Diego Velasquez
Revue des Deux Mondes4e période, tome 125 (p. 132-158).
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DIEGO VELAZQUEZ

DERNIÈRE PARTIE[1]


VIII

Après avoir réuni et envoyé à Naples pour y être dirigées sur l’Espagne les acquisitions faites pour son maître, Velazquez put enfin songer à regagner sa patrie. Il avait pris ses passeports de manière à suivre la route de terre, mais la guerre avec la France l’obligea de renoncer à ce projet. S’étant donc embarqué à Gênes, il débarquait à Barcelone après une pénible traversée, au mois de juin 1651. Son absence avait duré plus de deux ans et demi. On comprend avec quelle joie il fut accueilli par sa famille et par le roi lui-même, impatient de revoir ce fidèle serviteur. Dès son arrivée, ses appointemens de peintre de la chambre et d’inspecteur des bâtimens lui étaient payés pour tout le temps qu’il avait été éloigné. Mais les occupations toujours plus nombreuses que ces charges imposaient à Velazquez allaient désormais remplir presque tous les momens de sa vie et ne lui laisser qu’une part très restreinte de son temps pour se livrer à la peinture. Cette tendance à élargir leur style qui se manifeste avec l’âge graduellement chez les grands artistes devait chez lui s’accuser davantage encore, à raison de la nécessité où il était d’adopter une manière de plus en plus expéditive, car Philippe IV lui confiait une foule de soins et de commandes dont il attendait la prompte exécution. En dépit de son caractère hautain et renfermé, il montrait un attachement toujours plus grand pour son peintre. Velazquez revenait d’ailleurs entouré d’une renommée éclatante, honoré de la faveur du pape et des grands personnages avec lesquels il avait frayé. Cavalier accompli, il était en même temps plein d’amabilité et de réserve, et ses contemporains s’accordent à le représenter comme un des hommes les plus distingués de la cour à cette époque. Il était prêt et désigné pour les grands emplois. Entre tous, celui de gentilhomme de la Chambre était alors le plus recherché, parce qu’il donnait le droit d’approcher de plus près la personne du roi. Au moment où dans la pleine maturité de l’âge, possédant à fond toutes les ressources de son art, Velazquez aurait pu beaucoup produire, il brigua la charge de maréchal du palais. Plus d’une fois déjà, dans les travaux de décoration pour lesquels sa supériorité était pourtant incontestable, il avait rencontré bien des ennuis, des jalousies, des compétitions de courtisans ou de rivaux qui voulaient l’évincer. La dignité qu’il sollicitait devait lui assurer une situation hiérarchiquement mieux définie et plus indépendante. Un an après son retour d’Italie, elle était devenue vacante, et, encouragé par le roi, le peintre s’était mis sur les rangs. Les candidats étaient nombreux et d’après l’ordre des présentations faites par les six membres de la commission sous la présidence du majordome en chef, il n’avait que peu de chances d’être nommé. Un des membres ne l’avait même pas porté sur sa liste, et sur aucune des cinq autres il ne figurait en première ligne. Mais Philippe IV, avec sa concision habituelle, écrivit en marge du rapport qui lui était adressé à cet égard ces simples mots : « Je nomme Velazquez. »

Les appointemens de maréchal du palais s’élevaient à 3 000 ducats avec un logement dans la trésorerie. Il est vrai que les attributions attachées à ce poste étaient aussi nombreuses que délicates. Le titulaire avait pour mission spéciale la surveillance et la décoration du palais ainsi que l’organisation des voyages royaux. Tête nue, en manteau de cour, il doit se tenir à la disposition du roi, veiller à l’entretien, à la propreté des appartemens. Les clefs qu’il porte à la ceinture ouvrent les diverses portes du palais ; il assigne aux dames de service leur quartier, et dans les repas officiels, quand le roi se met à table, il lui présente sa chaise. Il organise les fêtes, les mascarades, les représentations théâtrales, les tournois et les bals ; il en arrête le programme avec le roi et répartit entre les ayans droit les places des spectateurs. En voyage, il pourvoit au logement des souverains et des personnes de leur suite ; il s’arrange avec les propriétaires des maisons où ils doivent habiter et fait poser un drapeau sur le logis réservé au roi. M. Justi, à qui j’emprunte ces détails, trace un tableau lamentable des soins minutieux et parfois répugnans qu’entraînaient ces diverses fonctions. La propreté n’était guère en honneur à cette époque, et par ce que nous savons de la mauvaise tenue de nos résidences royales sous Louis XIV et même sous Louis XV, nous pouvons juger de ce qu’étaient les choses en Espagne. Dans le palais de Madrid, la vue n’était pas plus ménagée que l’odorat, même aux abords de la chapelle ; et il serait difficile de rapporter ici ce que les chroniques du temps nous apprennent à ce sujet. Velazquez eut grand’peine à obtenir sur ce point une amélioration d’ailleurs toute relative. En hiver, le sol des corridors était garni d’une véritable litière, et quand Philippe IV allait faire ses dévotions dans quelque église de la ville ou des environs, on devait également y faire porter des paillassons. Puis c’étaient les garnitures des lits royaux ou des sacs remplis de paille sur lesquels couchaient les gardes qu’il fallait renouveler. La domesticité était innombrable, et l’on possède les notes de toutes les fournitures de linges, de torchons et de brosses pour le nettoyage des chambres ou de la chapelle du palais. En voyage, un charpentier et ses aides suivaient la troupe des serviteurs pour confectionner aux étapes désignées les meubles les plus indispensables. Ces voyages périodiques de la cour pour se rendre aux résidences d’été, aux réunions des Cortès dans les provinces, ou aux camps, occasionnaient des dépenses et des pertes de temps considérables. Quant à l’incommodité de ces voyages, on ne saurait s’en faire une idée. « Tout au plus, dit un contemporain, trouve-t-on un toit au-dessus de la terre nue[2]. » Ustensiles de cuisine et de table, literie, tapisseries, chaises, vaisselle et mobilier, il fallait tout emporter avec soi, à des de mules, car pour ces transports on n’avait ni cours d’eau, ni canaux, mais des routes à peine tracées, au milieu de contrées qui ressemblaient au désert. Les ambassadeurs ne tarissaient pas en plaintes à ce sujet, et les plus fortes constitutions ne résistaient pas toujours à de telles fatigues. Les Espagnols eux-mêmes avaient besoin de quelques jours de repos après de pareils voyages, avant de reprendre leur vie accoutumée. Giustiniani mettait cinquante jours pour aller en novembre et décembre de Toulouse à Madrid, où il mourait à peine arrivé. « Il n’est pas de fortune privée, dit un Vénitien, qui permette de suivre le roi en campagne : tout coûte trois ou quatre fois autant qu’en Italie. Un de ces voyages absorbe à lui seul les revenus de toute une année, et en hiver les voitures doivent parfois être abandonnées en plein champ, ensevelies sous la neige… Celui qui veut se mortifier n’a qu’à venir ici ; il trouvera l’occasion de le faire bien mieux qu’en entrant dans l’ordre de Saint-François[3]. »

Mais les plus grosses difficultés provenaient de la pénurie du trésor. Rien qu’en Castille, dans un espace de deux ans, de 1654 à 1656, les dépenses des voyages de la cour s’élevaient à plus de 400 000 pesetas, et par momens il n’y avait pas un maravedi en caisse. Les ouvriers ne voulaient plus travailler, ni les marchands livrer leurs fournitures, et, pour ne pas jeûner, les dames de la cour se faisaient apporter leur nourriture du dehors. Elles reprisaient et rapiéçaient elles-mêmes leurs vêtemens. Tout le monde d’ailleurs était endetté. En 1653, Velazquez était à découvert de 30 000 réaux, et une autre année on ne lui avait pas remboursé 60 000 réaux qu’il avait avancés. A sa mort, malgré sa probité et sa vigilance, il avait dépassé de 3264 ducats le budget qui lui était alloué, et son bien fut alors mis sous séquestre. Si, au prix où on l’estimait alors, l’honneur de la charge était grand, le profit, on le voit, était mince, et dans cette vie consumée par de misérables soucis, au milieu de ce mélange de luxe et de saleté, d’ostentation et de misère, il devait être dur pour un homme de sa valeur de ne trouver ni à exercer librement son art, ni à procurer aux siens quelque aisance.

En dépit des embarras financiers, le train des dépenses continuait de plus belle. On l’avait bien vu au moment du mariage du roi avec sa nièce Marianne d’Autriche. Sans parler des parures de diamans et des cadeaux de toute sorte offerts à la princesse, partout sur son passage ce n’avaient été que fêtes et illuminations. A Madrid, architectes, sculpteurs et peintres avaient à l’envi travaillé à la décoration des cinq arcs de triomphe élevés en son honneur et dont chacun ne coûtait pas moins de 2500 écus. Le cortège, très nombreux, magnifiquement vêtu, s’était déployé à travers les rues de la ville, tendues de tapisseries et jonchées de fleurs. Çà et là le vin jaillissait des fontaines, et sur vingt théâtres dressés pour la circonstance on jouait des pièces allégoriques composées par les écrivains les plus renommés. La petite reine, objet de toutes ces réjouissances, n’était encore qu’une enfant, sans grande beauté ni distinction, et, si l’on en juge par les amusemens auxquels elle se prêtait, ses goûts semblaient assez vulgaires. M. Justi raconte, en effet, que, pendant le carnaval de 1651, une personne de la cour ayant trouvé plaisant de lâcher sous les jupes des dames une nombreuse bande de souris, cette invention l’avait fort divertie. Son visage était d’ailleurs parfaitement insignifiant, et les costumes dont elle était affublée par la camarera major chargée de la façonner à la mode espagnole rendaient plus étrange encore l’aspect de cette figure pâlotte de poupée, au nez petit, un peu gros du bout, à la bouche minuscule, aux lèvres épaisses avec la moue caractéristique de la famille. Elle n’avait d’autre charme que la blancheur lactée de son teint et la finesse de ses blonds cheveux, étalés d’ailleurs de la manière la plus ridicule, suivant la coiffure compliquée qui était alors en usage.

C’est là le type disgracieux que Velazquez eut à peindre dans de nombreux portraits destinés le plus souvent à servir de pendans à ceux du roi, et dont il s’ingéniait à varier autant que possible la disposition et l’harmonie. Tantôt les deux époux sont en prières (Musée du Prado, n° 1081 et 1082), agenouillés devant leurs prie-Dieu garnis d’un brocart à ramages un peu trop apparens, et qui par son bariolage attire un peu plus qu’il ne convient l’attention : la reine, vue presque de face, tenant son livre de messe, avec sa mine ennuyée, et le laborieux édifice de sa coiffure étalée en largeur ; le roi toujours compassé et impassible. Plus loin, deux autres pendans (n° 1077 et 1079) : Philippe IV, debout, en général d’armée, avec une cuirasse et des jambières d’acier bruni à clous dorés, une collerette blanche et une ceinture rouge et or ; à ses pieds, un lion au repos, à peine esquissé. Il a encore grand air, avec son regard terne et froid, son teint vermeil, ses lèvres rouges. Doña Mariana, en robe brune festonnée de passementerie grise, emprisonnée dans une jupe raide en forme de cloche, tient en main son mouchoir ; guindée dans son attitude, serrée dans sa gaine, les joues barbouillées de fard, la chevelure en éventail surchargée de coques rouges et d’une plume rouge et blanche, elle a conservé sa figure d’enfant grognon et dédaigneux. Mais voici du roi un portrait en buste (n° 1080) plus soigné, plus significatif, le dernier qu’ait peint Velazquez et dont il existe de nombreuses copies ou répétitions. Les traits sont un peu tirés, le nez s’est aminci, la moue des lèvres s’est accusée. Cependant les carnations ont gardé leur fraîcheur, et les cheveux sont restés blonds. Avec un air de lassitude, la physionomie est toujours impénétrable. Le parti est d’une simplicité extrême : la tête claire, en pleine lumière, un col blanc, le vêtement noir, le fond uni d’un gris brun. Mais le peintre cette fois a tenu plus longtemps sous son regard son royal modèle ; il a pu s’appliquer, pousser plus à fond son étude et, en la menant, sans trace de fatigue, jusqu’à la perfection, nous laisser une image vraiment typique et intime de cette mystérieuse figure.

Bien qu’on ne sente jamais l’effort dans ces divers ouvrages, on peut penser cependant à tout ce qu’ils exigeaient de contention de la part d’un artiste si spontané, si indépendant ; et l’on comprend qu’il eût à cœur de se dédommager en consacrant ses rares momens de loisir à des tâches moins ingrates. C’est avec bonheur qu’il se retrempait dans le commerce de la nature ; mais comme il ne pouvait beaucoup s’éloigner à cause des obligations de sa charge, force lui était de chercher à portée des résidences royales les motifs de ses études. Là encore, dans le décor artificiel imposé au paysage, il retrouvait quelque chose des contraintes de la cour. Au lieu des rusticités pittoresques de la campagne abandonnée à elle-même, ce n’étaient partout, en effet, qu’arbres impitoyablement alignés et taillés, que bosquets réguliers et symétriques, parterres à compartimens, eaux emprisonnées se répandant en cascades dans des vasques de marbre, ou jaillissant en jets d’eau parmi des statues de personnages mythologiques. Du moins se plaisait-il à égayer la solitude des grandes allées des parcs en y plaçant çà et là, comme dans la Calle de la Reina d’Aranjuez, des carrosses de la cour attelés de mules, avec leur escorte de cavaliers ; ou aux abords de la Fontaine des Tritons, des promeneurs, des marchands, un jeune galant qui offre des fleurs à sa belle et des dames coquettement attifées, dont les tournures dégagées et pimpantes font déjà penser à notre Watteau. Tout cela, arbres, ciel, bêtes et personnages, prestement enlevé, du bout d’un pinceau sûr et agile, avec la sincérité charmante et le goût d’un grand artiste qui met en tout sa marque et donne en quelques traits l’idée de la vie. Malheureusement ces études magistrales, exposées sans doute dans des conditions mauvaises aux brusques alternatives d’un climat excessif, ont assez souffert et beaucoup noirci : elles sont bien loin d’égaler pour la fraîcheur et la vivacité du ton les deux paysages de la villa Médicis dont nous avons parlé plus haut.

Nous retrouvons mieux Velazquez, avec son éclat habituel et un sens plus élevé de la nature, dans le grand tableau des Ermites (n° 1057) peint probablement une année avant sa mort pour la chapelle de l’Ermitage de Saint-Antoine à Buen-Retiro[4]. L’épisode choisi par l’artiste est celui de la visite de saint Antoine à saint Paul dans le désert, où le corbeau qui depuis soixante ans apporte à ce dernier sa nourriture quotidienne tient cette fois dans son bec la double ration qui doit servir au repas des deux solitaires. A la façon des maîtres primitifs, Velazquez a placé dans le lointain deux autres épisodes également tirés de la légende de saint Paul : les deux lions, ses compagnons, creusant de leurs griffes la fosse où il doit être enseveli, et, plus loin, le démon, sous la forme d’un satyre, s’approchant du saint pour le tenter. Mais ces deux épisodes, relégués aux derniers plans, s’effacent tout à fait devant la scène principale. Du reste, les personnages sont eux-mêmes de dimensions assez restreintes, afin de laisser au paysage toute son importance. Malgré tout, le vêtement noir de saint Antoine, la couverture jaunâtre dans laquelle est drapé saint Paul, l’expression vénérable de ce dernier avec sa longue barbe blanche et ses yeux perçans dont l’âge n’a fait qu’aviver la flamme, attirent aussitôt l’attention sur les deux anachorètes, que d’ailleurs Velazquez a peints de sa touche la plus ferme et la plus habile. Le paysage complète heureusement le sens de la scène. On ne saurait, en effet, imaginer nature plus grandiose et plus sauvage que cette gorge abrupte, dont les défilés de la Sierra avaient probablement fourni le motif à l’artiste. Un grand orme qui élève au premier plan son tronc lisse enveloppé de lierre, des ronces, des violettes et des touffes de plantain qui en garnissent le pied, ainsi qu’un cours d’eau limpide qui serpente à travers cette vallée étroite en égaient un peu l’aspect, et ce mélange des grâces et des austérités de la nature est en accord intime avec le sujet. Velazquez, avec sa vive intelligence, a su composer de tous ces élémens si harmonieusement réunis un ensemble expressif, bien fait pour nous montrer ce qu’était l’existence de ces pieux ermites, l’aide que prêtaient à leurs prières tant de beautés qui parlaient à leur âme innocente, et dont la contemplation les rapprochait de plus en plus de ce Dieu qu’ils étaient venus chercher au fond des déserts.

Quoique très différent, par les moyens comme par la composition, un autre tableau de la même époque, la Fabrique de tapis de Sainte-Isabelle, plus connu sous le nom des Fileuses (las Hilanderas) atteste la prédilection de Velazquez pour ces motifs familiers auxquels, libre de son choix, il aimait à revenir et qui le délassaient un peu des contraintes de la cour. On sait que les tapisseries sont un des luxes de l’Espagne, et la dernière exposition rétrospective organisée l’an dernier à Madrid a permis de se rendre compte des richesses merveilleuses qu’elle possède en ce genre. La surveillance des tapisseries destinées à la décoration des résidences royales pour les fêtes et les cérémonies religieuses faisait probablement partie des attributions du maréchal du palais ; peut-être même avait-il été témoin de la scène qu’il a reproduite dans le tableau des Fileuses. La disposition ingénieuse qu’il adopta lui permit de réunir à la fois sur la toile la plupart des opérations nécessitées par la préparation de la laine ainsi que l’œuvre finale à laquelle elles aboutissent. En même temps qu’il plaçait au premier plan, dans une ombre transparente, les ouvrières occupées à Hier, à dévider la laine et à trier ses diverses nuances, il mettait au centre, en plein soleil, un peu exhaussées au-dessus du sol, des dames élégantes qui admirent l’ouvrage exposé sous leurs yeux, une tapisserie d’un goût exquis représentant un sujet mythologique[5]. Tel est, en gros, l’arrangement de cette grande toile que de nombreuses reproductions ont assez fait connaître, mais dont elles ne sauraient donner qu’une idée fort imparfaite. Sans doute on y peut voir avec quel art les groupes sont disposés et reliés entre eux, admirer les contrastes discrets qu’ils offrent les uns avec les autres, le rythme de ces lignes si habilement combinées pour mettre en évidence ce qui est caractéristique, ces accens de lumière et d’ombre si fortement opposées vers le centre, et les grands espaces tranquilles ménagés autour d’eux, enfin cette ordonnance à la fois très savante et très libre d’un tableau où tout concourt à l’impression. Mais ce qu’aucune photographie, ce qu’aucune copie jusqu’à présent n’ont pu rendre, c’est le charme suprême de l’œuvre, de son exécution, de son harmonie, de l’effet qu’elle produit sur vous. Sans se lasser, l’œil peut s’y reposer, ne trouvant qu’à y admirer, aussi bien la forte unité de l’ensemble que la convenance et l’accord intime de tous les détails. Voyez plutôt cette belle fille placée à gauche et vers laquelle votre attention est si naturellement attirée par la convergence des lignes principales et par la direction de la lumière elle-même, pour en faire le point le plus expressif et en quelque sorte le nœud vital du tableau. N’est-ce point là comme une poétique incarnation de la beauté méridionale ? Les bras et les pieds nus, elle s’est mise à l’aise pour travailler et son opulente chevelure au chignon coquettement retroussé découvre son oreille rose et mignonne et son cou blanc. Sa chemise à demi flottante sur ses épaules est serrée à la taille par une ceinture d’un blanc jaunâtre qui tranche sur le vert épais de la jupe. D’un geste élégant et plein de naturel, elle dévide la laine, et sa silhouette gracieuse se détache nettement sur la muraille d’un gris sombre. Autour d’elle, dans la tonalité sobre et vigoureuse du premier plan, on sent comme la tiède atmosphère des heures chaudes d’une journée d’été, dont le bruit monotone du rouet et le ronronnement d’un chat béatement pelotonné parmi les déchets de la laine troublent seuls le silence. Vers le centre, au contraire, s’opposant à ces colorations pleines et savoureuses du premier plan, dans la baie ouverte en arcade et envahie par la lumière, éclate le joyeux concert de nuances délicates et légères, les bleus, les gris tendres, les roses frais des écharpes et des robes des deux élégantes visiteuses très vivement éclairées. Les rayons du soleil se jouent sur la tapisserie, où l’on entrevoit vaguement deux personnages allégoriques et comme une figure d’Europe sur un taureau blanc, escortée par un vol de petits Amours dans un ciel pâle. On s’oublie à suivre ces accords argentins et doux répandus dans l’air et, plongé dans une délicieuse contemplation, on songe à peine à la date et à la nouveauté d’un ouvrage qui dépasse de si loin nos prétendues inventions, ces vulgaires glorifications du travail dans lesquelles trop souvent nos artistes n’en étalent que les grossièretés matérielles ou les laideurs. En présence de ce simple sujet transfiguré par un maître, il semble, au contraire, que l’on ait sous les yeux un de ces tableaux qu’à certains momens privilégiés la nature elle-même s’ingénie à composer comme des œuvres exquises, en joignant à la vie et aux grâces de la réalité toutes les séductions de l’art le plus accompli.


IX

C’était pour Velazquez une trop rare fortune d’avoir à traiter pareils sujets et de profiter des diversions heureuses qu’il y trouvait pour se reposer des ennuis de sa charge. Cependant sa chère peinture elle-même ne lui faisait pas oublier les devoirs que cette charge lui imposait, et pour la sûreté, la discrétion et le zèle qu’il mettait à les remplir, Philippe IV ne pouvait trouver un serviteur plus loyal. Depuis trente-cinq ans déjà il était attaché à la personne du roi, quand celui-ci songea à récompenser un dévouement dont il avait reçu tant de preuves. Au dire de Palomino, c’est à l’Escurial. pendant la semaine sainte de 1658, qu’il proposa à Velazquez le choix entre les différens ordres dont il était le dispensateur, ceux d’Alcantara, de Calatrava et de Saint-Jacques. Le peintre se décida pour ce dernier, qui peut-être lui semblait le plus enviable parce qu’il n’avait été que très rarement conféré à des artistes. Le roi lui en accorda la dignité le 12 juin suivant ; mais, avant d’en porter le titre et le costume, le nouveau chevalier avait à s’acquitter de deux formalités préalables : fournir les preuves de sa noblesse, et obtenir du pape les dispenses nécessaires à cause de son mariage, le célibat étant une des conditions imposées par les statuts de l’ordre. Les preuves de noblesse devaient être soumises à l’appréciation d’un comité formé des principaux dignitaires de cet ordre[6] et le candidat avait à justifier de la pureté du sang de ses ancêtres jusqu’à la quatrième génération, c’est-à-dire d’une extraction chrétienne, sans aucun mélange de races avec les Juifs, les Maures ou les convertis. Il lui fallait prouver que depuis lors sa famille n’avait exercé aucun trafic ni aucune profession manuelle ; il devait également posséder un cheval, être bon cavalier et n’avoir jamais, en quoi que ce fût, forfait à l’honneur. De plus, les frais, sans être l’objet d’un tarif régulier, étaient considérables : 200 ducats à verser pour la caisse du chapitre ; 200 écus pour le trésor royal, et plus de 50 pour le secrétariat, sans parler des dépenses relatives à l’instruction de l’affaire[7].

Une des premières difficultés avait trait à la situation particulière de Velazquez et à sa profession de peintre. Il semble que sur ce point le Conseil de l’ordre n’eut pas, au début de l’enquête, une conviction bien nette. Les témoignages recueillis attestaient, il est vrai, que l’artiste n’avait tiré aucun profit pécuniaire de ses œuvres. « C’était chez lui une grâce de plus, un talent et non un métier, dit une des dépositions ; il n’a jamais exercé les fonctions d’expert, ni tenu un atelier, ni fait aucun commerce, pas plus à Séville qu’à Madrid. » D’autre part, Alonso Cano et Zurbaran affirment, en bons confrères, qu’il n’a jamais vendu ses tableaux et qu’il n’a jamais peint que pour le plaisir de Sa Majesté. Sans doute, en pressant un peu la réalité des choses, on aurait pu découvrir que ce n’était point là l’expression absolue de la vérité ; mais le fait que le roi avait jugé Velazquez digne de l’honneur auquel il aspirait parut une présomption suffisante au Conseil, et il se tint pour satisfait sur ce point. Il devait montrer plus d’hésitation au sujet des titres que le candidat avait à produire sur sa noblesse. Deux commissions avaient été nommées à cet effet pour fonctionner, l’une près des frontières du Portugal, d’où la famille paternelle de l’artiste était originaire ; l’autre à Séville, où était née sa mère. Les membres de cette dernière commission, sans vouloir prendre eux-mêmes aucune décision, avaient envoyé à Madrid les pièces qu’ils avaient recueillies, laissant au Conseil le soin de trancher lui-même la question. Soit qu’il y eût sous roche quelque jalousie, soit qu’en prolongeant l’information on voulût en augmenter les frais, l’issue semblait un peu douteuse. On commençait même à parler de la nécessité d’une seconde enquête, quand le roi, perdant patience, fit savoir « qu’on devait s’en tenir là et que pour lui les preuves de la noblesse étaient faites. » Dans sa séance du 2 avril 1659, le Conseil admit la parfaite dignité du candidat, et, les dispenses du pape étant arrivées le 29 juillet suivant, le peintre reçut enfin les insignes de l’ordre, avec le cérémonial accoutumé.

En sa qualité de maréchal du palais, Velazquez avait eu déjà souvent à s’occuper de l’arrangement des œuvres d’art qui entraient dans la décoration des résidences royales. Le roi ayant ses idées à cet égard et les constructions nouvelles qu’il ne se lassait pas d’élever obligeant à des remaniemens réitérés, la tâche était parfois assez difficile. L’achèvement de l’Escurial, devenu pour Philippe IV, vers la fin de son règne, l’objet d’une préoccupation passionnée, allait bientôt fournir à l’artiste l’occasion d’exercer son activité et son goût. Son maître avait mis à sa disposition de nombreuses toiles destinées à la décoration des vastes salles de la sacristie réservée au chapitre de l’Escurial. Ces tableaux, pour la plupart très remarquables, provenaient d’acquisitions faites en Italie, en Allemagne, dans les Flandres et surtout en Angleterre, à la vente de la galerie de Charles Ier. Ce malheureux souverain avait été autrefois l’hôte de Philippe IV, et sa fin tragique semblait elle-même donner quelque convenance au projet de réunir les épaves de ses collections dans ce triste palais de l’Escurial, destiné à servir de sépulture aux princes de la maison d’Espagne. L’ensemble des 41 tableaux donnés par le roi comprenait des chefs-d’œuvre de premier ordre, de Raphaël, Corrège, Tintoret, Paul Véronèse, Vander Weyden, Ribera, Caravage, et qui font aujourd’hui la principale richesse du Prado[8].

C’est à ce propos que Velazquez, à qui était confié le soin de disposer ces tableaux dans la sacristie, en fit, sous forme de mémoire, une sorte de catalogue descriptif avec les indications de leur provenance, de leurs auteurs, de la place qui leur était réservée, et quelques appréciations sommaires sur leur mérite respectif. On comprend quel intérêt s’attacherait pour nous à ces jugemens portés sur ses confrères par un maître tel que Velazquez, si nous devions y trouver la trace de ses préférences et de ses propres idées sur son art. Aussi l’émotion produite parmi ses admirateurs fut-elle grande à la nouvelle que cet écrit, déjà mentionné par Palomino en 1724, avait été retrouvé en 1871 à Cadix par M. Adolfo de Castro, dans un exemplaire unique, publié l’année suivante dans les Mémoires de l’Académie Espagnole (août 1872) et traduit deux ans après par M. le baron Ch. Davillier. Mais M. Justi, à raison de certaines contradictions qu’il relève dans les jugemens et de plusieurs particularités relatives au texte même d’une brochure qui aurait disparu pendant deux cents ans, bien que le talent et la situation de son auteur dussent forcément attirer sur elle l’attention, a cru devoir mettre en doute son authenticité. Fût-elle prouvée, pas plus que lui nous ne pensons qu’il faille y attacher grande importance. Ce n’est pas, en tout cas, une confession esthétique qu’il conviendrait d’y chercher, l’uniformité des éloges étant ici de règle, puisqu’il s’agissait avant tout dans cet écrit de proclamer bien haut la valeur du cadeau fait par Philippe IV à l’Escorial. Sauf quelques passages, — comme celui qui concerne le Lavement des pieds de Tintoret, « à côté duquel tout autre ouvrage ne semble que peinture, tandis que celui-là seul est vérité, » — on ne rencontre guère dans ce panégyrique de commande la marque de l’homme de métier, pas plus que le sens personnel d’un artiste qui, s’il avait parlé avec sa franchise habituelle, aurait certainement mis plus de lui-même dans la libre expression de ses sentimens.

De plus en plus, sa bonne grâce et son intelligence avaient fait de Velazquez un homme nécessaire. Mais les dérangemens continuels auxquels l’exposaient les obligations de sa charge et les caprices du roi ne lui permettaient plus qu’un travail intermittent, consacré le plus souvent à l’exécution des nombreux portraits que Philippe IV ne cessait de lui demander. Outre ceux du roi et de la reine, que nous avons déjà mentionnés comme faits à cette époque, plusieurs des portraits de leurs enfans méritent aussi d’être signalés. Citons d’abord ceux de l’infante Marie-Thérèse. Née en 1638, à peine de trois ans plus jeune que la nouvelle reine, elle montrait en elle quelque chose de la grâce de sa mère, Isabelle de Bourbon. Vive et ardente, elle n’avait pas attendu que la politique s’occupât d’elle pour manifester les sentimens que lui inspirait son cousin Louis XIV. Elle n’était encore qu’une enfant lorsque, en dépit des contraintes d’une cour très guindée, elle exprimait naïvement son désir d’accompagner le portrait qu’on envoyait d’elle en France, et bientôt après, quand les projets de mariage concertés entre les deux maisons eurent pris quelque consistance, elle ne se gênait pas pour faire la révérence à l'image de son royal fiancé, en disant à ses dames d'honneur : « Je salue mon futur époux. » Sans parler des répliques, différentes par le costume, que possèdent le musée de Vienne et la galerie Lacaze, le portrait en pied qui, après avoir fait partie de la collection de Morny, appartient aujourd'hui à Mme Lyne Stephens[9], nous paraît un des plus charmans ouvrages de Velazquez. Vêtue d'une robe noire garnie de passementeries en damiers, sur laquelle est rabattue une large collerette en guipure, la jeune princesse se tient debout près d'une chaise et caresse de la main droite les longues oreilles d'un petit chien à la mine effrontée, blotti contre le dossier du siège. Le visage, très finement modelé, est d'une fraîcheur extrême, et l'expression du regard profond et velouté paraît fort au-dessus de son âge. Les portraits de l'infante Marguerite, — le premier enfant du nouveau mariage de Philippe IV avec sa nièce, — sont encore plus nombreux : on n'en compte pas moins de sept, exécutés d'année en année, pour satisfaire à la fois le couple royal et les grands parens de la cour de Vienne. Celui que possède le Louvre, peint probablement pour Anne d'Autriche et qui fait aujourd'hui l'ornement du Salon carré, est bien connu de tous ; et nous ne comprenons pas comment M. Justi, mieux informé d'ordinaire, en conteste l'authenticité et croit y reconnaître la main de Mazo. La possession déjà ancienne, la distinction de cet ouvrage, et plus encore son mérite propre nous paraissent, au contraire, confirmer de tout point l'attribution à Velazquez. Sans doute l'exécution est poussée plus loin que d'habitude ; mais le travail, pour être plus serré, n'en est que plus accompli. On y sent toute la franchise et la science d'un maître et non la timidité d'un copiste. La finesse extrême du modelé, surtout aux joues, au front et aux tempes, la nature même des carnations, fraîches mais un peu molles, l'expression très personnelle de ce visage menu, souffreteux, un peu soufflé ; cette mine de petit animal inquiet, la largeur et le goût délicat du costume blanc agrémenté de rubans rose pâle, le brouillard léger de cette chevelure d'un blond soyeux, ce mélange heureux de largeur et de précision, de conscience et de liberté, tout ici révèle la main de Velazquez et nous paraît, comme à beaucoup d'excellens juges, consacrer un de ses meilleurs ouvrages.

Enfin, le musée de Vienne nous offre le portrait d'un fils dont la naissance suivit, un peu plus de six ans après, celle de l’infante Marguerite, le jeune prince Philippe-Prosper, le futur héritier du trône. Il fallait se hâter de le peindre, car le pauvre enfant n’était pas destiné à vivre. Velazquez l’a représenté à l’âge de deux ans, en jupe rouge et tablier blanc, avec ses jouets pendus à sa ceinture : une sonnette d’argent, une petite boîte et un hochet, et près de lui, accroupi dans un fauteuil, un petit épagneul dont la tête espiègle et l’expression mutine contrastent avec celles de l’enfant. Mais le marmot ne songe guère à s’amuser : sa figure est exsangue, ses chairs sont flasques et inertes, et le tapis qui garnit sa table ainsi que le rideau d’un rouge laqueux sur lequel se détache son visage malingre ne font que mieux ressortir encore la pâleur de son teint. C’est à peine si ses jambes fluettes peuvent soutenir le corps débile de ce triste rejeton d’une race qui va s’éteindre. Trois ans plus tard il était mort, et un autre enfant, Ferdinand-Thomas, né un an après, mourait lui-même au bout de dix mois à peine.

Nous retrouvons la princesse Marguerite au centre d’une des œuvres les plus importantes de Velazquez, dans ce tableau des Meninas qui nous paraît la plus haute expression de son talent. La scène familière qu’il y a retracée s’est probablement offerte à ses regards alors qu’il peignait quelque portrait du roi et de la reine et que, pour charmer l’ennui des deux époux pendant la pose, on faisait venir auprès d’eux la petite infante et les personnes attachées à son service. Frappés par un pareil spectacle, ils auront sans doute demandé à l’artiste de leur en conserver le souvenir. Il s’est donc représenté lui-même, la palette à la main, debout devant une grande toile sur laquelle il est en train de peindre le couple royal[10] placé en dehors du tableau, mais dont on voit la double image reflétée dans un miroir pendu à la paroi du fond. Devant eux, l’infante Marguerite est entourée de ses deux demoiselles d’honneur, les Meninas, qui ont donné son nom au tableau ; l’une d’elles, une charmante jeune fille, de physionomie douce et ingénue, agenouillée près de la princesse, tend vers elle un petit vase de faïence rouge vernissée dans lequel celle-ci va boire ; à droite, le nain Pertusato caresse du bout du pied un gros chien étendu à terre qui sommeille d’un air placide ; près de lui, la naine Maria Barbola, avec son disgracieux visage, son tronçon de nez et son air impudent, regarde en face, du côté des deux souverains ; derrière, un peu dans l’ombre, une dame du palais, en costume monastique, cause avec le chevalier d’honneur de l’Infante ; enfin, au fond, par l’ouverture d’une porte, la silhouette du maréchal du palais de la reine, vêtu de noir, se détache vigoureusement sur les murailles blanches d’un corridor exhaussé de quelques marches au-dessus de la salle dans laquelle sont réunis tous ces personnages. Avec ces élémens ingrats, très habilement groupés, le peintre a su composer un ensemble admirable. Ce n’est pas qu’il ait mis en œuvre toutes les ressources de contrastes qu’aurait pu lui fournir un effet de lumière. Ainsi qu’il avait fait pour les Fileuses, la scène ici n’est éclairée que par un jour égal et diffus. Les colorations n’ont rien, non plus, de la richesse de ce tableau des Fileuses, ni surtout de celui des Lances. Elles sont, au contraire, sobres, amorties, discrètes, avec de grands repos d’un ton neutre, des gris écrus, à peine rehaussés par le rouge de la veste de Pertusato et le costume verdâtre de la naine, auquel fait écho la jupe vert sombre d’une des demoiselles d’honneur. Çà et là, quelques lisérés, plus clairs ou plus foncés, quelques rubans rouges ou roses pour réveiller un peu ces nuances effacées qui laissent dominer tout l’éclat des carnations. La touche elle-même est peu apparente ; très large et très libre, contenue cependant et subordonnée à l’aspect général. Mais quel art dans la construction du tableau, dans l’arabesque des lignes, dans le groupement des personnages, dans ces grands espaces tranquilles ménagés autour d’eux, et surtout dans cette observation si exacte des plans où ils se trouvent et des distances qui les séparent entre eux. Vérifiez à ce point de vue le tableau, dans son ensemble comme dans ses moindres détails ; partout l’air circule, enveloppe les objets, assigne à chacun sa vraie place et son relief véritable. Pas de saillies excessives ; pas de vides non motivés. La touche appropriée à la substance des choses, et atténuée avec leur éloignement graduel, concourt à l’illusion. Partout une satisfaction complète pour l’esprit comme pour le regard. Faites porter un pareil examen sur les toiles avoisinantes, sur les meilleures des plus grands maîtres, dans cette galerie toute remplie de chefs-d’œuvre, vous n’en trouverez pas une qui résiste ainsi à cette analyse : chez les autres, des heurts, des conflits, des à-peu-près, des indécisions ; chez Velazquez, au contraire, des solutions d’une justesse absolue, obtenues avec une aisance et une simplicité qui confondent, sans même laisser soupçonner les difficultés du problème. Et dire que, tel qu’il est, ce tableau, après avoir souffert de l’incendie de l’Alcazar en 1734, a encore subi l’épreuve d’une restauration et que, éclairé par une lumière trop verticale, il gagnerait certainement à être un peu incliné[11] !

Par un artifice ingénieux dont la réalité lui avait probablement suggéré l’idée, l’artiste a placé à la fois vers le centre sa plus vive clarté et son intensité la plus forte, et, opposant ainsi au blanc lumineux du fond le costume franchement noir du chambellan de la reine, il a donné comme le diapason des deux notes extrêmes de son œuvre, afin de mieux montrer la voie moyenne où, sans dévier, il entendait se maintenir. Au premier plan, en pleine lumière, isolée entre les gracieuses figures des demoiselles d’honneur, la petite infante reste bien l’objet principal du tableau, désignée à notre attention par les colorations plus claires et plus vives. Elle paraît un peu plus âgée que dans le portrait du Louvre ; elle a cependant à peu près la même expression. De part et d’autre de cette petite figure, les valeurs comme les nuances vont en se rapprochant et s’atténuant ; elles gardent pourtant leur franchise, le ton local étant toujours respecté. On ne saurait imaginer le charme de ces gris variés, jaunes ou verdâtres, l’harmonie franche et délicate qu’ils composent, la finesse qu’ils tirent de leur rapprochement ou d’oppositions qui les font valoir. Que de sujets d’admiration aussi dans la répartition de la lumière, dans la façon dont elle se comporte suivant la nature des divers objets qui la reçoivent ou la reflètent ! Que dire encore de ce travail de la pâte, maniée si habilement et à si peu de frais ? De près, on reste confondu de la simplicité, de la franchise, de la liberté de ce travail ; éloignez-vous un peu : tout s’accorde, s’équilibre et s’anime ! Quelle fête pour les yeux, que d’émerveillemens pour un peintre et quelle judicieuse entente de toutes les ressources de son art mises ainsi par Velazquez au service de l’expression ! Avec un sujet si insignifiant, on reste étonné de tout ce qu’il suggère, de tant d’acceptions de la vie si diverses, qu’il réunit et caractérise avec une prodigieuse pénétration. Que de types amusans ou significatifs, depuis ce gros chien impassible, dormant à moitié, sachant bien, le brave animal, qu’il faut sans impatience subir les caprices de ce petit monde auquel il sert de jouet ; jusqu’à ces belles jeunes filles auxquelles les deux avortons qui les avoisinent servent de repoussoirs ; jusqu’à cette petite infante, vraie poupée royale, raide et sanglée dans sa gaine ; jusqu’à l’artiste lui-même, ce beau et noble cavalier, qui modestement se tient à l’écart et seul travaille parmi ces désœuvrés. Tout cela, n’est-ce pas, en même temps qu’un excellent morceau de peinture, la plus fidèle image et comme un résumé de l’Espagne à ce moment curieux de son histoire, avec ses types variés, les plus beaux comme les plus étranges, avec ce mélange de luxe et de grossièreté, de familiarité et de raideur, dont, en un pays qui semble avoir si peu changé, on croit encore retrouver à chaque pas la trace persistante ? Malheureusement les jours de Velazquez étaient comptés, et, en lui imposant des fatigues excessives, sa charge, après l’avoir si souvent détourné de son art, allait encore abréger sa vie. On sait que le traité destiné à mettre fin à la guerre de la France et de l’Espagne devait être scellé par la conclusion du mariage arrêté entre Louis XIV et sa cousine l’infante Marie-Thérèse. Au lieu d’avoir à reproduire par ses pinceaux les divers épisodes de ce mémorable événement, l’artiste, en sa qualité de maréchal du palais, avait été forcé de présider à tous les arrangemens du voyage de la cour et aux préparatifs de l’entrevue, pour laquelle on avait choisi comme un terrain neutre l’île des Faisans, située près de Fontarabie et appartenant par moitié à chacun des deux pays. Une construction destinée à la conférence avait donc été élevée au centre de cet îlot, et, les deux rois pouvant ainsi se tenir sur la lisière des tapis qui figuraient les limites respectives de leurs États, les convenances du cérémonial rigoureux concerté à cet effet se trouvaient pleinement respectées.

Il faut lire dans le livre de M. Justi[12] le récit de ce terrible voyage des Pyrénées dans lequel Velazquez avait eu, comme fourrier, à pourvoir aux logemens de Philippe IV et de sa suite. Ce n’était pas là une petite affaire, cette suite étant innombrable. La maison seule du ministre, don Luis de Haro, ne comprenait pas moins de deux cents personnes, et quand le cortège se mit en branle, l’avant-garde était déjà aux portes d’Alcala que la queue de la troupe était encore à Madrid. On peut penser ce qu’était une pareille caravane, avec les tapisseries, les livrées de rechange, le linge et la vaisselle qu’il fallait emporter. Par ces chemins difficiles, les étapes journalières n’étaient guère que de six lieues, de moins encore au passage des montagnes. Vingt et une stations avaient été désignées entre la capitale et Saint-Sébastien, et sur la route, dans les villes, les châteaux et les couvens où l’on s’arrêtait, ce n’étaient partout que réceptions, banquets, cérémonies religieuses, combats de taureaux, mascarades et illuminations. Parti le 15 avril 1660, ce long convoi n’arrivait que le 11 mai à destination, et, après les préparatifs et les ennuis d’un tel voyage, Velazquez avait encore à s’occuper des soins qu’entraînait l’organisation des fêtes qui devaient marquer, avec tout l’éclat possible, la réunion de ces deux cours, désireuses de faire en cette occasion assaut de faste et de magnificence.

On sait, par le récit de Mme de Motteville, les incidens qui marquèrent cette réunion et comment, la reine Anne d’Autriche, heureuse de revoir, après quarante-cinq ans, son frère Philippe IV et ouvrant à la française ses bras pour l’embrasser, celui-ci, avec une gravité tout espagnole, avait retiré sa tête hors de sa portée, « tellement immobile, dit un autre chroniqueur, qu’on l’eût plutôt pris pour une statue que pour un homme vivant. » Les fatigues, les soucis de toute sorte que Velazquez eut à subir pour s’acquitter des fonctions qui lui étaient dévolues dépassaient les forces humaines ; mais, en dépit de ces ennuis, sa courtoisie et sa bonne grâce ne se démentirent pas un instant. Sa belle tournure et la correction de sa tenue faisaient l’admiration de tous.

Ce n’est qu’après soixante-douze jours d’absence qu’il rentra, le 20 juin, à Madrid. Les siens l’y attendaient avec anxiété, fort émus par le bruit qui avait couru de sa mort. Epuisé, déjà souffrant, il portait en lui le germe de la fièvre pernicieuse qu’il avait sans doute contractée sur les bords de la Bidassoa et qui devait l’enlever peu après. Très frappé par l’annonce de sa maladie, le roi lui avait aussitôt envoyé deux de ses médecins pour le soigner ; mais ceux-ci ne purent que constater l’état désespéré de l’artiste, qui, après avoir traîné quelque temps, expirait le vendredi 6 août 1660, à l’âge de 61 ans. Les funérailles se firent avec éclat, au milieu d’un grand concours de ses confrères et des plus hauts personnages de la cour. Les membres de l’ordre de Saint-Jacques avaient voulu porter eux-mêmes le cercueil sur leurs épaules, et la musique ainsi que les chœurs de la chapelle royale accompagnaient l’office. Philippe IV s’était montré fort affecté de cette perte, et ù quelque temps de là, en regard d’une délibération de la Junte relative au règlement du traitement de Velazquez, ne pouvant encore se résoudre à trancher la question, il écrivait d’une main tremblante ces deux mots : « Quedo abatido ; Je reste accablé ! »


X

Pas plus qu’il n’avait eu de prédécesseurs, Velazquez ne devait laisser d’héritiers de son talent, et, si dociles qu’aient été ses élèves, ils ne font que mieux ressortir encore toute sa supériorité. Le plus remarquable d’entre eux, Juan-Bautista del Mazo, qui dès 1634 était devenu son gendre, possédait une très réelle habileté à copier les œuvres de Titien, de Véronèse, de Tintoret et même de Rubens. Ses portraits, qui offrent certaines analogies de facture avec ceux de Velazquez, prêtent parfois à des confusions ; mais les seuls qui puissent mériter cet honneur sont ceux que ce dernier lui-même a remaniés et réveillés par quelques touches décisives. L’élève a bien pu emprunter les procédés de son maître, le fondu, la légèreté de son exécution ; livré à lui-même, il laisse découvrir la mollesse et l’incertitude de son dessein. Ses paysages peu riant manifestent un sens plus personnel, notamment cette Vue de Saragosse (musée du Prado) dont les nombreux personnages que Velazquez a peints sur le premier plan ne suffisent pas à égayer la morne tristesse et l’aspect désolé.

A côté de Mazo, à peine pourrait-on citer l’esclave Juan de Pareja dont Palomino nous a conté la touchante histoire. Attaché à la personne de Velazquez, il s’était peu à peu pris de goût pour la peinture ; mais, afin de ne pas éveiller les susceptibilités de son maître, il avait pendant de longues années dérobé ses essais à tous les regards, jusqu’à ce que l’un de ses tableaux ayant été vu et apprécié par Philippe IV, son affranchissement lui fut accordé sur la demande du roi lui-même. Il n’en était pas moins resté au service de Velazquez et, même après la mort de celui-ci, il passait à celui de la femme de Mazo, ne pouvant se décider à quitter une famille à laquelle il avait voué une si constante affection. Sa grande toile du musée du Prado, la Vocation de saint Mathieu, son meilleur ouvrage, ne manifeste cependant en rien les influences qu’il avait dû subir. C’est une peinture froide et habile, mais sans grand caractère et qui semble plutôt inspirée par les Italiens de la décadence. En dehors de ces deux noms, d’autres disciples de Velazquez, tels que Juan de Alfaro y Gamez, Nicolas de Villacis, Thomas de Aguiar, ne sont, à vrai dire, que des amateurs, des jeunes gens de famille qui ont dû à la noblesse de leur naissance la faveur de l’approcher en vivant eux-mêmes à la cour. Quant aux peintres de cette époque, comme Mateo Cerezo, Escalante, Juan de Careño et Claudio Coello, ils s’effacent absolument devant leur grand rival. Seuls Murillo et Zurbaran, bien que lui étant fort inférieurs, ont conservé en face de lui quelque originalité. En bon camarade, étranger comme il le fut à tout sentiment de jalousie, le maréchal du palais de Philippe IV ne profita de son ascendant sur le roi que pour chercher à leur être utile, en les attirant à la cour, et, s’il ne pouvait les y retenir, pour leur procurer du moins des commandes et des encouragemens.

Entre toutes, la manière de Velazquez est personnelle. On a beaucoup parlé à ce propos de ses procédés, « de ces mystérieuses conjurations » dont, suivant Burger, il aurait gardé le secret. Sauf celui de son génie, nous ne croyons pas, au contraire, qu’il y ait aucun secret chez ce maître que recommandent surtout le naturel, la simplicité, l’absence totale de conventions. Sa façon même d’aborder l’exécution de son œuvre n’appartient qu’à lui. Quel autre oserait, comme il le fait, jeter sa composition sur la toile, le plus souvent sans études, sans esquisses préalables ? Évidemment il y a bien réfléchi ; il sait, il voit clairement ce qu’il veut. Mais quelle concentration d’efforts, quelle sûreté exige un travail mené ainsi d’ensemble, avec toutes les difficultés réunies du dessin, de l’effet, de la couleur ! quelle force de volonté en face de la nature, à laquelle il ne cesse jamais de recourir, pour l’interpréter suivant son idée, pour subordonner cette interprétation aux convenances du sujet qu’il traite et au résultat final qu’il s’est assigné ! Ce n’est pas, nous l’avons vu, qu’il se refuse jamais à améliorer cette œuvre au cours de l’exécution : les nombreux repentirs que nous avons déjà signalés dans ses tableaux le prouvent suffisamment. Mais la nécessité où il est de se presser l’oblige à employer de son mieux les courts instans qui lui sont accordés par ses modèles. Il s’applique donc de toutes les forces de son être à son travail, et par l’énergie de cet effort initial il se place, comme d’emblée, au cœur même de son œuvre. Jusqu’à son entier achèvement, il lui communique cette chaleur, ce souffle de vie qu’imprime aux grandes créations humaines l’impression toujours agissante d’un esprit supérieur.

Pour ne point s’égarer, pour ne rien livrer au hasard et faire aboutir dans le plus bref délai ce travail hâtif, l’artiste a compris de bonne heure la nécessité de procéder avec méthode. La mise en place de l’ensemble est donc tout d’abord pour lui l’objet d’un soin particulier ; c’est là le fondement même sur lequel tout doit reposer. Il a acquis à cet égard une justesse de coup d’œil vraiment merveilleuse pour apprécier les formes, les proportions et les mouvemens. Dès ses premiers traits, à l’exactitude absolue des distances et des directions, on sent déjà quelle est la sûreté du dessinateur. Mais il a sa façon à lui de dessiner : il lui faut le pinceau en main, et c’est avec des couleurs qu’il modèle. On ne connaît pas, en effet, de dessins qui puissent lui être attribués avec quelque certitude, et, bien qu’on possède, au cabinet des estampes de Berlin et à la bibliothèque de Madrid, deux épreuves d’un portrait gravé d’Olivarès, qui, à raison de la liberté et de la largeur de l’exécution, nous paraissent digues du maître, le fait que ce sont là des épreuves uniques prouve assez qu’il n’attachait pas grande importance à ces essais, si tant est qu’ils soient véritablement de lui. Velazquez ne fut et n’a jamais voulu être que peintre, et, même comme peintre, sa technique et les matériaux qu’il emploie sont d’une simplicité extrême. Habituellement, il se sert d’une toile d’un canevas assez gros, dont le grain est en rapport avec les dimensions du tableau projeté. La préparation très mince de cette toile en laisse voir la trame et, soit qu’il insiste en la recouvrant de pâte, soit qu’il procède par légers frottis, il obtient à son gré les aspects les plus variés. La blancheur de cette préparation permet aussi de donner plus de clarté, plus d’éclat à la couleur et, même dans les morceaux, les plus finis, la franchise de l’exécution assure à la fois à l’œuvre une fraîcheur plus grande et une meilleure conservation.

Quant à sa façon de peindre, c’est l’artiste lui-même qui nous a renseignés à ce sujet, en se montrant à nous avec sa palette et ses pinceaux dans le tableau des Meninas. Cette palette est petite, ovale, peu chargée de couleurs en petit nombre, huit ou neuf au plus : un blanc, un ocre jaune, deux rouges, l’un de ton moyen, l’autre plus brillant, plus subtil que le vermillon, — un certain rouge de Séville, qu’on prépare très bien en Espagne, — puis une série de couleurs sombres, peu distinctes, probablement une laque, un noir, de l’indigo et un ou deux bruns. Avec ces couleurs modestes et d’éclat plus que médiocre, Velazquez compose des harmonies fortes ou délicates, austères ou joyeuses, infiniment variées. Jamais de recettes ni de formules : il sait tirer parti de tout, marier tous les tons, se contenter au besoin de noir et de blanc, avec un peu de brun et de vermillon, pour obtenir les modulations les plus exquises.

Il ne se sert point de brosses ; du moins, ce sont des pinceaux qu’il tient à la main dans ce même tableau des Meninas, ce qui semble un peu étrange, étant donnés ces grands espaces qu’on y remarque, — comme le plancher, les parois, le plafond et la toile appuyée contre le chevalet, — dans lesquels la teinte est unie, promenée à plat, sans trace de reprise. Mais peut-être n’avait-il pas besoin de brosses pour la tâche qu’il se proposait ce jour-là. En tout cas, les pinceaux qu’il a en main sont semblables à ceux des aquarellistes, montés sur les longs manches, qu’il employait de préférence et dont usaient aussi, du reste, bien d’autres vaillans opérateurs, Rubens notamment. La touche est ainsi, quand il le faut, plus nette, plus précise et plus souple ; la longueur des hampes permettant d’ailleurs de donner de plus loin cette touche et de mieux apprécier, par conséquent, l’effet qu’elle produira à la distance voulue. Pour la matière colorante, elle n’est ni trop délayée, ni trop épaisse ; assez consistante pour pouvoir être maniée légèrement sans couler, ni poisser, dans tous les sens. Posée franchement par grands tons locaux de valeur moyenne, le peintre la modifie à peu de frais, à l’aide de quelques accens, plus vigoureux et transparens dans les ombres, plus clairs et empâtés dans les lumières. De même, c’est en frôlant qu’il indique les reflets et par des rehauts qu’il accroche les luisans, avec une précision singulière, toujours au bon endroit. Presque tous ses tons sont rabattus de blanc, et c’est le blanc qui, en servant le plus souvent de base à ses mélanges, lui donne ces gris fins, argentés, si nuancés, si savoureux. Il conserve, au contraire, à ses noirs toute leur plénitude, sans jamais les rendre lourds ni opaques.

Tout ce travail est chez lui très facile, mené avec un entrain et une liberté qui marquent son constant plaisir de peindre, sans que sa verve aille jamais jusqu’à la virtuosité. Rien donc de mystérieux dans cette touche qui reste inimitable, mais pour chaque coup de pinceau, l’intelligence toujours présente et le charme d’une science impeccable unie à une sincérité absolue. Partout cet air de spontanéité qui ajoute encore au prix des œuvres parfaites. Si jamais la formule du moindre effort apparent pour le plus grand effet a été de mise, c’est avec lui. Mais tout cela, à vrai dire, ne peut guère se raconter, et quiconque a tenu le pinceau reste, en sa présence, aussi pénétré d’admiration qu’impuissant à donner de cette admiration des raisons qui le satisfassent, tant ces œuvres prêtent peu à la littérature, tant les moyens employés y sont exclusivement ceux d’un peintre. Et avec cette habileté consommée qui vous tient sous le charme, la modestie de l’exécutant est telle qu’il ne semble pas se douter lui-même de-son excellence et qu’il n’en fait jamais parade. Copié ou plutôt interprété par lui, l’objet le plus vulgaire et le plus prosaïque prend un aspect imprévu, comme si en dégageant l’esprit même des choses, il les créait à nouveau. Bien qu’il possède à fond son métier, son talent, tout séduisant qu’il soit, ne laisse que mieux paraître sa vive intelligence qui transforme, anime et ennoblit ce peu de matière sur laquelle elle s’exerce.

Velazquez a de bonne heure aimé la nature, et jusqu’à la fin il a conservé et développé en lui le sentiment toujours plus vif de ses beautés. Il ne s’est jamais lassé de la consulter, de progresser par son étude. Aussi ne rencontrez-vous pas chez lui ces procédés de pratique, ces formes habituelles, ces harmonies apprises dans lesquelles les autres retombent si souvent. Chacune de ses productions est pour lui une occasion de se renouveler, de montrer des faces inédites de son génie. Les obstacles incessans apportés à l’exercice de son art par les obligations de sa charge ne lui ont pas permis de se blaser. C’était comme un assaisonnement de plus à son plaisir de peindre, et il semble que sa passion pour son art soit restée d’autant plus vivace qu’elle a été plus contrariée.

Fixé de bonne heure sur sa voie, il y a toujours persévéré. Il serait sans doute téméraire d’affirmer qu’il n’a subi jamais aucune influence ; du moins la trace d’aucune n’est visible chez lui. Ni les chefs-d’œuvre des plus grands maîtres de l’Italie, que par deux fois il avait pu admirer dans leur patrie, ni ceux que contenaient les collections royales au milieu desquelles devait s’écouler sa vie, ni Rubens lui-même au comble de sa gloire, alors qu’il arrivait à Madrid avec les séductions réunies de sa personne et de son talent, n’avaient pu entamer la forte originalité de Velazquez. Dès le début, il avait eu sa façon à lui de voir la réalité et de la rendre. Nous savons qu’il professait une prédilection marquée pour Titien, pour Tintoret et Véronèse ; pourtant il ne les a jamais imités, et il ne ressemble qu’à lui-même. On a voulu, non sans quelque subtilité, distinguer des manières successives dans le développement de sa carrière artistique : à aucun moment on n’y trouverait de la manière, et même, à le bien prendre, tout se tient, tout se suit, et s’enchaîne dans son œuvre. Aussi, à raison même de ce naturel parfait, il n’est pas de maître dont le commerce nous paraisse plus sain et dont les enseignemens soient plus profitables.

On reste sans défense contre une sincérité si constante et si absolue ; on risquerait même, à force de l’admirer, de devenir injuste pour les autres. Il semble que, parce qu’ils ont gardé, par ce qu’ils nous montrent de respect pour les traditions, ils aient perdu quelque chose de cette franchise de vision que Velazquez a toujours en face de la nature. C’est elle qui lui communique directement la fraîcheur et la vie de ses impressions. Aussi est-ce en Espagne surtout qu’il convient de le voir, non seulement parce que c’est au musée du Prado qu’on trouve une réunion aussi complète de ses œuvres, mais parce que le pays et la race qu’il a si fidèlement représentés, permettent de l’y mieux comprendre et font mieux paraître tout son mérite. La population avec ses types variés, ses usages, ses plaisirs et ses fêtes, les échappées sur la campagne, la sombre tristesse de l’Escurial et des montagnes austères auxquelles il s’appuie, la lumière vive et franche de ces plateaux élevés, partout aujourd’hui encore nous rencontrons des témoignages irrécusables de sa véracité. Hommes et choses, mœurs et paysages, scènes familières ou grandioses, tout chez lui est bien espagnol, et c’est comme un résumé de l’époque et du milieu où il a vécu, observé par un esprit très pénétrant, exprimé par un artiste de génie, que nous découvrons dans son œuvre.

Avant tout, Velazquez est un portraitiste ; c’est dans sa façon de comprendre et d’interpréter la nature humaine que s’accuse le mieux son originalité. Certes bien d’autres avant lui ont excellé dans le portrait, et il y aurait pour la critique autant d’injustice que d’ingratitude à ne pas reconnaître et goûter tant de chefs-d’œuvre que ses prédécesseurs nous ont légués en ce genre. Que de manifestations diverses ils nous offrent, en effet, de toutes les ressources de cet art et des merveilles qu’il a produites ! Que d’acceptions de la vie, variées, intéressantes par ce que ces artistes nous ré vêlent d’eux-mêmes, autant que par ce qu’ils nous apprennent de leurs modèles ! En voici, comme Raphaël ou Titien, qui, avec des moyens bien différens, l’un par l’ampleur et la force expressive de son dessin, l’autre par la magnificence ou l’éloquente sobriété de sa couleur, font également paraître le grand style et la noble simplicité de leur art, en même temps qu’ils nous renseignent sur tant de souverains et de grands seigneurs qui ont été leurs patrons ou leurs amis. Quelle n’est pas la perspicacité incisive et la franchise courageuse, parfois même brutale, d’un Antonio Moro pour faire revivre ainsi sous nos yeux les temps troublés où il a vécu, en évoquant dans des œuvres inoubliables les cruelles images d’un duc d’Albe ou d’une Marie Tudor ! Que dire de la virtuosité clairvoyante d’un Frans Hals, de cette généreuse et puissante compréhension de la vie qui déborde chez Rubens, de la rapidité et de la sûreté de son coup d’œil, de cette mâle facilité d’une prodigieuse exécution où l’on retrouve comme un reflet de toutes les énergies, de toutes les ardeurs qui sont en lui ? Quel charme encore dans ces nombreux portraits où Van Dyck, ainsi que l’a si justement remarqué Fromentin, mêle à son insu « quelque chose des grâces de sa personne ; un air plus habituellement noble, un déshabillé plus galant, un chiffonnage et des allures plus fines dans les habits, des mains plus également belles, pures et blanches[13], » toutes les séductions, tous les raffinemens de ce cosmopolitisme élégant qui après avoir, de son temps, conquis la faveur de toutes les cours, nous ravit encore aujourd’hui ! Et en dépit de l’individualité si franchement accusée de ses portraits, Rembrandt, le grand magicien, n’ajoute-t-il, lui aussi, à leur exacte ressemblance quelque chose qui la dépasse et nous fait retrouver en eux, avec les aspirations ou les tristesses du maître, toutes les passions, tous les troubles qui nous agitent nous-mêmes, toutes les mystérieuses résonances de ses sentimens dans nos propres âmes !

Mais jusque chez celui-là même qui paraît s’être le plus effacé pour ne laisser paraître que ses modèles, chez Holbein, dont la sincérité, il faut le reconnaître, égale celle de Velazquez, quelles différences profondes entre leur manière de pratiquer cet art difficile, et, avec des qualités communes, combien de traits distinctifs ! Tandis que le premier, avec son esprit d’analyse méticuleuse, multiplie les particularités, accumule les détails physionomiques, les relie entre eux sans perdre jamais de vue l’ensemble, mais sans insister sur aucun, comme si, indifférent à force d’impartialité, il n’avait d’autre souci que de vous mettre en présence de son modèle, en vous laissant le soin de dégager vous-même l’idée qu’il en faut avoir, Velazquez, au contraire, plus expansif et plus ouvert, procède par grandes masses, avec des allures plus directes. Ne se montrant pas lui-même plus que ne fait Holbein, il a pour la réalité des regards plus émus, je ne sais quelle sympathie plus cordiale qui se communique à vous comme par un besoin de sa nature affectueuse. Lui en accorde-t-on le loisir, il pourra, sans dévier, sans faiblir, pousser son œuvre jusqu’à l’extrême fini, et les détails, toujours significatifs, viendront spontanément, en quelque sorte, ajoutera la réalité et définir plus complètement l’unité morale du personnage. Mais, sans prétendre établir des préséances entre des talens également originaux et parfaits, peut-être convient-il de faire observer que si, à l’exemple d’Holbein, Velazquez a su mettre dans leur vrai milieu ses figures, préciser à peu de frais leur condition, leurs habitudes, il s’est, comme peintre, posé des problèmes plus compliqués et qu’aucun de ses devanciers n’avait abordés jusque-là. Non content de placer, ainsi qu’ils l’avaient fait, ses modèles dans des intérieurs clos, il nous les montre aussi en plein air, dans la contrée où ils ont vécu. Avant lui, reprenant sur ce point les traditions des primitifs, Titien, Rubens et Van Dyck avaient introduit, comme eux, dans leurs portraits, des fonds de paysage, mais avec un parti pris évident de tonalités foncées et de colorations arbitraires, repoussoirs commodes destinés à faire valoir les figures et à leur laisser toute leur importance. C’était là une convention à laquelle, avec sa sincérité entière, Velazquez ne pouvait se prêter. Ses fonds sont vrais ; les valeurs comme les nuances y sont exactement reproduites, et non seulement ils ne nuisent pas, mais ils servent à ses portraits en leur donnant quelque chose à la fois de plus franc et de plus délicat dans la tonalité des carnations, dans les contrastes qu’elles offrent avec les gris bleuâtres et les verts légers sur lesquels elles se détachent. La silhouette de ces portraits est ainsi plus arrêtée et plus pittoresque, leur dessin plus animé, moins rigide, moins strictement suivi, et cependant plus exact, « ondoyant et divers » comme la nature elle-même, qui ne se présente jamais à nous limitée et enfermée dans des contours abstraits, mais enveloppée par l’air qui circule librement autour des objets. En buste, en pied ou à cheval, dans leurs costumes d’apparat ou leurs vêtemens familiers, souverains et princes du sang, généraux et hommes d’État, ecclésiastiques, lettrés, gens du peuple ou bohèmes, tous les cliens du peintre nous apparaissent ainsi dans le décor même où ils se meuvent, au milieu de leurs occupations ou de leurs divertissemens, à la cour, à l’atelier, dans la campagne.

Chacun de ces portraits est ainsi devenu un tableau. De même, chacun des tableaux de Velazquez est fait d’une réunion de portraits, non pas assemblés au hasard et avec des modèles de rencontre, mais avec les types les plus caractéristiques, les mieux choisis pour mettre en pleine lumière les épisodes qu’il s’est proposé de retracer et pour leur donner toute leur signification. De ces portraits en action il a composé ses œuvres les plus expressives, usant avec une mesure parfaite de ce procédé de la répétition qui, bien compris et discrètement pratiqué, mérite de tenir une si grande place dans la littérature et dans tous les arts. N’est-ce pas lui, en effet, qui permet de donner à l’expression d’une idée toute sa plénitude, en nous présentant à la fois les acceptions diverses qu’elle peut offrir, avec les contrastes ou les analogies qui en accusent plus nettement le relief, avec les accens qui en font le mieux ressortir l’intention ? Dans cette façon de relier ou d’opposer entre eux les divers élémens mis en œuvre, il y a comme une force secrète de persuasion, puisque la réalité s’ajoute ici à l’intelligence pour rendre l’impression plus saisissante.

C’est dans la valeur de chacun de ces élémens aussi bien que dans la signification qu’ils tirent d’un ensemble ainsi conçu que Velazquez a manifesté la singulière puissance et la nouveauté de son art. On n’a pas assez remarqué, en effet, que le premier il a inauguré bien des genres et les a d’emblée portés à leur perfection. En nous montrant, ainsi qu’il l’a fait dans les Lances, (es soldats et les grands capitaines de l’Espagne, en choisissant pour les rapprocher un des actes mémorables de leur vie militaire, comme pour faire mieux ressortir la courtoisie chevaleresque du plus illustre d’entre eux envers son ennemi vaincu, en renonçant à l’appareil rebattu des allégories et des figures mythologiques, pour tirer de la seule réalité toutes les ressources que contenait son sujet, n’a-t-il pas donné du tableau purement historique un modèle qui depuis lors n’a jamais été égalé ? Quel document plus exact, plus irrécusable, plus condensé et, comme on dit, plus suggestif, trouverions-nous dans les mémoires du temps que le tableau des Meninas, pour nous faire pénétrer dans cette cour d’Espagne si fermée, si pointilleuse et si vaine, pour nous dévoiler la vie familière de ce souverain désœuvré et la honteuse promiscuité des avortons et des fous dont il s’entoure pour tromper le long ennui de ses journées ! C’est aussi de l’histoire, et pas seulement celle de la cour, que nous rappellent ces Chasses royales ou., dans le cadre d’un paysage franchement espagnol, nous voyons rassemblées toutes les classes de la population, avec le riche bariolage des costumes, le caractère franchement local des physionomies, tout le pêle-mêle si habilement ordonné de cette foule accourue pour une de ces tueries sauvages qui de tout temps ont été et qui restent encore aujourd’hui le fond des divertissemens de cet étrange pays. Et dans les Fileuses encore, n’est-ce pas une autre face également caractéristique de la vie espagnole qui s’offre à nous dans cet intérieur pittoresque, avec ces belles filles du peuple et ces grandes dames élégantes, avec ces opérations diverses d’une industrie nationale, égayées et comme transfigurées par la lumière radieuse qui se joue parmi ces riches étoffes ou parmi ces loques superbes dont sont vêtues les travailleuses ? Que de sujets d’observation, que de renseignemens instructifs sur les mœurs, les allures et les types d’une époque et d’une contrée ! quelles images charmantes, aussi vraies que poétiques ! A le bien prendre enfin, même en dehors de l’intérêt que nous y trouvons, la valeur d’exécution de pareils ouvrages ne suffirait-elle pas à leur gloire ?

Toutes ces nouveautés, Velazquez les a créées sans se poser en révolutionnaire, sans même croire qu’il fût un inventeur, se bornant à peindre de son mieux les choses qu’il avait sous les yeux, rajeunissant à force d’intelligence et de talent un art qu’on pouvait croire épuisé. S’il a pu ainsi étendre ses ressources, ce n’est pas en franchissant les limites de son domaine, mais en s’y enfermant plus scrupuleusement, en aimant mieux la nature et en nous révélant, par des ouvrages excellens, ce qu’elle possède encore de trésors pour ceux qui savent la bien voir et en exprimer la beauté. Jamais la perfection n’a été si aimable ni si ingénue ; jamais son langage n’a été si accessible à tous, attrayant pour les ignorans, plus admirable encore pour ceux qui savent. Voilà un grand esprit sans morgue et un grand talent qui semble s’effacer. Comme sans y penser, il reste noble en étant vrai, et c’est quand il est le plus simple qu’il fait le mieux paraître sa grandeur. En tout, il se révèle à nous avec cette distinction native qu’avaient encore accrue chez lui la loyauté et la bonne conduite de la vie. A celui qui, ayant déjà goûté les plus hautes délectations de l’art, n’a pas encore pu connaître l’ensemble de son œuvre, il réserve à Madrid la rare surprise des admirations les plus vives, et l’étude de sa vie comme celle de son art s’accordent pour fixer en nous l’impression qu’il convient de garder de lui, celle d’un gentilhomme et d’un peintre accomplis.


EMILE MICHEL.

  1. Voir la Revue du 1er et du 15 août.
  2. Dépêche de Niccolo Sagredo du 16 avril 1641.
  3. Justi, II, p. 222.
  4. La conservation de ce bel ouvrage serait excellente, n’étaient les innombrables éclaboussures d’un liquide coloré dont il est constellé et qu’on pourrait, croyons-nous, enlever très facilement.
  5. Un des plus fins connaisseurs de l’Espagne, M. le comte de Valencia, me dit avoir vainement cherché la trace de cette tapisserie dans les magasins ou les palais de la Couronne ; et le directeur actuel de la fabrique royale des tapisseries de Madrid, que j’interrogeais également à cet égard, m’assurait qu’il n’avait trouvé dans les inventaires aucune indication relative à cet ouvrage qui, à son avis, n’aurait pas été exécuté à la fabrique de Sainte-Isabelle, mais lui aurait été simplement confié pour des réparations.
  6. Justi, II, p. 230 et suiv.
  7. Les pièces de la procédure, conservées aux archives de Madrid, ont été publiées par M. Cruzada Villaamil dans la Revista Europœa ; Madrid, 1874, II, passim.
  8. Un certain nombre cependant, et parmi eux des tableaux d’un grand prix, comme le grand Crucifiement de Van der Weyden et le Lavement des pieds de Tintoret, sont demeurés a l’Escurial où, après les injures du temps, ils ont récemment souffert d’indignes restaurations et de repeints, ouvrage d’un conservateur assez naïf pour avoir tiré gloire de ce vandalisme dans des inscriptions placées au bas des œuvres ainsi maltraitées par ses soins.
  9. Il figurait à l'Exposition du Palais-Bourbon en 1874.
  10. C’est même le seul portrait authentique qui nous ait été laissé de l’artiste, et le grand tableau du musée de Vienne qui passe pour le représenter lui et sa famille n’est certainement pas son ouvrage. Il ne nous offrirait, en tout cas, de lui, qu’une image insignifiante et assez confuse.
  11. M. Madrazo, le peintre bien connu, dont nous déplorons la perte récente, nous disait qu’ayant pu voir ce tableau des Meninas placé dans les ateliers du musée, il y produisait une impression bien supérieure encore.
  12. Velasquez, t. II, p. 381 et suiv.
  13. Les Maîtres d’autrefois, p. 149.