Diego Velasquez
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 853-877).
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DIEGO VELAZQUEZ

DEUXIÈME PARTIE[1]


V

Entre les diverses distractions qui s’offraient à Philippe IV pour le consoler de la perte de son fils, la chasse occupait depuis longtemps et devait jusqu’au bout tenir une très grande place. De tout temps cet exercice avait été en honneur à la cour d’Espagne, et M. Justi nous fournit de curieux détails sur la façon dont il y était pratiqué. L’équipage et les meutes du roi passaient pour les plus magnifiques de l’Europe entière. Il était lui-même un chasseur infatigable, d’une hardiesse extrême et ne redoutant aucun danger. Plusieurs fois sa vie ayant été en péril, son frère ou les personnes de sa suite avaient dû lui venir en aide. Un jour qu’il avait mis pied à terre pour suivre dans un fourré un sanglier blessé, la bête tenant ferme, il avait été obligé de l’achever à coups de dague. La reine et ses proches lui ayant fait à ce propos quelques remontrances, il ne voulut rien entendre, et, signifiant vivement ses ordres pour qu’à l’avenir on le laissât seul se tirer d’affaire, il avait parlé avec plus d’animation et d’abondance qu’il n’en montra jamais. Afin de contenter ses goûts, il s’était fait aménager à sa guise, dans un district très giboyeux, le petit château de Torre de la Parada qu’il avait entièrement décoré de tapisseries ou de tableaux dont les sujets spéciaux avaient été commandés aux meilleurs artistes. Les diverses manières de chasser y étaient figurées ; une entre autres qui n’était guère usitée qu’en Espagne, la chasse à la toile, la Tela Real. Dans une contrée propice et choisie à cet effet, un grand espace de terrain était entouré à l’avance de toiles maintenues, de distance en distance, par des piquets. Une ouverture d’environ deux cents pas y était ménagée, vers laquelle les rabatteurs poussaient le gibier ; quand ils pensaient qu’ils l’avaient ainsi rassemblé en assez grand nombre, on formait cette ouverture, et au milieu de la première enceinte on en formait une nouvelle garnie de deux ou trois épaisseurs de toiles plus élevées. C’est là que les bêtes refoulées étaient assaillies par les chasseurs invités et que le roi leur donnait le coup de grâce. Il y avait à peu près chaque année trois de ces grandes chasses qui occasionnaient une dépense de plus de 80 000 écus[2]. Velazquez, en historiographe fidèle, ne pouvait manquer de retracer quelques-uns des épisodes pittoresques que lui fournissait un exercice pour lequel son maître était si passionné.

On conçoit la difficulté de réunir dans une même composition tous les élémens de pareils épisodes pour on former un ensemble. Bien des artistes s’y étaient essayés sans succès et au musée même du Prado on peut juger de l’inutilité de leurs tentatives. Les deux tableaux de Cranach, représentant des chasses de Charles-Quint à Moritzburg en 1544, ne sont que des œuvres incohérentes et confuses, presque grotesques ; et un autre tableau de P. Sneyers, — une vue à vol d’oiseau dépourvue de tout mérite d’art, — ne donne que très imparfaitement l’idée du sujet qu’il a voulu traiter. Avec sa vive intelligence, Velazquez a bien compris, au contraire, tout le parti qu’il pouvait tirer de ce genre de scènes. Bien des fois, sans doute, il avait accompagné son maître dans ses chasses et voyant le plaisir que celui-ci y trouvait, il s’était, avec sa bonne grâce habituelle, prêté à tous les caprices de Philippe IV. Des documens cités par M. Justi nous montrent, en effet, l’artiste peignant pour le roi non seulement des natures mortes où étaient rassemblées plusieurs pièces de gibier, mais jusqu’à des bois de cerf de grandes dimensions qui provenaient d’animaux abattus par le prince. Bien qu’assez détériorée, la Chasse au sanglier de la National Gallery (no 197), — la collection de sir Richard Wallace en possède une réduction mieux conservée, avec de légères variantes, — nous offre à la fois une image fidèle de la Chasse à la toile et comme un tableau résumé de l’Espagne, des costumes et des types les mieux caractérisés de toutes les classes de la population à cette époque.

La scène, s’étalant en largeur, est disposée avec autant de goût que d’habileté. Cette fois, l’enceinte circulaire circonscrite par les toiles a été installée dans un paysage d’un aspect austère : une sorte de plaine inculte, avec des ondulations dominées elles-mêmes par un coteau escarpé dans les replis duquel croissent des buissons noirâtres, des genêts et quelques chênes rabougris. Une herbe maigre et rare laisse à découvert, par places, la blancheur éclatante du sable. Plusieurs sangliers réunis dans l’enceinte sont poursuivis ou attaqués par des cavaliers munis de lances, et près du duc d’Olivarès, facilement reconnaissable, le roi, monté sur un cheval bai, reçoit le choc d’un de ces animaux avec un épieu garni d’un croissant d’acier. Au-dessus des toiles, à droite, on aperçoit le haut de quatre carrosses de la cour où sont assises des dames conviées à la fête, et dans l’un d’eux la reine Isabelle. Des gardes avec des hallebardes se tiennent à portée pour les protéger au besoin. Au dehors, la foule bigarrée des curieux se presse, au premier plan, sur un tertre. Partout l’animation et le pêle-mêle d’une assistance nombreuse, accourue pour jouir d’un plaisir qui lui rappelle son divertissement national, ces cruels combats de taureaux qui, en dépit de l’adoucissement général des mœurs, ont persisté jusqu’à nos jours. Ici des cavaliers au repos ; là des gamins montés sur les arbres pour mieux voir ; plus loin, des valets ayant en laisse des chevaux, des mulets et de gros chiens de chasse. Parmi les spectateurs, des mendians circulent affairés, aux aguets ; l’un d’eux, près d’un de ses compagnons étendu à ses pieds, boit à même dans une gourde. À côté, un groupe de deux seigneurs très élégamment vêtus, l’un costumé de rouge, avec une collerette blanche, un chapeau noir et des bottes molles ; l’autre le poing sur la hanche, portant un pourpoint rouge, un grand manteau gris, des manches et des culottes blanches et une plume blanche à son chapeau. Entre eux, comme pour faire mieux ressortir la richesse de leur accoutrement, un moine tout habillé de noir avec le grand chapeau traditionnel. Le haut de la toile est occupé par la bande étroite d’un ciel bleu foncé, avec des nuages gris et quelques lumières plus vives. La tonalité puissante, mais neutre, de ce ciel un peu lourd et de ce paysage rude et triste s’oppose ici aux colorations diaprées de 4ces nombreuses figures et rehausse encore leur éclat. Ces figures, — il y en a plus d’une centaine, sans compter les personnages des plans reculés, ni les animaux, — sont si bien groupées, si bien rendues dans leurs allures et leurs physionomies propres, elles ont une telle diversité de vie, qu’on ne se lasse pas de les regarder. Tout délicieux qu’ils soient, nos bonshommes du Louvre, no 1734, indiqués un peu sommairement par un frottis léger et campés comme au hasard, n’en sauraient donner l’idée. Et notez qu’avec cette profusion de détails, tous intéressans, tous exquis, le tableau est d’une unité parfaite, tant les valeurs comme les taches y sont heureusement réparties, les colorations franches et les passages discrètement ménagés. On y sent l’œuvre de la pleine maturité d’un peintre qui n’a d’autre préoccupation que de se satisfaire lui-même, sans l’ombre de courtisanerie, car le roi est si peu en évidence qu’on a quelque peine à le distinguer parmi les cavaliers qui l’entourent. Mais cet esprit si ouvert, cet œil qui voit si bien et cette main qui proportionne avec tant d’à-propos son travail aux choses, agissent ici de concert et s’accordent pour maintenir le parfait équilibre du tableau. Sans céder jamais à la virtuosité, Velazquez nous donne l’illusion d’un art qui s’épanouit aussi naturellement qu’une fleur ; et jamais, croyons-nous, aucun peintre n’a dû goûter à ce point le plaisir de créer à profusion et avec un tel charme la vie dans ses acceptions les plus diverses.

Vers la même époque, dans un ouvrage sinon meilleur, du moins d’un ordre plus relevé, il allait donner une expression encore plus accomplie de son intelligence et de son talent : nous voulons parler du tableau de la Reddition de Breda, généralement connu sous le nom des Lances. Le fait d’armes qu’il retrace était de nature à émouvoir le patriotisme de la nation. C’était la seule action d’éclat du règne, et à raison de l’importance de la place et des difficultés de l’entreprise, les généraux espagnols hésitaient à commencer le siège de cette ville, quand Philippe IV écrivit à Spinola cet ordre laconique : « Marquis, prenez Breda ; moi, le Roi. » De part et d’autre, la lutte s’était alors engagée avec une ardeur et une ténacité extrêmes, lutte en quelque sorte académique, dans laquelle, sous les yeux de l’Europe entière, toutes les ressources de la stratégie étaient mises en œuvre par des chefs dignes de se mesurer. Des canaux, des digues, des travaux immenses de circonvallation poussés activement pendant une année entière, avaient enfin amené les assiégés à accepter la capitulation, d’ailleurs très honorable pour eux, qu’ils signaient le 2 juin 1625, et la remise des clefs de la ville avait lieu trois jours après. On comprend l’enthousiasme avec lequel cette grande nouvelle fut accueillie à Madrid où elle était célébrée par des cérémonies religieuses, des fêtes publiques, et des pièces de théâtre composées pour la circonstance, notamment par Calderon. Quelques années après, le roi, qui s’occupait de réunir dans le château récemment construit de Buen-Retiro des tapisseries et des tableaux où étaient représentés les faits militaires glorieux de son règne, n’eut garde de négliger un épisode aussi flatteur pour son amour-propre.

Parmi les œuvres du même genre qui avaient été déjà commandées à divers artistes en vue de cette décoration, il serait injuste de ne pas mentionner une peinture d’Eugenio Caxesi, dans laquelle il semble avoir tracé la voie à Velazquez, son ancien rival. Cette grande toile, un peu trop négligée par la critique, et qui représente don Giron, le gouverneur de Cadix, repoussant une tentative de débarquement des Anglais, nous offre, en effet, des qualités de premier ordre qu’on est étonné de rencontrer chez l’auteur de tant de compositions décoratives ou religieuses assez médiocres. Le sujet cette fois est nettement conçu, dans un sens très réel. Caxesi a représenté don Giron qui, souffrant de la goutte, s’est fait transporter sur un lieu élevé d’où il donne, d’un air calme, ses ordres à ses lieutenans. Dans le vaste panorama qui se déploie sous nos yeux, l’artiste nous montre la mer couverte de la flotte anglaise et la campagne à travers laquelle les habitans unis aux troupes régulières repoussent vigoureusement vers leurs vaisseaux les ennemis déjà débarqués. Le dessin, comme la tonalité elle-même, sont ici d’une fermeté remarquable, et bien qu’un peu froide, la scène est très exactement définie et localisée. Mais avec un parti semblable et une véracité supérieure encore, Velazquez va nous révéler toute la distance qui sépare le génie du talent.

Plusieurs fois déjà le motif qu’il avait à traiter avait été abordé par d’autres de ses confrères. Aussitôt après la capitulation de Breda, la princesse Claire-Eugénie, gouvernante des Pays-Bas, mandait de Nancy Callot pour prendre au camp, sous la direction des ingénieurs militaires, des esquisses aujourd’hui conservées à l’Albertine. Pieter Sneyers, qui s’était fait une spécialité de ces sortes de figurations, avait également recueilli sur place les élémens de la vue panoramique de Breda et des environs, qui est aujourd’hui au Prado. Enfin quelques années après, un peintre détalent, José Leonardo, élève de Caxesi, avait été chargé d’exécuter pour Buen-Retiro, en pendant à l’épisode du Débarquement des Anglais peint par son maître, ce même sujet de la Reddition de Breda. Avec une apparence de réalité, la façon dont il l’a rendu est absolument contraire à la vérité historique. Poussé par je ne sais quel sentiment de vulgaire flatterie, Leonardo, en effet, a représenté Spinola à cheval, recevant d’un air dédaigneux les clefs de la ville que lui apporte le comte Justin de Nassau, humblement prosterné dans la poussière, et pour fond un paysage quelconque, qui n’a rien à voir avec la Hollande. Ainsi qu’en témoigne, au contraire, un récit à peu près officiel publié peu de temps après la capitulation par un jésuite d’Anvers, le P. Hugo, les assiégés avaient obtenu les conditions les plus honorables et ils étaient sortis de la place, tambours battans, enseignes déployées[3]. Avec sa générosité naturelle, Spinola prodigua à son rival malheureux tous les témoignages de la courtoisie la plus exquise, saluant avec grâce ce vieillard aux cheveux blancs. À son exemple, suivant le même historiographe, les Espagnols montrèrent les mêmes égards aux vaincus. « Parmi les assaillans, dit le P. Hugo, aucune parole déplacée, mais des visages qui souriaient en silence. »

L’inexactitude commise par Leonardo dans sa composition était donc doublée d’une inconvenance toute gratuite, bien faite pour déplaire au roi et à tous ceux qui savaient comment les choses s’étaient passées. C’est à Velazquez que fut commis le soin de rétablir la vérité dans un autre tableau de dimensions pareilles et qui fut exposé à Buen-Retiro, à côté de celui de Leonardo. Chevaleresque comme il l’était, l’artiste accueillit avec bonheur cette occasion de rendre hommage à la mémoire de Spinola, qui, à la suite du siège de Casale, était tombé dans la disgrâce la plus injuste. Velazquez avait conservé un souvenir reconnaissant de la sympathie qu’il avait trouvée auprès du général pendant la traversée de Barcelone à Gênes, faite en sa compagnie lors de son premier voyage en Italie. Peut-être même avait-il à ce moment pris de sa personne un croquis auquel il put recourir, car dans les Lances la ressemblance de Spinola avec ses autres portraits connus est frappante. Avant de commencer son tableau, Velazquez s’était d’ailleurs entouré de tous les renseignemens qui pouvaient l’éclairer. Non seulement il avait mis à profit la vue topographique de Sneyers et le compte rendu détaillé du P. Hugo, mais il avait probablement recueilli à la cour les informations des témoins oculaires de l’important fait d’armes qu’il s’était chargé de représenter. Son œuvre est, en tout cas, d’une exactitude absolue.

On connaît cette belle composition dans laquelle, avec un rare bonheur, le maître, en s’inspirant de la seule vérité, a su donner à la scène toute sa signification pittoresque et morale. La disposition en est aussi simple qu’habile. Au-dessus des assistans, se déroule le vaste panorama de la ville avec ses fortifications, les deux cours d’eau qui s’y réunissent et, plus près, les bastions et les travaux élevés par les assaillans au milieu d’une plaine immense qui à l’horizon va se confondre avec le ciel. De part et d’autre sont rangés les deux états-majors : à gauche, les Hollandais moins nombreux ; à droite, les Espagnols, et au milieu, dans l’espace laissé libre, les deux personnages principaux vers lesquels le regard est ainsi naturellement amené. Le comte de Nassau, légèrement incliné, remet les clefs de la place à Spinola qui, d’un air aimable, lui pose affectueusement la main sur l’épaule, comme pour le réconforter. Sans allégorie, sans aucune des conventions rebattues, l’ordonnance est ici tellement claire, les faits sont si nettement spécifiés que le spectateur le moins au courant comprend à première vue de quoi il s’agit. Si peu qu’il prolonge l’examen, tous les détails concourent à renforcer son impression. Partout l’air et la lumière circulent à flots, enveloppent et baignent les objets, mettent du jeu entre les divers personnages et entre les groupes. Quant à l’harmonie, où dominent surtout les bruns et les bleus répandus dans le tableau, elle est à la fois contenue et très vivante. Une infinité décolorations diverses relèvent cette dominante et s’unissent ou s’opposent à elle avec un à-propos exquis. C’est le fond gris bleuâtre du ciel et de l’horizon, ce ton léger, nuancé, indéfinissable, familier à Velazquez, et sur lequel ses figures se détachent si franchement, en clarté ou en vigueur ; puis ; au-dessous, cette zone de terrains neutres et olivâtres, qui met un soutien et un repos au centre de la composition. Çà et là des fumées rousses ou blanchâtres, des ombres qui courent sur la plaine, des étendards qui flottent, des casaques multicolores, toute la diversité des contrastes que peuvent présenter entre eux les verts et les roses, les jaunes et les gris de fer, viennent renforcer la tonalité générale et l’animent sans en rompre l’unité. Que dire enfin de cette exécution incomparable, toujours appropriée aux objets, proportionnée à leurs distances respectives, toujours libre, élégante, pleine d’abandon, de grâce et de sûreté ? Derrière cette facilité apparente se cache une habileté merveilleuse ; mais, à vrai dire, on n’y pense pas et il semble que rien ne soit aussi aisé que copier cette toile si bien faite pour attirer quiconque manie un pinceau. Et cependant ceux qui ont cédé à la tentation ont appris à leurs dépens tout ce qu’une pareille entreprise recèle de dangers. Regnault, qui mieux que personne y semblait préparé, l’a éprouvé tout comme un autre : « Je n’ai jamais rien vu de comparable à cet homme-là, écrivait-il avec son enthousiasme expansif. Quelle couleur, quel charme, quel aspect nouveau et original ! C’est une peinture jeune, bien portante, née sans effort, sans peine, sans fatigue. Je voudrais avaler Velazquez tout entier ! » La digestion ne laissa pas d’être laborieuse, et quelques jours après, quand il fut aux prises avec un pareil modèle, les déboires commencèrent. « Ce n’est pas positivement facile à faire, mais c’est passionnant, écrit-il de nouveau, et nous travaillons tous les jours de 8 h. et demie du matin jusqu’à 6 heures du soir. »[4] En dépit de cette ardeur, et si intéressante qu’elle puisse sembler à ceux qui n’ont pas vu l’original ou qui n’en ont gardé qu’un vague souvenir, cette copie de Regnault, — elle appartient à l’Ecole des Beaux-Arts, — étonne par sa froideur, par je ne sais quoi de contraint, d’inerte et de figé. La couleur en est superficielle et un peu creuse ; elle n’offre ni le grand aspect, ni la richesse de détails de l’original.

Si, par tant de qualités diverses, l’œuvre de Velazquez est de nature à captiver les artistes, elle mérite de retenir tout homme de goût, et, par les pensées qu’elle suggère, elle a la valeur d’un des documens historiques les plus intéressans. Que de contrastes entre les représentans de ces deux nations ennemies, ainsi rapprochées dans un de ces momens solennels qui décident de leurs destinées ! Malgré leur défaite et les pénibles épreuves du siège, les vaincus font encore bonne figure. Fermes et corrects dans leur maintien, on sent que rien ne pourra triompher de cette opiniâtreté qui assurera leur indépendance. Du côté des Espagnols, en revanche, quelle distinction naturelle, quelle désinvolture dans les attitudes, quelle beauté pour plusieurs de ces mâles visages ! On voit là réunis quelques-uns des types les plus caractéristiques de cette vaillante armée, aguerrie sur tous les champs de bataille de l’Europe : cavaliers jeunes et fringans, ou capitaines blanchis sous le harnais, comme ce comte de Balançon qui, appuyé sur sa béquille, est venu voir de plus près ceux qui lui ont enlevé une de ses jambes. Derrière eux, ces soldats des vieilles bandes dont les lances, qui ont donné son nom au tableau, raient le ciel à des intervalles presque réguliers. À leurs figures basanées, à leur air martial, on reconnaît cette infanterie espagnole dont Bossuet, suivant la remarque de M. Justi, nous a si justement décrit « les carrés vivans, semblables à des tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches. » À observer les costumes eux-mêmes, les oppositions ne seraient pas moins instructives, et il serait facile de les relever jusque chez les deux chefs, l’un ramassé, un peu lourdaud, avec ses allures lentes et massives ; l’autre grand, bien pris, avec cette grâce et cette humeur avenante qui est comme la parure de son triomphe. C’est un signe des temps aussi que ce chef de rebelles et d’hérétiques ait pu, même vaincu, être admis à traiter sur un tel pied d’égalité avec le représentant du roi très catholique, si entiché de la noblesse de sa race et des droits de sa couronne. Toutes ces idées, tous ces sentimens et bien d’autres encore vous viennent en foule et comme d’eux-mêmes à l’esprit en face de cette peinture sincère, exprimés qu’ils sont dans un langage aussi simple que noble, et qui est bien celui de l’histoire. L’ordre et le mouvement, la gravité et la mesure, toutes les secrètes convenances que commande un pareil sujet s’ajoutent au charme de la peinture dans cette œuvre magnifique, qui témoigne de l’intelligence de l’artiste au moins autant que de son talent.


VI

Les occasions de traiter pareils sujets étaient malheureusement trop rares. D’ordinaire le peintre de Philippe IV était repris par le mouvement de la Cour et par les occupations de sa charge. Outre les portraits de son maître, il avait à faire ceux des personnes de sa famille ou de son entourage. Parfois même il était à ce propos exposé aux corvées les plus pénibles. Mais si déplaisantes qu’elles pussent être, il s’en acquittait toujours avec la même conscience et la même habileté. Entre les plus rebutantes il est permis de compter l’obligation de faire poser devant lui les nains et les bouffons du roi. La singulière coutume d’entretenir ces tristes personnages dans les diverses cours de l’Europe avait été avant cette époque assez générale : elle commençait cependant à décliner, sauf en Espagne où ils continuaient à jouir d’une grande vogue. On connaît au Louvre le portrait de ce nain de Charles-Quint dont Antonio Moro a si fidèlement reproduit la mine revêche et maussade. Plus encore que son père, Philippe II aimait à s’entourer de ces caricatures humaines. Méfiant, inabordable pour tous, il autorisait les familiarités de ses bouffons, et l’on avait pu voir, sous son règne, une femme à barbe, un homme couvert d’une véritable fourrure de poils crépus et ébouriffés, ou des monstres de toute sorte jouir successivement de sa faveur. Philippe IV, à son tour, avait montré la même dépravation dégoût à cet égard. Comme si ce n’était pas assez de toutes les variétés de bêtise, d’orgueil, de bassesse ou de cupidité qu’il pouvait observer parmi ses courtisans, il avait fait recruter pour son palais une véritable collection d’avortons ou de phénomènes. Par un raffinement de cruauté, on faisait boire ces pauvres êtres pour les exciter et les mettre aux prises les uns contre les autres, afin de les rendre plus comiques. C’est comme par une allusion involontaire à ces grossiers instincts d’un souverain qui ne se déridait jamais que Calderon, dans le Médecin de son honneur, a produit sur la scène un roi qui promet à son fou cent écus toutes les fois qu’il le fera rire, sous la réserve que pour chacun des mois où il n’y parviendrait pas on lui arracherait une de ses dents. Ces êtres étranges ou mal tournés, les hommes de plaisir du roi (hombres de placer), ainsi qu’on les appelait, formaient une espèce de ménagerie ; on les traitait comme les chiens d’appartement, près desquels ils vivaient le plus souvent, et pour donner la mesure de leur taille les peintres aimaient à les représenter à côté de ces animaux.

Le musée du Prado ne contient pas moins de sept de ces bouffons peints en pied par Velazquez. Le portrait de l’un d’eux, connu sous le nom de Barberousse, est traité sommairement en esquisse, avec une robe d’un rouge brique et un manteau gris ; l’air sombre, égaré, il tient à la main une épée. Un autre, de physionomie inquiète et sournoise, est appelé par dérision don Juan d’Autriche ; diverses pièces d’armure sont placées à terre à côté de lui, et, comme pour justifier son surnom, l’artiste a figuré dans le fond une bataille navale, sans doute en souvenir de la victoire de Lépante. Le troisième, un nain qui répond au nom d’Antonio il Inglese, se croit un important personnage. On a satisfait sa vanité en lui donnant un magnifique costume de soie jaune à dessins brochés, avec un chapeau garni de plumes et des bottes à retroussis. Aussi a-t-il pris un air arrogant, provocateur, et il semble tout fier de dépasser quelque peu, en se redressant de toute sa taille, le gros chien qu’il tient en laisse. C’est une véritable brute que le quatrième, ce Sébastien Morra, une manière de cul-de-jatte dont Velazquez nous montre les traits durs et farouches. Assis à terre et vu de face en raccourci, les deux poings campés comme des moignons sur ses jambes rudimentaires, on dirait qu’il rêve quelque mauvais coup. La facture est rude, et le justaucorps d’un vert sombre sur lequel est passé un petit manteau d’un rouge vineux compose l’accoutrement le mieux assorti pour ce tronçon difforme surmonté d’un si méchant visage. La tête de cet autre est, au contraire, tout à fait inoffensive, presque intelligente, avec ses grands yeux, son large front, sa moustache finement retroussée. Celui-là a sa manie : il joue au savant, et Velazquez l’a peint absorbé dans ses pensées. Gravement vêtu de noir comme un docteur, il est installé dans la campagne avec son écritoire, ses livres, ses cahiers, et porte sur ses genoux un in-folio presque aussi grand que lui. Ce Primo, comme on l’appelait, était un des favoris du roi ; il faisait partie de tous les voyages de la cour, et Olivarès, devenu avec le temps plus sombre que son maître, aimait à l’avoir près de lui dans son carrosse.

C’est avec sa sincérité absolue et sa parfaite entente de la figure humaine que Velazquez a scrupuleusement donné à chacune de ces fidèles images son caractère particulier. Sauf dans la dernière, on voit percer chez ces victimes des fantaisies royales je ne sais quel ressentiment de l’office d’amuseur qui leur est infligé, comme une expression de révolte et de menace. Plus d’une fois, en effet, usant des immunités qui leur étaient accordées, on les voyait tourner en ridicule les plus grands personnages de la cour, et à force d’insolence et de grossièreté, se venger à leur manière des insultes auxquelles ils étaient eux-mêmes exposés. Il y a quelque chose de plus et de mieux, au contraire, dans deux autres portraits qui appartiennent aussi à cette catégorie. Ce ne sont plus, il est vrai, des bouffons ni des fous dont il s’agit ici, mais des innocens et des simples. L’un d’eux, et Niño de Vaccares, un pauvre corps malingre, tout déjeté, à mine souffreteuse, regarde vaguement devant lui de ses yeux vides, tout empreints d’une indicible tristesse. L’autre, l’Idiot de Coria, el Bobo, est plus touchant encore. Accroupi par terre, il sourit tristement à son peintre, et, comme s’il était gagné par la commisération que celui-ci lui témoigne, il bat des mains pour montrer son contentement. À la contraction de son front, on devine le travail qui se fait dans cette cervelle atrophiée, afin de suivre quelque ébauche d’idée qui la traverse. On dirait que cette intelligence rebelle s’est ouverte à la pitié qu’il a rencontrée dans une âme d’élite. Et c’est ainsi qu’avec le plus humble modèle le maître a su faire une œuvre émouvante, qui révèle à la fois la bonté de son cœur et l’éclat de son talent.

Les deux tableaux désignés sous la dénomination assez imprévue d’Ésope et de Ménippe nous offrent, en revanche, des personnages fort peu intéressans. Dans la pensée de Philippe IV, qui les avait commandés à son peintre, ils étaient destinés à être exposés au château de Torre de la Parada, en pendant à un Héraclite et un Démocrite, œuvres assez médiocres de la jeunesse de Rubens et qui devaient singulièrement pâtir d’un pareil voisinage. Car, si les titres sont peu justifiés et les types assez déplaisans, ces deux toiles, exécutées vers la fin de la vie de l’artiste, comptent pourtant parmi les plus magistrales qu’il ait peintes. Ce sont à vrai dire de simples études et dont les modèles appartiennent à cette catégorie de cyniques et de drôles qui foisonnaient dans l’Espagne d’alors, au témoignage de ses propres romans. L’Ésope est un vieux bohème, au teint bilieux, aux cheveux gris, abondans, en broussailles. La moue de sa bouche accentue encore l’ironie gouailleuse de ses petits yeux. Enveloppé d’une houppelande brune, la poitrine ouverte, débraillée, il tient à la main un grand livre, et à ses pieds, à côté d’une couverture, se trouve un baquet rempli d’une eau pure à laquelle ce personnage assez peu ragoûtant aurait quelque raison de recourir, car le lambeau de linge qu’il laisse paraître est d’une propreté plus que suspecte. Le pendant, Ménippe, est un sacripant d’espèce pire encore ; celui-là n’a pas même un bout de linge à montrer, mais il se drape fièrement dans son manteau noir frangé par la misère. Avec sa face patibulaire, son air narquois et insultant, sa barbe grisonnante, son vieux chapeau planté de travers, il regarde impudemment le spectateur, et son nez qui trognonne proteste contre la cruche d’eau posée auprès de lui. Il a dû exercer bien des métiers, et pas toujours des plus avouables, avant de trouver asile dans les antichambres de Philippe IV et d’exercer sa verve caustique aux dépens des courtisans. C’est à force d’insolence qu’il gagne les maigres appointemens qui, de façon fort irrégulière, lui sont servis par la cassette royale.

Dans ces divers ouvrages, la franchise des attitudes et l’accent individuel des physionomies sont mis en pleine lumière par l’ampleur de la facture et la simplicité même des compositions. Parfois les figures se détachent sur un fond uni ; parfois, comme dans le portrait du Primo, un bout de paysage brossé à grands coups par-dessus ce fond en laisse encore transparaître par places la couleur noirâtre. Ce n’est qu’avec une sobriété extrême que l’artiste introduit, à côté de ses modèles, quelques accessoires significatifs destinés à mieux les caractériser. Et cependant personne n’a peint avec une perfection aussi magistrale ces papiers, ces livres, ces parchemins, ces vases ou ces armures qui ajoutent, à l’occasion, une note heureuse à l’harmonie du tableau. On admire et avec raison chez Chardin cette manière grasse et fondue, ces colorations savoureuses à la fois pleines et discrètes, cette touche variée qui excelle à résumer la forme et à spécifier la substance des divers objets qu’il dispose dans ses natures mortes ; même en ces riens un peintre tel que lui parvient à manifester son talent. Et cependant, combien Velazquez ne lui est-il pas supérieur, par cette exécution aussi aisée qu’élégante, par cette grâce suprême qui prête à la vérité un charme si merveilleux de poésie et à l’imitation la plus fidèle je ne sais quel air de création.

Le sans-gêne absolu avec lequel le maître traitait l’antiquité en donnant ainsi gratuitement lui-même les noms d’Esope et de Menippe à deux simples études, nous l’avions déjà constaté à propos de sa façon de comprendre la mythologie. Il devait garder jusqu’au bout cette indépendance vis-à-vis des traditions. La Vénus couchée, qui appartient à lord Rokeby, n’a rien de commun avec la divinité classique à laquelle les œuvres des maîtres italiens nous ont accoutumés. Etendue sur un lit couvert d’une draperie noire, la déesse est vue de dos, mais son visage se reflète dans le miroir que lui présente un petit Amour agenouillé devant elle. C’est là, à notre connaissance, l’unique étude de femme nue qui eût été exécutée jusqu’alors en Espagne, et c’est probablement sur la demande du roi que Velazquez l’avait peinte ; elle est également une exception dans l’œuvre de l’artiste. Aussi à l’exposition de la Royal Academy où ce tableau figurait en 1890, en avons-nous entendu contester l’authenticité. Sans même parler de la preuve décisive que sa provenance fournit à cet égard[5], la liberté et la franchise si personnelle de la facture suffiraient pleinement à justifier l’attribution à Velazquez. M. Justi remarque à ce propos qu’une pareille nudité n’eût pas été du goût du brave Pacheco, s’il avait encore vécu, lui qui conseillait aux peintres de ne recourir à des modèles féminins que pour le visage et les mains. « Quant au reste, comme il dit, ils pouvaient se servir de plâtres ou de dessins et de gravures de maîtres étrangers. » Pacheco, en prônant cette réserve, ne faisait que se conformer à son rôle officiel de censeur et de gardien légal des règles prescrites. L’Inquisition punissait, en effet, d’excommunication l’auteur de tout tableau lascif, sans préjudice d’une amende de 500 ducats et d’un exil d’une année. Mais même avec l’Inquisition, il était, ce semble, des accommodemens, car Philippe II avait, hors d’Espagne il est vrai, commandé à Titien plus d’un sujet assez risqué, et Philippe IV, tout aussi rigide que son aïeul en matière d’orthodoxie, ne se privait pas d’exposer dans son alcôve les scènes les plus libres : le Jardin d’Amour de Rubens notamment, à côté des Saintes Familles et des autres compositions religieuses qu’il y avait réunies. Est-ce, comme on l’a dit, par un reste de scrupule que Velazquez n’a point osé représenter de face sa Vénus, ainsi que l’avaient fait les maîtres vénitiens et ce même Rubens ? Sans nous arrêter à cette explication trop étrange, nous croyons simplement que la pose donnée par lui à la jeune fille qui lui a servi de modèle l’a surtout tenté parce qu’elle mettait mieux en relief la souplesse de ses formes, la fraîcheur de ce corps svelte et flexible où circule un sang généreux. Mieux encore que ses traits vaguement reproduits dans le miroir, la finesse de sa taille et la cambrure fortement accusée de ses hanches décèlent ici un type franchement espagnol, qui évêque le souvenir des gitanas andalouses.

Le Mars du Prado s’écarte encore davantage des idées que fait naître une pareille dénomination, et ce n’est là, à vrai dire, qu’un modèle d’atelier au repos, dans une attitude qui rappelle un peu celle du Penseur de Michel-Ange. Après coup, le maître a eu l’idée de l’affubler d’un casque qui met dans l’ombre son visage et de placer à ses pieds une rondache, une cuirasse et une épée. Un linge bleu voile sa nudité et il est assis sur une étoffe d’un rouge laqueux. Sans être vulgaires, les formes un peu épaisses n’ont pas grande distinction, et le maître les a copiées avec son habileté ordinaire, telles qu’il les voyait. En somme, la figure est un peu dépourvue de caractère et manque absolument de style. Dans le groupe de Mercure et Argus, la composition est, au contraire, aussi imprévue que pittoresque, et Velazquez, tout en conservant la même liberté, a su lui donner une tournure très originale. La nuit est tombée et déjà dans le ciel d’un bleu sombre, encore éclairé à sa base d’une lueur blanchâtre, les étoiles commencent à s’allumer. Sous ces clartés douteuses, les silhouettes des deux figures se détachent franchement, celle de Mercure rampant sur ses genoux et ses mains, dans l’ombre, ainsi qu’il convient au dieu des voleurs ; l’autre, — celle d’Argus accablé par le sommeil, — à demi noyée par une lumière mystérieuse dans laquelle ses formes sont très largement indiquées. L’aspect est saisissant, tout à fait décoratif, bien que dans une gamme sourde, composée de tons neutres, peu définis, mais transparens malgré leur intensité : des gris de fer, des bruns noirâtres, des bleus opposés à des roux, sans autre coloration que l’écharpe pourpre jetée sur l’épaule de Mercure. L’ensemble dénote une œuvre de la pleine maturité de l’artiste, d’une harmonie très personnelle et parfaitement appropriée au sujet.

Obligé, pour se plier aux caprices de son maître, de varier à chaque instant ses travaux, Velazquez passait au gré de Philippe IV d’une composition mythologique à un épisode religieux. C’est ainsi que, vers 1638, il peignit pour la sacristie d’un couvent de Bénédictins fréquenté par la cour le grand Christ en croix qui se trouve aujourd’hui au Prado. Dans un ouvrage de ce genre il était évidemment forcé de se conformer aux formules consacrées. Sans chercher en rien à le modifier, il accepte le programme qui lui est imposé. Le corps mince, allongé, vu de face, se détache avec sa blancheur d’ivoire sur un fond d’un noir intense. Seule, la tête, légèrement inclinée vers la gauche et à demi cachée par la longue chevelure, donne un peu de jeu et de mouvement à cette silhouette régulièrement symétrique. L’exécution très appliquée, peu visible, témoigne d’un soin respectueux. Comme nous sommes en Espagne, l’artiste n’a pas ménagé le sang qui s’écoule avec abondance des plaies du divin Supplicié ; mais, pour confesser sa foi, le croyant a mis sur les traits de cet auguste visage, avec un air de résignation, la majesté solennelle de la mort.

En dépit des règles rigoureuses qui présidaient à la représentation des sujets religieux, Velazquez a su parfois, en les traitant, montrer l’originalité dont il avait fait preuve, dès sa jeunesse, dans son Adoration des Mages. Le Christ à la colonne, acquis assez récemment par la National Gallery, nous en fournirait au besoin un nouvel exemple. Emprunté au récit de la Passion, cet épisode, tel du moins que l’a compris le peintre, n’avait jamais inspiré ses devanciers. Après avoir subi les railleries et les insultes de ses persécuteurs, le Christ vient d’être abandonné dans sa prison par ses bourreaux. Les fouets avec lesquels ils l’ont flagellé sont à côté de lui, et, assis à demi nu sur le sol, les mains liées, portant sur son corps les traces des violences qu’il a subies, il tourne péniblement sa tête vers un petit enfant agenouillé près de lui qui le prie avec recueillement. À côté de l’enfant, un ange debout attire son attention vers le Christ. Sauf le brun orangé et le rouge laqueux du costume de eut ange, la tonalité générale est grisâtre, et la tristesse de ces colorations volontairement amorties donne à la scène un aspect très saisissant. Tandis que dans le tableau précédent le corps du Christ paraît grêle, étiré, l’artiste cette fois a donné plus d’ampleur à ses proportions, comme pour mieux marquer le contraste de cette nature vigoureuse abattue en pleine jeunesse par les tortures auxquelles elle est en butte.

Bien que datant de la fin de la vie de Velazquez, le Couronnement de la Vierge, qui appartient au musée du Prado, déroute au premier abord par son étrangeté et par je ne sais quelle ressemblance avec les tableaux des peintres de la décadence italienne, Barroccio notamment. Ces sujets mystiques, dont la grâce un peu affadie défrayait le talent de Murillo, ne sont guère faits pour Velazquez. En regardant de plus près on le retrouve cependant avec la largeur de son dessin, avec son exécution ferme et souple, avec cette façon de draper ses figures qui laisse sentir leurs formes et leurs mouvemens sous les étoffes ajustées ou flottantes dont les plis sont répartis avec art, sans raideur comme sans mollesse. Les rouges et les bleus que nous avions déjà remarqués dans le Mars au repos sont caractéristiques pour cette époque, et c’est dans le jeu de ces rouges et de ces bleus avec le violet, qui en est comme la résultante, que l’artiste a cherché les élémens d’une harmonie nouvelle dont les colorations un peu trop vivement accusées diffèrent sensiblement de ses tonalités habituelles, plus discrètes d’ordinaire. Le type très espagnol de la Vierge ne manque pas de beauté et son geste charmant est plein d’une grâce pudique[6]. Quant aux têtes des chérubins voletant deux à deux dans un ciel gris semé de nuages blancs, Velazquez seul était capable de peindre avec cette ampleur et cette légèreté leurs mines éveillées, leurs joues vermeilles et rebondies, le blond emmêlement de leurs chevelures ébouriffées.


VII

Ce travail si aisé, si expéditif, si merveilleusement propre à rendre la fraîcheur et l’animation de jeunes visages, montre assez avec quelle supériorité l’élève de Pacheco aurait traité des portraits de femmes ou d’enfans. Mais les enfans qu’il lui fallait peindre n’avaient ni cette apparence de santé, ni ce naturel. Rejetons tardifs d’une race appauvrie, lymphatiques et pâlots, emprisonnés dans les gaines ridicules qui leur servaient de vêtemens, les infans ou les infantes d’Espagne n’offraient à Velazquez que des modèles peu faits pour exciter sa verve. Façonnés dès l’âge le plus tendre au train de la cour, capables de rester tranquilles pendant des heures entières, alors qu’ils assistaient aux cérémonies officielles, ils ne devaient laisser voir sur leurs traits aucune des impressions qu’ils pouvaient éprouver. Velazquez les a peints tels qu’ils étaient, avec l’air triste et ennuyé que peu à peu la vie à laquelle ils étaient condamnés donnait à leurs physionomies. Les portraits de femmes qu’il avait à faire n’étaient pas non plus bien attrayans. Sans même parler des types ingrats que lui offraient les membres de la famille royale, les conditions de costume imposées au peintre ne lui laissaient pas grande latitude. Tandis que les œuvres des Italiens, de Titien par exemple, lui montraient à l’envi de superbes créatures dans le plein épanouissement de leur robuste beauté, avec leur coiffure élégante, leur cou dégagé, leurs épaules et leur poitrine nue, avec toute la richesse d’ajustemens combinés pour faire valoir leurs formes, Velazquez se heurtait aux prescriptions d’une pruderie sévère et revêche. Ces visages volontairement inertes, ces cous dissimulés sous des collerettes raides et épaisses, ces corsages montans, soigneusement fermés, c’était là comme un dernier reste des mœurs orientales acclimatées en Espagne pendant la longue occupation des Maures.

En dépit de ces contraintes, l’artiste avait su donner au portrait d’Isabelle de Bourbon, la première femme de Philippe IV, quelque chose de l’agrément et de la grâce que cette Française exilée au-delà des monts répandait autour d’elle, l’expression de douceur et de bonté qui à la longue lui avait concilié tous les cœurs. Mais plus tard, après la mort de la reine, l’étiquette de la cour était devenue de plus en plus despotique. Des paniers larges et rigides, — on les nommait garde-infantes (guarda infantes), — se dressaient en manière de gabions autour des princesses du sang pour empêcher de les approcher. Dans les danses auxquelles elles prenaient part, il était interdit de toucher leurs mains, et l’on ne devait pas même soupçonner leurs pieds, cachés à tous les regards par ces paniers volumineux. M. Justi raconte à ce propos qu’à l’arrivée en Espagne de l’archiduchesse Marianne d’Autriche, qui à l’âge de quatorze ans allait devenir la seconde femme de Philippe IV[7], les délégués d’une ville qui se trouvait sur la route ayant voulu lui offrir en présent quelques-uns des produits les plus renommés de l’industrie locale, des bas de soie figuraient parmi ces cadeaux. À cette vue, le majordome, indigné d’une pareille inconvenance, les avait jetés au nez du donateur malavisé, en lui disant : « Vous devriez pourtant bien savoir que les reines d’Espagne n’ont pas de jambes. » Sur quoi, la malheureuse petite princesse s’était mise à pleurer, croyant naïvement qu’à Madrid on allait lui amputer les pieds.

En dehors de la cour, Velazquez avait aussi à peindre les portraits des quelques hôtes de passage qui y séjournaient plus ou moins longtemps. C’est ainsi qu’au printemps de 1637 il avait exécuté celui de Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, qui, réfugiée en Espagne pour éviter les persécutions de Richelieu, y fit tourner bien des têtes. Malheureusement ce portrait ne nous a pas été conservé. À peine pouvons-nous signaler, parmi les rares portraits de femmes que nous possédions du maître, celui de trois inconnues : le buste de profil du Prado connu sous le nom de la Sibylle, qui passe pour celui de l’épouse de Velazquez et dont nous avons déjà parlé ; le portrait à mi-corps de Joana de Miranda[8], une physionomie fine et avenante, avec un front haut, de petits yeux bruns intelligens, et dans la pose comme dans le costume un air d’élégance et de distinction naturelles ; enfin celui qui fait partie de la collection de sir Richard Wallace, la Dame à l’éventail, une figure bien franchement espagnole, par le type, les allures et la mise. Grande, un peu forte, mais bien prise, la dame est debout, vue de trois quarts, et l’éclat de son teint vermeil est encore rehaussé par ses cheveux bruns retombant sur ses épaules et par le ton olivâtre de sa robe. Ses deux mains sont gantées ; de la gauche elle rajuste les plis de sa mantille noire ; autour du bras est entortillé un chapelet et dans sa main droite elle tient un éventail ouvert. Malgré la coupe très simple et la couleur austère du vêtement, c’est bien là, ainsi que le remarque M. Justi, une véritable tenue de combat, nettement caractérisée par les trois accessoires obligés de la toilette d’une Espagnole de race : le chapelet qu’elle vient, sans doute, d’égrener ; l’éventail toujours en mouvement, que ses doigts agiles s’entendent si savamment à manœuvrer ; enfin la mantille dans laquelle elle s’enveloppe, cette coquette mantille, maudite si souvent par les confesseurs et les maris et qui, survivant à bien des édits royaux qui l’ont proscrite, a persisté jusqu’à nos jours. De grands yeux bruns énigmatiques, une expression placide, et un corsage ouvert un peu bas qui laisse entrevoir la naissance de la gorge, complètent cet ensemble dont M. Justi caractérise d’une manière piquante l’expression ambiguë, « mélange de passion et de froideur, de mondanité et de dévotion, de franchise et de rouerie. » En présence de cette image significative, si bien composée, exécutée en perfection, et qui n’a rien à voir avec les portraits d’apparat, il est permis de regretter que l’artiste n’ait pas eu plus souvent l’occasion de peindre avec une aussi entière liberté d’autres portraits de femmes.

Ses portraits d’hommes sont, en revanche, très nombreux et ils donnent pleinement la mesure de son talent. Leur réunion formerait une galerie à peu près complète des hommes marquans de l’Espagne à cette époque, et tous les Ages, tous les tempéramens, toutes les conditions y seraient représentés. Mais la difficulté de choisir parmi tant de chefs-d’œuvre nous oblige à nous restreindre. Nous nous contenterons donc de citer le charmant visage de ce jeune duc François d’Este (aujourd’hui à la galerie de Modène), fort choyé par Philippe IV pendant le temps qu’il fut son hôte et qui porte au revers d’un médaillon orné de diamans le portrait en miniature du roi ; l’amiral Adrien Pulido (collection du duc d’Arcos), une figure résolue, de large carrure et de solide charpente ; le comte de Benavente (musée du Prado), couvert d’une armure d’acier damasquinée d’or, une physionomie placide d’homme de guerre blanchi au service de la couronne ; à Milan, dans la collection du prince Pie de Savoie, un portrait identifié par M. Justi, celui du vieux marquis de Castel Rodrigo, qui fut vice-roi de Portugal. Puis c’est un homme d’Église, diplomate habile, ce cardinal Borgia dont nous trouvons au Staedel’s Institut de Francfort la tête étrange, anguleuse, aux joues caves, aux pommettes saillantes, aux petits yeux perçans renfoncés dans leurs orbites, vraie tête de politique implacable, peinte vers 1640, avec la sincérité absolue d’un Holbein. Viennent ensuite des lettrés comme Quevedo, l’ami de Velazquez, une bonne et honnête figure de poète, dont le fin regard se dissimule sous d’épaisses lunettes, ou bien des inconnus comme le Géographe du musée de Rouen et le vieillard de la galerie de Dresde, sans compter les portraits de personnages de la cour, ceux du ministre Olivarès, exécutés peu de temps avant sa chute (galerie de Dresde et musée de l’Ermitage) ; celui de Julianillo (Bridgewater-House), un fils naturel de don Guzman, dont les traits gracieux rappellent sans doute ceux de sa mère, doña Isabella, une beauté autrefois très réputée à Anvers ; enfin, à Dulwich-College, le portrait du roi lui-même peint en 1644 à Fraga par Velazquez qui accompagna son maître dans son expédition en Aragon[9]. Le royal modèle est représenté debout, à mi-jambes, dans un costume d’apparat, rouge clair brodé d’argent, d’un ton délicieux. Il tient d’une main son chapeau, de l’autre le bâton de commandement ; la moustache est fièrement retroussée, l’attitude résolue ; mais les traits semblent fatigués et les mains amaigries. « Vrai chef-d’œuvre de couleur et de distinction, clair et tendre comme le plus fin Metzu », dit Burger, qui a depuis longtemps signalé la valeur de cette peinture exquise.

Deux de ces portraits, à raison de leur supériorité marquée, méritent cependant mieux que la mention sommaire à laquelle nous avons dû nous borner pour les précédens. L’un d’eux a longtemps passé, et le catalogue du musée du Prado le donne encore aujourd’hui pour celui d’Alonso Cano. M. Lefort y a le premier reconnu les traits du sculpteur Montanez, et de son côté M. Justi est arrivé à la même détermination. C’était aussi, nous le savons, un ami de Velazquez qui l’avait connu à Séville chez Pacheco. L’artiste lu représenté l’ébauchoir dans la main droite, travaillant à un buste placé devant lui, peut-être celui du roi ; le sculpteur, en effet, au lieu d’un vêtement d’atelier, porte ici un costume plus correct, une tunique noire serrée à la taille par une ceinture de cuir. Il est à mi-corps, la tête de trois quarts, tournée vers le spectateur. Bien que déjà vieux, car ses cheveux grisonnans se font plus rares, sa moustache est grise et sa barbiche tout à fait blanche, il a conservé toute son énergie. La physionomie respire la franchise et l’intelligence, le regard plein de feu et de volonté atteste l’artiste observateur, cherchant à démêler dans la réalité les traits vraiment caractéristiques, ceux qu’il doit retenir et s’appliquer à rendre. Modelé |d’une justesse parfaite, obtenu par les moyens les plus simples, colorations réduites au strict nécessaire, — les blancs de la collerette et des manches et les noirs du costume, — combinées pour donner un relief et un éclat merveilleux aux carnations très fortement éclairées, tout ici concourt à rendre l’effet plus saisissant.

Même force, avec une sobriété encore plus contenue, dans le beau portrait de Dresde où M. Justi a eu raison de retrouver le type d’un certain Juan Mateos, grand veneur de Philippe IV. Des chairs un peu molles, le teint d’un bilieux, des traits irréguliers, un gros nez, la bouche contractée, de petits yeux sombres sous des sourcils en broussailles, un double menton déjà très accusé, des cheveux gris et ras, des mains à peine indiquées ; pour costume, un pourpoint noir aux rayures alternativement mates ou luisantes et un petit col blanc ; pour fond, un ton gris neutre sur lequel le personnage se détache en vigueur sur la droite de la toile et en clair sur la gauche, tout cela, on le voit, n’offrait pas grandes ressources à un peintre et ne promet pas grand intérêt. Et cependant, en dépit de ces colorations austères et de ce type un peu maussade, le portrait de Dresde tiendrait dignement sa place parmi les meilleures toiles du maître. Peut-être même à cause de l’insignifiance du modèle et de la simplicité du parti, les qualités de Velazquez apparaissent-elles ici plus éclatantes. On ne se lasse pas d’admirer cette façon discrète, inimitable, de colorer à si peu de frais, de trouver sur une palette dont la pauvreté semblerait gênante aux plus habiles, ces tons rares, nacrés, nuancés et subtils ; d’obtenir avec cette sobriété de colorations une aussi merveilleuse richesse. Que d’autres sujets d’admiration encore dans cette lumière ni jaune, ni froide, toujours limpide et pure ; dans ce dessin, cherché non pas d’un trait sec, mais poursuivi avec une si exacte proportion des saillies, jusque dans les inflexions les plus délicates du relief ; dans le maniement de cette pâte abondante et généreuse, jamais surchargée ; dans cette exécution enfin, moelleuse ou précise, toujours animée, toujours intelligente, et qui subordonne toutes ses habiletés à l’expression de la vie et du caractère !

L’affabilité, le tact et la discrétion de Velazquez contribuaient autant que son talent à lui assurer une faveur croissante auprès du roi. Mais si les honneurs lui étaient venus peu à peu, ses appointemens n’avaient guère augmenté. Les embarras financiers de la cour d’Espagne s’aggravaient de jour en jour, et, bien que la solde du peintre fût assez modique, elle ne lui était payée que d’une façon très irrégulière. En 1634, il avait eu grand’peine à obtenir 1 000 ducats pour 18 tableaux qu’il avait livrés au roi. Cette même année, sa fille Francisca ayant épousé le peintre Juan-Bautista del Mazo, il avait cédé à son gendre le poste d’huissier du palais qu’il avait occupé jusque-là. Bientôt après, « se trouvant assez gêné, » ainsi qu’il le dit lui-même dans une supplique à Philippe IV, il réclamait 1500 réaux qui lui étaient dus pour sa charge, sans compter le prix des tableaux peints par lui. En 1640 un décret avait fixé ses honoraires à 500 ducats par an ; mais les paiemens se faisaient toujours attendre, et en 1648 les arriérés de sa solde se montaient à 3400 réaux, pour lesquels il avait fallu consentir avec le trésor une transaction par laquelle le roi élevait à 700 ducats son traitement, « afin qu’il pût suffire à son entretien », moyennant quoi le peintre donnait décharge des sommes qui lui étaient dues.

Sans s’inquiéter de cette détresse financière, Philippe IV, loin de restreindre ses dépenses, s’abandonnait à son goût pour les constructions ruineuses et à ses acquisitions incessantes d’objets d’art de toute sorte. Le palais de Madrid ayant été mis en état, il s’agissait de décorer les appartemens nouveaux qui y avaient été disposés, de les garnir de meubles de prix, de les orner de tableaux et de sculptures, notamment la grande salle octogone placée au-dessus de la porte principale de l’Alcazar. Le roi rêvait d’en faire quelque chose d’analogue à la Tribune de Florence, en y installant un choix des plus belles œuvres de ses collections. Il désirait aussi avoir des moulages des statues antiques les plus célèbres, et il n’avait pas renoncé au projet, déjà caressé par Philippe III, d’établir à Madrid une Académie des beaux-arts. Velazquez, nommé dès le mois de mars 1647 inspecteur et trésorier du service des bâtimens, avait présidé lui-même à l’appropriation de la salle octogone : il était donc tout désigné par son goût et la sûreté de son caractère pour diriger les acquisitions nouvelles que le roi songeait à faire en Italie. Chargé à cet effet d’une mission spéciale, un peu retardée par la pénurie absolue du trésor, il s’embarquait à Malaga le 2 janvier 1649.

C’était alors chose délicate que d’acquérir des œuvres d’art. À mesure que les amateurs étaient devenus plus nombreux, les occasions s’étaient faites plus rares. Il fallait, tout en payant comptant, déployer beaucoup de diplomatie et de zèle pour profiter de ces occasions ; il fallait aussi être assez connaisseur pour dépister les copies très habiles qui circulaient comme originaux. Venise était à ce moment le grand marché de la curiosité ; c’est là d’ailleurs que Velazquez se sentait attiré par sa prédilection pour les peintres de cette école. Un auteur du temps, Marco Boschini, qui vit alors l’artiste, vante la dignité de ses manières et l’agrément de sa personne. Dans un dialogue supposé par lui entre Salvator Rosa et Velazquez, ce dernier, interrogé sur ses préférences artistiques, répond à son interlocuteur : « À parler avec une entière franchise, je dois vous avouer que Raphaël ne me plaît aucunement. » Sur ce, Salvator lui répliquant : « Il n’y aurait donc personne en Italie à qui nous puissions donner la couronne ? » Don Diego repartit : « C’est à Venise que l’on trouve le bon et le beau ; c’est là que sont les maîtres du pinceau, et c’est Titien qui porte l’étendard[10]. » Pour ce qui touche l’opinion de Velazquez sur Raphaël, ce propos, en admettant qu’il s’appuie sur quelque renseignement positif, a probablement été un peu exagéré pour les besoins de la cause, Boschini ayant en vue la glorification de Venise, et il ne faut, sans doute, y voir qu’une indication des préférences d’ailleurs très naturelles que le maître espagnol devait avoir pour les grands coloristes vers lesquels le portait son propre tempérament.

De Venise, où il n’avait pu acheter que quelques tableaux de Tintoret et de Paul Véronèse, — entre autres une Vénus et Adonis de ce dernier, — Velazquez, en passant par Rome, se rendit à Naples pour y présenter ses lettres de recommandation au vice-roi, qui était prié de faciliter par tous les moyens possibles sa mission. Il avait retrouvé dans cette ville Ribera, son compatriote, qu’il avait connu vingt ans auparavant, lors de son premier voyage, et qui, toujours laborieux et fécond, avait agrandi son style sous l’influence du Dominiquin. Mais c’est à Rome surtout que Velazquez devait séjourner. Peintres et sculpteurs y affluaient à ce moment, et l’on rencontrait parmi eux des grands seigneurs, comme Pierre de Cortone, le Calabrese et Salvator Rosa, qui ne marchait jamais qu’entouré d’un cortège d’admirateurs ; des bohèmes, tels que le Guerchin et Michel-Ange Cerquozzi, renommé pour ses bouffonneries ; ou bien encore des solitaires épris du grand art et de la nature, ainsi que notre Claude et Poussin, dont le caractère était si bien fait pour plaire à Velazquez. Ce dernier s’était aussi lié avec l’Algarde et le Bernin, auxquels il fit plusieurs commandes pour le roi d’Espagne. À grand’peine il avait également réuni pour son maître des reproductions de plus de trente statues antiques, des bas-reliefs, des bustes d’empereurs romains et un moulage de la tête du Moïse de Michel-Ange. Enfin il parvint aussi, non sans difficulté, à engager au service de Philippe IV deux habiles décorateurs, Metelli et Colonna, après s’être assuré lui-même qu’ils possédaient les qualités requises pour l’office qu’on attendait d’eux.

On conçoit aisément que les visites d’ateliers et de collections, les démarches pour obtenir l’autorisation d’exécuter des moulages, les pourparlers avec les marchands ou les intermédiaires avec lesquels il fallait s’aboucher, entraînaient des pertes de temps considérables qui devaient sembler particulièrement fastidieuses à un homme aussi actif que Velazquez. Il allait bientôt se dédommager de tous ces ennuis en produisant un chef-d’œuvre. Bien qu’il n’aimât guère les peintres, le pape Innocent X s’était décidé à faire une exception en faveur de ce gentilhomme espagnol dont les manières l’avaient charmé, et il consentit à poser devant lui. Mais, afin de mieux profiter de cet honneur, l’artiste, qui n’avait probablement pas touché un pinceau depuis son départ d’Espagne, pensa avec raison qu’il fallait auparavant se refaire un peu la main. Il avait justement à sa disposition son serviteur et élève, Juan de Pareja, venu avec lui en Italie, et l’étude lestement enlevée qu’il peignit, d’après son visage basané, ombragé d’une abondante chevelure, noire et crépue, marque de son origine africaine, obtint un tel succès quand il l’exposa au Panthéon, que le titre de membre de l’Académie de Saint-Luc lui fut décerné par acclamation.

Ayant ainsi repris possession de ses moyens, Velazquez pouvait aborder avec plus de confiance la tâche dont il s’était chargé. Cette tache cependant n’était point facile. Non seulement, en effet, le pape ne pouvait lui accorder que de rares et courtes séances, mais ce modèle dont il avait à reproduire les traits était peu avenant, d’une vulgarité et d’une laideur proverbiales. Des sourcils arqués et froncés au-dessus d’un gros nez, une bouche large aux lèvres pincées, un menton naturellement long et prolongé encore par une barbiche grise, ce n’était point là assurément un ensemble fait pour inspirer un peintre. Mais l’artiste s’était mis résolument à l’œuvre, et la hâte même à laquelle il était condamné ne servit qu’à exciter sa verve. Le pape est représenté jusqu’à mi-jambes, en pleine lumière, dans une pose très naturelle, assis dans un fauteuil sur les bras duquel s’appuient ses deux mains, la tête vue presque de face. Le parti adopté pour les colorations n’est pas moins simple : la collerette, les manches et le rochet blancs ; le fauteuil, la tenture, la calotte et le camail rouges ; les chairs fermes et fraîches d’un tempérament robuste, avec des luisans sur le front, le nez et les joues. Innocent X était alors dans sa soixante-seizième année, et, au dire des contemporains, il avait encore la mine, le port et la voix d’un homme dans toute sa force. Autant qu’il est permis d’en juger en le comparant avec le beau buste de l’Algarde, son portrait est d’une ressemblance frappante. Dans la chaleur et l’entrain de l’improvisation, tous les coups ont porté ; mais, ainsi qu’en témoignent des repentirs assez nombreux, le maître, au cours de son travail, ne s’est point refusé d’améliorer son œuvre pour la rendre parfaite. L’exécution est prodigieuse de vie, d’esprit, de sûreté. C’est bien là, ainsi que le remarquait Boschini, la belle manœuvre vénitienne du pinceau, il vero colpo venetian, et, d’autre part, ces rouges si variés, si magnifiques, qui jouent avec les blancs et les gris, et font si bien ressortir les carnations, forment une harmonie d’une distinction et d’une richesse extraordinaires. Et cependant, malgré cette maîtrise, aucune trace de virtuosité. Si excellens que soient les moyens, on n’y songe pas, tant ils sont ici subordonnés à l’expression. « Ce pauvre niais, ce cuistre usé, » ainsi que l’appelle Taine, a tout à fait grand air. En dépit de l’éclat triomphant des rouges qui dominent dans cette toile, c’est la tête qui attire l’attention, et, dans cette tête sanguine, si délicatement, si franchement modelée, c’est le regard de ces yeux gris bleuâtres qui vous retient et vous fascine. Il étincelle sous les sourcils épais, et l’on y sent, avec la clairvoyance de l’homme d’église habitué à scruter les consciences, la perspicacité et l’impassibilité du diplomate, l’autorité du pape investi de la puissance souveraine, celle qui s’exerce sur les âmes. Quand vous l’observez, ce n’est pas lui qui se livre : vous avez beau le fixer, c’est lui au contraire qui s’attache à vous, vous pénètre et vous poursuit de ses muettes et irrésistibles interrogations. À côté de cette figure énigmatique et saisissante, dans cette galerie Doria, pourtant si remplie de chefs-d’œuvre, les autres peintures semblent ternes et inertes ; on dirait des fantômes, tandis qu’après bien des années le souvenir que vous gardez de l’œuvre de Velazquez reste dans votre esprit, radieux et ineffaçable.

L’admiration excitée par ce bel ouvrage fut unanime. Au milieu de ces conventions routinières auxquelles obéissaient alors la plupart des artistes italiens, il paraissait d’autant plus vivant. Loin de se laisser entamer par tout ce qu’il avait vu à Rome, cet étranger manifestait victorieusement son originalité, et, au lieu des enseignemens qu’il était venu chercher, c’étaient des leçons qu’il donnait aux autres. Pour lui montrer son contentement, le pape lui avait fait présent d’une chaîne d’or à laquelle était attaché son médaillon. La belle-sœur d’Innocent X, la célèbre doña Olympia, deux des camériers du pape, son majordome, et jusqu’à son barbier, voulurent à leur tour être peints par Velazquez, et Palomino, à qui nous devons ces détails, nous apprend de plus que ces divers portraits, dont aucun ne nous a été conservé, étaient exécutés « dans la vaillante manière du Titien, avec ces pinceaux à longues hampes dont se servait habituellement l’artiste. » Outre les répliques un peu modifiées qu’en possèdent le duc de Wellington (Apsley-House) et le musée de l’Ermitage, le portrait d’Innocent X a été très souvent reproduit. On n’en connaît pas moins d’une quinzaine de copies anciennes, et Reynolds, après celle qu’il en fit lui-même, déclarait que l’œuvre de Velazquez était à son avis la plus belle peinture qu’il y eût à Rome.


EMILE MICHEL.

  1. Voir la Revue du 1er août.
  2. On y employait environ 300 personnes, et les toiles qu’on faisait venir des Flandres composaient le chargement de plus de vingt chariots.
  3. Obsidio Bredana, par le P. Hugo. Anvers, 1629.
  4. Correspondance de H. Regnault : Lettre à son père ; 24 septembre 1868. Paris, 1872.
  5. Cette Vénus au miroir figure sur les inventaires du Palais-Royal de Madrid dès 1686, et l’on peut suivre sa trace jusqu’à son possesseur actuel.
  6. Il faut bien reconnaître cependant que l’ombre portée sur la joue gauche de ce gracieux visage en altère un peu l’ovale et fait paraître cette joue trop étroite.
  7. Le roi, son oncle, était de trente ans plus âgé qu’elle.
  8. Après avoir appartenu à lord Ward Dudley, il est récemment entré au musée de Berlin.
  9. On a retrouvé, parmi les comptes de ce voyage, la note du charpentier qui fit percer une fenêtre et disposer un chevalet dans un atelier improvisé pour Velazquez.
  10. Ce dialogue est extrait d’un poème de Boschini écrit en dialecte vénitien : La Carta del navegar pittoresco. Venise, 1660.