XV


Michelle, après avoir vu la paix descendre, avec le sommeil, sur ses pauvres compatriotes blessés, était remontée à son appartement. Suivant l’habitude, elle avait embrassé ses enfants endormis, calmes et beaux, et un instant, rêveuse et solitaire, elle s’était accoudée au balcon.

Les fraîcheurs d’automne montaient des bois, les feuilles commençaient à tomber ; la nature, lasse de son effort, épuisée par la production des feuilles, des fleurs et des fruits, se reposait dans l’attente de l’hiver, l’hiver hâtif des pays de l’Est.

Michelle pensait à Hans sans cesse en danger ; elle passait en revue ses affections et, devant le nom de presque toutes, se posait un point d’interrogation anxieux.

Sa mère, dont pas une réponse ne lui venait, était-elle restée à Saint-Malo ? Elle le souhaitait vivement, ce pays étant encore préservé de l’invasion. Lahoul et Rosalie auraient soin d’elle.

Rita et Alexis écrivaient parfois d’une escale quelconque. Ils ne s’éloignaient guère des côtes de Belgique et de France, toujours à l’affût des nouvelles de Max, qui se battait dans le Nord.

Et l’abbé Rozel et Mme Rozel ? Enfermés dans Paris, sans doute. Combien sans leur Georges était triste l’isolement inquiet de leurs jours. Une idée généreuse traversa la pensée de Michelle à ce moment. Si elle écrivait à Mme Rozel, si elle la rassurait au sujet de son fils, qui était maintenant guéri et à l’abri de se battre désormais, puisqu’il était prisonnier. Oui, elle avait vraiment une bonne pensée d’envoyer quelques pages à cette pauvre mère. Avant de se coucher, elle allait accomplir ce devoir.

Michelle commença sa lettre près de la fenêtre ouverte ; il faisait une chaleur lourde, un vent orageux choquait les branches les unes contre les autres avec des grincements bizarres. Des chouettes se répondaient, des sons venus des petites bêtes — saisissables seulement la nuit — s’entendaient au milieu du silence. Les pas des factionnaires écrasaient le sable, et soudain Michelle tressaillit.

Elle entendait deux voix sous sa fenêtre, deux murmures plutôt. Elle vit deux ombres s’élancer, et elle comprit ! des prisonniers fuyaient. Lesquels ? Rien n’était facile à distinguer dans ce noir, mais c’étaient des Français derrière les lauriers, elle les devinait.

Le soldat de garde avait tourné la tête, il s’était arrêté. Si ces malheureux étaient aperçus, ils étaient aussitôt repris et fusillés.

En une minute, un monde de sensations diverses jaillit de la pensée de la jeune femme. Les sauver ? oui, certes, mais comment ?

Le soldat entendait du bruit, il fallait à tout prix détourner son attention, l’appeler ailleurs.

Elle lança son éventail à terre ; la sentinelle, sans cesse aux aguets, accourut, « Mon ami, dit Michelle dont la voix tremblait, voulez-vous me ramasser cet objet et me le rapporter ? montez par le grand escalier. »

Le factionnaire obéit ; tous les soldats étaient accoutumés à la bienveillance de la femme de leur chef. Elle ne leur parlait jamais qu’avec bonté, et souvent elle allégeait les interminables et pénibles factions sous le soleil, par un léger rafraîchissement.

La consigne, d’ailleurs, était moins rigoureuse que sur le théâtre de la guerre.

Quand il fut venu près d’elle, gauche, l’éventail en main, Michelle lui dit :

« Je suis réellement souffrante ; voulez-vous me rendre le service d’aller demander au major qui loge dans l’aile nord du château un peu de quinine pour moi. Suivez la galerie intérieure. »

Tout ceci s’accomplit à la lettre. La jeune femme tendit un mark au soldat, prit la quinine, dont elle avait en effet bien besoin, étant fiévreuse et surexcitée. Puis enfin, elle se mit au lit.

De sa fenêtre, elle ne voyait plus rien, un chien revenait seul du fond du parc.

Elle se leva tôt le lendemain, une angoissa au cœur.

« Qui donc était parti, mon Dieu ? »

Elle entra dans la salle d’ambulance, une seule couchette était vide, celle de Georges Rozel.

Elle appela Minihic.

Aucune réponse ne vint.

L’officier et le major s’avançaient pour la visite et l’appel. Le major remarqua la pâleur et le tremblement de la jeune femme.

« Vous n’auriez pas dû vous lever, Madame, dit-il ; vous faites plus que vos forces, vous avez la fièvre. »

Elle ne parvint pas à répondre, mais le ciel était pour elle ; sa petite comédie devenait une réalité, nul n’aurait de soupçon à son égard, et elle sauvait aussi le factionnaire.

Elle ouvrit son bureau pour remettre au chirurgien les notes de santé des blessés, et ses yeux rencontrèrent tout de suite le petit paquet de Minihic, sur lequel était épinglé un billet.

« Quelle imprudence ! » se dit-elle, et, saisissant le tout, elle courut s’enfermer chez elle pour lire ces lignes :

« Chère et respectée maîtresse, pardonnez-moi, mais je ne puis plus vivre ainsi. J’ai la pensée constante de mon pays en détresse qui réclame son droit à ma vaillance. Je crois aussi que vous-même m’estimerez plus, en me voyant lutter pour garder notre France. Mon grand chagrin est de vous quitter. Aussi je vous supplie, quand cela sera possible, de m’écrire un mot chez mon père. Moi, de mon côté, je vous donnerai des nouvelles de Mme Carlet et du pays. Je vous laisse mon petit souvenir de notre grève de sable, recueilli le dernier soir… et M. Rozel vous offre le portrait de vos enfants. Il part avec moi. À Dieu !

Minihic. »

Michelle relut ces simples mots. Oui, c’était juste, le petit Breton transplanté ne pouvait plus vivre, il se devait à sa patrie, sa souffrance ici était inhumaine. Il n’était pas lié, comme elle, en terre étrangère ; il partait. Rozel aussi partait, sans un mot pour elle, sans un regret pour son injustice…

Le croquis des enfants était ravissant. Il les avait pris dans leur attitude naturelle et gracieuse, jouant. Longtemps Michelle les contempla, puis elle les remit avec le billet de son cher Minihic et le pauvre petit sac de sable, au fond d’un tiroir dont elle avait sans cesse la clé. Puis, l’âme au loin, elle redescendit à son poste près de ses blessés.

Là, un changement était survenu ; une sentinelle se promenait, armée, entre les deux rangées de lits, et un groupe de convalescents se tenaient prêts à partir. Tous, à la vue de leur chère protectrice, eurent un élan vers elle.

« Oh ! Madame. »

Elle leur tendit ses mains, qu’ils embrassèrent en pleurant. Auprès d’elle, ce n’était pas pour eux la prison ; à présent, ils allaient en connaître les cruautés.

Michelle leur distribua tout ce qu’elle put d’argent, de petites douceurs. Elle supplia l’officier de garde d’avoir égard à leur faiblesse. Et il promit, touché de cette bonté si vraie.

Seulement, à déjeuner, Edvig devint mauvaise ; avec sa jalousie haineuse, elle avait tout deviné.

« Si je ne craignais, dit-elle à sa belle-sœur, que mes pauvres blessés allemands ne soient soignés par des mains rancunières, je vous prierais de changer de salle avec moi, Michelle.

— Vous m’avez dit le soir de mon arrivée, Edvig, tous les blessés sont frères. Or, c’est absolument mon sentiment ; les vôtres pourraient compter sur moi.

— Je vous assure que je le crois, mais, à leur égard, il serait un point forcément négligé par votre immense charité.

— Lequel donc ?

— Le secours pour la fuite. Eux n’en auraient pas besoin.

— Je n’ai fait échapper personne.

— Non, mais vous avez laissé faire. Il y a plusieurs manières d’aider les gens, en leur tendant la main et en fermant les yeux.

— Ne soyez donc pas méchante, ma sœur. Prenez, je vous en prie, un instant ma place. Patriote ainsi que vous l’êtes, que ne souffririez-vous pas ? »

Edvig réfléchit un instant.

« Je serais du pays de ceux que j’aime, du côté de mon mari et de mes fils. Je n’enverrais pas, le sachant sur la brèche, des fusils contre le père de mes enfants. »

À ces mots, Michelle pâlit affreusement.

C’était vrai, en somme ; Hans était là-bas, au-devant des balles françaises. Ah ! c’était à devenir folle, en vérité.

Heinrich, avec son instinctive tendresse, vint mettre ses petits bras autour du cou de sa mère, tandis que Wilhem bondissant de sa chaise, courait saisir sa petite carabine-joujou.

« Je cours défendre papa, moi ! »

Edvig se leva, reprit l’enfant, le calma, le fit rasseoir devant son assiette, tandis que Michelle, surmontant encore, à l’aide de l’incroyable énergie que toute sa vie elle avait dû montrer, la peine immense de son cœur, reprenait, regardant ses fils :

« Ma sœur, ne troublez pas ainsi la paix de leurs jours, à leur âge où l’on ne réfléchit pas. Laissez-les ignorer la haine. »

Mlle Hartfeld ne répondit pas. En effet, elle avait une grande affection pour ses neveux ; elle voulait pour eux honneur, bonheur et richesse. Ils étaient de son sang et elle s’appliquait sans cesse à oublier le mélange, à mettre en leur cœur des idées allemandes. La lutte d’influence la poussait trop loin. Jeunes ainsi qu’ils l’étaient, sans discernement, ils dépasseraient le but, courraient sur une pente où il fallait doucement marcher, et ils se briseraient peut-être, en arrivant au bas, en une chute décevante.

Non, elle devait se reprendre, se surveiller ; l’éducation des petits veut du calme, et elle n’agissait pas selon le devoir austère, en se laissant emporter par sa passion. Désormais, les repas deviendraient de silencieuses corvées.