Payot (p. 23-31).


III


Il se trouve dans la rue Le Bua étourdi, essoufflé, les oreilles chaudes. Sa première pensée le fait rire : un rire de triomphe. Il a fait la nique à M. Voisin qui n’a pu l’attraper.

Il songe ensuite à maman qui va peut-être lui garder rancune de ce qu’il n’a pu réussir à voler l’argent du plombier. Il se frotte le dos à l’endroit où pénétra l’angle du buffet, et il pense en troisième lieu qu’il a faim.

C’est au moment que l’épicier lui donne une tablette de chocolat à la crème en échange d’un petit sou destiné aux frais de cantine qu’il voit clair dans une situation un peu trouble.

— Papa m’a renvoyé.

Parce que papa est saoûl : il ne sait pas, hein ? Didier n’a pas fait de mal, il n’a pas été méchant, donc ce renvoi ne compte pas… Oui… mais. Mais Didier est un feignant, un crève-la-faim qui bouffe le pain des autres. Papa a dit tout cela, et si papa le dit lorsqu’il a un verre dans le nez, c’est qu’il le pense quand il est à jeun. Il est vrai que maman, le pompier, ne sont pas de son avis, bien sûr. Mais tout de même !

Didier mord dans un quignon rassis que lui a vendu la boulangère. Il est arrivé place Gambetta devant les lanternes rouges qui éclairent la station du Métropolitain. Elle ressemble à une grande bouche, comme en ouvrent les monstres des fêtes foraines ; des gens en sortent, pressés et Didier reconnaît, en sentinelles sur les marches, quelques condisciples de l’école Bretonneau. Ils quémandent aux bonnes gens leurs vieux billets ; ils portent des souliers sans bas qui laissent sortir des orteils noirs, et leurs genoux sont crasseux. En présence de ces misérables, Didier a honte : il s’imagine que tout le monde, y compris ces sales gosses, sait qu’il a été chassé par M. Voisin.

Mais l’attention du petit est retenue par les personnes qui font la navette sur la place. Devant la balustrade du métro, les filles attendent leurs amoureux, des garçons qui travaillent dans le centre, beaux jeunes gens vêtus de complets en cheviotte, occupés par le commerce ou la banque, commis au Sentier pour le « gros » ou bien, ce qui est encore plus chic, employés de bureau, buveurs d’encre. D’autres filles, sans chapeaux, guettent leurs hommes, des compagnons qui travaillent aux Ternes ou à Levallois… Les omnibus encombrent la place que domine la belle mairie, quelques charrettes ambulantes rentrent au dépôt, traînées par des vieilles fourbues, tandis que les ménagères lambines, porteuses de filets, achètent les derniers légumes poussiéreux.

Didier sent qu’il va pleurer, mais il se retient parce qu’il a peur du monde… Ça fait bouger sa figure et il fait une grimace. La phrase : Tu bouffes le pain des autres, hurle à son tympan ; elle frappe son cerveau comme le battant d’une cloche. Et il s’arrête pour dire : « Je ne veux plus être nourri par eux et je n’irai plus les voir ! »

D’abord, il va mourir, comme papa. Il se mettra à plat ventre sur la chaussée, un omnibus passera sur lui ! On verra ce que dira M. Voisin quand il ne sera plus saoûl et qu’il saura la mort de Didier !

Puis les ronrons d’une guitare prennent son attention. Autour d’un chanteur, autour d’une vieille aveugle, les fillettes forment cercle, attirées par la romance comme les moineaux par les miettes de pain.

Bientôt le carrefour devient paisible et presque désert ; un vent léger se lève qui fait frissonner la place.

Didier s’engage rue Belgrand où les palissades des Buttes silhouettent son ombre en agrandissement. Son lit lui fait bien défaut et ses jambes sont lourdes comme s’il avait des semelles en plomb.

Au flanc des maisons parfois se détache une rampe de lumière, l’enseigne d’un hôtel attire l’œil, flambe et fait signe aux passants comme une fille.

Voilà soudain qu’une barrière coupe la route : la porte de Bagnolet et, derrière, une masse d’ombres, les gouffres des fortifications, des champs, des maisons perdues. Didier se retourne et l’idée lui vient de quitter Paris et tous ces gens méchants. Oui, il s’en ira loin, il parcourra les routes et les mondes, il traversera les mers et puis il fera comme Robinson dont la vie merveilleuse est contée dans un livre à tranches dorées, un prix d’honneur que Didier a remporté l’année dernière. Il abordera dans une île déserte d’où il enverra des cartes postales au pompier, mais il ne reviendra pas rue Le Bua. On aura beau le chercher, jamais on ne découvrira sa cachette : et ce sera bien fait !

Il marche le long du fossé, se retournant parfois, croyant que maman Voisin va surgir. Maintenant les maisons succèdent aux ravins, on devine les ruelles, les pavillons bas de banlieue, avec leurs jardins enclos par des lattes. Un petit falot rouge comme une tête d’allumette éclaire des poutrelles d’échafaudage fichées dans un rond de ciment et les chiens qui tirent les chaînes hurlent et jappent à la nuit. La lune traverse des nuages qui brouillent sa clarté verte. Un bruit roule, grossit, une voiture passe avec un quinquet jaune : un cheval assoupi qui marche si doucement qu’on l’imagine tombant de sommeil avec son maître, le maraîcher dont la main mourante tient les rênes lâches au fond de la carriole. Dans le ciel tigré, les cheminées d’usine se détachent comme des colonnes sombres, tandis qu’au ras du sol, des feux brillent qui ressemblent à des vers luisants.

Didier a soif, sa langue se colle à son palais desséché, un bourdonnement chante à son cerveau. Il songe à retourner sur ses pas, mais il ne peut continuer sa marche : alors dans le caniveau il s’étend, les bras en croix, il mord un brin d’herbe amère, il ferme les yeux.

Le jour le réveille, un jour jaunâtre sous un ciel couleur de fange, d’où fuit la pluie comme égouttée d’un torchon…

Le froid qui roidit ses jambes monte doucement à son cœur. Il se lève et attend sur la route. Le galop d’un attelage qui roule avec un bruit de tonnerre et de ferraille, le laisse immobile au milieu du chemin. Le conducteur, un garçon laitier, lui fait des signes, claque un fouet furieux, puis brandit le poing. La roue de la voiture frôle l’imprudent, embouant son tablier et l’homme tout debout, tuméfié de rage, n’a que le temps d’arrêter sa bête en tirant sur les rênes à pleines mains, en même temps qu’il précipite sur l’insensé un bombardement de nom de Dieu et de malédictions. N’y tenant plus, il saute sur la route et secoue le passant :

— T’es pas malade de rester là comme un as de pique, dis, t’es pas malade ?

— Si, monsieur, je suis malade, j’ai froid, j’ai faim.

— T’es trempé comme une soupe, répond l’autre en sacrant. Qu’est-ce que tu fais ici à une heure pareille, tu vagabondes, tu trimardes au moins !

— Oui, monsieur.

Le laitier débouche un chaudron :

— Tiens, tends ta casquette…

Le petiot se découvre et l’homme verse à pleins bords, dans le récipient-couvre-chef, une bonne mesure de lait que le gamin lappe en goulu, sans respirer et sans dire merci.

— Je vois ce que c’est, ronchonne le voiturier. Tu polis les pieds de biche, j’ai fait ce métier-là aussi, mais j’étais plus vieux que toi. Tu ne sais pas, maintenant ?

— Non, monsieur.

— Tu as froid ?

— Tu parles, monsieur.

— Tu vas aller te chauffer là-bas dans cette espèce de hangar, c’est la briqueterie. Tu diras qu’on te laisse aller près des feux, tu sécheras tes culottes et je te réponds que t’auras pas l’onglée. T’as compris ?

Il saute sur son siège, la voiture part au galop, les chaudrons sautent, s’entrechoquent et l’homme hurle :

— Au revoir, vieux, et bonne chance !

Didier secoue sa casquette où perlent des gouttes blanches. Il pénètre sous le hangar : la terre s’attache à ses pieds comme pour le retenir, des mares succèdent aux bourbiers, il avance, courbant le dos, grelottant, les mains bleues. Une sirène piaille au loin ; de sa gueule de briques une cheminée souffle une fumée compacte qui plane sur la bâtisse, s’accroche aux maisons, se disperse et s’évanouit vers la colline.

Le local semble inhabité, et Didier s’arrête, las de piétiner la glu. Une peur le saisit, il est seul… Un écriteau lance à la tête des passants une note inquiétante :

IL EST EXPRESSÉMENT INTERDIT D’ENTRER
DANS L’USINE
À MOINS D’AVOIR UNE PERMISSION ÉCRITE
DÉLIVRÉE PAR LE PROPRIÉTAIRE

C’est la faim et le froid — références proscrites — qui ont autorisé Didier à pénétrer dans la cour mouvante.