Dictionnaire raisonné du mobilier français de l'époque carlovingienne à la Renaissance/Broigne
BROIGNE, s. f. (brogne, broine, bronie, brunie). Cuirasse faite de peau, avec anneaux de fer cousus très-rapprochés. Il est question de la broigne déjà dans la Chanson de Roland :
« Li emperères tuz premereins s’adubet,
Is nelement ad vestue sa brunie,
Lacet sun helme, si ad ceinte Joiuse[1]. »
« Helmes laciez e vestues lor bronies[2]. »
« Vest une bronie dunt li pau sunt saffret.[3] »
« Desuz lur bronies lur barbes unt getées
Altresi blanches cume uief zur gelée.[4] »
« Escuz frisez et bronies desmaillées ![5] »
Or, la Chanson de Roland date du commencement du xiie siècle. Dans le poème de la Philippide de Guillaume le Breton, écrit pendant les premières années du xiiie siècle, il est question de cuirasses fabriquées en fer cuit deux fois, lesquelles n’étaient que des annelets de fer doux attachés à une cotte de peau. Ces broignes sont désignées aussi par le nom de « broignes treslies » :
« Puis ne jui .IIII. nuis sans ma broigne treslie[6]. »
« Armure treslice » s’entend comme armure travaillée en treillis ou chaînons.
Dans le Roman de Foulque de Candie[7] on trouve ces passages :
« Fausse la broigue, dont la maille s’estent. »
« Et fiert parmi l’escu le roi Calot de Lis,
Qu’il li fausse la broigne sor le peliçon gris. »
« De sous la boucle li a frete et quassée
La bonue broigne rompue et despanée. »
« Lors s’arma d’une broigne, qui la maille est menue,
Et a ceinte l’espée, qui bien iert esmolue
Et a l’yaume lacié sur sa teste chenue ;
Puis a prise sa targe ; à son col l’a pendue.
Lors monte el destrier, qui formeut se remue. »
Et dans le Roman de Doon de Maience on lit ces vers :
« Sus l’espaule ataint Do de si grant amenée ;
Se la broigne ne fust, qui tant estoit ferrée,
Et la vertu de Dieu, où il ot sa pensée,
Tout en eust l’espaule à chel coup dessevrée[8]. »
Dans l’article Armure nous avons montré (fig. 3, 6, 7 et 14) quelques-unes des combinaisons relatives à ces habillements défensifs, qui tiennent de la broigne, c’est-à-dire qui se composent d’une cotte de peau ou de toile en double, en quadruple et même en huit épaisseurs, avec rivets de fer ou de bronze, annelets cousus, ou petites plaques de métal formant écailles. Mais, à dater du xiie siècle, la broigne paraît être le vêtement dont nous allons donner la description.
Sous la cotte maillée ou le haubert jazeran, il fallait vêtir le gambison, pourpoint de peau ou de toile, rembourré, qui empêchait les coups portés sur la maille de contusionner le combattant. La broigne tenait lieu à elle seule de ces deux vêtements ; de plus, sa fabrication était moins dispendieuse que n’était celle du haubert jazeran (voy. Haubert) ; car les annelets qui faisaient la défense de la broigne n’étaient point entrelacés et rivés, mais simplement rangés les uns à côté des autres et maintenus par une forte ganse et des coutures. Voici comment on façonnait la broigne (fig. 1[9]) : Sur une peau ou une épaisseur de plusieurs toiles A, on posait du velours ou une forte étoffe de soie, puis on plaçait horizontalement ou verticalement les annelets de fer a les uns sur les autres, ainsi qu’on le voit en B. Une lanière de peau déliée ou une forte ganse de soie C passait dans ces anneaux, et était cousue entre chacun d’eux au velours et à l’assiette de toile. Cela fait, pour empêcher les anneaux de se placer de champ et les maintenir couchés, on passait un cordonnet de bon chanvre en D, sous le velours ; on ramenait celui-ci en avant, on passait un second cordonnet E devant les annelets ; le velours faisait le tour de ce second cordonnet, revenait se poser sur la toile, et l’on cousait un second rang d’annelets en F, comme le premier B, de manière à pincer le velours entre les deux rangs. Ainsi, les annelets, maintenus par le bourrelet E, ne pouvaient-ils se placer de champ et devaient demeurer couchés. Entre les rangs d’annelets on voyait le listel d’étofTe G, de couleur vive habituellement, ce qui produisait un bon effet. Il est clair qu’un pareil vêtement était un bon préservatif, défiait les traits et coups de taille. La broigne, fabriquée d’abord au moyen d’annelets tangents[10], semble avoir été faite, ainsi que nous venons de le dire, vers la seconde moitié du xiie siècle. En effet, des miniatures de cette époque montrent des rangs d’annelets séparés par des filets sur les cottes militaires. Puis ce système n’est plus guère adopté au commencement du xiiie siècle ; il reparait vers 1250 et ne cesse d’être employé jusque vers le milieu du xive siècle. Il est même un moment (de 1260 à 1280) où la broigne est plus souvent figurée sur les monuments (tombeaux, miniatures, gravures sur métal) que le haubert de mailles.Mais prenons d’abord la broigne normande, telle qu’elle est figurée sur la tapisserie de Bayeux et quelques manuscrits de la fin du xie siècle. Cette broigne (fig. 2) est une tunique à manches courtes. Sa partie inférieure, au lieu d’être terminée en jupon, est séparée en manière de caleçon ample. Donc n’étant ouverte par le bas que de a en b, pour couler les jambes, il fallait passer le corps par une ouverture supérieure A, quadrangulaire, fermée par un vantail et quatre boutons. Par derrière (voyez en B) était un camail pendant. L’homme d’armes, ouvrant le vantail A, introduisait les jambes par cette ouverture quadrangulaire ; il relevait le vêtement jusqu’aux aisselles, les jambes étant coulées dans les deux ouvertures a, b. Il passait un bras, puis l’autre dans les deux manches, et la tête dans le viaire du capuchon ou dans le capuchon même. Alors l’ouverture quadrangulaire était fermée sur la poitrine. Ces broignes étaient couvertes d’annelets tangents cousus à l’étoffe du vêtement, fait de toile doublée recouverte de soie (fig. 3[11]).
Les broignes de la fin du xii- siècle et du xiiie siècle, recouvertes comme l’indique la figure 1, étaient taillées ainsi que le montre la figure 4 ; on les passait par le bas, comme une chemise[12]. Elles étaient munies souvent de gants ou de mitons de peau revêtus sur le dos de petites tuiles d’acier ou d’annelets ; le pouce seul était détaché. Souvent aussi les rangs d’annelets s’arrêtaient en a, le crâne n’en étant pas couvert. Un mortier d’étoffe ou de peau, qui formait calotte rembourrée, recevait le heaume ou une cervelière de fer. Les jambes étaient armées de chausses fabriquées comme la broigne (voyez en A), et s’attachaient chacune, par une courroie latérale b, à la ceinture qui entourait la cotte de dessous, faite de grosse toile en double avec plastronnage, et terminée par une jupe très-courte prise sous les braies de toile, retenues de même par la ceinture ou par la jupette de la cotte, au moyen d’aiguillettes. Pour faciliter le passage des pieds dans les bas-de-chausses armés, au-dessus du talon, en c (voyez le détail C), il était laissé une ouverture que l’on bouclait quand les chausses étaient mises. Les braies de dessous descendaient jusqu’aux talons, et étaient munies de sous-pieds, pour ne pas être relevées par le frottement des chausses armées.
La broigne, pendant le xiiie siècle et le commencement du xiv- siècle était souvent portée par les piétons, archers et arbalétriers. Elle fatiguait moins que le haubert de mailles, qui n’était admis que pour les hommes d’armes à cheval ; et, comme nous l’avons dit, elle coûtait moins cher.
Lorsque l’on commença d’adopter les plates, la broigne était meilleure, sous ces plaques d’acier, que le haubert de mailles.
On cesse de porter la broigne vers le milieu du xive siècle, c’est-à-dire au moment où l’on remplace les cottes d’armes flottantes par des corselets et justaucorps composés de plaques de métal assujetties à des pourpoints de peau ou d’étoffe fortement rembourrés.
- ↑ Str. ccxiii.
- ↑ Str. ccxxii.
- ↑ Str. ccxxvii. « Dont les pans sont garnis d’orfrois, de broderie d’or. »
- ↑ Str. ccxl.
- ↑ Str. ccxlvi.
- ↑ Gui de Bourgogne, vers 59 (premières années du xiiie siècle).
- ↑ D’Herbert Leduc (premières années du xiiie siècle).
- ↑ Vers 4381 et suiv.
- ↑ Grandeur d’exécution.
- ↑ Voyez Armure, fig. 4. Tapisserie de Bayeux.
- ↑ Grandeur d’exécution.
- ↑ Voyez Armure, fig. 12 et 12 bis.