Dictionnaire raisonné du mobilier français de l'époque carlovingienne à la Renaissance/Éperons

Dictionnaire raisonné du mobilier français de l'époque carlovingienne à la Renaissance
VE A. MOREL ET CIE, ÉDITEURS (tome 5p. 402-412).
◄  Épée
Escrime  ►

ÉPERONS, s. m. (espourons, esporons, espérons). Les éperons étaient en usage dès l’antiquité, chez les populations de l’Italie. Le musée de Naples possède quelques éperons de fer qui datent de la fin de l’époque impériale (fig. 1). Les cavaliers du jeu d’échecs dit de Charlemagne[1] ont les talons munis d’éperons identiques, comme forme, à celui qui est donné fig. 1. Les Normands et les Saxons représentés sur la tapisserie de Bayeux sont, de même, munis d’éperons à une seule pointe conique et courte.

Ces éperons à pointe conique persistent pendant le cours du xiie siècle. Ils sont délicats, les branches sont fines et l'ouverture du talon relativement étroite. Les brides de sous-pieds et de cou-de-pied s’attachent à un seul œillet (fig. 2[2]). Cet éperon est de bronze fondu, rebattu et gravé. Les branches en sont très-délicates.

On portait aussi alors, avec les chausses de mailles, des éperons qui n’étaient que de simples ergots rivés sur une plaque de fer mince. Cette plaque de fer, ou talonnière, était percée de trous et fixée à la maille au moyen de fils passant par ces trous ; elle y était ainsi réellement cousue (fig. 2 bis[3]).

Ce n’est qu’au xiiie siècle que les éperons sont armés de molettes, et celles-ci n’ont-elles habituellement alors que six pointes. Les branches, au lieu d’être horizontales, sont cambrées, pour laisser la place des chevilles et relever la tige beaucoup au-dessus du talon. On houssait alors (vers 1220) les chevaux de bataille pour les préserver des traits et des coups d’épée ; il fallait que les tiges des éperons fussent fortes et longues pour se faire sentir aux flancs de la monture. Puis l’habitude, quand on chargeait, étant d’appuyer sur les étriers en tenant les jambes roides et le bas des reins portant sur le haut du troussequin de la selle, il fallait que les tiges d’éperons fussent longues, puisque la position du cavalier lui interdisait de plier les genoux, et que pour faire sentir la molette, il ne pouvait que serrer un peu les jambes.

L’éperon devait se transformer suivant les diverses manières de monter le cheval de guerre.

Jusqu’à la fin du xiie siècle, les selles n’étaient point élevées et le cavalier était assis sur les reins de la bête ; mais, quand les charges à la lance furent considérées comme très-puissantes, on dut hausser la cuiller de la selle et son troussequin, afin de donner plus de force de résistance au cavalier (voy. Harnais). Or, ce n’est guère qu’à la fin du règne de Philippe-Auguste que les charges à la lance furent considérées comme la véritable force de la gendarmerie. Aussi les lances devinrent-elles alors plus longues et plus lourdes qu’elles n’étaient au xiie siècle. Le cavalier se haussa sur ses étriers ; les éperons, par suite, durent allonger les tiges et les relever fort au-dessus du talon, afin de piquer les flancs et non le ventre de la mouture, que le cavalier ne pouvait plus atteindre.

La figure 3 montre un de ces éperons du xiiie siècle[4]. Il est de fer, très-bien forgé ; sa tige n’a pas moins de 0m,22 de longueur. Les branches sont extrêmement courbées pour relever la molette au niveau des chevilles. Les œillets sont doubles pour la courroie de sous-pied et celle du cou-de-pied.

Cette forme se modifie peu pendant le cours des xiiie et xive siècle. Les tiges sont plus ou moins longues, mais le principe est le même. Quelquefois les oeillets sont placés horizontalement l’un près de l’autre, afin de donner plus de force à la courroie de sous-pied en l’éloignant du talon (fig. 4[5]), et empêcher d’autant l’abaissement de la tige. En effet, plus le levier ab esl long (a étant l’oeillet de la courroie de sous-pied et b celui de la courroie de cou-de-pied), mieux on peut maintenir le point c (molette) à sa place, en l’empêchant de s’abaisser par la pression sur les flancs du cheval.

Aussi, depuis la fin du xiiie siècle, cette méthode d’attache est-elle généralement adoptée.

Ces grands éperons de bataille étaient gênants, et on les remplaçait, quand on n’était pas armé, par des éperons plus courts, à une forte pointe (fig. 5[6]). Les œillets des branches de ces éperons de fer sont placés perpendiculairement aux branches. Une simple courroie passait par ces œillets allongés, formait sous-pied et se bouclait sur le cou-de-pied.

On observera que la tige est fortement renversée. C’est qu'en effet ces sortes d’éperons étaient bouclés lorsqu’on montait les roussins, c’est-à-dire les petits chevaux de chevauchée habillés d’une selle très-peu élevée. Alors les jambes du cavalier descendaient au-dessous du niveau du ventre de la bête, et, pour lui faire sentir l’éperon, il fallait

fortement plier la jambe. Le talon décrivant ainsi une portion de cercle, pour que la pointe frappât le roussin normalement et ne l’écorchât pas, la tige devait être inclinée.

Ces éperons de bronze ou de fer étaient habituellement dorés.

Les éperons d’or ou dorés étaient une marque de chevalerie :

« Esperuns d’or ad en ses piez fermez[7]… »


et quand un chevalier avait forfait, on lui coupait les éperons, comme aujourd’hui on arrache les épaulettes au soldat dégradé.

Voici un chevalier que Fromons trouve trop jeune pour combattre.

« Vous estes vieus et chenus et floris,
« Reposez-vous et faites vos délis ;
« Et cil voudra la guerre maintenir
[8]… »


lui répond le jeune chevalier.

« Fromons l’oït, à pou n’enrage vis :
« — Sire Bernars. vous m’avez aati
… »


reprend le vieillard.

« — Que me clamez vieillart et rasotti ;
« Encor puis bien sur mon cheval saillir
« A grant besoing, et mon droit maintenir.
« Au grant estor[9] demain vous en envi ;
« Et ciel qui pis ou de moi ou de ti
« Le fera, oncles, savez que je vos di ?
« Li espérons li soit coupés parmi
« Près du talon, au branc d’acier forbi. »


Les éperons étaient la première pièce d’adoubement de l’homme d’armes qu’on faisait chevalier. On les lui bouclait aux talons, pendant qu’il était agenouillé devant le parrain, avant l’accolade.

Il est non-seulement question d’éperons dorés, mais enrichis encore de pierreries, d’inscriptions, de nielles.

Voici une paire d’éperons de fer datant du commencement du xive siècle, qui est décorée (fig. 6[10]) de gravures et des lettres vicu[11] sur les deux branches. Les molettes de ces éperons sont grandes et à six pointes. L’appendice A est destiné à empêcher les branches de se relever sur le tendon d’Achille, lorsqu’on appuie la molette contre les flancs du cheval.

Les éperons conservent la forme de la figure 6 pendant le cours du xive siècle, les branches étaient très-cambrées pour laisser la place des alvéoles. Mais, à la fin du xive siècle, déjà apparaissent les molettes très-développées ; les tiges sont alors très-fortes et plates, de champ. La figure 7 présente un de ces éperons[12]. La paire est de cuivre doré et émaillé ; l’émail de l’échiqueté est blanc bleuâtre, ce qui pourrait faire supposer que ces éperons ont appartenu à un membre de la maison de Dreux[13], car on ne peut admettre le blanc, qui n’est pas un émail héraldique. A moins de supposer que cet échiqueté n’est qu’un ornement. La molette est très grande et porte trente-deux pointes.

En A, est donnée la boucle qui permet de serrer la courroie du cou-de-pied.

En B, est présenté l’appendice du talon d’un autre éperon de la même époque[14] renversé et terminé par un fleuron.

En C, les attaches de sous-pieds et de courroie, et en D les boucles de cette même paire d’éperons. Ces appendices recourbés du talon avaient une raison d’être tant qu’on portait des chausses de mailles ou de peau ; ils devenaient inutiles et gênants même, du moment que les jambes étaient entièrement armées de plates aussi bien sur les tibias que sur les mollets, et que la molletière de fer descendait jusqu’à la semelle. À la fin du xive siècle encore, la partie postérieure des grèves ne couvrait pas le talon, mais s’arrêtait à la hauteur de la cheville. Les solerets de fer étaient indépendants des grèves, et les branches des éperons couvraient le joint entre le bas des molletières et le talon des solerets (fig. 8[15]) (voy. Grèves et Solerets). L’appendice recourbé des branches d’éperons était encore motivé dans ce cas ; il empêchait ces branches de pénétrer dans la jonction et de fatiguer les tendons. Mais quand les molletières de fer des grèves descendirent d’une pièce jusqu’à la semelle, il n’était plus nécessaire de donner aux branches des éperons la cambrure destinée à contourner l’extrémité des grèves enveloppant les chevilles, ainsi que le montrent les exemples précédents. Ces branches pouvaient être courbées sur un plan droit. On peut donc considérer les éperons à branches très -cambrées comme appartenant au xive siècle, parce que la forme de ces branches était motivée par la coupe de l’extrémité inférieure des grèves de cette époque. Quant aux éperons dont les branches courbées sur plan droit sont larges de champ, ils appartiennent à l’époque des armures complètes de plates, c’est-à dire au xve siècle.

La figure 9 donne un éperon de 1430 environ, dont les brandies étaient posées sur la talonnière des grèves. Cette paire d’éperons est de cuivre jaunes[16]. Les sous-pieds sont deux gourmettes. En A, est tracée l’attache de la courroie de cou-de-pied, et en B sa boucle. Les tiges s’inclinent légèrement vers les flancs du cheval (voyez en C).

La figure 10 présente un éperon également de cuivre jaune et datant de 1450 environ[17]. Cette paire d’éperons, admirablement travaillée, possède des branches très-fortes, finement ajourées et gravées. Les molettes sont de même ajourées et petites, si on les compare à celles d’une époque quelque peu antérieure. Les sous-pieds sont doubles et solides. En A, est tracée l’attache de la courroie de cou-de-pied, et en B sa boucle, ou plutôt son passant avec ardillon. C’est vers ce temps que l’on commença de poser les tiges d’éperons directement rivées à la talonnière de fer des grèves, ce qui était assez naturel (fig. 11). On s’évitait ainsi la peine de faire chausser les éperons. Ils tenaient à l’armure même, et leur tige devient fort longue, lorsque, vers la seconde moitié du xve siècle, les chevaux furent armés de plates de fer, comme les cavaliers : car alors il fallait que l’homme d’armes pût toucher les flancs de sa monture dessous la saillie des flançois (voy. Harnais). Il arrivait aussi que des éperons étaient rivés à la talonnière même des solerets, lorsque celle-ci était indépendante de la molletière de fer, ainsi qu’on peut le voir dans quelques belles armures du milieu du xive siècle. Merlin de Cordebeuf[18] donne sur les éperons l’instruction suivante :

« Item, et ne portera len gaires les espérons plus longs que de quatre doiz ou cinq doiz (10 à 13 centimètres), affin quilz ne nuysent point pour combattre à pié. Et tous les aultres chevaliers et escuiers de ceste queste pourront porter esperons dorez. » Dès le xiie siècle, les courroies de cou-de-pied des éperons étaient souvent ornées d’orfèvrerie et de pierres précieuses. Mais ce luxe fut surtout admis à la fin du xive siècle et au commencement du xve.

Il existe, dans les collections publiques et privées, des éperons du commencement du xvie siècle, qui sont d’un merveilleux travail ; damasquinés, émaillés, niellés, ciselés. Pendant tout le cours du moyen âge, les esperonniers étaient d’habiles ouvriers, fort estimés, car les gentilshommes tenaient fort à posséder des éperons qui leur fissent honneur. Toutefois la forme de ceux-ci en France était simple, si on la compare à celle des éperons fabriqués en Italie et surtout en Espagne.

  1. Cabinet des médailles, Biblioth. nation.
  2. Du musée des fouilles de Pierrefonds.
  3. Collection, de M. W. H. Riggs.
  4. Musée de la ville de Reims, et collection de M. W. H. Riggs.
  5. Musée des fouilles de Pierrefonds (fin du xiiie siècle ou commencement du xive siècle).
  6. Collection de M. W. H. Riggs.
  7. La chanson de Roland, st. xxvi.
  8. Li Romans de Garin, édit. de M. P. Paris, t. ii, p. 144.
  9. « Au grand tournoi. »
  10. De la collect. de M. W. H. Riggs.
  11. Peut-être abrév. de victuralis ou victerius, qui conduit, voiturier.
  12. De la collect. de M. W. H. Riggs.
  13. Dreux portait échiqueté d’or et d’azur a la bordure du gueules.
  14. Collection de M. W. H. Riggs.
  15. De la statue de Philippe d’Artois, comte d'Eu, mort en 1397, église abbat. d'Eu.
  16. De la collection de M. V. H. Riggs.
  17. Ancienne collect. de M. le comte de Nieuwerkerke.
  18. L'ordonnance et matièredes chevaliers errans (milieu du xve siècle). Voyez : Du costume militaire des Français en 1446, par M. René de Belleval.