ; après, je mets le cap sur Saint-Malo, pour savoir ce qui se passe.

— Ne fais pas cette imprudence, père, par un froid pareil.

— Bah ! qu’est le froid pour un pêcheur de morue ! Ensuite, si le prince vient à la Roussalka, il faudra aller lui aider, allumer du feu, c’est nous qui avons les clés.

— Bien sûr qu’ils viennent, approuva Yvonne, je vais à tout hasard aller à la villa, moi, et je ferai une belle flambée, pour faire bon accueil à nos maîtres. N’est-ce pas, père ?

— Va, mignonne, la brume tombe, on ne voit plus guère en mer ; mais je crois tout de même que le yacht fait les signaux, pour demander l’entrée de la passe et un pilote. »

Le père et la fille s’affalèrent par l’escalier, pour venir prendre place à la cambuse, ainsi que disait le matelot. Et ils mangèrent vite, préoccupés tous de l’événement.

Le prince, bienfaiteur du pays, y était vénéré.

« Alors, nous avons des chances d’avoir des nouvelles de notre Michelle, observa Rosalie.

— Elle est plus heureuse que nous, fit Mme Carlet, dont la tête s’en allait de plus en plus, elle est du côté des vainqueurs. Son mari est général !

— Voilà justement ce qui me gêne, moi, expliqua Lahoul ; je l’aimais bien, le comte Hartfeld, il avait toujours été bon pour nous ; il rendait heureuse notre petite Mouette. À présent, on ne pourra plus lui serrer la main,

— Pourquoi ?

— Dame, c’est l’ennemi, il a tué des Français.

— Oh ! individuellement, répondit Mme Carlet, il n’y a pas d’ennemis, moi je lui ouvrirais bien les bras.

— Vous, fit le matelot avec un geste désolé, les yeux levés sur deux jolis portraits d’enfants, qui dominaient la cheminée, vous, c’est différent, c’est le père de vos petits enfants.

— Les jolis petits garçons, ajouta Yvonne, dont le regard avait suivi celui de son père, dire que j’ai trouvé ces photographies là, l’autre jour, en nettoyant la tombe de Mme la marquise ! Une vraie chance d’avoir sauvé du dégel ces pauvres mignons !

— Moi, je ne m’explique pas leur venue sur cette pierre, dit Rosalie, bien sûr, il y a de la sorcellerie là-dessous.

— Il y a, expliqua Lahoul, que leur pauvre petite maman est venue prier une nuit, aux premiers jours de la guerre, et que, sans doute, elle a voulu montrer ses petits enfants à la vieille aïeule qui l’avait élevée, elle !

— Sûrement, vous êtes dans le vrai, conclut Mme Carlet, ma fille a toujours eu des idées romanesques, une espèce de religion de souvenir. Quand elle est partie avec son mari, j’ai regardé le fond de son sac de voyage. Il y avait des plumes de mouettes, des algues séchées, un vieux livre de prières ayant appartenu à son père, et un chapelet disjoint avant appartenu à ma mère. Toutes ces choses étaient soigneusement emballées. »

Elle souriait en disant ces mots, tandis qu’Yvonne, sans savoir pourquoi, avait les larmes aux yeux.

« Allons, dit-elle, je vais à la Roussalka, je prends le falot et les clés ; mère, ne t’inquiète pas, père viendra me chercher.

— Va, et prends ma grosse mante de laine. »

Le père et la fille sortirent ensemble, la nuit glacée leur envoya au visage une rafale, qui rejeta en arrière le capuchon d’Yvonne.

« Père, il vente à deux ris, n’embarque pas[1]. »

Le matelot inspecta le ciel.

« Pas un nuage, aucun danger, je ne mettrai qu’un bout de toile.

Le bateau est dans le port. Il est temps que je le joigne. Je dévale la falaise ; bonsoir, fillette. »

Yvonne suivit la route un peu abritée du talus des dunes, la villa s’élevait très blanche sur la pointe de la Goule aux fées. Le croissant, nettement dessiné au-dessus des tourelles, les faisait plus blanches et plus froides encore. Sur le chemin, sa mante chassée par le vent, son falot agité par la marche, Yvonne semblait fantastique.

Il n’était guère que 6 heures du soir, mais, au temps de Noël, la nuit est close, et, en passant devant le cimetière, la Bretonne se signa pieusement, hâtant le pas. Les plaintes de la bise, entre les croix et les sapins, lui paraissaient chanter une chanson de trépassés… Elle arriva au but, essoufflée, le cœur battant de sa lutte contre les éléments. Elle ouvrit, entra dans le noir où ses pas éveillèrent des craquements. La petite lanterne était lugubre.

Yvonne se hâta d’allumer les hautes lampes en fer forgé du vestibule et du salon. Puis elle fit un bon feu qui répandit partout de la gaieté et de la chaleur, elle mit une bouilloire pour te thé, et, ce travail accompli, Yvonne s’assit devant la cheminée.

Le temps lui semblait long ; elle monta la pendule pour s’en rendre compte, et se mit à faire sa prière du soir, son chapelet ensuite lui prit encore un quart d’heure, et, comme elle achevait le dernier Ave Maria, un bruit de pas retentit sur la terre glacée. Elle courut ouvrir.

C’était son père, en nage, haletant.

« Vite, vite, un lit, en bas. Ils amènent M. Max, mourant, blessé… »

Tout en parlant, le matelot montait au premier étage, saisissait des matelas, des couvertures, sa fille le suivait, cherchant des draps, et, en quelques minutes, ils avaient préparé dans le salon une couchette provisoire :

« Ils me suivent, les voilà ; Yvonne, ouvre les battants des portes. »

Le cortège maintenant franchissait la grille d’entrée, un brancard porté par quatre marins s’avançait au pas, derrière une voiture. Le prince et la princesse en descendirent, suivis d’un médecin de Saint-Malo. Yvonne referma les portes.

« Tout est prêt, fit la princesse ; Yvonne, tu as fait un miracle de célérité ; maintenant aide-nous, ma fille et prie le bon Dieu d’en faire un autre en faveur de mon pauvre enfant »

En disant ces paroles, elle écarta les rideaux du brancard. Sous des couvertures et des édredons gisait Max inanimé, les yeux clos, le reste du visage caché sous des linges sanglants.

Yvonne, à cette vue, se retint au brancard pour ne pas tomber, elle se roidit, à l’aide d’une ferme volonté, murmurant sans en avoir conscience les mots qui viennent aux lèvres dans toutes les douleurs et qui sont l’invocation instinctive de l’âme :

« Mon Dieu ! »

Le docteur, sans perdre un instant, préparait sa trousse.

« Qu’avez-vous fait jusqu’à présent ? demanda-t-il brièvement.

— Rien. Nous l’avons enlevé à l’ambulance où on venait de l’expédier par chemin de fer. Il était sans connaissance. Le chirurgien débordé perdait la tête.

« Emmenez-le, nous cria-t-il, je n’ai pas de place. On a fait, en première ligne un pansement sommaire ; ici, il y a la gangrène, le tétanos dans l’air, emmenez-le »

Le yacht était à quai, sous vapeur, nous avons d’un trait filé ici, où le repos est assuré, voyez, agissez, docteur, sauvez-le. »

Le docteur défit les bandelettes avec d’infinies précautions.

C’était horrible, un éclat d’obus avait fait un ravage effroyable dans ce pauvre visage, dont les yeux seuls semblaient par miracle avoir été épargnés.

Rita, pâle à mourir, interrogea :

« Vivra-t-il ?

— Je l’espère, si nous parvenons à établir les mouvements du pharynx. Avez-vous du lait ? »

On avait apporté tout ce qu’il fallait de Saint-Malo. Quelques gouttes de liquide purent passer.

« Voilà qui est bon, dit le praticien, maintenant je vais procéder au lavage, à l’enlèvement des peaux et chairs meurtries, là réside le danger d’infection. »

Yvonne soutenait la princesse ; le prince aidait le docteur, offrant l’eau, le coton, les ciseaux ; les matelots tenaient les lumières.

« J’espère le sauver, dit le docteur, mais il sera atrocement défiguré, à moins que…

— Quoi ?

— Je pense à un procédé nouveau, expérimenté déjà par mes confrères : la greffe humaine ?

— Qu’est-ce que cela ?

— Une peau vive et saine, adaptée sur la plaie et qui y prend racine.

— Essayez, docteur, fit Rita, prenez ma peau, ma chair pour mon fils. »

Le docteur secoua la tête, il regarda cette pauvre mère enfiévrée, désolée, et se retournant vers le prince :

« Que faire ? l’opération est douloureuse, une peu longue, Mme la princesse est bien affaiblie…

— Je le veux, fit Rita. »

Yvonne avait compris. Elle toucha l’épaule du docteur, et, sans mot dire, montra d’une expressive mimique la princesse, la porte, et son bras à elle, son bras ferme où le pouls battait, rythmé et normal.

Le docteur saisit l’éloquence admirable de cet appel, et usant de stratagème :

« Madame la princesse, montez à votre appartement, couchez-vous, j’irai vous trouver au moment opportun, vous pouvez avoir confiance en moi. »

Alexis entraîna sa femme, lui fit boire la solution indiquée par le docteur et qui n’avait d’autre but que d’endormir la princesse, et il redescendit rapidement.

Yvonne, le bras découvert, regardait tranquillement le docteur savonner une fraction de sa peau. À l’aide d’une seringue de Pravaz, il faisait des injections sous-cutanées de cocaïne et d’eau distillée ; puis, rapidement, avec son stylet, il traça le circuit.

L’enfant pâlit. Le docteur fit un signe ; le prince aussitôt lui mit sur les narines un mouchoir imbibé de chloroforme. Il le maintint un instant, puis la petite Bretonne se renversa sur le dossier du fauteuil, elle balbutia des mots, elle entendit des cloches, de la musique, puis resta inerte.

En une minute, rapide et tranchant, l’acier fit son œuvre, enleva cette chair vive et saine et l’appliqua sanglante sur le pauvre visage du blessé, tandis que le prince faisait, lui-même, le pansement de Lister, préparé d’avance pour la jeune fille. À cette époque, la méthode antiseptique n’était encore connue que de quelques privilégiés.

Peu à peu, Yvonne revenait à elle, étonnée, les yeux hagards, la tête lourde, des nausées secouaient son corps.

« Père, appela-t-elle.

— Je suis là, dit le brave homme, courageuse enfant, tu as été sublime. Il n’y a pas de danger, au moins, Monsieur le docteur ?

— J’en réponds, trois ou quatre jours de repos, une cicatrice insignifiante, et votre chère enfant n’y pensera que pour se rappeler sa noble action.

— Lahoul, fit le prince, serrant les mains du matelot, c’est entre nous à la vie à la mort, désormais ma fortune vous appartient.

— Pardon, mon prince, il ne fallait pas ajouter la dernière partie de la phrase.

— Je la retire, mon ami, excusez-moi, je suis tellement troublé. » Le pansement s’achevait, Max avait ouvert les yeux, son regard voilé, sanglant, cherchait autour de lui. Il ne pouvait parler, mais tous devinèrent qu’il voulait sa mère.

Le prince courut chercher Rita.

« Quoi, fit celle-ci, je suis prête, docteur, c’est l’heure…

— De vous reposer, oui. Madame, notre blessé va dormir lui aussi, il est aussi bien que possible, mon diagnostic de tout à l’heure se modifie : il sera peu défiguré et certainement nous le sauverons. Voici l’enfant à qui nous le devrons. »

Il montrait Yvonne qui sanglotait sur l’épaule de son père, énervée, incapable de se contenir maintenant.

« Mon enfant, ma fille ! fit la princesse en lui ouvrant les bras.

— C’est son début, fit le vieux Lahoul, elle veut être Sœur de Charité. »

  1. Expression maritime. On prend des ris en faisant des plis à la voile.