VI


Quelques jours s’écoulèrent, heureux pour l’enfant qui s’acclimatait à ravir ; peu à peu elle conquérait sa grand’mère, dont la solennité ne l’effrayait plus. Elle marchait gravement près d’elle pendant la courte promenade que faisait chaque jour la vieille marquise et si elle n’arrivait pas à parler encore d’une manière convenable, elle s’y essayait du moins avec une extrême bonne volonté.

Un rude chagrin par exemple ce fut d’aller en classe, de se tenir correctement devant un pupitre avec des élèves appartenant aux familles nobles de Bretagne, de se voir fréquemment punie pour ses façons.

À la longue, elle s’y fit cependant, trouva un réel charme à l’étude et obtint aux prix de beaux succès.

Sa grand’mère la complimenta avec effusion, Rosalie pleura de joie, et les vacances furent un rêve délicieux.

Huit années s’écoulèrent ainsi avec la régularité monotone des mêmes devoirs pieusement accomplis. Les bonnes religieuses qui avaient admis Michelle sans rétribution, par égard pour sa grand’mère, trouvaient en son application, en sa piété, la récompense de leur peine et, à la fin de la dernière année, quand aux applaudissements de tout le couvent, la jeune fille eut le prix d’excellence, ce fut réellement un beau triomphe, d’autant plus méritoire, qu’il était dû seulement à l’application et à la bonne conduite.

Michelle, sans argent de poche, sans gâterie d’aucune sorte, sans sortie la plupart du temps, n’avait trouvé de joie que dans le travail et l’affection des femmes dévouées qui l’instruisaient.

Souvent, près des élèves, elle avait rencontré le dédain et l’intention blessante ; mais, très digne, elle avait su se replier sur elle-même, chercher au pied de l’autel le refuge et le courage, et de la sorte elle avait pu franchir cette passe de l’éducation en commun si pénible aux enfants pauvres, en dessous toujours de leurs compagnes plus fortunées.

Michelle rentra à la Roche-aux-Mouettes l’année de ses quinze ans ; câlinement elle embrassa les deux vieilles femmes qui allaient retrouver un rayon de soleil au contact de son printemps. Elle enleva lestement, dès le soir de son retour, la serviette transparente d’usure que la marquise essayait de repriser pour lui demander de s’user encore, et elle dit gentiment :

« Ceci, grand’mère, est mon ouvrage, vous allez à présent vous reposer ; l’heure de ma rentrée au foyer sera celle de votre tranquillité, et toi, vieille Rosalie, tu n’iras plus arroser au jardin, ce sera mon plaisir et ma distraction ; au lieu du petit parterre du couvent que je cultivais pour rire, j’aurai la joie de vous servir ma récolte. »

Michelle souriait en disant ces paroles, allant, venant déjà pour mettre le couvert, préparer le repas du soir, et les deux femmes la suivaient d’un œil attendri qui se voilait chez Rosalie d’une infinie gratitude, et chez la marquise d’une tristesse reconnaissante en face de l’obligation, si peu en rapport avec son rang social, mais si nécessaire, qu’assumait sa petite-fille.

Une autre charge allait encore tomber sur les épaules si faibles de la douairière de Caragny : Mme Carlet, qui depuis la mort de son mari vivait dans une maison de santé payée par l’intermédiaire du prêtre qui avait montré jadis tant de bonté à la famille, se trouva tout à coup forcée d’en sortir. Le curé avait été changé de paroisse et la protectrice était morte. De plus, la pauvre femme, qui jouissait d’une parfaite santé physique, n’avait recouvré au moral qu’une intelligence obscure où un peu de la folie des grandeurs germait au milieu d’une absence absolue de jugement.

Elle écrivit donc à sa mère qu’elle revenait s’installer près d’elle à la Roche-aux-Mouettes.

« Michelle, dit un matin la marquise à sa petite-fille, pendant qu’un beau soleil d’août éclairait une mer calme d’un bleu foncé, ta mère arrive ce soir.

— Maman ! »

L’enfant ouvrit de grands yeux. Cette mère, elle l’avait presque oubliée, priant pour elle chaque jour, sans songer jamais à souhaiter sa venue ; pourtant, à cette nouvelle quelque chose vibra en elle et elle s’écria :

« Maman ! ah ! enfin. C’est à peine si je me rappelle son visage. Je vais être bien heureuse de l’embrasser ! »

La grand’mère secoua la tête. Sa joie à elle s’atténuait à la pensée de ce surcroît de charges, de cette énorme difficulté qui surgissait encore, mais elle ne voulut pas attrister sa petite-fille, elle dit simplement :

« Va prévenir, Lahoul, mignonne, pour qu’il aille chercher ta mère à la cale de Dinan et toi, si tu le peux, va jusqu’à la gare. En passant par l’église de Saint-Malo rentre et prie saint Antoine de Padoue, j’ai réellement bien besoin qu’il me fasse trouver des ressources. »

Elle dit ces mots tout bas comme honteuse, et Michelle comprit, eut un beau sourire et répondit gaîment.

Aux petits des oiseaux il donne la pâture
Et sa bonté s’étend sur toute la nature

Elle courut d’un trait chez le pêcheur, il était justement en train de ranger ses poissons dans les paniers que sa femme et son fils devaient porter et vendre au marché de Dinard. La fillette s’émerveilla à la vue des maquereaux argentés, des langoustes violacées, des larges raies au dos épineux ; de gros crabes marchaient de côté, les pinces ouvertes et sur toutes ces bêtes de la mer, le marin jetait du goémon humide pour les préserver des rayons ardents du soleil.

Il sourit à sa visiteuse, la petite Mouette toujours pour lui.

« Mon vieil ami, dit l’enfant joyeuse, je vous accompagnerai tantôt pour chercher maman au train de 6 h. 15 à la gare de Saint-Malo.

— Ah ! fit le matelot, comme ça, faudra qu’on aille aborder au grand Bay à cause de la marée, le port sera à sec.

— Tant pis, je vous laisserai dans l’Alcyone et j’irai seule au chemin de fer.

— Oui dont, répondit le malouin en son dialecte du pays, seulement j’ai quelques casiers à lever vers l’île Harbour et si vous voulez, on partira plus tôt.

— Quel bonheur ! Pour sûr je ne serai pas en retard. À quelle heure faut-il embarquer ?

— Dame, d’ici à Saint-Malo, si le norouà[1] continue, faut compter une demi-heure en passant sous la tour du jardin pour voir à mes engins. Du grand Bay à la gare, vous avez un rude bout de chemin à faire à pied.

— Ça ne m’inquiète guère.

— Donc, à 3 heures, Mademoiselle, on démarrera.

— Bon, c’est entendu, mon vieux. »

Michelle reprit sa course le cœur mis en joie.

Elle allait légère, vive, étrangement mise pour son âge avec sa robe de toile bleue liserée de blanc qui lui venait à la cheville, ses chaussettes grises, son gros jersey blanc tricoté par Rosalie et son béret bleu de matelot planté au hasard sur ses boucles rousses.

Elle n’avait aucune coquetterie native, se trouvait à l’aise et ne songeait pas à son peu d’élégance.

Sur le chemin déjà tracé à cette époque s’élevaient de jolies villas bâties et habitées par des étrangers tentés et retenus par la beauté du site. À une fenêtre d’une des plus agréables maisons sur le balcon de laquelle on lisait ce nom bizarre : Roussalka[2], un homme tenant en main une longue-vue marine inspectait la mer. À la vue de la petite voyageuse il avait baissé sa lunette et maintenant il descendait le perron conduisant à la grille du jardin.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, très grand, taillé en hercule, à forte moustache blonde. Il portait un complet de flanelle blanche.

Tiens, se dit Michelle, le drôle de personnage, il ne ressemble pas à nos Bretons, quand il lève les yeux on dirait l’éclair d’un sabre. Et elle marcha plus vite. À déjeuner, elle dit :

« Grand’mère, il y a beaucoup de baigneurs sur notre côte cette année ?

— Toujours de plus en plus, on bâtit des chalets superbes, les étrangers surtout abondent en ces parages, et même ils sont forts gênants pour moi.

— Pourquoi, grand’mère ?

— Parce que, désœuvrés en leur villégiature, ils ne savent à quoi employer leur temps, et mes vieilles ruines perdues sous les lichens les tentent. Je reçois sans cesse des demandes de promeneurs voulant les visiter.

— Et vous refusez ?

— Souvent. Des fois, je consens, pour que Rosalie qui les accompagne ait un petit pourboire. Elle est si peu payée, la pauvre créature.

— Alors, grand’mère, nous sommes très, très pauvres ?

— Hélas, mon enfant, si pauvres, que lorsque la petite retraite que je dois à la générosité au roi s’éteindra à ma mort, ta mère et toi serez sans ressources.

— Je travaillerai, grand’mère.

— À quoi ? Une femme en ce monde a peu de ressources.

— Mais je suis forte, je puis pêcher. »

L’aïeule haussa les épaules avec un triste sourire.

« Père ne possédait donc rien ?

— Tout fut englouti, ma pauvre enfant ; allons, ne parle pas du passé, c’est rouvrir inutilement la plaie saignante de mon cœur. »

La petite courba le front. Très loin, en sa pensée, elle revoyait le bon visage tendre de son père, elle entendait de chères et douces paroles, de grands bras robustes la soulevaient de terre, lui faisaient cueillir des fruits sur de hautes branches et des yeux tristes fixaient les siens avec une infinie tendresse.

Malgré elle, des larmes vinrent noyer ses cils et elle resta silencieuse, perdue en ce passé fugitif…

Après le frugal repas, elle remit tout en ordre, courut au jardin ramasser les légumes pour le soir, puis elle se dit que pour la venue de sa mère, il fallait donner à la maison un petit air de fête, cacher par des bouquets les tentures en lambeaux.

Des fleurs, la nature y pourvoyait, les petits oiseaux en semaient dans leur vol car le jardinier ne perdait pas son temps en inutile culture. Il plantait des productions maraîchères et vendait aux étrangers tout ce qui était présentable afin de recueillir ainsi le salaire de sa peine.

Mais la dune était là avec ses œillets roses, ses giroflées mauves au feuillage vert d’eau, ses grands chardons bleus, des boules rouges de rosiers nains, venus dans le sable, et les épaisses fougères roussies par le vent salé.

Michelle courut vers la dune, le soleil de midi faisait flamber ses cheveux dorés ; la fatigue, la chaleur avaient rougi ses joues, et son énorme gerbe de plantes liées de longs fils de goémons posée sur son épaule, elle allait, enfonçant à chaque pas dans le sable friable et brûlant.

Au détour du chemin, elle eut un brusque arrêt, un sursaut la rejeta en arrière.

Là, debout, la regardant gravir, l’homme du matin se profilait.

Il tenait en main une petite boîte noire qu’il venait brusquement de dresser devant elle, la refermant presqu’aussitôt.

À présent, il glissait cette boîte dans le sac qu’il avait en bandoulière. Michelle n’était ni craintive, ni timide, elle passa fièrement, mais le chemin, très étroit, resserré entré deux talus de pourpier, l’obligea à effleurer le promeneur, et les branches de sa cueillette se prirent dans la courroie de la longue-vue de l’étranger, forçant ainsi la jeune sauvage à s’arrêter.

« Petite fée des bruyères, demanda l’inconnu, voulez-vous me permettre de visiter votre palais ? »

Elle secoua la tête, sans comprendre ce langage imagé, d’autant moins que celui qui parlait avait un accent étranger ; elle vit qu’il avait des yeux bleus, calmes et fiers, une physionomie énergique, éclairée en ce moment d’un sourire un peu gouailleur.

Il reprit devant le silence de l’enfant :

« Voulez-vous m’admettre à visiter votre aire, jeune aiglon, ces ruines tentent un touriste ; lui ferez-vous la grâce de le laisser les admirer de plus près ? »

Et comme toujours, Michelle demeurait sans répondre, occupée à recharger mieux son paquet bourru et piquant, il ajouta :

« Vous ne comprenez sans doute que le breton ; moi, je sais tout juste le français… »

Un bond de l’enfant, qui prenait sa course à toute jambe, arrêta la phrase commencée, elle se termina par un franc éclat de rire, tandis que le promeneur braquait de nouveau son appareil photographique sur la fuyante.

Michelle ne s’arrêta qu’à la cuisine où elle tomba essoufflée sur le banc de chêne, en nage, et ses petites mains brunes au front, ses coudes sur les genoux, elle resta pensive sans entendre les reproches de Rosalie qui la grondait de s’être misé dans un pareil état.

Le sentiment dominant en elle était la peur, une incompréhensible peur. Cet inconnu cependant n’avait voulu lui faire aucun mal, il ne l’avait ni menacée ni poursuivie, mais elle avait passé dans son ombre, elle avait senti l’impression que doit avoir le petit poisson des eaux calmes quand il voit au-dessus de lui s’étendre la vision des mailles serrées de l’épervier, et elle demeurait pour la première fois de sa vie rêveuse, les yeux entr’ouverts pour des choses inconnues.

Ses fleurs restaient à ses pieds et il fallut que Rosalie lui rappelât l’heure de la marée, l’attente de Lahoul au petit port.

Alors elle se leva, se glissa furtive dans les douves à sec à cette heure du ressac, elle escalada la falaise, suivit le chemin de chèvre des douaniers pour descendre les rochers presqu’à pic et ne pas repasser par le sentier où elle avait si peur de retrouver son épouvantail.

  1. Vent de Nord-Ouest, terme de marine.
  2. Syrène. Chaque villa sur cette côte porte un nom par lequel on la désigne. Roussalka est un mot russe qui veut dire syrène.