Payot (p. 32-44).


IV


Comme l’enfant songe à s’enfuir, un être apparaît. Il porte les cheveux longs d’une femme, relevés au-dessus de la tête et maintenus par un bonnet noir. Un pantalon de velours, soutenu par une haute ceinture bleue, recouvre ses jambes en arcs. Il s’approche, Didier voit un visage maigre, brûlé, marbré de teintes brunes, sillonné de rides qui semblent tracées à coups d’épingles. L’ouvrier aborde le petit garçon.

Des paroles en langage inconnu résonnent aigres et lentes. Didier hausse les épaules pour manifester son ignorance, et, pour exprimer le dénûment dont il souffre, il ploie l’échine, piaffe, se frotte les mains, se brosse le ventre.

— Français ? interroge la créature.

D’une voix décidée, Didier répond :

— Je veux me chauffer et manger.

Et, regrettant sa hardiesse, il ajoute :

— Si vous voulez bien, monsieur.

Le « monsieur » s’éloigne, suivi du petit. Il arrive sous une voûte qui ressemble à une forteresse basse et l’enfant reçoit en plein visage un souffle chaud qui le pénètre et l’enveloppe. Il recule sous la caresse ; un reflet rouge l’entoure, la chaleur lèche le vagabond transi… c’est d’abord la peau, puis la chair, puis le sang même, tout à l’heure refroidi, figé, mortifié, qui revivent. Didier rit largement, respire avec force, pour que le feu coule dans son gosier et ses poumons.

Le four à briques se prolonge en galeries profondes. Un instant, Didier ne voit rien, tourne sur place, présentant au bain son corps de tous côtés. Pour un peu, il se roulerait sur le sol, tel un chien fol aux rayons du soleil. Puis, il aperçoit d’autres hommes ; accroupis, ils empilent des rectangles jaunes qui forment des murs, tandis qu’à l’autre extrémité, des compagnons dégarnissent le four. Ils semblent tous noyés sous la sueur, ils se pressent, ils halètent ; régulier, un han sort de leur poitrine. En se relevant, ils jettent un coup d’œil sur le nouveau venu, mais leurs lèvres ne s’entr’ouvrent que pour laisser échapper la plainte de l’effort concentré qu’il faut soutenir…

L’individu qui mena Didier dans le four s’est courbé, lui aussi et dans la galerie, place la terre de briques.

Tous demeurent silencieux, aplatis sous le labeur. Ils n’ont plus d’ouïe, ils n’ont plus de sens. Au dehors, on entend un roulement, une roue qui grince sur le sol d’argile, une brouette traînée par un enfant qui s’arrête au seuil du four. Les deux montants trouent le sol ; c’est un bruit sec comme un bris.

Alors, des hommes qui peinent, une silhouette se détache et sans se redresser prend les morceaux de pâte qui garnissent la brouette, puis par gestes précipités, les enfourne… C’est comme le jeu d’une machine : les rectangles amenés par la marmaille, sont enlevés des brouettes par des bras noirs veinés de rouge, tentacules de bêtes qui liquéfient leurs muscles au brasier, et se meuvent sous un cercle de flamme.

Didier les considère avec un étonnement craintif… La chaleur l’a fait reculer et à trois pas, il suit leur manœuvre. Ce qui frappe le plus le gamin, c’est ce silence et cette course dans le travail : ils arrachent les briques de la brouette comme des pillards enlèvent un butin, ils les dressent dans le four, ils élèvent un rempart de terre, et ils recommencent, pressés d’atteindre un but qui fuit devant eux, tandis que leur ardeur s’aiguillonne de cet éloignement continu. Parmi ces artisans, il est des garçons guère plus grands que Didier et ce sont les rouliers. Il en est dont les cheveux grisonnent sur le front et couvrent les yeux. Beaucoup ont le bonnet noir comme la créature qui, tout à l’heure, interpella Didier. Voici qu’un enfourneur quitte soudain sa place ; il revient bientôt au seuil du four portant dans ses bras un petit enfant. Alors il jette le sac qui pendait sur son dos, il ouvre sa chemise, libère des mamelles pesantes, et cette mère vêtue comme un compagnon allaite son petit.

Car les têtes recouvertes de coiffes sont les femmes travaillant à la fournaise, qui ne tarit point leur lait, mais rougit leurs seins, leur donne un reflet de brique, comme si la pierre avait déteint sur les poitrines.

Ces femmes forment la moitié de l’effectif et sans la coiffe qui enserre leur chevelure, il serait impossible de les distinguer des mâles : elles portent des vêtements semblables à ceux des compagnons, elles partagent leurs souffrances, des petites filles avec les garçonnets traînent les brouettes : dans le commun labeur sont confondus les sexes.

Lorsque le bébé a pompé le dernier lait et qu’il s’endort grisé, la femme l’emporte, puis reparaît, reprenant son poste au brasier.

Au milieu des briques, fumant dans un lit de charbon, une marmite plate laisse sourdre l’écume et la vapeur blanche. La soupe cuit pour les travailleurs. Et comme une cloche au loin laisse tomber en mineur un tintement, le chaudron est retiré…

Alors, les briquetiers enlèvent les sacs qui encapuchonnent les têtes et les bustes. Les chairs grises et flasques des femmes, le torse des gars, s’étalent, parsemés des filaments de chanvre que la sueur a collés à la peau.

Une odeur animale s’élève… C’est la pause. Dans les écuelles en bois, une vieille fait couler le contenu de la marmite, une mixture de croûtes et d’orge, une panade… Tout le monde a sa soupe, et il reste encore la part de Didier.

Sans rien dire, la femme remplit l’écuelle et l’enfant boit et mange comme les autres. Dans la bouillie, la cuiller creuse des trous qui se remplissent de vapeur. C’est bon : c’est un mortier avec lequel Didier se brûle la langue, tant il bâfre avidement. Ses compagnons mangent debout, ils ont bientôt fini leur pâtée, ils boivent de l’eau au goulot des bouteilles.

Didier râcle les parois de sa tasse, il les lèche ensuite, tandis que les compagnons et les compagnes reprennent le labeur.

— Tu veux travailler avec nous, fils ? Tu dis oui, allons, tu seras « à la brouette ». Hein, ça va-t-il ?

C’est un grand, à la barbe, à la tignasse fauves, comme roussies, qui lui pose cette question. Celui-là parle français, un français pimenté d’accent dur, où les je se prononcent che, où les hein gutturaux reviennent à tout bout de phrase, les phrases lentes et chantées des septentrionaux.

C’est ainsi qu’un jour de printemps morose, l’enfant perdu devint briquetier à la fabrique Fongard, dirigée par MM. Wlaemick-Ricknaer.

Ils étaient venus de Belgique, comme toutes les années, troupe avide de gain et de travail. Après l’hiver, l’usine là-bas laisse fuir son contingent de gagne-petits et le soleil qui fait lever les épis fait glaner l’or en France.

C’est la bonne saison : février voit leur exode. Ils franchissent la frontière, ils visitent les gens d’outre-Quievrain ; ils emportent les outils avec le linge et les enfants. En voyant passer les Belges, visages bronzés, visages fermés, les Français disent : « Voici les Popauls qui s’installent chez nous. » Ils ont des métiers plein leurs baluchons, agriculteurs, betteraviers, faucheurs, moissonneurs, ils vont dans les plaines de Brie. Les mêmes fermes, à chaque retour, accueillent les mêmes compagnons, les Belges obstinés et sobres. Carriers, plâtriers, ils besognent à la tâche, aux pièces, ils dépensent leur sueur, ils économisent leur argent. Ouvriers du bâtiment, la maçonnerie et la terrasse font appel à leurs forces.

Le bataillon des émigrés, compact sur la lisière des nations, se disperse en route : il laisse des hommes dans les villages du Nord, et le gros de la troupe marche sur Paris.

Ils s’arrêtent nombreux, aux portes de la capitale. Ils sont briquetiers ; toute la famille, grands et petits, met la main à la pâte d’argile. Ils font la brique de pleine, ils extraient la terre, la moulent, la sèchent, la roulent, l’enfournent, la défournent et cuisent avec elle. Ils se nourrissent comme des porcs et travaillent à prix réduits. Mais le soir, dans le galetas, sur la paillasse, ils comptent les louis qui lestent les foulards grenats. Le four a converti en or les peines, les veillées, les sueurs.

Didier est embauché. On inscrit son nom sur un livre et on le conduit tout de suite à son poste au percher, le grand casier où sèchent les briques.

Tout près, des hommes extraient la terre à coups de pioche ; des fillettes nu-pieds, nu-jambes, vêtues de petites culottes qui s’arrêtent à mi-cuisses, jettent de l’eau sur la terre, barbottent dans la boue, font la bouillie que les compagnons, pour la mouler, serrent dans la presse.

Lorsque le mélange a séché à l’air, lorsqu’il forme une pâte, il faut le conduire au four par brouettes et c’est la besogne de Didier avec cinq camarades, dont deux petites filles.

Ils ont des cheveux si clairs qu’on les dirait blancs et qui s’emmêlent sur des yeux enfoncés, à peine ouverts, rougis et comme rongés par la fatigue.

Les fillettes jacassent le parler wlaamsch, le flamand, et tous regardent avec méfiance le nouveau venu. Attention ! Un homme remplit la brouette avec des brassées de pâte et lorsque les derniers carreaux ont touché les planches, un petit roulier se précipite, enlève les brancards et file vers le four.

C’est le tour de Didier. Il saisit les manches de sa brouette où quarante-deux briques sont empilées. Mais la voiture reste immobile, et bien que Didier fasse un effort violent, elle ne démarre pas.

Quarante-deux briques à deux kilos chacune, cela fait une charge qu’il ne peut enlever.

Les enfants qui sont à ses côtés ricanent et Didier les voit, même les gamines, mettre en mouvement leurs brouettes, courir et revenir. C’est un circuit sans arrêt, Didier rougit de sa faiblesse. Quand le chargeur l’interpelle : — Eh ! loustic, mets-toi en route !

Didier balbutie, son sang remonte à ses oreilles, son cœur bat d’angoisse et de honte.

C’est vrai qu’il est trop faible pour rouler la voiture. Alors on n’a plus qu’à le renvoyer.

Mais voici que deux petites mains pénètrent dans la brouette, enlèvent prestement quatre, puis quatre autres briques, et disparaissent si vite que Didier n’a que le temps d’apercevoir un bonnet au-dessus d’un sac et une culotte de velours qui s’enfuit. Il ne pense pas d’ailleurs à remercier la petite Julia qui lui est venue en aide, car, attelé aussitôt, et commandant à toutes ses forces, il roule la voiture allégée, il meurtrit ses mains aux brancards rugueux. Le terrain est collant, la charge entraîne de côté la charrette pour la faire verser. Le trajet est long, le fardeau est lourd, il a huit ans !

Son cou disparaît dans ses épaules, ses mâchoires s’écrasent, il va, fonce vers le but lumineux, vers le four que l’on dalle sans répit sous la colonne de fumée dont les méandres tapissent le ciel. Il va, il revient vers l’homme du percher, il pousse un nouveau fardeau pour le feu qui rugit par instants comme une bête traquée… Trois voyages déjà… Les bras de l’enfant se raidissent, les jambes deviennent indolores, les pensées s’effacent de son cerveau : il marche, la roue a creusé un sillon dans la boue d’argile et sur cette piste la brouette s’engage, c’est elle qui dirige l’enfant. Au départ, c’est le poids contre lequel il faut lutter, mais toutes forces déployées, on le vainc. Et on marche vite. La nuit descend, elle surprend les hommes au labeur. Il semble à Didier qu’il est retiré du monde, qu’il vit dans une cité avec des gens qui ne sont pas des humains. Sur le versant, des passants reviennent du travail et leurs cris, leurs paroles, leurs rires, tout cela est lointain, confus, tels les bruits de la ville que le prisonnier perçoit de son cachot.

Encore un circuit, un effort pour mouvoir la voiture… puis des conversations brèves qui annoncent la fin de la journée. Lorsque les laborieux font la causette, c’est qu’ils interrompent la besogne. La parole est un luxe : ils parlent quand ils ont le temps.

Autour du souper, ils sont réunis… la fatigue ligote le débutant, tire son visage, ampoule ses doigts. Il lui semble que la brouette n’a pas quitté ses mains et que des planches emprisonnent son dos et son estomac. Cependant la soupe chauffe les écuelles et l’enfant, à la première bouchée, s’endort, le front dans la cuiller.