Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 43

Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 237-240).
CHAPITRE XLIII.
Propositions honnêtes.

Notre doyen Swift a fait un bel écrit par lequel il croit avoir prouvé qu’il n’était pas encore temps d’abolir la religion chrétienne[1]. Nous sommes de son avis : c’est un arbre qui, de l’aveu de toute la terre, n’a porté jusqu’ici que des fruits de mort ; cependant nous ne voulons pas qu’on le coupe, mais qu’on le greffe.

Nous proposons de conserver dans la morale de Jésus tout ce qui est conforme à la raison universelle, à celle de tous les grands philosophes de l’antiquité, à celle de tous les temps et de tous les lieux, à celle qui doit être l’éternel lien de toutes les sociétés.

Adorons l’Être suprême par Jésus, puisque la chose est établie ainsi parmi nous. Les cinq lettres qui composent son nom ne sont certainement pas un crime. Qu’importe que nous rendions nos hommages à l’Être suprême par Confucius, par Marc-Aurèle, par Jésus, ou par un autre, pourvu que nous soyons justes ? La religion consiste assurément dans la vertu, et non dans le fatras impertinent de la théologie. La morale vient de Dieu, elle est uniforme partout. La théologie vient des hommes, elle est partout différente et ridicule, on l’a dit souvent[2], et il faut le redire toujours.

L’impertinence et l’absurdité ne peuvent être une religion. L’adoration d’un Dieu qui punit et qui récompense réunit tous les hommes ; la détestable et méprisable théologie raisonneuse les divise.

Cette théologie raisonneuse est en même temps le plus absurde et le plus abominable fléau qui ait jamais affligé la terre. Les nations anciennes se contentaient d’adorer leurs dieux, et n’argumentaient pas ; mais nous autres, nous avons répandu le sang de nos frères pendant des siècles pour des sophismes. Hélas ! qu’importe à Dieu et aux hommes que Jésus soit Omousios ou Omoiousios, que sa mère soit Theotocos ou Jesutocos, et que l’esprit procède ou ne procède pas ? Grand Dieu ! fallait-il se haïr, se persécuter, s’égorger, pour ces incompréhensibles chimères ? Chassez les théologiens, l’univers est tranquille (du moins en fait de religion). Admettez-les, donnez-leur de l’autorité ; la terre est inondée de sang. Ne sommes-nous pas déjà assez malheureux, sans vouloir faire servir à nos misères une religion qui devrait les soulager ? Les calamités horribles dont la religion chrétienne a inondé si longtemps tous les pays où elle est parvenue m’affligent et me font verser des larmes ; mais les horreurs infernales qu’elle a répandues dans les trois royaumes dont je suis membre déchirent mes entrailles. Je méprise un cœur de glace, qui n’est pas saisi des mêmes transports que moi quand il considère les troubles religieux qui ont agité l’Angleterre, l’Écosse, et l’Irlande. Dans les temps qui virent naître ce trop facile et trop incertain roi Charles Ier, et cet étrange Cromwell, moitié fou, moitié héros, moitié fanatique, moitié fripon, moitié politique, et moitié barbare, le christianisme alluma les flambeaux qui mirent nos villes en cendres, et fourbit les épées qui couvrirent si longtemps nos campagnes des cadavres de nos ancêtres.

Malheureux et détestables compatriotes, quelle fut la principale cause de vos fureurs ? Vous vous égorgeâtes pour savoir s’il fallait un surplis ou une soutane, pour un covenant[3], pour des cérémonies ou ridicules, ou du moins inutiles.

Les Écossais vendirent pour deux cent mille livres sterling aux Anglais leur roi réfugié chez eux ; roi condamné à Rome, parce qu’il n’était pas soumis à la superstition papistique ; roi condamné à Édimbourg, parce qu’il n’était pas soumis au ridicule covenant écossais ; roi mort à Londres sur l’échafaud, parce qu’il n’était pas presbytérien.

Nos compatriotes irlandais ont porté plus loin leur fureur quand, un peu avant cette exécution abominable, nos papistes ont assassiné un nombre prodigieux de protestants ; quand plusieurs se sont nourris de la chair de ces victimes, et se sont éclairés de la chandelle faite avec leur graisse[4].

Ce qui doit être remarqué avec des yeux attentifs, mais avec des yeux longtemps mouillés de larmes, c’est que dans tous les temps où les chrétiens se sont souillés par des assassinats religieux, en Angleterre, en Irlande, en Écosse, dans les temps de Charles Ier, de Charles II et de Jacques II ; en France, depuis Charles IX jusqu’à Louis XIII ; en Allemagne, en Espagne, en Flandre, en Hollande, sous Charles-Quint et Philippe II ; dans ces temps, dis-je, si horribles et si voisins de nous, dans les massacres réciproques commis dans les cinq vallées de Savoie et dans les Cévennes de France ; tous ces crimes furent justifiés par les exemples de Phinées, d’Aod, de Jahel, de Judith, et par tous les assassinats dont l’Écriture sainte regorge.

Religion chrétienne, voilà tes effets ! Tu es née dans un coin de la Syrie, d’où tu es chassée ; tu as passé les mers pour venir porter ton inconcevable rage aux extrémités du continent ; et cependant je propose qu’on te conserve, pourvu qu’on te coupe les ongles dont tu as déchiré ma patrie, et les dents dont tu as dévoré nos pères.

Encore une fois, adorons Dieu par Jésus s’il le faut, si l’ignorance a tellement prévalu que ce mot juif doive être encore prononcé ; mais qu’il ne soit plus le mot du guet pour la rapine et pour le carnage.

Dieu des innombrables mondes ! Dieu de justice et de paix, expions par la tolérance les crimes que la fureur exécrable de l’intolérance nous a fait commettre.

Viens chez moi, raisonnable socinien, cher quaker ; viens, bon anabaptiste, dur luthérien, sombre presbytérien, épiscopal[5] très-indifférent, mennonite, millénaire, méthodiste, piétiste ; toi-même, insensé esclave papiste, viens, pourvu que tu n’aies point de poignard dans ta poche : prosternons-nous ensemble devant l’Être suprême, remercions-le de nous avoir donné des poulardes, des chevreuils, et de bon pain pour notre nourriture, une raison pour le connaître, et un cœur pour l’aimer ; soupons ensemble gaiement après lui avoir rendu grâces.

Que les princes papistes fassent comme ils voudront avec l’idole de leur pape, dont ils commencent tous à se moquer. Qu’ils essayent tous leurs efforts pour empêcher que la religion ne soit dangereuse dans leurs États. Qu’ils changent, s’ils le peuvent, d’inutiles moines en bons laboureurs. Qu’ils ne soient plus assez sots pour demander à un prêtre la permission de manger un poulet le vendredi. Qu’ils changent en hôpitaux les écoles de théologie. Qu’ils fassent tout le bien dont ils sont capables. C’est leur affaire. La nôtre est d’être inviolablement attachés à notre heureuse constitution, d’aimer Dieu, la vérité, et notre patrie, et d’adresser au Dieu père de tous les hommes nos prières pour tous les hommes.



  1. Dissertation où l’on prouve que l’abolissement du christianisme en Angleterre pourrait, dans les conjonctures présentes, engager nos royaumes dans quelques inconvénients, et peut-être ne pas produire tous les avantages qu’on semble en attendre. Une traduction française de cette Dissertation est à la suite de la traduction du Conte du Tonneau ; voyez la note 2, tome XXVI, page 206.
  2. Tome XVII, page 459 ; XIX, 549 ; XXV, 382 ; et, dans le présent volume, page 67.
  3. Voyez tome XIII, page 66.
  4. Voyez tome XVII, page 271.
  5. N. B. On appelle épiscopal un homme de la secte des évêques, un homme de la haute Église ; au lieu qu’en France ce mot n’est qu’un adjectif : la grandeur épiscopale, la fierté épiscopale. (Note de Voltaire.)