SYMBOLE, s. m. Image idéalisant les qualités d’un personnage, les phénomènes naturels, ou cachant une idée métaphysique[1] ; c’est la forme poétique qui se grave dans l’esprit d’un peuple, mieux que ne peut le faire une définition sèche. Jésus se compare au pasteur, les peintres des premiers temps du christianisme le représentent entouré de brebis. Cette image symbolique en dit plus que tous les raisonnements tendant à démontrer que Dieu considère les hommes avec la sollicitude du berger veillant sur son troupeau.
Le symbolisme appartient aux races supérieures, il est le premier et le plus puissant véhicule de l’art et de la poésie. La mythologie du Véda est toute symbolique, comme celle des Grecs, et elle est plus claire, plus large, plus près de la nature. L’homme est, plus qu’aucun autre, observateur et méthodique. L’observation des phénomènes naturels, un classement parmi ces phénomènes, le conduisent bientôt à donner une forme, une personnalité à ces phénomènes, et à assigner un rang ou une fonction à ces personnalités. De là tout un ordre de symbolismes qui constituent une religion, du moment que les idées métaphysiques coordonnent et dominent cet ensemble. Pour la foule, le symbolisme suffit, il est toute la religion ; pour les esprits éclairés, le symbolisme n’est qu’une expression des forces de la nature. Pour nous, descendants de ces races de l’Indus, il nous est encore aujourd’hui bien difficile de concevoir une religion entièrement dépouillée de symbolisme ; il n’est donc pas surprenant qu’à l’origine du christianisme le symbolisme fût partout. Il fallait trouver une transition entre le panthéisme et le monothéisme ; la transition fut si longue, qu’elle s’établit définitivement chez les Grecs et les Latins. C’est qu’en effet le Sémite seul est apte à concevoir le monothéisme ; aussi n’a-t-il ni art, ni poésie, ni méthode, ni philosophie. Les phénomènes de la nature ne l’inspirent pas, il n’y voit que l’effet d’une loi immuable du Dieu unique, dont les fins n’excitent chez lui ni curiosité, ni besoin de savoir. Pour l’Arya, au contraire, tout dans la nature vit, agit, lutte, se renouvelle, et la mort n’est qu’un changement de forme de la matière ; tout, pour lui, est un sujet de méditation. Il veut classer, il veut se souvenir, il veut faire comprendre le résultat de ses observations : pour cela il impose une mythologie, et celle-ci devient si puissante, qu’il peut à peine s’en défaire lorsqu’il se rallie au monothéisme du Sémite.
C’est ainsi que le christianisme, à son début dans le vieux monde panthéiste des Grecs et des Romains, est obligé de ménager ce sentiment inné chez les peuples de race aryenne. Il cache une idée métaphysique sous un symbole mythologique, pour faire pénétrer le christianisme dans l’esprit de la foule.
Les peintures des catacombes de Rome conservent encore des traces de ces compromis entre l’ancienne mythologie et le christianisme. Orphée attirant les animaux sauvages au son de sa lyre (fig. 1) symbolise le Christ, dont la parole va réunir les hommes sous une même loi de charité[2].
Plus loin c’est une figure symbolique nouvelle, le pasteur portant la brebis égarée sur ses épaules ; mais c’est encore une manière de personnifier le Christ, c’est une personnification de Jésus empruntée à l’une de ses paraboles.
Le besoin d’analyse, de classement, de méthode, en un mot, porte la race aryenne à diviser la puissance supérieure et à admettre l’antagonisme au sein même de l’ordre divin. D’un autre côté, l’esprit logique de l’Arya, son sens pratique, le portent à concevoir l’unité, le moteur unique. Pour contenter ces deux sentiments nés avec lui, mais qui ne se développent que successivement, l’Arya symbolise toutes les divisions de la puissance supérieure, qui deviennent ainsi comme des attributs d’un ordre divin unique établi plus tard. Ceci explique les difficultés qu’avait à vaincre le christianisme pour imposer le dogme de l’unité de Dieu au sein de races panthéistes par la nature même de leur esprit. Les difficultés furent telles, qu’on les éluda, qu’on les tourna souvent pour faire admettre la nouvelle religion, soit au sein des civilisations grecque et romaine, soit parmi les barbares, qui, étant de la même famille que les Grecs, les Italiens et les Gaulois, avaient les mêmes dispositions au panthéisme. De là une quantité prodigieuse de symboles à l’origine du christianisme et pendant le moyen âge. Longtemps encore, à dater de la reconnaissance officielle du culte chrétien dans l’empire romain, des traditions du paganisme même se mêlent aux dogmes nouveaux ; et parmi ces traditions, les cérémonies sacrées dont le feu était l’objet chez tous les peuples aryens ne purent jamais être effacées. On ne rendit plus un hommage direct au feu[3], mais le feu devint symbolique et entra dans le culte chrétien.
L’avidité pour le symbole était telle chez les chrétiens, à défaut du panthéisme, que l’Ancien Testament ne fut plus qu’une succession de symboles du nouveau. L’antagonisme des puissances divines admis par les Aryas de l’Indus et par toutes les branches de cette grande famille humaine, fut soumis à l’orthodoxie, mais subsista néanmoins. L’esprit du mal, immortel, puissant, indépendant, possédant un empire, se retrouve chez les chrétiens et est personnifié. Cette soif de symboles donnait aux arts et à la poésie un vaste champ à parcourir. Aussi peut-on dire que nos édifices religieux du moyen âge sont une accumulation de symboles revêtus de la forme chrétienne, mais dont l’origine, bien souvent, appartient au panthéisme antique, soit à celui des Grecs et des Latins, que nous connaissons, soit au panthéisme local des peuples gaulois, sur lequel nous n’avons que des données peu étendues. Et au milieu des traditions empruntées au christianisme même, les sujets préférés par les imagiers sont ceux qui ont un caractère symbolique. Les prophéties de l’Ancien Testament, les paraboles des Évangiles, l’Apocalypse de saint Jean ; parmi les légendes, celles qui touchent au symbolisme, fournissent à la statuaire et à la peinture le plus grand nombre de sujets. Ainsi, par exemple, sur les façades d’un assez grand nombre d’églises du Poitou et de la Saintonge, datant du XIIe siècle, à Notre-Dame de Poitiers, à Saint-Nicolas de Civray, à Saint-Hilaire de Melle, à la cathédrale d’Angoulême, à l’église de Surgères, figure une statue équestre de grande dimension. Le cavalier est armé ; il porte la couronne et tient une épée nue à la main. Sous les pieds de devant du cheval est habituellement représentée une petite figure d’homme terrassé, semblant demander miséricorde. Plusieurs opinions ont été émises sur la qualité de ce cavalier. On voulut longtemps voir dans cette représentation, occupant une place honorable, Constantin, Pepin ou Charlemagne. D’autres opinions, plus plausibles, ont remplacé celle-ci : M. de Chergé voit dans ces statues les fondateurs laïques des églises. M. Didron prétend qu’elles représentent saint Martin comme chef des confesseurs dans les Gaules. Une critique judicieuse ne peut toutefois faire admettre ces opinions[4]. MM. Jourdain et Duval proposent de voir dans ces statues équestres, soit l’un des cavaliers mystiques de l’Apocalypse, soit, ce qui paraît mieux fondé, l’ange envoyé de Dieu pour terrasser Héliodore, profanateur du temple. En effet, le texte du livre des Macchabées dit : « Apparuit enim illis quidam equus terribilem habens sessorem, optimis operimentis adornatus : isque cum impetu Heliodoro priores calces elisit ; qui autem ei sedebat, videbatur arma habere aurea[5]. »
Cette représentation d’un fait historique ou légendaire sur la façade d’une église est le symbole des châtiments réservés aux violateurs du sanctuaire. À cette époque, la plupart des églises avaient droit d’asile, et renfermaient des trésors qui pouvaient tenter la cupidité des seigneurs laïques. Il paraissait utile de rappeler à ceux-ci la mission du guerrier céleste envoyé contre Héliodore, spoliateur du temple de Jérusalem.
On peut parfaitement constater qu’à la fin du XIIe siècle, il y a une recrudescence dans le symbolisme. Cela s’explique : les ordres religieux étaient surtout préoccupés, dans les édifices qu’ils élevaient, de montrer aux fidèles les mérites attachés à la vie monastique. Ce sont les légendes de saint Benoit, de sainte Madeleine, de saint Antoine, puis la représentation des vertus et des vices, les avantages de la charité, les luttes contre les tentations du démon, qui fournissent les sujets principaux aux imagiers. Mais quand ces imagiers sont des laïques, quand s’élèvent les grandes cathédrales, asile sacré des cités, sous l’inspiration de l’épiscopat, l’idée métaphysique se fait jour et les sujets symboliques apparaissent en foule. D’une part, c’était un moyen de protester contre le régime féodal ; d’autre part, une vie nouvelle rendue à de vieilles traditions locales restées dans le cœur du peuple, mais écartées par l’esprit monastique et surtout par les cisterciens.
Alors apparaissent les représentations des derniers jours du monde, la justice divine étant symbolisée par les plateaux d’une balance sur l’un desquels appuie l’esprit des ténèbres ; les damnés sont pris dans tous les rangs de la société, depuis les rois et les papes jusqu’aux vilains. Le Christ, pendant le jugement, assis sur un trône, montrant ses plaies, n’est plus assisté des apôtres, mais près de lui intercède sa mère, symbole de miséricorde pour les mortels ; des anges tiennent les instruments de la passion, symboles de la rédemption et reproche palpable pour les hommes qui n’ont pas suivi la voie ouverte par la mort du Fils de Dieu. Autour de cette scène, la présence des législateurs, des patriarches, des prophètes, des martyrs, symbolise les mérites et les travaux qui élèvent l’homme jusqu’à la béatitude céleste.
Les apôtres accompagnent, non plus le Christ dans sa gloire, mais le Christ homme, et, au-dessous de cette assemblée, sont symbolisées les passions qui entraînent l’homme au mal, les vertus qui le rendent digne d’approcher la Divinité. Ces pages, qu’on trouve reproduites aux portails de Notre-Dame de Paris, de Chartres, d’Amiens, peuvent être considérées comme les plus belles conceptions du symbolisme chrétien appliqué à l’art plastique. Les arts libéraux placés sous les pieds du Christ sont un symbole des travaux à l’aide desquels l’homme élève son intelligence et parvient à la dégager des liens terrestres. Et, en effet, dans l’imagerie de nos cathédrales, on ne voit plus, comme dans les sculptures des églises monastiques, la première place donnée aux légendes des saints fondateurs des ordres religieux, aux personnages ayant vécu dans l’austérité et la contemplation cénobitique. C’est le travail, la vie militante, la lutte, qui partout sont glorifiés. Ce sont les personnages qui dans le diocèse ont voué leur vie à secourir, à instruire les hommes, qui prennent les premiers rangs. Cet hommage rendu à la vie active, laborieuse, est un fait qui mérite l’attention, en ce qu’il se développe avec une énergie remarquable au commencement du XIIIe siècle, sous l’influence des écoles laïques d’artistes du Nord. En effet, le symbolisme de nos grandes cathédrales françaises possède son caractère propre ; les monuments le démontrent de la manière la plus évidente, mais aussi un livre très-curieux, achevé en 1284, le Rationale divinorum officiorum de Guillaume Durand, évêque de Mende. Ce prélat ne vécut que peu d’années à Paris, pour se livrer aux études du droit canonique et du droit civil ; c’était vers 1255. Le reste de sa vie se passa en Italie et dans le midi de la France, où il occupa le siège de Mende. Or, Guillaume Durand, qui, dans son ouvrage, commence par écrire sur l’église et ses parties, parle des fondements, des murs, des piliers, voûtes, toits, fenêtres, de l’orientation, des tours, des portes, etc. À toutes ces parties du monument il attache un sens symbolique ; mais lorsqu’il traite des sculptures et peintures, il s’étend peu, donne des interprétations vagues, et paraît avoir en vue les ouvrages des grecs byzantins. C’est qu’alors, vers la fin du XIIIe siècle, en Italie et dans les provinces méridionales de la France, l’imagerie était encore toute byzantine, ou sous l’empire des traditions gallo-romaines[6], et les grandes conceptions sculpturales des écoles de l’Île-de-France, de la Picardie, de la Bourgogne et de la Champagne avaient à peine pénétré au delà de la Loire. On commençait à élever les cathédrales de Limoges, de Clermont, de Narbonne, à l’imitation (comme architecture) des églises d’Amiens et de Beauvais, mais où l’absence de la statuaire se fait remarquer, et où la sculpture d’ornement même est d’une sécheresse et d’une stérilité d’invention peu communes à cette époque. L’imagerie et la symbolique de nos monuments du Nord sont donc bien réellement locales, et prétendre faire dériver ces écoles des Italiens, Lombards ou autres, c’est commettre un singulier anachronisme.
Au point de vue de la pratique de l’art, nos écoles laïques du Nord n’ont pu s’inspirer des écoles lombardes, puisqu’elles sont en avance de près d’un siècle sur celles-ci, comme perfection d’exécution ; elles ne se sont même que bien peu appuyées sur notre art roman, ainsi que le fait ressortir, pensons-nous, notre article sur la statuaire. Quant à la symbolique de ces écoles, elle leur appartient bien en propre. Le silence de Guillaume Durand, plus Italien que Français, prouve qu’à la fin du XIIIe siècle, cette symbolique était ignorée en Italie, et qu’on s’en tenait encore à celle des Byzantins, sans beaucoup la connaître, puisque l’évêque de Mende prétend que les Grecs, par des raisons de convenance, ne peignaient les figures des saints ou des personnages divins que de la tête au nombril, c’est-à-dire en buste. On reconnaît facilement, en lisant le chapitre III du Rationale, que Guillaume Durand partageait l’hésitation de beaucoup de prélats italiens à cette époque, au sujet de l’opportunité ou de la convenance des images, sculptées surtout, dans les églises. Il s’étend longuement sur les passages de l’ancienne Loi et les arrêts des conciles, où les images sont interdites dans les lieux saints ; il reconnaît d’ailleurs que la peinture émeut l’esprit plus que l’écriture. Aussi est-il disposé à l’admettre ; mais la manière vague dont il en parle et le silence presque absolu qu’il garde sur la sculpture, font assez voir qu’il ne se faisait pas une idée nette des grands poëmes de pierre qui recouvrent nos monuments religieux du Nord.
Le succès des bestiaires pendant les XIIe et XIIIe siècles s’explique par cet amour pour le symbolisme qui alors possédait tous les esprits. Ces animaux, réels ou fantastiques, auxquels ces traités attribuent des qualités si étranges, et qui ne sont que des symboles de vertus divines ou des mauvaises inspirations du démon, sont représentés en grand nombre sur nos monuments. Chez le peuple, beaucoup de ces animaux vivaient dans les imaginations dès avant le christianisme. Les légendes qui s’y rattachaient, ou les propriétés qu’on leur prêtait, dataient de loin, et avaient été christianisées déjà par les Pères. Symboles païens, souvent les bestiaires étaient changés en symboles chrétiens. On pourrait citer un certain nombre de ces animaux qui, certainement, avaient leur signification symbolique païenne. Le panthéisme, qui observait la nature avec tant de perspicacité, et qui établissait son système religieux sur cette observation, ne pouvait manquer de faire, dans bien des cas, de l’animal un symbole ; sans compter que, dans l’antiquité, le symbolisme attaché à l’animal allait jusqu’à le rendre sacré, comme le bœuf chez les Égyptiens, par exemple. Pendant la période la plus élevée du moyen âge, tous les hommes versés dans l’étude des mystères de la religion donnaient aux saintes Écritures quatre sens différents : selon eux, elles peuvent être interprétées dans le sens historique, allégorique, tropologique et anagogigue[7]. D’après ce principe, par la méditation, tout homme peut, des faits matériels, arriver à l’enseignement moral, d’où il découle (en considérant les choses de ce monde mues par une volonté divine) que tout fait ne se produit que pour une fin morale, est le symbole visible d’un phénomène intellectuel, d’une intervention divine, d’une puissance morale. Du moment qu’après les Pères on admettait que des faits historiques, tels que ceux contenus dans l’Ancien Testament, ou que le Cantique des cantiques, par exemple, ne s’étaient produits qu’en prévision de la venue du Christ et de l’établissement de son Église ; que les saintes Écritures annonçaient ou signifiaient sous un voile historique, et les événements de la vie de Jésus, sa mort, sa résurrection, la rédemption, et tous les événements de la première communion chrétienne, il y avait autant de motifs d’admettre que toute chose créée ne l’avait été que pour annoncer ou signifier ces grands événements. Il n’y avait pas plus d’efforts, pour l’esprit des croyants, à trouver dans le Cantique des cantiques une peinture prophétique et symbolique de l’Église, que de voir dans le hibou[8] un symbole du Christ. Ne lit-on pas dans les saintes Écritures : « Factus sum sicut nycticorax in domicilio[9] » ? Chez les Athéniens, le hibou était le symbole de la prudence, c’était l’oiseau d’Athéné. Les bestiaires chrétiens ne sont que des copies des fables contenues dans l’histoire naturelle d’Elien et de Pline, avec un sens symbolique converti à la religion nouvelle[10], mais dont l’origine se retrouve au sein de la plus haute antiquité. Il en est de même des démons, ou de l’empire que prend le démon dans la symbolique du moyen âge. M. A. Maury dit, avec ce savoir qu’on lui connaît[11] : « Les caractères donnés par les Pères de l’Église aux démons sont les mêmes, en effet, que ceux que l’on rencontre chez les platoniciens ; ces écrivains puisent dans les livres des Grecs, ils empruntent leurs paroles, ils s’arment de leur autorité, ils partagent toutes leurs superstitions, et c’est en s’en référant à Platon qu’ils déclarent l’univers livré au culte des démons, d’êtres méchants et pervers qui inondent l’atmosphère, entrent dans le corps humain, parlent par les oracles, suggèrent les pensées mauvaises et les actions coupables, habitent enfin dans les idoles que le vulgaire prend pour l’image de la Divinité, et se nourrissent du sang des victimes et de la fumée des sacrifices. Tandis qu’ils réservent aux diables, ajoute M. Maury, confondus avec les démons, tous les caractères des démons du néoplatonisme, les chrétiens appliquent aux anges ce que les philosophes avaient rapporté au rôle bienfaisant des démons. Ils en font des génies psychopompes, qui président à la distribution et à la formation des âmes… L’héritage de Platon passa donc aux chrétiens, qui demandèrent à ses idées tout ce qui pouvait éclairer ou compléter leur doctrine ; ils firent de sa démonologie une arme pour renverser le polythéisme dont elle avait déjà ébranlé les bases ; une fois les dieux réduits à n’être plus que de méchants génies, le nom de Jésus suffit pour les conjurer tous et les renvoyer aux enfers. » Il faut ajouter aussi qu’en faisant des dieux ou des émanations divines admises par le polythéisme des démons ou des anges, c’est-à-dire des agents du mal et des protecteurs des hommes ; en considérant la nature organique et même inorganique comme un symbolisme, soit des qualités divines, soit des passions humaines, le christianisme cédait à cette tendance des races blanches pour le polythéisme : c’était, dans la religion nouvelle, l’introduction de l’antique antagonisme des forces de la nature, admis par les Aryas, source de toute poésie et de tout art. Or, ce symbolisme de la lutte entre le bien et le mal est tracé avec une puissance remarquable dans nos édifices religieux du commencement du XIIIe siècle. Chaque sujet a son contraire ; la représentation de la vertu entraîne la représentation du mal. Sous les personnages saints sont figurés les êtres malfaisants qu’ils ont dû dominer par la pureté de leur vie, de leur foi ou par leurs travaux. L’évêque pose toujours la hampe de sa crosse dans la gueule du dragon, qui se tord sous ses pieds. Sous la Vierge est représenté le serpent tentateur, et la chute d’Adam ; sous le Christ, le lion et le dragon. À côté des sujets du Nouveau Testament sont placés les traits tirés de l’Ancien, considérés comme l’annonce symbolique de la venue du Christ et des événements de sa vie. Cette antithèse plastique que l’on rencontre dans la peinture, aussi bien que dans la sculpture, donne la vie et le mouvement à cet art du moyen âge si peu compris aujourd’hui.
Ce n’est pas seulement dans les monuments religieux que se développe le symbolisme. Il y avait dès le XIIIe siècle, les Bestiaires d’amour comme il y avait les Bestiaires divins. Un de ces Bestiaires d’amour nous est resté. Écrit vers le milieu du XIIIe siècle par Richard de Fournival, chancelier de l’église Notre-Dame d’Amiens, il donne à notre zoologie légendaire un symbolisme profane. Ce Bestiaire d’amour se retrouve figuré dans un grand nombre de sculptures appartenant à des habitations, châteaux, maisons, hôtels des XIVe et XVe siècles[12]. Ces animaux, qui se retrouvent sculptés sur nos édifices, soit sacrés, soit profanes, ne sont donc pas des produits du caprice ou de la fantaisie, comme on le répète si souvent ; ils ont une signification, ils sont destinés à imprimer dans la mémoire, à l’aide d’un symbolisme admis par tout le monde alors, des vertus, des qualités bonnes à acquérir, des vices ou des égarements qu’il faut éviter. Le commun peuple, qui ne savait pas lire, trouvait ainsi, au moyen d’une explication orale, un enseignement continuellement placé devant ses yeux. C’est ce qu’explique très-bien Richard de Fournival lui-même, au commencement de son Bestiaire d’amour : «… Quant on voit une estoire ou de Troie ou autre, on voit les fès des preudomes qi çà en arriere furent, aussi com s’ils fussent present ; et einsi est-il de parole : car quant on oi .I. roumans lire, on entent les aventures aussi com s’eles fussent empresent. Et puis ç’on fait present de ce qi est trespassé, par ces .II. choses puet-on à mémoire venir… Car je vous envoie cest escrit par painture et par parole, pour çou que qant je ne serai presens, que cis escris par sa painture et par sa parole me rendie à vostre mémoire come present… »
Les fabliaux si souvent représentés dans nos sculptures et peintures des XIIIe, XIVe et XVe siècles, sont, la plupart du temps, un enseignement moral destiné à s’imprimer dans la mémoire par les yeux. Mais ces représentations ne peuvent être confondues avec les figures symboliques, qui sont d’un ordre plus élevé, et demandaient une certaine dose de métaphysique pour être comprises. Il n’est besoin de faire ressortir quelles ressources la symbolique du moyen âge offrait aux artistes, et combien, à tout prendre, elle était plus poétique que ne peuvent l’être ces représentations banales d’ornements et de figures sans signification pour la foule, dont nous recouvrons nos monuments depuis la renaissance. Aussi n’est-il pas surprenant que l’indifférence pour toutes ces sculptures, fussent-elles allégoriques, ait remplacé, chez le peuple, l’intérêt qui s’attachait à des symboles dont chacun déchiffrait le sens. C’est ainsi que l’art chez nous ne s’est plus adressé qu’au dilettantisme, et a cessé de pénétrer dans la vie de tous, du petit au grand ; et que sous le règne d’un classicisme de convention, à côté des amateurs, il ne se trouve plus que des barbares.
Le moyen âge n’a point régulièrement adopté, comme les Byzantins dans leurs peintures, le symbolisme des couleurs. Quelques personnages sont représentés avec des vêtements coloriés habituellement de la même manière, mais on ne saurait trouver là la trace d’un système uniformément admis. Le rouge et le bleu, ou le pourpre et le bleu, sont généralement affectés aux vêtements du Christ et de la Vierge à dater du XIIIe siècle, mais à cette règle même on trouve de nombreuses exceptions. Dans la liturgie cependant on admettait, soit pour les voiles, les parements des autels, soit pour les vêtements sacerdotaux, certaines couleurs symboliques dont l’antiquité orientale fournit la signification. Les artistes imagiers ne semblent pas avoir été tenus d’observer ces règles dans les représentations qui leur étaient demandées. Il n’en est pas de même pour les ornements peints ou dorés qui enrichissent les vêtements des statues. Ces ornements ont presque toujours un sens symbolique. C’est ainsi que sur le manteau ou la robe de la Vierge, on voit figurés le lion de Juda, la fleur de lis ; sur le vêtement du Christ, des croix ; sur la robe de saint Jean l’évangéliste, des aiglettes. Les armoiries elles-mêmes peuvent être considérées comme des figures symboliques, et l’importance qu’elles avaient prise dès le XIIIe siècle indique combien le goût pour le symbolisme avait pénétré la société du moyen âge.
- ↑ Dans le culte catholique, par exemple, la nappe de l’autel, le tabernacle, le feu, l’encens, le calice, sont des symboles sous lesquels se cache une idée métaphysique.
- ↑ Voyez Roma sotterranea, Bosio, p. 239, et les Catacombes de Rome, Perret.
- ↑ Il faut dire que chez les Aryas de l’Indus, le feu n’était considéré que comme un hommage rendu aux puissances surnaturelles, un sacrifice en un mot. Mais la flamme consumant la liqueur du sóma était la véritable acceptation du sacrifice par le dieu, dont la présence sur l’autel était alors réelle. (Voyez, Essai sur le Véda, par Émile Burnouf, 1863.)
- ↑ Voyez, à ce sujet, les Notes d’un voyage archéologique dans le sud-ouest de la France, par M. J. Marion, tome III, 2e série du recueil de l’École des chartes, p. 190 et suiv.
- ↑ Macchab. lib. II, cap. iii, 25.
- ↑ Voyez Sculpture, Statuaire.
- ↑ Voyez Guillaume Durand, Rationale divin. offic. Proœmium, p. 2.
- ↑ Le nycticorax des bestiaires latins ; le nicorace du bestiaire de Guillaume, le trouvère normand.
- ↑ Psaume CI.
- ↑ Voyez les Mélanges archéol. des RR. PP. Martin et Cabier (t. II, p. 106) ; aussi le Bestiaire divin de Guillaume, clerc de Normandie, publié par M. C. Hippeau (Caen, 1852) ; l’ouvrage du célèbre Hugues de Saint-Victor, Institutiones monasticæ, de bestiis et aliis rebus. Hugues de Saint-Victor explique les raisons qui, selon lui, devaient faire adopter ces représentations dans les églises : « Quod doctoribus innuit scriptura, hoc simplicibus pictura. Sicut enim sapiens delectatur subtilitate scripturæ, sic simplicium anima delectatur simplicitate picturæ. » (Tome II, p. 394.)
- ↑ Histoire des religions, t. III, p. 429.
- ↑ Voyez la Notice sur la vie et les ouvrages de Richard de Fournival, insérée dans le tome II de la première série du recueil de l’École des chartes, p. 32, par M. P. Pâris ; et le Bestiaire d’amour par Richard de Fournival, suivi de la réponse de la Dame, d’après le manuscrit de la Bibl. impér. (Hippeau, 1860, A. Aubry, édit.).