VII


Trois mois plus tard, Michelle était assise dans les Champs-Élysées ; ses enfants qu’on lui avait amenés d’Allemagne, jouaient à quelques pas, sous la garde de leurs bonnes. Dans l’avenue, montaient des voitures étincelantes, des cavaliers, de beaux uniformes ; les Tuileries au bout, vers Paris, envoyaient leur reflet sur toutes choses ; le luxe, le plaisir soufflait de là-bas : c’était le centre rayonnant d’où partaient toutes les lumières. Paris était merveilleux ce printemps de 1870 ! Les commerçants faisaient des affaires d’or, les laboureurs vendaient leurs produits à un taux qu’ils n’avaient jamais espéré et qu’ils n’ont pas pu revoir depuis. Le sol français, les rentes françaises avaient une valeur insolente en face des autres puissances, et l’homme triste et malade, qui était le pivot de ces richesses, souffrait sans le dire, des visions noires d’effondrement qui hantaient son peu de sommeil. Seul dans son palais, il entrevoyait au milieu de cette flambante apothéose, l’écroulement final. Il avait des mots sinistres au milieu des fêtes. Sa femme l’appelait le « taciturne », le « papillon noir », et les rires éclataient partout en fanfares triomphantes, telles les flammes d’un volcan cachent le cratère qui se creuse.

Soudain, Michelle vit une ombre se dresser devant elle. Le songe où elle était plongée fut troublé par un bruit de mots prononcés pour elle, et l’impression qu’elle ressentit fut presque pénible.

Qui n’a éprouvé cette impression, même physiquement, douloureuse, d’une interpellation lorsqu’on est absorbé au fond de soi ? et les réflexions de Michelle étaient bien graves, depuis son séjour à Paris. En grand deuil, elle n’avait voulu profiter d’aucune distraction, ne sortir qu’absolument pour les obligations de famille, voir sa mère, sa cousine Rita, fixée à Paris pour quelques semaines, et surveiller les promenades de ses enfants. La vie de son mari était toute différente : Hans du matin au soir était dehors. Il s’était fait recevoir des grands cercles. Il s’était lié avec des diplomates étrangers, des officiers français ; il visitait les forts quand le hasard des « rallyes-paper » qu’il organisait se dirigeait de ce côté ; il avait aussi été à l’École d’artillerie de Versailles, à la poudrerie du Bouchet : partout on l’appréciait ainsi qu’un gai et charmant compagnon. De partout, il revenait chargé de photographies, de dessins, dont il composait un album de souvenirs. Le soir, il écrivait et classait ses notes jusqu’à une heure avancée, et c’est à peine si sa femme pouvait causer avec lui, retrouver leur intimité et elle en souffrait étrangement. Prise d’un malaise inguérissable devant cette organisation de vie, si différente des goûts de Hans Hartfeld, elle tremblait d’en saisir le motif. La nuit précédente un bruit léger l’avait brusquement éveillée ; craignant qu’un de ses enfants ne fût indisposé, elle s’était aussitôt levée et sur la pointe des pieds avait gagné leur chambre séparée de la sienne par une double portière en tapisserie. Les deux bébés dormaient d’un sommeil d’ange ; mais sous la porte, donnant directement dans le cabinet du comte, une lueur filtrait.

À cette heure, après minuit, Hans travaillait donc encore !

« Il n’est pas raisonnable, s’était dit Michelle, il abuse de ses forces, je vais l’appeler. »

Et elle avait, tout doucement, tourné le bouton de la porte, afin de ne pas éveiller les petits garçons, et entrebâillé le battant.

Le comte n’était pas seul. Un homme se tenait près de lui, Tous les deux se penchaient sur une grande carte, où des lignes se croisaient. Ils échangeaient à voix basse des mots brefs. Le visiteur nocturne était fort pâle :

« Allons, finissons-en, dis Hans d’un ton impatient : écrivez en bas l’effectif.

— Mon écriture ! y pensez-vous ?

— Alors, dictez. Je le mettrai moi-même. »

L’homme murmura des chiffres, aussitôt inscrits par le comte. Ce fut l’affaire d’une minute, Hans se releva :

« Voici votre chèque, dit-il, et partez. »

Au bout des doigts, il tendait un papier, avec un air de mépris, dédaigneux. L’autre, l’étranger, s’en saisit d’une main tremblante, s’inclina, chercha sans le voir, tant il paraissait troublé, son chapeau, et finit par sortir en disant :

« À demain, je vous apporterai le reste. Je n’ai pas une seconde à perdre ; c’est long à copier en une nuit, et il faut que l’original soit remis en son casier au jour.

— Ceci vous regarde, » répondit le comte, et il referma la porte avec précaution.

Michelle s’était sentie près de défaillir. Ce mystère, ces papiers, cet argent, cet homme à l’air fourbe, effrayé, venant en pleine nuit, qu’est-ce que cela voulait dire ? Quelle œuvre de ténèbres s’accomplissait auprès d’elle ?

C’était à ces choses que réfléchissait si anxieusement Michelle cette après-midi délicieuse de printemps, où elle buvait l’air tiède, assise aux Champs-Élysées, quand soudain une ombre s’était dressée devant elle, la forçant à revenir de son rêve torturant.

« Madame, dit le personnage, qui avait causé cette ombre dans le rayon du soleil, pardonnez-moi de vous déranger peut-être, mais je n’ai pu passer auprès de vous sans me rappeler à votre souvenir. Il semble que nous suivions en ce monde le même chemin, Madame, puisque voilà trois fois que nous nous rencontrons et dans des lieux bien différents. »

Michelle, qui revenait lentement à la réalité, restait hésitante et muette ; alors le nouveau venu continua :

« La première fois que j’eus l’honneur de vous voir, Madame, c’était dans la forêt Noire, aux ruines d’Eberstein ; la seconde à Berlin, la troisième… »

Elle l’interrompit :

« Monsieur Rozel ! vraiment, je suis contente de vous revoir ici, j’avais craint que vous ne fussiez parti pour ces terribles pays où vous vouliez aller en mission.

— J’espère toujours m’y rendre, Madame, grâce à Dieu ma vocation n’est pas changée ; mais je cède au désir de ma mère, qui ne peut se faire à l’idée de se séparer de moi.

— Ah ! je le comprends.

— Voulez-vous que je vous présente à ma mère et à mon oncle, Madame ? ils sont assis à quelques pas et je les ai quittés pour venir vous saluer.

— Je suis bien en deuil, Monsieur, mais il serait certainement étrange que je cause ainsi avec vous, sous l’œil des vôtres, sans m’avancer vers eux. »

Michelle se leva en disant ces mots.

Assis à l’écart des groupes bruyants, un homme déjà figé, revêtu du costume ecclésiastique, et une femme, à l’extérieur simple et doux, regardaient avec bienveillance les jeunes gens venir à eux.

« Mon oncle, l’abbé Rozel, présenta George, et ma mère. »

Tout de suite, Michelle tendit la main au vénérable prêtre et s’inclina, souriante, devant Mme Rozel.

« Monsieur le curé, votre nom est resté à jamais gravé dans mon cœur, depuis que tout enfant vous m’avez protégée et secourue. Le vieillard se leva avec empressement, il regarda bien en face celle qui lui parlait et avec un sourire :

« Les années n’ont pas été pour vous et moi également clémentes, chère enfant, elles ont neigé sur moi et répandu sur vous leur rosée bienfaisante ; vous êtes sans doute, une des nombreuses fillettes à qui j’ai fait le catéchisme.

— Non, Monsieur le curé, je vous dois plus encore. Vous avez été pour moi, l’unique ami, le seul protecteur, quand tous m’abandonnaient. Vous ne vous souvenez pas de vos bonnes œuvres, je vais vous rappeler une des meilleures. Il y a environ douze ans vous vîntes aider à mourir un pauvre blessé, dans un triste appartement du boulevard de la Villette. Une femme et une enfant sans force restaient privées de secours ; vous eûtes soin de l’une et de l’autre.

— Ah ! ma petite Michelle ! s’écria le prêtre avec émotion, chère petite, combien je suis content de vous revoir, heureuse cette fois ! Venez, rentrons chez moi, dites-moi votre vie. J’ai si souvent prié pour vous ! »

Mme Rozel et son fils prirent avec tact congé des deux amis et ils retournèrent ensemble à pas lents, le long de l’avenue d’Antin jusqu’à Saint-Philippe-du-Roule, où le digne curé fit entrer la comtesse Hartfeld dans son cabinet.

Une heure se passa en longue et douce causerie. Enfin, Michelle pouvait mettre les pensées de son cœur au jour, en toute confiance, ses secrets, ses peines, elle espérait recevoir un précieux et sûr conseil. Elle supplia l’abbé Rozel de venir chez elle, de voir son mari, de causer avec lui. Hans, très érudit, très épris de toutes les hautes études, aurait infiniment de plaisir à s’entretenir avec le doux savant, si simple, si profondément instruit — jusqu’au seuil du mystère — des vérités captivantes de notre religion sainte.

Il promit, et Michelle rentra un peu consolée.