Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 20

Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 168-171).
CHAPITRE XX.
Que l’immortalité de l’âme n’est ni énoncée, ni même supposée dans aucun endroit de la loi juive.

Quel que soit l’auteur du Pentateuque, ou plutôt quels que soient les écrivains qui l’ont compilé, en quelque temps qu’on l’ait écrit, en quelque temps qu’on l’ait publié, il est toujours de la plus grande certitude que le système d’une vie future, d’une âme immortelle, ne se trouve dans aucun endroit de ce livre. Il est sûr que presque toutes les nations dont les Juifs étaient entourés. Grecs, Chaldéens, Persans, Égyptiens, Syriens, etc., admettaient l’immortalité de l’âme, et que les Juifs n’avaient pas seulement examiné cette question.

On sait assez que, ni dans le Lévitique, ni dans le Deutéronome, le législateur qu’on fait parler ne les menace d’aucune peine après la mort, et ne leur promet aucune récompense. Il y a eu de grandes sectes de philosophes dans toute la terre, qui ont nié l’immortalité de l’âme, depuis Pékin jusqu’à Rome ; mais ces sectes n’ont jamais fait une législation. Aucun législateur n’a fait entendre qu’il n’y a de peine et de récompense que dans cette vie. Le législateur des Juifs, au contraire, a toujours dit, répété, inculqué, que Dieu ne punirait les hommes que de leur vivant. Cet auteur, quel qu’il soit, fait dire à Dieu même : Honorez père et mère afin que vous viviez longtemps[1] ; tandis que la loi des anciens Persans, conservée dans le Sadder, dit : « Chérissez, servez, soulagez vos parents, afin que Dieu vous fasse miséricorde dans l’autre vie, et que vos parents prient pour vous dans l’autre monde. » (Porte 13.)

« Si vous obéissez, dit le législateur juif[2], vous aurez de la pluie au printemps et en automne, du froment, de l’huile, du vin, du foin pour vos bêtes, etc. »

« Si vous ne gardez pas toutes les ordonnances[3], vous aurez la rogne, la gale, la fistule, des ulcères aux genoux et dans le gras des jambes. »

Il menace surtout les Juifs d’être obligés d’emprunter des étrangers à usure, et qu’ils seront assez malheureux pour ne point prêter à usure. Il leur recommande plusieurs fois d’exterminer, de massacrer toutes les nations que Dieu leur aura livrées, de n’épargner ni la vieillesse, ni l’enfance, ni le sexe ; mais pour l’immortalité de l’âme, il n’en parle jamais, il ne la suppose même jamais.

Les philosophes de tous les pays, qui ont nié cette immortalité, en ont donné des raisons telles qu’on peut les voir dans le troisième livre de Lucrèce ; mais les Juifs ne donnèrent jamais aucune raison. S’ils nièrent l’immortalité de l’âme, ce fut uniquement par grossièreté et par ignorance ; c’est parce que leur législateur très-grossier n’en savait pas plus qu’eux. Quand nos docteurs se sont mis, dans les derniers temps, à lire les livres juifs avec quelque attention, ils ont été effrayés de voir que, dans les livres attribués à Moïse, il n’est jamais question d’une vie future. Ils se sont tournés de tous les sens pour tâcher de trouver dans le Pentateuque ce qui n’y est pas. Ils se sont adressés à Job, comme si Job avait écrit une partie du Pentateuque mais Job n’était pas Juif. L’auteur de la parabole de Job était incontestablement un Arabe qui demeurait vers la Chaldée. Le Satan qu’il fait paraître avec Dieu sur la scène suffit pour prouver que l’auteur n’était point Juif. Le mot de Satan ne se trouve dans aucun des livres du Pentateuque, ni même dans les Juges : ce n’est que dans le second livre des Rois que les Juifs nomment Satan pour la première fois[4].

D’ailleurs ce n’est qu’en interprétant ridiculement le livre de Job qu’on cherche à trouver quelque idée de l’immortalité de l’âme dans cet auteur chaldéen, qui écrivait très-longtemps avant que les Juifs eussent écrit leur Genèse. Job, accablé de ses maladies, de pauvreté, et encore plus des impertinents discours de ses amis et de sa femme, dit[5] que « Dieu sera son rédempteur, que ce rédempteur est vivant ; qu’il se relèvera un jour de la poussière sur laquelle il est couché ; qu’il espère sa guérison, que sa peau lui reviendra, qu’il reverra Dieu dans sa chair ». Il est clair que c’est un malade qui dit qu’il guérira. Il faut être aussi absurde que le sont nos commentateurs pour voir dans ce discours l’immortalité de l’âme et l’avénement de Jésus-Christ, Cette impertinence serait inconcevable si cent autres extravagances de ces messieurs ne l’emportaient encore sur celle-ci.

On a poussé le ridicule jusqu’à chercher dans des passages d’Isaïe et d’Ézéchiel cette immortalité de l’âme dont ils n’ont pas parlé plus que Job. On a tordu un discours de Jacob dans la Genèse. Lorsque les détestables patriarches ses enfants ont vendu leur frère Joseph, et viennent lui dire qu’il a été dévoré par des bêtes féroces, Jacob s’écrie[6] : Je n’ai plus qu’à mourir ; on me mettra dans la fosse avec mon fils. Cette fosse, disent les Calmet, est l’enfer ; donc Jacob croyait à l’enfer, et par conséquent à l’immortalité de l’âme. Ainsi donc, pauvres Calmet ! Jacob voulait aller en enfer, voulait être damné, parce qu’une bête avait mangé son fils. Eh, pardieu ! c’était bien plutôt aux patriarches, frères de Joseph, à être damnés, s’ils avaient cru un enfer ; les monstres méritaient bien cette punition.

Un auteur connu[7] s’est étonné qu’on voie dans le Deutéronome une loi émanée de Dieu même touchant la manière dont un Juif doit pousser sa selle[8], et qu’on ne voie pas dans tout le Pentateuque un seul mot concernant l’entendement humain et une autre vie. Sur quoi cet auteur s’écrie : « Dieu avait-il plus à cœur leur derrière que leur âme ? » Nous ne voudrions pas avoir fait cette plaisanterie. Mais certes elle a un grand sens : elle est une bien forte preuve que les Juifs ne pensèrent jamais qu’à leur corps.

Notre Warburton s’est épuisé à ramasser, dans son fatras de la Divine Légation, toutes les preuves que l’auteur du Pentateuque n’a jamais parlé d’une vie à venir, et il n’a pas eu grande peine ; mais il en tire une plaisante conclusion, et digne d’un esprit aussi faux que le sien. Il imprime, en gros caractères, que « la doctrine d’une vie à venir est nécessaire à toute société ; que toutes les nations éclairées se sont accordées à croire et à enseigner cette doctrine ; que cette sage doctrine ne fait point partie de la loi mosaïque : donc la mosaïque est divine ».

Cette extrême inconséquence a fait rire toute l’Angleterre ; nous nous sommes moqués de lui à l’envi dans plusieurs écrits[9], et il a si bien senti lui-même son ridicule qu’il ne s’est défendu que par les injures les plus grossières.

Il est vrai qu’il a rassemblé dans son livre plusieurs choses curieuses de l’antiquité. C’est un cloaque où il a jeté des pierres précieuses, prises dans les ruines de la Grèce. Nous aimons toujours à voir ces ruines ; mais personne n’approuve l’usage qu’en a fait Warburton pour bâtir son système antiraisonnable.


  1. Exode, XX, 12.
  2. Deut., XI, 14, 15.
  3. Ibid., xxviii, 35.
  4. Ch. xix, v. 22. (Note de Voltaire.)
  5. Job, ch. xix, v. 25 et 26. (Id.)
  6. Genèse, xxxvii, 35.
  7. Swift ou Collins ; voyez la note 2, tome XXVI, page 205.
  8. Ch. xxiii, v. 13. (Note de Voltaire.)
  9. Voltaire veut parler ici de ses propres écrits contre Warburton ; voyez tome XXVI, page 393 et suiv., et page 435.