VII


« Alors, mon vieux marsouin, il y a beaucoup de baigneurs cette année ? interrogea Michelle, pendant que son compagnon, assis à l’arrière, l’œil sur sa voile tendue au vent de norouà, filait l’écoute.

— Des baigneurs ? une flotte ; paraît que pas un chalet à Dinard reste à louer.

— D’où viennent-ils tous ces gens ?

— De partout, faut croire que leur pays vaut pas le nôtre, puisqu’ils jettent l’ancre chez nous. Ça m’arrange, moi. Je ne vas plus sur le banc de Terre-Neuve mettre mes hameçons, je gagne mon pain ici avec ma pêche.

— Et Minihic ne partira pas mousse ?

— Si, tout de même, mon fils, comme moi, verra Saint-Pierre et Miquelon. Un voyage au long cours éprouve le cœur du marin.

— Moi, si j’avais un enfant, je ne l’enverrais pas au loin, observa Michelle. Dites donc, Lahoul, qui est-ce qui loge là-haut sur la falaise ?

— À cette villa Roussalka ? un drôle de nom qui n’est ni breton, ni français ; paraît que c’est des Russes, des gens venus une fois dans un beau yach : ils allaient en Angleterre, un coup de vent les obligea à mouiller en rade de Saint-Malo. Ils ont visité la côte dans leur chaloupe et se sont enthousiasmés de notre baie. Alors, riches comme des boyards qu’ils sont, ils ont acheté tout le terrain au-dessus de la Goule aux fées, et y ont fait bâtir ce superbe chalet.

— Aujourd’hui, j’ai vu un des habitants.

— Un ! Il y en a dix, sept domestiques et trois maîtres. Les deux Russes, le mari et la femme, et un des leurs parents, qui est Allemand. Celui-ci se promenait ce matin dans la passe avec mon camarade Yvenc qui menait le bateau. Il avait un appareil photographique et il a pris des vues de votre Roche-aux-Mouettes.

— Ah ! fit Michelle, comment sais-tu tout cela ?

— Ma femme a vendu à la cuisinière mon magnifique turbot d’hier, et Minihec a couru porter le courrier des princes à la poste de Dinard.

— Des princes !

— Pour sûr, des princes ! et pas regardants, la main toujours ouverte ; mon gars a eu un joli pourboire, même qu’il s’en est acheté des souliers. »

La fillette ouvrait des yeux admiratifs, et le personnage rencontré le matin prenait dans son esprit des proportions légendaires.

Un homme qui répandait l’or en pluie, achetait des turbots de dix livres, était prince ; un homme qui arrivait en yacht, d’un monde inconnu ! En sa naïveté, elle pensait au chevalier du Cygne dont l’image était peinte sur un morceau de musique que jouait une élève au couvent.

Et elle ne parla plus guère ; la main pendante hors la barque, elle saisissait, distraite, les brins longs et gluants des goémons roux.

Lahoul releva ses casiers entre Cézembre et la Conchée, il jeta au fond de la cale des homards bleus et des langoustes violacées, il réinstalla ses engins et, comme le vent, fraîchissait secouant la bisquine[1], le matelot prit deux ris, cargua la misaine et l’on fila lestement vers la passe.

En vingt minutes, on fut à la cale du grand Bay, Michelle prit sa course sur la jetée glissante qui relie l’îlot à la terre ferme. Seule, la petite Mouette trottait lestement ; jamais accompagnée, par suite de la pénurie des serviteurs, elle vivait libre, et ce n’était pas trop étrange sur cette côte fréquentée par les Anglais.

Elle traversa la ville forte aux rues étroites et pittoresques, elle ressortit par la porte Saint-Vincent et, tout d’une haleine, se hâta vers la gare. À cette époque, les tramways bretons n’existaient pas encore. Dinard, née des fantaisies étrangères, n’avaient pas la vogue d’aujourd’hui, quelques omnibus seulement assuraient le service des trains.

Michelle, dont les poches étaient remplies de coquillages et dont la petite bourse ne contenait qu’un chapelet, dut se contenter de ses jambes pour se rendre à la sortie des voyageurs. Un gros embarras venait à sa pensée maintenant. Cette mère allait-elle la reconnaître ? La devinerait-elle facilement ? Son cœur la guiderait-il sans erreur ? on parlait toujours au couvent de la voix du sang, allait-elle savoir la comprendre ?

Le sifflet de la locomotive, le bruit, le jet de vapeur empourprèrent les joues de la fillette ; elle se précipita sur le quai, anxieuse.

C’était la saison des bains, beaucoup de gens descendaient à Saint-Malo. Et voilà que tout à coup, Michelle tressaillit : une femme, aux traits fatigués, à la toilette fanée mais prétentieuse, semblait chercher autour d’elle. Très timide, l’enfant s’avança ; la voyageuse alors eut un soutire, l’attira dans ses bras :

« Ma fille ! »

Michelle rendit bien l’effusion, elle retrouvait une vague souvenance.

« Maman ! quel bonheur, enfin ! Venez vite, grand’mère attend. »

Et s’emparant des sacs et menus objets, la petite entraîna sa mère.

« Tu es seule, demanda Mme Carlet.

— Oui, grand’mère ne sort jamais et Rosalie est si lasse !

— As-tu une voiture ?

— Mais… non. Lahoul attend avec son bateau au grand Bay et même hâtons-nous pour arriver avant la nuit. Venez. »

Mme Carlet eut une déception visible dans son attitude, mais sans doute elle ne trouva aucun moyen d’agir autrement, car elle suivit sa fille qui s’était chargée de tout, vaillante et rieuse.

« Ah ! ma chère maman, comme j’étais impatiente ! Alors vous restez avec nous ?

— Oui… oui, gémit l’arrivante, je suis horriblement fatiguée. Va donc moins vite. Nous allons à la cale de Dinan ?

— Eh ! non, la mer est basse, il faut filer au grand Bay. Du courage, mère, ce n’est pas bien loin tout de même. Tenez, donnez-moi encore ce livre qui vous gêne. »

Michelle glissa le volume sous l’un de ses bras, les parapluies sous l’autre, puis, la valise d’une main, le sac de voyage de l’autre, elle marcha résolument le sourire aux lèvres. Ses bras minces se roidissaient, les muscles saillaient et les veines gonflées de ses mains prouvaient l’excès du poids.

Sa mère suivait en gémissant sans trêve.

À travers les rues montueuses de la ville, la fatigue s’accentua, Michelle dut un instant poser à terre ses paquets, les changer de côté, mais elle s’amusait, se moquait d’elle-même.

« Votre bourriquet a plus de cœur que de force, mère. »

Quand elles parvinrent à la cale d’embarquement, l’enfant, rouge, essoufflée, le front trempé de sueur, se laissa tomber sur le banc. Mme Carlet, aidée de Lahoul, s’assit à l’arrière, et le marin, remarquant l’état de l’enfant, lui jeta sur les épaules sa vieille vareuse de laine bleue, tandis que sa mère se garait du ressaut des vagues avec son plaid de voyage.

Le vent chassait la barque et l’on dut tirer des bordées, prendre encore des ris ; un peu de houle accentuait l’embouchure de la Rance, et la légère bisquine tanguait ferme au grand plaisir de Michelle et au grand effroi de Mme Carlet qui poussait des cris de frayeur.

« Oh ! rien à craindre, répétait le matelot, à la moindre saute de vent, je file l’écoute et redresse la quille avec mon gouvernail. C’est la grande marée qui nous vaut ça, on va mettre un quart d’heure de plus, ce n’est pas une affaire !

— N’importe, ordonna Mme Carlet, abordons à Dinard, j’aime mieux faire à pied la route jusqu’aux Mouettes que de filer par mer sous Saint-Enogat. »

En effet, on jeta le grappin à la vieille cale ; Lahoul aida ses passagères à sauter à terre, puis :

« Laissez vos bagages, mamzelle, dit-il obligeant, je les porterai ce soir au château.

— Non, non, observa l’arrivante, je suis trempée, j’ai besoin de suite de mes bagages ; prends-les, Michelle. »

L’ordre était inutile, la fillette, rechargée, montait déjà la pente abrupte qui mène en ville. Cet exercice d’ailleurs lui était on ne peut plus salutaire après la transition glaciale de l’air vif du large.

Le crépuscule avait gagné la côte, la haute mer seule gardait la clarté des nuages du couchant. Au bord de la route, les chalets se piquaient de lumières et en passant devant la Roussalka, l’enfant leva les yeux.

Sur la véranda, abritée par une cloison vitrée, une grande lampe voilée d’un immense abat-jour épandait sa lueur autour d’une petite table chargée de tasses et de flacons. Trois personnes se tenaient autour. C’étaient deux hommes et une femme vêtue d’une vaporeuse toilette blanche. Leur causerie semblait joyeuse, ils souriaient gaiement.

Comme les deux voyageuses passaient au ras de la grille, l’un des hommes se leva brusquement, vint sur le perron, et, accoudé à la rampe de granit, il suivit longtemps des yeux la marche falote des deux femmes.

S’il avait été jour et que la fillette se fût retournée, elle eût été grandement surprise devant l’expression bienveillante, presque émue, de ce regard habituellement dur. Peut-être, en sa naïveté de simple créature, eût-elle éprouvé un peu de sympathie pour cet étranger que le hasard ou plutôt la Providence jetait au travers du chemin difficile, montueux, abrupt où elle haletait péniblement. Peut-être eût-elle deviné en cette rencontre le doigt de Dieu, le nœud de sa destinée… mais l’enfant ne songeait pas encore à l’avenir ; aucun autre horizon que celui du lendemain ne déployait devant elle son insondable inconnu.

Lui, l’étranger, l’homme au milieu de la vie qui a l’expérience des jours et connaît les déceptions qu’offre la société mondaine, pensait, le front dans ses mains, par cette lumineuse nuit d’été :

« Quelle vaillante petite sauvage, souple et vive, sans coquetterie, sans fausseté, le type idéal de la créature primitive, que n’a déformée, ni éducation, ni contrainte. Si je me mariais jamais, voilà la femme que je voudrais voir à mon foyer. Ce matin, je la regardais adresser sa prière au pied de l’autel de la Vierge, et quand une jeune fille possède cette pureté d’intention, cette foi naïve, on peut, en toute sûreté, lui confier l’honneur de son nom. Ah ! quelle différence avec nos villes remplies de comédiennes, sans loyauté et sans religion ».

Et il rêva longtemps encore au bruit des vagues qui s’harmonisait avec la brise dans les sapins et mettait dans l’âme une exquise impression de paix.

  1. Gréement de barque.