VI


Le roi, assis dans son fauteuil de cuir, le front dans sa main, rêvait, accoudé sur sa table de travail. Le grand chancelier venait de sortir et, malgré l’introduction de Hans Hartfeld, qui se tenait debout sans bouger, le roi ne bronchait pas. Un pli creusait son front ; évidemment très grave était sa préoccupation. Distrait, il remuait des papiers que ses yeux fixaient sans les lire.

Le comte attendait… il eût attendu le jour entier ainsi, l’étiquette lui interdisant d’adresser le premier la parole au souverain.

À la fin, de la cour, un bruit de sonnerie s’éleva et le maître tressaillit. Ses yeux rencontrèrent soudain ceux de l’officier.

« Ah ! vous êtes là, colonel, bien. Je vous ai fait venir, j’ai besoin de vous. Êtes-vous prêt à partir ?

— Je suis aux ordres de Votre Majesté.

— Je ne vous donne aucune lettre de créance, comte ; vous irez à Paris parce que votre bon plaisir vous y appelle ; vous irez en touriste pour visiter la place, les forts environnants, les détails des effectifs. Suis-je compris, Hans Hartfeld ? »

L’officier s’inclina.

« Si je ne me trompe, Votre Majesté me charge d’une mission occulte.

— Précisément, et de confiance. Il faut pour ce poste un homme du monde, intelligent, aimable, sous des dehors légers…

— Votre Majesté croit que je suis cet homme-là. Sire, j’en doute moi, je ne suis ni souple, ni insinuant, ni…

— Vous avez épousé une Française, à vous plus qu’à tout autre ce rôle convient ; vous n’inspirerez aucune défiance. »

Hans rougit violemment ; sa main se crispa sur son sabre, cependant il se contint et dit avec calme :

« Est-ce une offre ou un ordre, sire ?

— Un ordre, colonel ; j’ai besoin en ce moment de tous mes serviteurs. De grands événements se préparent. Allez. Mon secrétaire vous donnera la clé d’une correspondance chiffrée. »

Le roi tendit la main à l’officier. Celui-ci s’inclina, posa ses lèvres sur cette main, et sortit accablé de remords, de honte, de douleur.

Machinalement, il suivit la promenade unterden linden[1] ; les yeux à terre, des gens le croisaient, des saluts s’adressaient à lui, et il ne voyait rien. Plusieurs fois, il revint sur ses pas avec l’idée de rentrer au château, de remettre sa démission, et toujours quelque chose le retînt : l’instinct d’antan qui l’avait fait si enthousiaste des gloires allemandes, l’obsession aussi des reproches de sa sœur, l’accusant de tiédeur, à présent que le contact d’une Française l’avait amolli. Et il finit par enfiler la Fridrischstrasse, rentrer chez lui, mettre en ordre toutes choses en vue d’une longue absence, et préparer son départ pour le lendemain.

Il eut le soir une longue conversation avec le secrétaire particulier du grand chancelier, il en sortit résolu, il était soldat, Il obéissait. Sa conscience n’avait rien à voir avec sa consigne ; les hommes sont vraiment bien sots de s’inquiéter de choses qui n’arrivent jamais ! Peut-être sa mission aurait-elle un résultat, opposé à ses appréhensions ; la paix au lieu de la guerre.

Allons, en route ! Il faudrait dissimuler vis-à-vis de Michelle, lui faire croire qu’il allait au-devant d’elle à Paris et qu’il y séjournerait pour lui faire plaisir, lui montrer sa ville natale, dont elle ignorait toutes les attractions.

Le comte revêtit des vêtements civils et se rendit à la gare avec le calme du parti pris.

Michelle, au départ de Fribourg, avait loué son compartiment et placé près d’elle Minihic avec les menus bagages.

Malgrê ses efforts, elle ne parvint pas à dormir. Le front contre la vitre, elle suivait d’un regard vague la course des arbres, des villages piqués de lumières, de clairs rayons de lune lui montraient parfois la ronde enragée des grands lierres allemands ; puis ce furent des arrêts, des changements de train, enfin la douane.

Le gendarme français se montrait sous l’auvent de la gare. Michelle eut un sursaut, un battement de cœur, tandis que Minihic, plus démonstratif, s’élançait sur la voie, serrait la main du gendarme stupéfait, criait : « Vive la France ! » et se prêtait avec une rare bonne volonté aux exigences de la douane française, parlant pour parler, pour entendre surtout la musique des mots français. Toute la journée encore se passa sur la ligne de l’Est. Minihic avait apporté à sa maîtresse une provision de journaux français et elle se distrayait un peu par leur lecture.

Le petit Breton oubliait tout à fait maintenant les règles de son service ; il causait, repris de son ancienne liberté de camarade :

« Ah ! Madame, faut me pardonner, si je ris. Voyez-vous, c’est plus fort que moi. Me retrouver sur notre terre à nous, revoir les miens, me retrouver dans la mer !… À la première station de notre Bretagne, bien sûr, je descends pour embrasser notre sol. »

L’émotion de son compatriote gagnait Michelle.

Vers le soir, ils aperçurent les premiers champs de tabac, les pommiers couverts de fruits encore verts, des noms connus de stations frappèrent leurs oreilles : Dol, Cancale, Saint-Malo !

Minihic bondit ; son père était là.

Ce fut une étreinte, puis comme le vieux Lahoul ouvrait encore les bras, Michelle se laissa embrasser par le brave marin.

« Grand’mère ? interrogea anxieuse la jeune femme.

— Elle vous attend, Madame ; la force de son désir la soutient, elle veut vous revoir ; j’ai une voiture ; partons. »

Minihic saisit les valises. Les yeux pleins de larmes de joie, il se remuait comme électrisé : sa famille, sa Bretagne, son village, il les revoyait enfin ! Et Michelle, malgré la douleur de ce retour, qui noyait toute émotion heureuse dans son déchirement, éprouvait une sensation émue de rapatriement, une chaleur au cœur au revoir de tant de choses connues, aimées.

Le bateau stoppait à la cale de Dinan. Ils embarquèrent de suite. Minihic voulut manœuvrer la voile, son père au gouvernail, la jeune femme à l’arrière, et tous trois ne parlèrent plus, ballottés doucement, religieusement recueillis.

Ils abordèrent à la Roche-aux-Mouettes ; Lahoul jeta le grappin entre deux pierres, et Michelle, leste comme jadis, sauta, escaladant la falaise en une hâte fiévreuse.

La poterne était grande ouverte, la cour plus encombrée que jamais d’herbes et de ronces folles, les volets pendant arrachés par le vent, les vitres encore moins nombreuses aux fenêtres. La jeune femme, d’un coup d’œil, vit tout ; elle entra dans la cuisine déserte ; le feu était éteint, la vieille chatte, sur une chaise basse, couchée en rond, dormait. L’horloge sonnait sept heures, vibrant au milieu de ce silence.

Michelle tressaillit : la mort était là ; elle la devinait, les choses sentaient le deuil, ce son vibrant des heures glissait dans l’éternité !

Elle défaillait presque, suffoquée, le front moite, et ses jambes tremblantes ne parvenaient pas à monter l’escalier, dont les marches craquaient. Soudain, une porte s’ouvrit ; sa mère était sur le seuil ; elle lui fit un signe ; Michelle s’élança.

Là, sur le lit aux colonnes tordues, déjà rigide, mais l’œil tourné vers l’entrée, la marquise de Caragny vivait sa dernière minute…

« Michelle ! mon enfant bien-aimée, es-tu heureuse ? dit une voix lointaine, je retourne à Dieu et je voudrais une absolution, Michelle, que seule peut me donner la certitude de ton bonheur… Est-il bon pour toi ?

— Excellent, grand’mère, vous avez bien fait de me donner à lui.

— Je puis donc partir ! je t’attendais, ma fille, le bon Dieu me pardonne, puisque tu es là… »

La parole s’éteignit, un coup de vent gémit à travers la fenêtre mal close et souffla sur la table un flambeau qui brûlait près du Christ en croix.

Mme Carlet et sa fille s’étreignirent, Rosalie sanglotait.

Michelle alla vers elle, l’embrassa, tandis que la pauvre vieille gémissait, s’adressant à la morte.

« Ah ! Madame la marquise, je vous ai toujours servie, il fallait m’emmener avec vous. »

Lahoul et son fils pleuraient à genoux, le curé à demi-voix récitait l’office des morts. Un grain au dehors s’était élevé, une pluie violente fouettait les murs et partout dans la chambre des gouttières filtraient, de l’eau se faisait jour entre les poutres du plafond et tombait en gouttes lourdes sur les assistants. Rosalie se leva et alla vers le lit.

« Oui, dit-elle, il était temps de partir, Madame la marquise ; vraiment, la vieille ruine s’écroule et ne veut plus nous abriter. »

La journée fut d’une tristesse mortelle, le vent s’acharna tourbillonnant dans tous les coins, achevant de briser les fenêtres, secouant les portes avec partout sa plainte inlassable, éternelle…

Michelle retrouva intact dans le bureau de sa grand’mère le sac de pièces d’or, oublié par elle et, auprès, quelques menues monnaies errantes, toute la fortune de la marquise, tout son héritage…

Sans expliquer rien, elle laissa sa mère prendre l’or… puis elle pria Lahoul de se charger de Rosalie, de l’emmener chez lui et d’aller prendre, pour elle, chaque mois, chez le notaire, une somme de deux cents francs qu’elle allait constituer à son profit.

Elle savait que chez le matelot, la dévouée servante serait soignée, tranquille.

Le petit cortège descendit le lendemain vers l’église de Saint-Enogat, l’église était remplie. Tout le village était là, la marquise depuis si longtemps dominait du haut de sa roche ! On ne la verrait plus le dimanche prier en son banc ; sa maigre, haute et austère silhouette avait disparu à jamais…

Le soir de ce jour, la petite Mouette dit adieu à son nid ; elle voulut parcourir une dernière fois toutes les pièces de la vieille forteresse, elle s’emplit les yeux de cette lamentation des choses qui meurent, elle vit que les lierres, les pourpiers avaient envahi sa chambre, enfoncé sa fenêtre et que maintenant les petits oiseaux venaient s’abriter dans sa tour.

Le peu de linge et de meubles qui restaient furent enlevés par Lahoul, et Michelle ferma la porte, mit en sa poche la grosse clé et, s’agenouillant, baisa le seuil. Puis, sans se retourner, elle descendit la falaise, les yeux sur l’horizon où la mer bleue se perdait dans le ciel.

Le vent pouvait maintenant emporter le nid de la petite Mouette puisqu’elle n’avait plus de patrie.

  1. Promenade publique, sous les tilleuls.