Dictionnaire topographique, historique et statistique de la Sarthe/Précis historique/III/I

Julien Remy Pesche
(Tome 1p. XLIII-LXVII).


CHAPITRE TROISIÈME.

De l’an 486, à la fin du X.e siècle.


Le Maine sous les Rois des deux premières races.
§. I. Sous Clovis et ses successeurs.

C’est à tort, suivant nous, que l’on fait remonter la monarchie française jusqu’à Pharamond, personnage peu connu, ou jusqu’à Mérovée, qu’on dit être son successeur. Cette monarchie ne commença réellement qu’à Clovis. Les prédécesseurs de ce prince, s’ils étaient rois des Francs, n’étaient pas plus rois de France que les chefs des autres peuplades qui dévastaient les Gaules alors et s’y établissaient. Mais Clovis, par sa victoire sur Syagrius, acquit une suprématie prononcée sur les autres barbares, en même tems qu’il soumit les peuples indigènes et qu’il anéantit le reste de pouvoir ou d’influence que conservaient encore les Romains. L’origine des Francs est incertaine, comme celle de tous les peuples que le flambeau de l’histoire n’a pu éclairer. On sait seulement que des tribus germaines, connues du tems de César sous les noms de Saliens, Chamaves, Frisons, Sycambres, Bruçtères, Chérusques, Teuctères, Gauques, Cattes, Usîpètes, accrues par l’émigration clés Gaulois qui n’avaient pu se résoudre à céder à la fortune de César, et par les débris de l’armée germaine échappée au glaive de Germanicus et de Drusus, se liguèrent dans le troisième siècle de l’ère chrétienne pour briser le joug romain, et formèrent, sous le nom de Francs, une confédération qui habitait les contrées situées entre l’Océan, le Rhin, l’Elbe et le Mein. Il paraît que la peuplade que commandait Clovis, était particulièrement composée de Saliens, puisque c’est de ce peuple que porte le nom, le code appelé loi salique, qui faisait la base de notre ancien droit français ; à moins que cette peuplade n’ait été la législatrice de toute la nation : mais Clovis lui-même ne lui appartenait pas, si l’on prend à la lettre l’apostrophe de S, Rémi, prêt à verser l’eau régénératrice sur la tête de ce roi : « Fier Sycambre, humilie ton cœur, et courbe ta tête victorieuse devant l’éternel ! »

Quelques historiens croient les Francs descendus des Gaulois, que Sigovèse avait conduits en Germanie huit siècles et demi avant leur première invasion dans la Gaule. S’il en est ainsi, comment arons-nous l’injustice d’accuser ces peuples de nous avoir apporté les usages ridicules ou barbares que nous disons tenir d’eux, tels que la croyance superstitieuse aux maléfices, aux devins et sorciers, aux fées, etc., etc., les duels, les épreuves du feu et de l’eau, absurdement nommés jugemens de Dieu ; puisque ces peuples, s’ils avaient la même origine que nous, les tenaient sans doute de la même source, des Celtes et des Gaulois, qui les pratiquaient ou y croyaient de tems immémorial ?

Quoi qu’il en soit, le nom de Franc, que prirent les tribus germaniques que nous venons de nommer, attestait leur résolution de vivre et de mourir libres ; aussi Rome trouva-t-elle en eux ses ennemis les plus constans dans leur haine, les plus prompts à se relever de leurs défaites et à s’en venger dans son sang.

Les Francs conquirent la Gaule, et furent bientôt conquis eux-mêmes par la civilisation qu’elle tenait des Romains. Les lois, la religion, le sol fertile, le climat tempéré de cette contrée, adoucirent leurs mœurs cruelles, leur firent connaître, avec la nécessité de Tordre, les jouissances du luxe, les douceurs de la civilisation. Mais aussi, les Francs y introduisirent l’esprit d’indépendance et la fierté belliqueuse qu’avaient possédés comme eux autrefois les Gaulois, et qui retrempa leur caractère que la molesse romaine avait corrompu. L’esclavage et la bassesse disparurent ; mais, à côté de ce bienfait s’établit l’oppression de l’aristocratie militaire, connue depuis sous le nom de féodalité. Ainsi, du mélange des mœurs gauloises, romaines et barbares, naquit une nouvelle civilisation, d’où sortit la nation française, brillante dès son berceau, et qui, des débris épars de l’empire romain, sut prendre sa gloire pour partage, comme son héritage naturel.

An 509 — Clodovech, que par la suite on a nommé Clovis, avait pour parens plusieurs princes, issus comme lui des premiers princes francs, dont Tun, que l’on nommait Sigebert, régnait à Cologne ; un autre, appelé Regnacaire, à Cambray ; un troisième, Roraric, dans le pays des Morins ; enfin, un quatrième, Rignomère ou Regnomer, au Mans. Clovis fit assassiner le premier par Cloderic son propre fils, qu’il punit ensuite pour s’en défaire ; le second par les leudes ou fidèles, les officiers, les seigneurs de la cour de cet infortuné : Roraric eut un sort pareil. Quant à Regnomer, le dernier prince de cette famille, il envoya ses émissaires l’égorger dans son palais. Quelques historiens prétendent que Clovis vint alors faire le siège du Mans, l’an 510 ; que les habitans firent une vigoureuse résistance, mais qu’ils furent forcés de céder à la valeur de l’assiégeant, qui s’empara du royaume de Regnomer et de ses trésors.

Clovis ayant ainsi fait mourir ces princes et plusieurs autres rois, aliis multis regibus, dit Grégoire de Tours, et surtout ses plus proches parens dont il redoutait les entreprises contre son pouvoir, étendit sa domination sur toutes les Gaules. C’est alors que, voulant s’assurer s’il n’existait plus aucun individu de sa famille qui pût lui porter ombrage, il assembla ses leudes et leur dit, en affectant une grande douleur : « Que je suis malheureux ! me voilà réduit à l’état d’un voyageur qui se trouve au milieu d’une nation étrangère, je n’ai pas un seul parent dont, en cas de revers, je puisse attendre du secours. » Il espérait en parlant ainsi, qu’on lui découvrirait ceux de sa race qui auraient pu exister encore, et dont il se serait défait comme des autres qu’il avait fait égorger.

Suivant un historien du Maine, Morand, dont l’ouvrage est resté manuscrit, il avait été fait un traité, patent ou verbal, entre les Francs, conquérans de cette province, et les habitans, d’après lequel ceux-ci devaient conserver leurs héritages, en jouir selon les lois anciennes ou la coutume du pays, et n’être point troublés dans l’exercice de leur religion ; enfin, d’après ce traité, les deux peuples devaient vivre ensemble dans une étroite union. L’arrivée des soldats de Clovis eut bientôt détruit cet heureux accord. Ce prince soupçonneux, ne se bornant pas à se défaire d’un rival importun, après avoir mis tout à feu et à sang dans les campagnes, fit jeter dans les fers les plus considérables des habitans de la province, et livra le reste du peuple à la discrétion brutale de ses troupes, qui commirent dans le pays tous les excès auxquels se livraient alors les peuplades barbares, quand elles n’étaient retenues par aucun frein. Les ecclésiastiques furent traités en esclaves comme les laïques ; les églises pillées comme les maisons des séculiers ; les femmes et les filles outragées, et les hommes brutalement maltraités.

Alors S. Principe, que l’on désigne comme le septième évêque du Mans, prenant pitié de son malheureux troupeau, alla se jeter aux pieds de Clovis, et par l’entremise de S, Rémi son parent, en obtint sinon la liberté, au moins quelque soulagement. On cite comme un adoucissement au sort de la province, la lettre écrite par le roi aux évêques du premier concile d’Orléans, auquel S. Principe assista : « Vous avez su, y est-il dit, les ordres que j’ai donnés à mon armée, pour préserver de l’insolence des soldats, les personnes consacrées aux saints ministères, les religieuses, les veuves dont la religion est éprouvée, les esclaves du clergé ; de sorte que s’il y en a quelques-uns qui ayent été mis en esclavage, j’entends qu’on leur rende leur liberté. C’est pourquoi vous n’avez pour l’obtenir, qu’à m’adresser une lettre scellée de votre sceau, d’après laquelle vous expérimenterez combien je veux être fidèle à faire exécuter ce que j’ai déjà ordonné, pourvu que vous affirmiez, avec serment, que ce que vous demandez est la vérité. » Ce document prouve, s’il est exact, que la ferveur chrétienne de Clovis le portait volontiers à ménager le clergé, et que le fier Sycambre se souvenait de la leçon de l’évêque Rémi ; mais il est fort douteux aussi, que le reste du peuple en obtînt beaucoup de ménagement.

Cette ferveur de Clovis pour la religion, que la peur, les exhortations de la reine Clotilde, et par dessus tout l’ambition lui avaient fait embrasser, le porta à fonder un grand nombre d’églises et de monastères, « pratique assez commune dans ces siècles d’ignorance, dit Velly, où l’on s’imaginait que toute la justice chrétienne (et l’on a vu ce que Clovis avait à en redouter), consistait à élever des temples, ou à entretenir un certain nombre de moines, qui devaient vaquer à la prière et à la méditation. »

511. — Clovis, dont le commencement du règne fut glorieux, et la fin un tissu de cruautés qui la rend détestable, étant mort en 511, ses quatre fils se partagèrent ses états et en firent quatre royaumes distincts. Celui d’Orléans échut à Clodomir : il se composait de la Beauce, l’Orléanais compris ; du Maine, de la Touraine et du Berry. C’est ce Clodomir qu’on dit l’auteur d’une légende de S. Démétrius, dont nous avons parlé, et qui périt en 523, dans la guerre des rois francs contre Gondemar, roi des Bourguignons. Ses frères, Clotaire et Childebert, s’étant emparés par ruse de ses trois fils, qui étaient sous la garde de leur aïeule, la reine Clotilde, en égorgèrent deux, et allaient sacrifier le troisième, lorsque les leudes de leur cour, révoltés de cet acte de barbarie, le leur dérobèrent et le sauvèrent de leur fureur. Plus tard, ce jeune prince nommé Clodoald, fatigué d’être obligé de se tenir caché et de craindre sans cesse la cruelle ambition de ses oncles, coupa lui-même la longue chevelure qui était chez les Francs un signe de majesté, la seule couronne que portassent leurs rois, et dont la privation en était un de dégradation ; il se retira ensuite dans le bourg de Nogent, près de Paris, qui depuis prit de lui le nom de S.-Cloud, pour y vivre dans la retraite et dans la méditation.

Childebert, roi de Paris, prince d’un caractère doux, n’avait qu’à regret, et comme vaincu par les instances du cruel Clotaire, consenti au massacre de ses neveux : mais il profita néanmoins de leurs dépouilles, et eut le Maine et la Touraine pour son partage. Sous le règne de ce roi, la province fut inondée d’une foule de Cénobites qui y construisirent des hermitages, fondèrent des monastères, défrichèrent ses nombreuses forêts, plantèrent des vignes et donnèrent les premiers l’exemple de la culture des céréales, qui y était peu en honneur : telle fut l’origine des monastères de S.-Frimbaud, de S.-Léonard, de S.-Calais, etc., etc. L’établissement du cénobite Karilefus, sur les bords de la petite rivière d’Anille, donna lieu à une anecdote dans laquelle figurent Childebert et sa femme, la reine Ultrogote ; nous reporterons cette tradition à l’article Saint-Calais Elle prouverait, si elle était authentique, que ce roi habitait alors, au moins passagèrement, la ville du Mans. Peut-être le séjour de Childebert dans le Maine eût-il lieu, lorsque ce prince et Clotaire son frère, roi de Soissons, passèrent par le Mans en revenant de faire la guerre aux Visigots d’Espagne, dans l’année 544.

Childebert et Ultrogote fondèrent eux-mêmes dans la province plusieurs monastères, et en dotèrent un plus grand nombre, à la sollicitation de l’évêque Innocent, qui en était fort considéré.

558 — A la mort de Childebert, qui ne laissa que deux filles exclues du trône, non par le texte de la loi Salique, qui ne contient pas une seule disposition à ce sujet, mais par l’esprit de cette loi, et par l’usage constant des peuplades franques, qui consacraient le principe de l’hérédité des mâles, Clotaire I, le seul des fils de Clovis qui existât encore, réunit toutes les parties de la monarchie française sous son sceptre, et en fixa le siège à Paris.

Childebert, dont on n’accuse que la faiblesse, et qui possédait des vertus, non-seulement protégea le clergé de toute sa puissance et fonda un grand nombre d’établissemens pieux, mais son zèle s’étendit plus loin : nouveau Dioclétien, il proscrivit l’ancien culte des Druides, et fit abattre toutes les idoles que les Gaulois adoraient encore dans leurs forêts. Il assembla quatre conciles à Paris, au quatrième desquels l’évêque S Innocent souscrivit.

Le cadre dans lequel nous devons nous circonscrire, ne nous permet pas d’entrer dans tous les développemens historiques sur les mœurs, les lois, les usages des Francs, qu’il pourrait être utile de faire connaître et qui serviraient à l’explication, à l’intelligence des monumens, des usages, des noms actuels de choses et de lieux. Forcés de nous restreindre au court récit des événemens, nous nous bornerons à signaler les objets les plus importans du genre de ceux dont nous parlons.

Le but évident de la loi Salique, ou plutôt de l’usage consacré, qui excluait les femmes de l’héritage chez les Francs, avait moins pour but de favoriser les mâles, que de laisser la maison, cella, à celui qui devait l’habiter et qui pouvait la défendre ; passé le cinquième degré, le droit des mâles cessait.

On a mal-à-propos confondu les terres saliques et les fiefs : les premières étaient des alleux, biens propres ou libres ; les fiefs ne furent connus et établis que longtems après la conquête.

Le partage des terres conquises par les Francs ne fut point soumis à des formes régulières : chaque chef ou roi s’empara de ce qui se trouva à sa convenance, le partagea à ses leudes, fidèles ou compagnons ; ceux-ci le subdivisèrent en faveur de leurs subordonnés, les officiers ou soldats de leurs corps. Ces bénéfices, nommés fiefs plus tard, sous les Carlovingiens, ne, furent donnés qu’à vie, sous l’obligation de la fidélité et à la charge de réversion. Quand la faiblesse des princes de la seconde race permit aux ducs et aux comtes de conserver et de rendre héréditaire dans leurs familles, ces bénéfices temporaires, les sous-bénéficiaires les imitèrent, à la charge des cens, redevances et hommages, et devinrent des arrières-vassaux.

Les ducs et les comtes institués par les rois Francs, et dispersés dans les provinces, dont le commandement leur était confié, tinrent dans chaque lieu des assises judiciaires, pour lesquelles ils appelèrent près deux des assesseurs élus, pour le jugement des causes romaines, par des Romains ; pour les causes saliques, par des Francs. De-là rétablissement des justices seigneuriales, si multipliées autrefois, et qui naquirent de l’hérédité des fiefs. Les Francs haïssaient le séjour des villes, qu’ils protégèrent d’abord, qu’ils opprimèrent plus tard ; ils habitèrent de préférence les campagnes, et furent imités par les patriciens et par les anciens sénateurs gaulois des cités : presque tous adoptèrent la loi salique, cl devinrent comme leurs vainqueurs, leudes, antrustions, sénieurs et nobles campagnards. Les sénats des villes perdirent alors leur autorité ; les cil es ne se firent plus la guerre ; celle des châteaux leur succéda. Alors l’homme libre, pour se soustraire à ces calamités, dut recourir à la protection, au patronage d’un sénieur, soit laïque, évêque ou abbé voisin. S’il lui présentait l’hommage en lui offrant une fleur, un épi, il devenait son vassal, son soldat, et restait libre ; si, plus humble ou plus faible, il présentait au leude qu’il choisissait pour patron, une touffe de ses cheveux, il devenait son serf, attaché à la glèbe.

Les sénieurs ne payaient aucun impôt, mais devaient défrayer les rois, les ducs, les comtes et leurs troupes, quand ils passaient sur leur territoire : c’est le droit de prise ou de ravage, dont, à l’article lude, nous donnerons un exemple détaillé. Trois manoirs étaient obligés de fournir un soldat ; les leudes devaient suivre personnellement le roi. On payait des droits locaux de péage, pour les constructions et l’entretien des chemins, des ponts et des bacs.

Les hommes libres, Romains et Gaulois, partagèrent avec les sénieurs l’exemption de l’impôt ; ils en avaient été écrasés sous les Romains : cet allégement les attacha à leurs vainqueurs.

Le cens ne fut plus payé que par les serfs, ou esclaves de la glèbe, ainsi que le prouve une des formules de Marculphe : « Nul ne peut être clerc, s’il ne peut prouver qu’il est libre et non inscrit dans le livre du cens. »

Le revenu des rois ne consistait que dans les fruits que produisaient leurs domaines, dans le produit du cens payé par leurs propres tributaires ou serfs, et dans le fredum, amende et confiscation résultant des jugemens. Mais, dans les assemblées nationnales du Champ de Mars, les Francs, suivant un antique usage, offraient à leur roi des présens en argent, en meubles ou en chevaux : c’est ce que depuis on appela don gratuit.

Ainsi, quand pour s’attacher les leudes, les fils de Clovis leur prodiguèrent leurs domaines, c’est-à-dire les terres des vaincus, à titre de bénéfices, ils se les attachèrent passagèrement, et acquirent par ce moyen un pouvoir presqu 1 absolu sur les peuples. Mais, lorsque ces mêmes leudes se les furent appropriés et les transmirent à titre d’hérédité à leurs enfans, ils purent braver la puissance des rois, changer la monarchie en république aristocratique, ne laisser au prince qu’une couronne illusoire ; et l’on vit, en effet, les grands d’alors commander en maîtres dans le palais, et imposer aux rois jusqu’aux officiers de leur maison : le pouvoir du prince était d’ailleurs limité, de tems immémorial, puisque c’était dans les réunions du Champ de Mars, diètes générales de la nation, que se traitaient les grands intérêts de l’état.

La puissance du clergé s’accrut, dans le cours de ces différens règnes, des dons qui lui furent prodigués par les princes, et des immunités et privilèges qu’il sut obtenir ou s’attribuer, tels que le droit d’asile, l’exemption de la loi de prescription pour ses biens et pour les terres cédées par lui ; le droit de juridiction sur les clercs, et l’exemption de tout impôt ; enfin, par son entrée dans les conseils du souverain. Alors, d’instruits et spirituels qu’étaient les ecclésiastiques, à l’arrivée de Clovis, ils devinrent ignorans et orgueilleux sous ses fils.

Clotaire étant resté seul chef de la monarchie n’en fut pourtant pas paisible possesseur. Son fils Chramne se révolte contre lui pour la seconde fois, et est soutenu dans sa rébellion par Canao ou Conober, comte de Bretagne. [1]

Clotaire ayant envain demandé son fils au prince breton, passe par le Mans pour aller joindre ses ennemis, les défait sur les 

côtes de la Bretagne, lue de sa main Conober, et fait impitoyablement brûler son fils Chramne, avec sa femme et ses enfans, dans une chaumière où ils s’étaient retirés, après qu’on eût en vain sollicité leur grâce, imploré la pitié du vainqueur, d’un père dénaturé : trait de barbarie dont cette race offre des exemples trop fréquens.

Clotaire étant mort en 561, bourrelé de chagrins et de remords, le royaume fut partagé de nouveau entre ses quatre fils. Le Maine échut à Chérebert ou Caribert, roi de Paris ; puis, après la mort de celui-ci, il devint le partage de Chilpéric, roi de Soissons, en 570. La reine Ingoberge, première femme de Chérebert, qu’il avait répudiée, se retira au Mans, après la mort de ce prince, et y résida jusqu’à son décès, arrivé en 624, à l’âge de soixante-dix ans. Grégoire de Tours, qu’elle appela auprès d’elle, à ses derniers instans, a fait l’éloge de cette princesse qui, dit-il, entr’autres bienfaits, affranchit plusieurs esclaves : bel acte de piété et de charité qui honore en effet sa mémoire.

C’est à l’époque du règne de Caribert et de ses frères, que paraît, pour la première fois, dans nos anciennes chroniques, le nom des Maires du palais. Les rois Francs cherchaient alors à imiter la pompe et l’étiquette des empereurs d’Orient. Le Maire commandait dans le palais ; le Comte y rendait la justice ; le Comes-Stabuli, que depuis on nomma Connétable, était chargé du soin des armes et des chevaux. Une foule d’autres officiers, écuyers, référendaires, cameriers, chambellans entouraient le monarque et ajoutaient à la splendeur de sa cour.

Chilpéric, prince voluptueux, comme son prédécesseur Caribert, ayant répudié la reine Andoëre, sa première femme, dont il avait eu trois fils, Théodebert, Mérovée et Clovis, pour épouser Galsuinde, sœur de Brunehaut, épouse de Sigebert, roi d’Ausirasie, l’infortunée Andoëre se retira au Mans, où Frédégonde, qui succéda à Galsuinde, la fit étrangler en 580.

576. — Après que Frédégonde eût fait assassiner Sigebert, qui la tenait assiégée avec Chilpéric dans Tournay, celui-ci, délivré de ses craintes et d’un ennemi d’autant plus redoutable qu’il était plus digne de régner, envoya Rocolène, l’un de ses généraux, pour s’emparer du Maine, et son fils Mérovée, pour se rendre maître du Poitou. Rocolène se rendit ensuite à Tours, où le dépêcha Chilpéric, pour se saisir de Gontran-Boson, que le roi soupçonnait d’avoir tué ou fait tuer Théodebert, l’aîné de ses fils. Grégoire de Tours rapporte que les troupes du Mans, que Rocolène, qui ne put exécuter sa commission, avait menées avec lui, se jetèrent sur les blés des environs de Tours et en firent le dégât.

Le jeune Mérovée, qui s’était aussi rendu à Tours, passa ensuite par le Mans, sous prétexte d’y venir voir sa mère Andoëre ; mais delà, il se rendit à Rouen, pour épouser Brunehaut, la veuve de son oncle, que Chilpéric y avait confinée, et qui était encore la plus belle femme de son tems : l’évêque Prétextât les y maria.

577. — Chilpéric se porta vers Rouen, pour punir les deux époux, et ne put s’en rendre maître qu’en promettant solennellement de confirmer leur union : mais, sans foi comme sans pitié, il les sépara, et, ensuite, fit couper les cheveux à son fils, le fit ordonner prêtre, et le confina dans le monastère de Saint-Calais. Mérovée parvint à s’échapper, et se retira à Tours, dans l’église de Saint-Martin, dont Chilpéric n’osa l’arracher. Ennuyé de son refuge, le malheureux Mérovée se sauva en Austrasie, en Champagne et en Artois, et fut enfin assassiné par les émissaires de sa marâtre Frédégonde, à Terouane, dont les principaux de la ville le livrèrent à ses assassins. L’évêque Prétextat ne tarda pas lui-même à être puni de sa complaisance, par la cruelle vengeance de la meurtrière de Mérovée.

Suivant quelques historiens, Rocolène, dont nous venons de parler, aurait été le premier comte du Maine, sous les rois francs : rien dans le récit historique qui précède ne semble justifier cette opinion, comme rien non plus, il faut l’avouer, ne l’infirme positivement. Quoiqu’il en soit cependant, on peut assurer qu’à cette époque, les comtes ou ducs, que les rois de la première race envoyaient commander dans les provinces, n’en étaient que les gouverneurs et ne les possédaient pas.

590. — A la mort de Clotaire, la Bretagne était entrée dans le partage de Chilpéric, roi de Soissons ; mais Guérech, comte de Vannes, ayant cessé de payer le tribut que Clovis et ses successeurs avaient imposé à cette province, Contran, roi de Bourgogne, oncle et tuteur du jeune Clotaire II, fils de Chilpéric, envoya contre lui des troupes qui furent battues ; les Bretons alors allaient pénétrer dans le Maine, quand S. Bertrand, évêque du Mans, et Nomace, évêque d’Orléans, allèrent à leur rencontre et parvinrent à conclure la paix. Plus tard, nous verrons la province avoir beaucoup et souvent à souffrir de ces redoutables voisins.

Nous avons dit précédemment, et c’est l’opinion de tous les historiens, que la féodalité héréditaire ne commença que sous la seconde race, lorsque les Carlovingiens permirent la transmission des bénéfices à ceux qu’ils en avaient dotés. Cependant, le traité de paix conclu en 587, entre les princes de la première race, posa les fondemens du principe de l’hérédité. Ce traité portait que tous les dons faits précédemment aux églises et aux leudes, des différens partis, leur seraient inviolablement conservés ou fidèlement rendus : ces dons étaient déclarés irrévocables entre leurs mains.

Jusque là, les rois pour se faire des partisans, qu’ils ne pouvaient suffire à recompenser de leurs domaines épuisés, reprenaient arbitrairement les dons qu’ils avaient faits, et dépouillaient les faibles pour enrichir les hommes puissans qu’ils redoutaient, ou qu’ils voulaient attirer dans leur parti : cette conduite était le résultat de l’état d’anarchie produit par la division continuelle du domaine des rois mérovingiens.

598. - Après la mort de Gontran, qui avait adopté deux de ses neveux, Clotaire II, roi de Neustrie, fils de Chilpéric et de Frédégonde, dont la légitimité avait été contestée, fut attaqué par ses cousins Théodebert et Thierry, rois d’Austrasie et de Bourgogne, et forcé de leur céder une portion de ses états. Le Maine, qui en faisait partie, échut à Thierry, avec tout ce qui est situé entre la Loire et la Seine, jusqu’à la mer. Ce prince, passant au Mans, y reçut le serment de fidélité des sénieurs et des principaux habitans, serment que refusa l’évêque S. Bertrand, qui fut chassé de son siège et ne le recouvra que lorsque la mort de Thierry, qui n’avait point d’enfans, fit remettre Clotaire dans la possession de cette partie de ses états.

Il reste du roi Gontran un édit dans lequel ce prince, après avoir fait le tableau des crimes de tout genre qui souillaient alors la France, et dont il gémit, ordonne aux évêques de cesser de se taire et de paraître indifférens sur ce malheureux état de choses ; leur prescrit « de se réunir aux juges, de parcourir les cités, afin d’instruire les peuples des règles de la morale, des préceptes de l’évangile ; et de rendre des jugemens sévères contre ceux qui les violeraient. » Un autre édit de Childebert, roi d’Austrasie, publié en 595, introduit dans la loi salique des changemens importans, et fait connaître quelle était la forme législative du gouvernement d’alors. « Ayant toutes les années aux calendes de mars, y est-il dit, réuni tous les grands de nos états, nous avons, au nom de Dieu, traité dans ces assemblées de toutes les affaires de notre royaume ; et notre intention est d’en faire connaître à chacun les résultats. » Enfin, une des dispositions arrêtées dans ces sortes d’assemblées nationales, où l’on voit que tout ce qui intéressait la nation y était délibéré ; mérite d’être connue : « La garde préposée à maintenir l’ordre est divisée par troupes nommées centaines ; chacune doit payer le prix de la chose volée sur son territoire, si elle ne découvre pas le voleur.

Clotaire II, étant demeuré seul roi de toute la France, en 614, fit rendre la justice dans les provinces par des tribunaux ambulans, par les ducs et les comtes qui, la cuirasse sur le dos, expédiaient les affaires dans les villes, avec promptitude et dextérité : dans les campagnes, ils étaient remplacés par leurs capitaines ou centeniers. Les jugemens étaient sommaires, et ces juges expéditifs pouvaient souvent dire avec raison, à la fin de chacune de leurs assises :

Et la même journée aura vu ces proscrite,
Accusés, détenus, condamnes et punis.

Telles furent les justices connues sous les noms de plaids, placita, d’où sont venus les mots plaidoiries, plaidoyers et plaideurs. Plus tard, les évêques, les abbés, les seigneurs en eurent de semblables dans les lieux de leur juridiction, et beaucoup de nos anciennes villes ont encore l’une de leurs places ou l’un de leurs carrefours, où ces espèces d’assises se tenaient, qui ont conservé le nom de placite, placitum ; placitre ou placidre par corruption.

L’ignorance dans laquelle tombèrent les séculiers à cette époque, fit passer la plupart des juridictions entre les mains du clergé ; ou plutôt, la juridiction ecclésiastique, plus humaine et plus éclairée que la première, acquit de l’extension à ses dépens : chacun chercha, sous divers prétextes, à porter sa cause devant elle. Le clergé ayant fait placer, comme nous l’avons vu, les veuves, les orphelins et les pauvres sous sa protection, peu-à-peu il parvint à attirer à lui, comme péchés, le jugement des sacrilèges, des adultères, des incestes ? etc., et obtint, comme le témoignent les dispositions de plusieurs édits, que, dans un grand nombre de cas, on pût appeler de la justice civile à la justice ecclésiastique.

Le même Clotaire convoqua le concile de Paris de 625, dans lequel l’élection des évêques, qui avait été en usage dans la primitive Eglise, et qu’avaient usurpé ses prédécesseurs, fut rétablie. Ce concile décida que cette élection aurait lieu librement, par le métropolitain, par les évêques de la province, par le concile provincial et par le clergé et le peuple du chef-lieu de chaque évêché ; Clotaire modifia cette disposition, en réservant au prince la confirmation de l’élection. C’est de cette manière encore que fut nommé l’évêque Aldric, en 832. Le même concile décida que, hors les cas d’évidence et de flagrant délit, nul clerc ne pourrait être jugé civilement, ni criminellement par les laïcs, et que, même dans ces cas, le jugement des prêtres et des diacres appartiendrait à la seule juridiction ecclésiastique, ou à des tribunaux mi-partis, quand il s’agirait de causes où des laïcs et des ecclésiastiques seraient intéressés ; il décida de plus ; que les évêques ne pourraient envoyer des juges dans les provinces où ils avaient des possessions, qu’ils seraient obligés de les prendre sur les lieux ; et que nul ne pouvait être mis à mort par le juge, sans avoir été entendu. Enfin, et outre un grand nombre d’autres dispositions, les concessions des rois, faites aux leudes et au clergé, y furent de nouveau irrévocablement confirmées, cl la restitution ordonnée en totalité, de tout bien ou bénéfice enlevé aux leudes ou fidèles, pendant les troubles des règnes précédens.

664. — Clotaire lil, successeur de Clotaire II, et la reine Bathilde, sa mère, tutrice et régente, accordèrent à cette époque, à la province du Maine, le droit de se choisir ses magistrats, même ses comtes : ce droit fut confirmé par un diplôme de Childebert III, regardé comme authentique, qui porte que « nul ne peut exercer dans le Maine les fonctions » de duc ou de comte, s’il n’est élu par le choix de l’évêque ? « des abbés, des prêtres et des habitans du Mans ».

735. — Le règne de Dagobert, grotesquement travesti dans une vieille chanson, et celui de ses successeurs, qualifiés du titre de rois fainéans, pour avoir laissé passer le pouvoir entre les mains des maires du palais, et avoir ainsi préparé l’exclusion du trône à leur race, offrent peu d’événemens importons dans lesquels la province ait figuré particulièrement. Seulement on sait que les fils d’Eudes, comte d’Aquitaine, s’étant mis en possession de ce duché, comme de leur bien, après la mort de leur père, Charles Martel, maire du palais, qui gouvernait l’état en roi, ayant envoyé Pépin son fils pour soumettre les rebelles, ce jeune seigneur, qu’on ne sait trop comment qualifier, ayant été battu par les deux frères, voulut se retirer dans le Mans, dont il fut repoussé avec perte de deux de ses plus chers et fidèles officiers, par Guérin, frère du comte Rothgarius ou Roger, et qu’il se reploya sur Saint-Calais, où l’abbé et les habitans le reçurent, lui et son armée, avec de grandes démonstrations de respect et de fidélité. Après la mort de Charles Martel, le gouvernement de l’état fut partagé entre Pépin et Carloman, ses fils : le Maine échut au premier qui, se souvenant du bon accueil de l’abbé de Saint-Calais et de la félonie du comte Roger, déposa celui-ci et sa créature l’évêque Gauziolène, son fils, nomma Milon au commandement de la province, à la place de Roger, et Herlemand, II.e du nom, au siège épiscopal, à la place de l’indigne usurpateur de ce siège ; les envoya au Mans, accompagnés de forces assez considérables pour y faire respecter son autorité ; prit l’abbaye de Saint-Calais sous sa protection et l’exempta de la juridiction épiscopale, disposition qui, cent ans plus tard, fut contestée par l’évêque S. Aldric.

748. — Griffon, troisième fils de Charles Martel, homme sans mérite, mais esprit brouillon, avait été renfermé par ses frères dans un fort des Ardennes, appelé Neufchâtel ; mais, lorsque Carloman eût renoncé au pouvoir et se fut relire dans le monastère du Mont-Cassin, Pépin rendit l’a liberté à Griffon, qui en abusa, se retira chez les Saxons qu’if fit révolter, puis en Bavière où Pépin le joignit et le fit prisonnier. La seule vengeance de Pépin fut de pardonner à son frère : il le traita avec douceur, le renvoya en Neustrie et lui rendit le Maine et les douze autres contrées qu’il lui avait données en le tirant de sa prison ; ce qui n’empêcha pas Griffon de se révolter de nouveau, en se sauvant en Aquitaine, où il se jeta entre les bras de Gaïfre, qui avait usurpé ce duché. Cette fuite, qui bientôt devint funeste à Griffon, remit le Maine sous la domination de Pépin.

L’abdication, ou si l’on veut la déposition de Childeric III, sa mort et celle de son fils, chacun dans un couvent, et l’élection de Pépin, fils de Charles Martel, au trône, terminent le règne de la première race, dite improprement des Mérovingiens, et qui serait bien mieux qualifiée des Clovisiens ou Clovigiens, par les motifs que nous avons expliqués précédemment. Celui de la seconde race, dite des Carlovingiens lui succède ; ses commencemens sont illustres et glorieux comme ceux de la première ; mais cette gloire sera promptement obscurcie, et sa chute, plus rapide encore, aura à-peu-près les mêmes causes, qui devront produire les, mêmes, effets.

Quelques détails historiques, qu’on a dû négliger ici, comme tenant moins essentiellement à l’histoire générale de la contrée, se retrouveront, soit dans les articles particuliers du Dictionnaire, soit dans les notices qui composent la Biographie chronologique des évêques du Mans et des comtes du Maine, qui forment l’introduction à la Biographie générale du pays. Les lecteurs curieux de bien connaître notre histoire locale, ne doivent pas négliger la lecture de ces notices, à la rédaction desquelles nous avons donné le même soin qu’à celle de ce précis, ne nous contentant point de répéter ce qu’on a dit avant nous ; mais nous attachant, à ne le redire nous-même, que d’après les meilleures autorités, ou en prévenant du peu de certitude qu’offrent tels ou tels récits. Ce soin, nous le prenons pour toute la partie historique de notre travail.

Ce à quoi nous nous attachons également, c’est à faire connaître les usages, les institutions, les mœurs, les lois antiques de la nation, afin qu’on les puisse comparer avec ce qui subsiste ou a encore subsisté de nos jours. Voyons donc, par un rapide examen, ce qu’offre d’intéressant sous ce rapport, la fin du règne ou plutôt de l’anarchie des derniers descendans de Clovis, de cette race qui, à partir de ce prince, donna trente-trois rois à la nation, dont vingt-un régnèrent sur Paris, et dont la domination, en comptant de la même époque, a duré deux siècles et demi.

« Nous sommes enfin arrivés, dit M. de Ségur, en parlant du règne de Clovis II, et du commencement de celui des maires du palais, à l’époque la plus humiliante pour la nature humaine. Toutes les traces de l’antique civilisation avaient disparu ; les lois étaient sans force, les rois sans pouvoir, les grands sans frein, les riches sans pitié ; les guerriers combattaient sans art, s’égorgeaient sans raison, fuyaient sans ordre, et, infidèles à leur serment, ne reconnaissaient plus que la force pour droit. »

« L’état d’anarchie de cette époque amena la barbarie, en éteignant la civilisation ; les lettres cessèrent d’être cultivées, l’amour de l’étude s’éteignit ; les sciences déclinent et dépérissent, dit Grégoire de Tours. » Avitus avait écrit avant lui : « Bientôt il n’existera plus personne qui puisse sentir l’harmonie et le charme des vers. » Enfin, Robertson, traçant plus récemment un tableau littéraire de la même époque, ajoute : « Pendant quatre siècles, l’Europe entière ne produisit pas un seul écrivain qui méritât d’être lu, et l’on citerait à peine une invention utile et agréable à la société, dont cette longue période puisse s’honorer, »

A l’époque du règne de Thierry III, vers la fin du septième siècle, peu de personnes savaient lire, et, à défaut de savoir écrire, on ne souscrivait plus les actes, on y apposait le signe de la croix ; delà l’expression signer. L’usage du papyrus d’Egypte se perdit ; on se servit des vieux parchemins déjà écrits, dont on effaça les chefs-d’œuvres des anciens, pour y substituer des légendes et des chroniques, souvent fautives ou fabuleuses : telle est l’origine de ces fameux manuscrits appelés palimpsestes, que de studieux érudits s’occupent à déchiffrer de nos jours et à l’aide desquels ils parviennent à force de patience et de sagacité, à nous restituer ce qui avait disparu des écrits de Tacite, de Tite-Live, de Ciceron.

L’orgueil des Francs leur défendant le travail des mains, non-seulement les sciences et les arts furent négligés ; mais ce mépris des choses utiles influa sur l’agriculture et l’industrie : les armes furent l’unique profession de tout ce qui était libre ; les serfs indignes de l’honneur de les porter, furent chargés de la culture des terres, et le commerce abandonné aux Juifs.

On comptait alors en France trois classes d’habitans, celle des leudes ou nobles et grands, celle des hommes libres ou ingénus, et celle des serfs, « car, dit Baumanoir, tous les hommes libres ne sont pas gentils-hommes ; la noblesse s’y transmet par le père, la liberté par la mère : tous ceux qui ne jouissent ni de l’une ni de l’autre sont ou vilains, c’est-à-dire campagnards ou tributaires, ou bien esclaves. » Le vilain, ou l’esclave de la glèbe, ne pouvait, comme nous l’avons déjà dit, vendre la terre à laquelle il était attaché, sortir de celle de son seigneur, ni se marier sans sa permission : celui qui labourait, qui rompait la terre, était appelé roturier.

On distinguait trois sortes de biens, les propres ou alleux, dont on avait la disposition et que, à cette époque, on mit à l’abri des violences de la force en en faisant hommage au roi, ou à quelque leude ou noble puissant, pour le recevoir ensuite de sa main à titre de fief ; les bénéfices, qu’on tenait du prince ou de l’église, sous certaines redevances ; et les terres saliques, dont les Francs s’emparèrent lors de la conquête, possédées à la condition du service militaire.

Charles Martel, tout en relevant la France par ses armes, parvint par son despotisme à faire rétrograder la civilisation. Sous lui, les assemblées de la nation étant tombées en désuétude, la liberté des francs s’effaça, le dernier reflet de lumières s’éteignit.

Un véritable état de barbarie lut succéda : les leudes, les nobles se fortifiant dans leurs provinces, dans leurs manoirs, attirèrent près d’eux les partisans qu’ils purent réunir, soit par la crainte, soit par les bienfaits ; chacun ne trouva plus de sûreté pour sa personne ou pour ses biens, qu’en recourant à la protection qu’il espérait de ce vassalage, en apparence volontaire, et qu’il payait par ses services, par ses dons, ou pour l’abandon total de sa liberté. Ce fut alors que s’établit une sorte d’hiérarchie de fait, régularisée plus tard, entre les nobles et les grands, chacun recourant à la protection d’un plus fort que soi, en se constituant le protecteur du faible ; d’où résulta le système féodal, gouvernement monstrueux, dont nous cessons à peine de ressentir les effets. Les hommes dont les propriétés étaient assez considérables pour qu’on dût encore les ménager, mais qui n’auraient pu pourvoir eux-mêmes à leur défense, ayant changé leurs alleux ou biens propres en fiefs, s’aggrégèrent ainsi aux leudes ou seigneurs, moyennant un vain hommage, qui, sous une apparente soumission, leur acquit une indépendance réelle ; d’autres moins fortunés, achetèrent ce vasselage par un tribut. Tous étaient tenus au service militaire, chacun envers son supérieur, les leudes ou principaux seigneurs envers le roi. Les bénéficiers ou leudes amenaient leurs tributaires ou vasseaux sous l’étendard royal, qui était la chape de Saint Martin ; les abbés y envoyaient les leurs sous la conduite d’un avoué ou vidame. La force de ces troupes consistait toute en infanterie ; les leudes les plus riches , et les officiers de leur maison , formaient la seule cavalerie de ce tems : nous verrons plus tard le contraire avoir lieu. Le service du au suzerain par le vassal était à tems et déterminé ; le leude perdait son bénéfice , s’il refusait de marcher lorsque le ban de guerre l’appelait : les hommes libres ou ingénus devaient fournir un soldat par trois manoirs ; les uns devaient se rendre armés de la cuirasse , de la lance et de l’épée ; les autres d’un arc et d’un certain nombre de flèches. L’usage des cuirasses , des casques , de l’arc et des flèches , dont il est parlé dans un capitulaire de Charlemagne , était presque inconnu sous les Mérovingiens. Chaque leude ou suzerain devait fournir sa troupe de vivres et de munitions , ou en faire conduire une quantité déterminée aux magasins généraux ; le butin était la seule paye du soldat i, et l’esclavage attendait le prisonnier de guerre qui n’avait pas ïe moyen de s’en racheter.

Les innombrables châteaux fortifiés , dont les ruines décorent et embellissent encore nos paysages , lors qu’ils n’inspirent plus l’effroi , datent de cette époque où chaque montagne , chaque rocher se couronna de chartres , de bastilles > de fertès , forteresses élevées pour se mettre à l’abri des invasions étrangères et des hostilités intérieures , pour se soustraire à l’autorité royale et à celle des lois , et dont les possesseurs , véritables oiseaux de proie , ne descendaient dans la plaine que pour y porter le ravage et la dévastation. Charles Martel , pour subvenir aux besoins de l’état , confisqua les biens , les bénéfices de ses ennemis , et s’empara de ceux de l’église , qu’il s’aliéna par ce moyen. Pépin son fils , ayant eu un règne plus paisible , put en rendre une parlie et recouvrer en même tems la bienveillance du clergé , qui la lui témoigna ouvertement , en se prêtant à la déposition de Childeric III , et en le plaçant sur le trône de ce fantôme de roi.

Comme Charles ne connaissait et n’estimait que les soldats dont il avait besoin , chacun se fit soldat , les prêtres comme les séculiers , pour conserver les biens qu’il possédait, ou en acquérir de ses libéralités. Les bénéfices ecclésiastiques qu’il distribua devinrent héréditaires dans les familles , où Ton en disposait comme des autres biens : on donnait une abbaye , une cure, en dot à sa fille ; elle en affermait la dîme et le casuel. On vit dans des successions vendre des églises , des autels , des cloches , des ornemens , etc. , etc. Dans celle confusion de toutes choses, le sort des vilains élait affreux. Le peuple , ou ce que l’on appelait encore les Romains , c’est-à-dire la partie conquise de la nation , les Gallo-Romains., était accablé de capilalion et de divers autres impots , que ne payaient point les Francs ; il ne pouvait se marier , faute de possibilité de pourvoir aux besoins d’une famille , ou bien il était obligé d’exposer ou même de vendre ses enfans.

La personne du roi , comme son autorité , avant l’élévation de Pépin au trône , n’était plus qu’un simulacre de pouvoir et de majesté : on tenait le prince rélégué dans une métairie , un manoir rural du domaine de l’état , car c’étaient là les palais des rois de ce tems ; on l’en retirait une fois par an pour lui faire présider un autre simulacre de champ de mai , dans lequel assis sur un vain trône , il rendait en son nom des ordonnances , qui n’étaient que l’expression de la volonté ; du maire qui régnait à sa place.

Les conciles , qui se tenaient fréquemment dans ce premier âge de la monarchie , n’étaient point alors de simples assemblées du clergé : c’étaient encore , en partie , les étals de la Gaule , concilia , que César aimait à présider. Les chefs du clergé n’y paraissaient point comme chefs de l’église , mais comme bénéficiers , leudes , antrustions. Ainsi , dans celui de Paris , tenu sous Clotaire II , en 6i5 , on y appela trente-trois évêques , trente-quatre ducs et soixante-dix-neuf comtes ; c’est dans ces assemblées que se faisaient des réglemens appelés capitulaires , comme étknt destinés à régir tout le royaume , de même que ceux qui se faisaient auparavant dans les assemblées de la nation. Ce fut Pépin qui le premier appela les évêques , pour représenter l’Eglise , dans le conseil national , afin de s’en faire un appui , en opposant le clergé à l’aristocratie guerrière de ce tems. Ce fut aussi dans un de ces conciles , celui de Septine , convoqué par Carloman, fils de Charles Martel , que l’on commença à dater de l’incarnation de J. C. > on comptait auparavant des années du règne du monarque > et même , pendant un interrègne , on data de la mort du dernier roi. Cependant , sous Charles Martel , les assemblées de la nation ou du Champ-de-Mars , tombèrent en désuétude : Pépin son fils les rétablit , à cequ’il paraît , puisque c’est lui , dit-on , qui les transporta au mois ’de mai : cependant ces assemblées se prolongèrent peu au-delà du règne de son successeur,

Les Cours Plénières , qui postérieurement devinrent en même tems et de grands conseils et de grands tribunaux , datent du règne des Mérovingiens : elles se perpétuèrent sous les dynasties suivantes , jusqu’à Charles VII , qui les abolit. C’étaient , après la chasse , passion ordinaire de nos rois , les plus brillans et les plus somptueux divertissemens de leur cour. Toute la noblesse du royaume s’y réunissait ; on s’y livrait à toutes sortes d’amusemens , au jeu, à la pêche , à la chasse ; des pantomimes , des jongleurs , des danseurs de corde , des farceurs , etc. , etc» , y variaient les plaisirs. Les rois y faisaient de grandes largesses en argent ; ils y vêtissaient de neuf les officiers de leur maison , de celles des reines et des princes ; delà le nom de livrées donné à ces vêtemens , parce qu’ils étaient livrés au nom du roi. Les cours plénières avaient lieu aux deux fêtes de Pâques et de Noël.

La chevalerie , qu’on veut faire remonter jusqu’à Charles Martel qui e» aurait offert un modèle , naquit , à une époque postérieure, des excès même du régime féodal ; les premiers chevaliers ne s’étant armés que pour protéger le faible contre l’oppression excessive des seigneurs châtelains.

Enfin, un des traits caractéristiques de cette époque, est la ferveur religieuse de la nation, l’accroissement de puissance et de richesse du clergé, la vogue de l’esprit monastique et l’extension rapide de l’ordre de S. Benoît. La nomenclature des monastères fondés en ce siècle, dit Mézerai, suffirait pour remplir un dictionnaire géographique ; ajoutons que la liste de ceux de la province en occuperait une bonne partie. Cette ferveur s’explique facilement : ces monastères furent, dans ces tems de calamités, le seul asile ouvert à l’homme paisible et malheureux, le refuge de la science, du travail, de la vertu et de la proscription. Princes, grands et peuple s’empressèrent à l’envi, soit par piété, par bienveillance, ou par remords de quelques crimes, de quelques déréglemens 7 de contribuer à des dotations, d’accorder des immunités, de faire des fondations, de présenter des offrandes pour ces sortes d’établissemens. Ceux même qui ne possédaient rien que la liberté, la donnaient en hommage aux couvens : nous en offrons un exemple à l’article de S. Hadoing, dans la Chronologie des évêques du Mans.

Deux événemens d’une grande importance, survenus vers la fin du règne des Carlovingiens, doivent être notés en terminant le tableau historique de cette époque, la défaite des Sarrasins par Charles Martel, dans les plaines de Poitiers, en 732 ; et la séparation de l’occident de l’Europe, de l’empire de Constantinople, sous le pontificat et par la fermeté et le génie de Grégoire III.

  1. On croît que ce prince est le fameux Barbe-Bleue, de Perrault.