Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Style

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STYLE, s. m. Il y a le style, il y a les styles. Les styles sont les caractères qui font distinguer entre elles les écoles, les époques. Les styles d’architecture grecque, romaine, byzantine, romane, gothique, diffèrent entre eux de telle sorte, qu’il est aisé de classer les monuments produits de ces arts divers. Il eût été plus vrai de dire : la forme grecque, la forme romane, la forme gothique, et de ne pas appliquer à ces caractères particuliers de l’art le mot style ; mais l’usage s’étant prononcé, on admet : le style grec, le style romain, etc.

Ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici ; nous avons fait ressortir dans plusieurs articles du Dictionnaire les différences de style qui permettent de classer par époques et par écoles les œuvres de l’architecture du moyen âge.

Nous ne parlerons donc que du style qui appartient à l’art pris comme conception de l’esprit. De même qu’il n’y a que l’art ; il n’y a que le style. Qu’est-ce donc que le style ? C’est, dans une œuvre d’art, la manifestation d’un idéal établi sur un principe.

Style peut s’entendre aussi comme mode ; c’est-à-dire appropriation d’une forme de l’art à l’objet. Il y a donc le style absolu, dans l’art, et le style relatif. Le premier domine toute conception, et le second se modifie suivant la destination de l’objet. Le style qui convient à une église ne saurait convenir à une habitation privée : c’est le style relatif ; mais une maison peut laisser voir l’empreinte d’une expression d’art (tout comme un temple ou une caserne) indépendante de l’objet et appartenant à l’artiste ou plutôt au principe qu’il a pris pour générateur : c’est le style.

Dans les arts, et dans l’architecture en particulier, les définitions vagues ont causé bien des erreurs, ont laissé germer bien des préjugés, enraciner bien des idées fausses. On met un mot en avant, chacun y attache un sens différent. Des raisonnements qui ne peuvent jamais se croiser s’élèvent sur ces bases mal assises, n’avancent pas les questions d’un degré, embarrassent les indécis et nourrissent les esprits paresseux[1].

Toute œuvre sortie du cerveau humain, dans le domaine des lettres aussi bien que dans celui des arts, ne peut vivre que si elle possède ce qu’on appelle : le style.

Le style appartient à l’homme et est indépendant de l’objet. En poésie, par exemple, il y a la pensée ou l’impression, et la manière de l’exprimer, de la faire pénétrer dans l’âme de l’auditeur : c’est le style. Sur cent témoins oculaires d’un fait, un seul, en le racontant, produira sur son auditoire une impression profonde. Pourquoi ? Parce qu’il a mis le style dans sa narration. Ce style lui appartient, et cependant, pour émouvoir, il faut qu’il soit le style, c’est-à-dire qu’il agisse sur tous. Dix peintres font le portrait d’une même personne, dans des conditions identiques. Tous ces portraits sont ressemblants. Un seul rappelle aux personnes qui connaissent l’original, non-seulement ses traits matériels, mais sa physionomie, ses façons d’être, son esprit, son caractère enjoué ou mélancolique. Ce peintre possède le style.

Nous revenons à notre première définition, savoir : Le style est la manifestation d’un idéal établi sur un principe. En effet, dans l’exemple que nous venons de donner, si la physionomie, le caractère, les allures appartiennent bien à l’original du portrait, l’opération qui consiste à se pénétrer de ces qualités et de ces attributs, de telle sorte que, sur un panneau, l’apparence de ces qualités et attributs soit inexprimée ; cette opération appartient à l’artiste et est la conséquence d’un principe auquel il se soumet. Nous appelons cette opération un idéal, parce qu’il a fallu que l’artiste fît de ces qualités et attributs un tout, un ensemble dans lequel certains traits ont été atténués, tandis que d’autres ont dû être mis en relief. On nous pardonnera de prendre ici un côté vulgaire de cette faculté pour en faire comprendre la valeur. Une charge, si elle est bonne, a toujours du style, parce que l’artiste qui l’exécute a pris les côtés les plus saillants d’une physionomie pour les exagérer au delà de toute vraisemblance. Tous les peuples vraiment artistes ont fait des charges, celles-ci ne sont que le dérèglement d’une faculté qui appartient aux poètes, aux artistes seuls. On sentira facilement combien la voie est étroite entre le réalisme absolu qui consisterait à photographier l’objet, l’idéalisme poussé jusqu’à la charge, et la platitude qui se met à la remorque d’un prétendu classicisme et s’abrite derrière son autorité. L’impression que produit un objet sur les artistes varie en raison des facultés de chacun d’eux ; donc, l’expression diffère : mais ceux-là seuls posséderont le style qui feront pénétrer chez le spectateur l’impression qu’ils ont ressentie. Le poëte, le peintre, le sculpteur, éprouvent des sensations vives, promptes et claires ; mais ces sensations, procédant de l’extérieur, ne sont qu’une empreinte ; cette empreinte, avant de prendre une forme d’art, subit une sorte de gestation dans le cerveau de l’artiste, qui peu à peu se l’assimile, en fait une création du second ordre qu’il met au jour à l’aide du style. Si cette faculté d’assimilation fait défaut au poëte, au peintre, au sculpteur, leurs œuvres ne sont que le reflet d’une sensation émoussée, et ne produisent aucune impression.

Pour l’architecte, comme pour le musicien, le phénomène psychologique est différent. Ces artistes ne reçoivent pas directement d’une scène, d’un objet ou de la nature, une sensation propre à se transformer en œuvre d’art. C’est de leur cerveau que doit sortir cette œuvre, c’est leur faculté de raisonner qui la fait naître à l’état embryonnaire, qui la développe en la nourrissant d’une série d’observations empruntées à la nature, à la science et à des créations antérieures. Si l’architecte est un artiste, il s’assimile cette nourriture qu’il va chercher de tous côtés pour développer sa conception ; s’il ne l’est pas, son œuvre n’est qu’un amas d’emprunts dont il est aisé de reconnaître l’origine : elle manque de style.

Le style est, pour l’œuvre d’art, ce que le sang est pour le corps humain ; il le développe, le nourrit, lui donne la force, la santé, la durée ; et comme on dit : le sang humain, bien que chaque individu ait des qualités physiques et morales différentes, on doit dire : le style, quand il s’agit de cette puissance qui donne un corps et la vie aux œuvres d’art, bien que chacune de ces œuvres ait un caractère propre.

Nous n’avons pas ici à apprécier jusqu’à quel point la peinture, la sculpture et la poésie sont des arts d’imitation inspirés directement par des effets en dehors de nous et dont nous sommes les témoins. Il suffit de dire — ce que personne ne contestera, pensons-nous — que l’architecture n’est point un art d’imitation ; les effets extérieurs ne peuvent avoir sur son développement qu’une influence secondaire. L’art de l’architecture est une création humaine ; mais telle est notre infériorité, que, pour obtenir cette création, nous sommes obligés de procéder comme la nature dans ses œuvres, en employant les mêmes éléments, la même méthode logique ; en observant la même soumission à certaines lois, les mêmes transitions. Le jour où le premier homme a tracé sur le sable un cercle à l’aide d’une baguette pivotant sur un axe, il n’a pas inventé le cercle, il a trouvé une figure éternellement existante. Toutes ses découvertes en géométrie sont des observations, non des créations ; car les angles opposés au sommet n’ont pas attendu que l’homme eût constaté leur propriété pour être égaux entre eux.

L’architecture, cette création humaine, n’est donc, de fait, qu’une application de principes qui sont nés en dehors de nous et que nous nous approprions par l’observation. La force d’attraction terrestre existait, nous en avons déduit la statique. La géométrie tout entière existait dans l’ordre universel, nous en avons observé les lois et nous les appliquons. Il en est de même pour toutes les parties de cet art ; les proportions, la décoration même, doivent découler de ce grand ordre universel dont nous nous approprions les principes, autant que nos sens incomplets nous le permettent. Ce n’était donc pas sans raison que Vitruve disait que l’architecte devait posséder à peu près toutes les connaissances de son temps, et qu’il plaçait en tête de ces connaissances la philosophie. Or, chez les anciens, la Philosophie comprenait toutes les sciences d’observation, dans l’ordre moral aussi bien que dans l’ordre physique,

Si donc nous pénétrons quelque peu dans la connaissance des grands principes de l’ordre universel, nous reconnaissons bien vite que toute création se développe suivant une marche logique, et que, pour être, elle se soumet à des lois antérieures à l’idée créatrice. Si bien qu’on pourrait dire : « À l’origine, les nombres et la géométrie existaient. » Les Égyptiens, et après eux les Grecs, l’avaient bien compris ainsi ; pour eux, les nombres et les figures géométriques étaient sacrés. Nous pensons que le style, qui ne manque jamais à leurs productions d’art, est dû à ce respect religieux pour ces principes auxquels la création universelle se soumet la première, elle qui est le style par excellence.

Mais dans des questions de cet ordre, il faut apporter la démonstration la plus sensible. D’ailleurs, nous ne nous occupons pas ici de philosophie ; il ne s’agit d’autre chose que de faire saisir les grands principes, les principes les plus simples à l’aide desquels le style pénètre les œuvres d’architecture.

On voudrait bien parfois se persuader que l’artiste possède en naissant la faculté de produire des œuvres de style, et qu’il lui suffit pour cela de se laisser aller à une sorte d’inspiration dont il n’est pas le maître. Cette idée, un peu trop générale, et caressée des esprits vagues, ne semble pas avoir été admise dans les temps qui ont su produire les œuvres les plus remarquables par le style. Alors on croyait au contraire que la production d’art la plus parfaite — les facultés de l’artiste admises, bien entendu — était la conséquence d’une profonde observation des principes sur lesquels l’art peut et doit tout d’abord s’appuyer.

Nous laissons aux poëtes et aux peintres à décider si ce qu’on appelle l’inspiration peut ou non se passer d’une profonde et longue observation ; mais pour l’architecture, elle est condamnée, par le côté scientifique, par les lois impérieuses qui la dominent, à chercher tout d’abord l’élément, le principe qui devra lui servir d’appui, et à en déduire avec une rigoureuse logique toutes les conséquences. Nous ne pouvons, en vérité, avoir la prétention de procéder en vertu d’une puissance plus forte que celle de la création, nous qui n’agissons qu’en observant les lois qu’elle a posées. Or, quand on reconnaît que la nature, tout inspirée qu’on la suppose, n’a pas réuni deux atomes sans se soumettre absolument à une règle logique, qu’elle a procédé avec un ordre mathématique du simple au composé et sans abandonner un instant le principe admis tout d’abord, on nous permettra bien de sourire si nous voyons un architecte attendre l'inspiration, sans faire intervenir sa raison, qui seule, cependant, peut lui permettre d’imiter de bien loin cette marche logique suivie dans la création de notre globe, sans aller plus loin.

Certes, c’est un pauvre petit grain de poussière que notre globe, mais enfin nous y vivons, nous pouvons le voir, l’observer ; et si infime que soit l’objet dans l’immensité, nous reconnaissons que pour le former, la nature n’a pas mal raisonné. On voudra bien nous pardonner cette digression, qui d’ailleurs n’est qu’apparente, car ce que nous allons dire se rattache intimement à notre art, et surtout à notre art pendant la période du moyen âge.

Le problème à résoudre était celui-ci : « Étant donnée une masse sphérique, ou à peu près, à l’état de liquéfaction brûlante, la solidifier à la surface par voie de refroidissement, c’est-à-dire de retrait, de condensation, peu à peu, de manière à former autour du sphéroïde en fusion une croûte homogène et suffisamment résistante. »

C’est bien ici le cas de dire qu’avant le problème posé, la géométrie existe, car le problème est résolu suivant ses lois. Notons d’abord que la nature n’a pas trouvé l’introuvable, l’absurde, la quadrature du cercle. Elle a entre les mains les moyens que nous lui avons dérobés par l’observation de ses propres lois. Pour elle comme pour nous, un cercle est un cercle, et s’il faut revêtir un sphéroïde d’une croûte, d’une sorte de pavage solide, elle a procédé comme nous procéderions, par juxtaposition de corps se prêtant à cette fonction. La question était de trouver ce corps, ce corps unique, d’un seul échantillon, possédant les propriétés absolues de résistance. La nature est à l’œuvre, ses déductions s’enchaînent suivant un ordre d’une inflexible logique. Elle trace un cercle, (fig. 1.) ; une seule figure ne pouvant se déformer, dont les côtés et les angles soient égaux entre eux, par conséquent dont la résistance est égale sur quelque côté qu’on la place, s’inscrit dans ce cercle : c’est le triangle équilatéral. Elle prend une sphère, et dans cette sphère, par induction, elle inscrit une pyramide dont les quatre faces sont des triangles équilatéraux, c’est-à-dire un solide ne pouvant se déformer et dont les propriétés sont les mêmes, quelle que soit celle de ses quatre faces sur laquelle vous le posiez. Voilà le solide trouvé : côtés égaux, angles égaux, résistances égales. Avec cet échantillon, elle va former la croûte solide de la sphère incandescente. Et en effet ce solide peut se prêter à cette fonction.

Deux triangles équilatéraux ayant une base commune (voyez en A, fig. 2) donnent un losange : côtés égaux, les angles a obtus (120º), les angles b aigus (60º). À l’aide de six de ces losanges développés en B, le rhomboèdre C′, C, est obtenu ; c’est-à-dire un corps composé de deux pyramides e dont les quatre faces sont des triangles équilatéraux, et dont la partie moyenne g possède une base commune f sur laquelle s’élèvent deux pyramides opposées dont les faces sont des triangles équilatéraux. Voici donc qu’avec une seule figure, le triangle équilatéral est obtenu un corps dont les propriétés sont d’une prodigieuse étendue. D’abord, que l’on veuille bien considérer ce corps C : ne présente-t-il pas à l’œil une réunion de six mailles semblables, pouvant se rattacher à trois réseaux se coupant, se pénétrant, et se prêtant ainsi à couvrir des surfaces courbes ? Quatre rhomboèdres se pénétrant constituent deux pyramides composées de triangles équilatéraux se pénétrant, c’est-à-dire un solide en forme d’étoile à huit pointes semblables ; et dont chacune des pointes est elle-même une pyramide composée de triangles équilatéraux (voyez fig. 3).
Ce solide, dont la partie milieu a est celle du rhomboèdre, inscrit la projection des six points des bases des deux pyramides se pénétrant dans un hexagone b ; il inscrit ses huit pointes dans une sphère et dans un cube (voyez fig. 4).
Nous n’avons pas besoin d’insister sur ces éléments. Ce corps composé à l’aide d’une seule figure, le triangle équilatéral, jouit donc de propriétés très-étendues. Si nous prenons la peine d’examiner la formation de la première couche terrestre cristallisée, le granit, nous voyons qu’elle est uniquement composée de rhomboèdres juxtaposés (voyez en a, fig. 5).
Ou si nous considérons les éruptions basaltiques solidifiées par retrait, nous voyons qu’elles donnent des prismes à section hexagonale b, lesquels ne sont qu’un dérivé de la forme rhomboédrique.

Les faces réticulées du rhomboèdre se prêtaient à un revêtissement d’un sphéroïde beaucoup mieux que les cubes ne l’eussent pu faire. Les plans de réunion de ces rhomboèdres ne sont pas normaux à la courbe terrestre comme l’auraient été les plans de réunion des cubes, lesquels eussent formé une juxtaposition de pyramides tronquées à base carrée. N’étant pas normaux à la courbe terrestre, ces plans rhomboédriques résistaient mieux à une pression du dedans au dehors ; car (voyez fig. 5) il est clair que des corps disposés comme ceux indiqués en C ne sauraient maintenir un noyau X tendant à s’échapper, comme le peuvent faire des corps disposés ainsi que le fait voir le tracé D : or, cette disposition est précisément celle des rhomboèdres granitiques. Il est inutile de nous étendre davantage sur ces formations géologiques ; il s’agissait seulement de faire comprendre comment la première donnée créatrice du globe que nous habitons, — et très-certainement de tous les autres répandus dans l’espace, car le triangle équilatéral dans Saturne ne peut être différent de celui que nous désignons ainsi, — procède suivant l’application rigoureuse d’un principe, du seul possible à admettre. Si nous suivons toutes les phases de la création inorganique et organique terrestre, nous reconnaissons bientôt, dans toutes ses œuvres les plus variées et même les plus différentes en apparence, cet ordre logique qui part d’un principe, d’une loi établie à priori, et qui ne s’en écarte jamais. C’est à cette méthode que toutes ces œuvres doivent le style dont elles sont comme pénétrées. Depuis la montagne jusqu’au cristal le plus menu, depuis le lichen jusqu’au chêne de nos forêts, depuis le polype jusqu’à l’homme ; tout, dans la création terrestre, possède le style, c’est-à-dire l’harmonie parfaite entre le résultat et les moyens employés pour l’obtenir.

Voilà l’exemple qui nous est donné, que nous devons suivre, quand, à l’aide de notre intelligence, nous prétendons créer.

Ce que nous appelons imagination n’est qu’un côté de notre esprit. C’en est la partie, pourrait-on dire, qui vit encore quand le corps sommeille, et qui nous fait assister en rêve à des scènes si bizarres, nous déroulant des faits impossibles et sans liaison entre eux. Cette partie de nous-mêmes ne dort point, à son tour, quand nous sommes éveillés, mais elle est réglée par ce que nous appelons la raison. Nous ne sommes donc pas les maîtres de notre imagination, puisque sans cesse elle nous distrait, nous détourne de l’occupation présente, et puisqu’elle semble s’échapper et vaguer à son aise pendant le sommeil ; mais nous sommes les maîtres de notre raison ; la raison nous appartient, nous la nourrissons, nous l’élevons, et, après un exercice constant, nous parvenons à en faire un chef attentif qui règle la machine et donne à ses produits les conditions de vie et de durée.

Donc, tout en reconnaissant qu’une œuvre d’art peut être à l’état embryonnaire dans l’imagination, elle ne saurait se développer et arriver à l’état viable sans l’intervention de la raison. C’est la raison qui munit cet embryon de ses organes nécessaires, qui établit les rapports entre les parties, qui lui donne ce qu’en architecture on appelle les proportions. Le style est la marque apparente de cet accord, de cette unité entre les parties d’une œuvre ; il dérive donc de l’intervention de la raison.

L’architecture des Égyptiens, celle des Grecs, possèdent le style, parce qu’elles sont déduites avec une inflexible logique du principe de stabilité sur lequel elles se sont établies. On n’en peut dire autant de tous les monuments romains de l’empire. L’architecture du moyen âge, au moment où elle abandonne les traditions abâtardies de l’antiquité, c’est-à-dire du XIIe au XVe siècle, possède le style, parce que, plus qu’une autre peut-être, elle procède avec cet ordre logique que nous entrevoyons dans les œuvres de la nature. Aussi, de même qu’en voyant la feuille d’une plante, on en déduit la plante entière ; l’os d’un animal, l’animal entier : en voyant un profil, on en déduit les membres d’architecture[2] ; le membre d’architecture, le monument.

Si, à l’œuvre, la force créatrice naturelle n’a pu obtenir des formations d’ensemble qu’à l’aide de parties ; si (sans parler des êtres organisés), pour faire la croûte primitive de notre globe, elle a procédé par juxtaposition de corps cristallisés suivant une forme unique ; et si les masses obtenues ne sont que la conséquence rigoureuse de la partie, à plus forte raison, nous, qui ne faisons qu’exploiter la matière première pour l’employer à nos usages, devons-nous ne l’employer que suivant sa forme et ses qualités. Jusqu’à un certain point nous pouvons violenter les matières premières, les métaux, par exemple ; nous pouvons les soumettre à des formes arbitraires. Mais la pierre, mais le bois, nous sommes bien forcés de les prendre tels que la nature nous les fournit, de les poser suivant certaines lois qui ont commandé la formation de ces substances, et par suite de concevoir une structure qui s’accorde avec leurs qualités. Le style ne s’obtient qu’à ces conditions, savoir : que la matière étant donnée, la forme d’art qu’elle revêt ne soit que la conséquence harmonieuse de ses propriétés adaptées à la destination ; que l’emploi de la matière soit proportionnel à l’objet. En effet, les proportions sont relatives et non absolues ; non point relatives comme nombre, mais relatives en raison de la matière, de l’objet et de sa destination. Dans l’art de l’architecture, on ne saurait établir cette formule : 2 est à 4 comme 200 est à 400 ; car si vous pouvez, sur des piliers de 2 mètres de hauteur, poser un linteau de 4 mètres de long, vous ne sauriez poser sur deux piles de 200 mètres de hauteur une plate-bande de 400 mètres. Changeant d’échelle, l’architecte doit changer de mode, et le style consiste précisément à choisir le mode qui convient à l’échelle, en prenant ce mot dans la plus large acception. Les Grecs n’ont pas admis ce que nous appelons l’échelle[3], ils ont admis la relation des nombres[4]. Mais ils n’ont élevé que de petits monuments.

Si les maîtres du moyen âge ont admis un module unique qui se rapporte à la dimension de l’homme, ils ont modifié l’échelle de proportion en raison des dimensions de l’édifice. Ils ont, en raison de ces dimensions, admis divers genres de contexture, des organismes différents ; par suite, des apparences diverses qui ont le style, parce que toutes ne sont que la conséquence d’une application d’un principe vrai.

Un rapprochement fera connaître les différences profondes qui séparent l’architecture du moyen âge de celle de l’antiquité grecque au moment de son développement. La colonne grecque, point d’appui vertical, destinée seulement à porter la plate-bande horizontale, appartient il l’ordre, c’est-à-dire qu’elle se trouve toujours dans des rapports proportionnels à peu près identiques avec les membres qu’elle supporte ; si la plate-bande ou plutôt l’entablement augmente de volume, il est juste que la colonne qui supporte ce membre augmente de puissance dans la même proportion ; d’autant que la plate-bande ne saurait dépasser une certaine dimension. Mais l’arc étant admis et par suite les voûtes, la colonne ne fait plus partie d’un ordre, elle n’est que la conséquence de ce nouvel organisme. L’adoption de la plate-bande ne permettant pas de dépasser une certaine largeur d’entre-colonnement, — car on ne pouvait poser des plates-bandes de 10 mètres de portée, — il était logique de conserver à la colonne une épaisseur qui fût dans un rapport de… avec cet entre-colonnement, et par suite avec sa hauteur ; mais la portée de l’arc étant presque indéfinie, il eût été illogique de définir l’épaisseur de la colonne par rapport à sa hauteur ou à l’entre-colonnement. Aussi, dans l’architecture du moyen âge, ce qui donne les proportions relatives de la colonne, c’est le poids et l’action de ce qu’elle supporte ; et si ces rapports sont exacts, la colonne a du style.

Rien n’est plus satisfaisant, plus parfait que cet ordre dorique du Parthénon, et certes les artistes qui ont obtenu des rapports proportionnels si vrais ont tâtonné longtemps. Mais cet organisme a une limite très-bornée comme étendue et comme emploi. Franchissant cette limite, il faut trouver un autre organisme. L’autre, c’est l’adoption de l’arc et de la voûte ; par suite, de nouveaux rapports entre les pleins et les vides : donc, un système harmonique différent. Croire que le beau, que le style sont irrévocablement attachés à une forme, qu’ils l’ont pour ainsi dire épousée, et que toutes les autres formes ne peuvent plus être que dans des rapports illégitimes avec le beau, avec le style, ce sont là des idées d’écoles qu’il est peut-être bon de développer entre quatre murailles, mais qui s’effacent en présence de la nature. La nature ne se fixe ni ne s’arrête jamais, et la limite que certains esprits prétendent assigner au beau, au style, nous rappelle toujours, — qu’on nous passe la comparaison, — ce point des cadrans de baromètres au-dessus duquel beau fixe est inscrit, probablement parce que l’aiguille ne s’y arrête pas plus que sur les autres. Le ciel tempétueux, le vent dans les bois, sur la mer, les nuées déchirées par l’orage, les brumes, ont leur beauté et leur style tout comme l’azur profond d’une chaude journée d’été. Au point où nous devons nous placer, ne considérant que la question d’art, le beau, le style, ne résident pas dans une seule forme, mais dans l’harmonie de la forme en vue d’un objet, d’un résultat. Si la forme indique nettement l’objet et fait comprendre à quelle fin cet objet est produit, cette forme est belle, et c’est pourquoi les créations de la nature sont toujours belles pour l’observateur. La juste application de la forme à l’objet et à son emploi ou sa fonction, l’harmonie qui préside toujours à cette application, nous saisissent d’admiration devant un chêne comme devant le plus petit insecte si bien pourvu. Nous trouverons du style dans le mécanisme des ailes de l’oiseau de proie, comme nous en trouverons dans les courbures du corps du poisson, parce qu’il ressort clairement de ce mécanisme et de ces courbes si bien tracées que l’un vole et l’autre nage. Il ne nous importe guère, après cela, que l’on vienne nous dire que l’oiseau a des ailes pour voler, ou qu’il vole parce qu’il a des ailes. Il vole, et ses ailes sont une machine parfaite lui permettant de voler. La machine est l’expression exacte de la fonction qu’elle remplit ; nous autres artistes, nous n’avons pas besoin d’aller plus loin.

Si donc, par aventure, nous trouvons sur notre chemin des œuvres d’architecture qui remplissent ces conditions d’harmonie entre la forme, les moyens et l’objet, nous disons : « Ces œuvres ont du style », et nous sommes autorisés à parler ainsi. Que serait donc le style, s’il n’était pas comme une émanation sensible de ces qualités ? Résiderait-il, par hasard, dans une certaine forme admise, quel que fût l’objet, ou les moyens, ou le but ? Serait-il l’âme de cette forme, ne la quittant plus ? Comment ! un être organisé, un animal vivant dont vous changez les habitudes, le milieu, perd cette qualité harmonique du style ! L’oiseau de proie que vous enfermez dans une cage n’est plus qu’un être gauche, triste et difforme, bien qu’il porte avec lui son instinct, ses appétits et ses qualités ; et la colonne d’un monument, qui n’est par elle-même qu’une forme brute, vous penseriez qu’en la déplaçant, qu’en la posant n’importe où, en dehors des causes qui ont motivé ses proportions, sa raison d’être, elle conservera son style et le charme qui la faisait admirer là où elle était érigée ? Mais ce charme, ce style, tenaient précisément à la place qu’elle occupait, à ce qui l’entourait, à l’ensemble dont elle était une partie harmonique !

Que l’on reconstruise le Parthénon sur la butte Montmartre, nous le voulons bien…, le Parthénon avec ses proportions, sa silhouette, sa grâce fière, moins l’Acropole, moins le ciel, l’horizon et la mer de l’Attique, moins la population athénienne… ; mais enfin ce sera toujours le Parthénon. Ce sera le lion placé dans un jardin d’acclimatation. Mais arracher au Parthénon son ordre dorique, et plaquer cette dépouille le long d’un mur percé de fenêtres, quel nom donner à cette fantaisie barbare ? que devient alors le style du monument grec ? Et, ce que nous disons pour le Parthénon, ne peut-on le dire également de tous ces emprunts faits à peu près au hasard ? Croit-on que le style d’un édifice s’émiette avec ses membres ? que chacun d’eux conserve une parcelle du style que l’ensemble possédait ? Non : en édifiant des monuments avec des bribes recueillies de tous côtés, en Grèce, en Italie, dans des arts éloignés de notre temps et de notre civilisation, nous n’accumulons que des membres de cadavres ; en arrachant ces membres au corps qui les possédait, nous leur ôtons la vie, et nous ne pouvons en recomposer une œuvre vivante.

Dans l’ordre créé qui nous entoure, et qui est mis, pour ainsi dire, à notre disposition, tout ce que l’homme touche, arrange, modifie, perd le style, à moins que lui-même ne puisse manifester un style en introduisant un ordre sorti de son cerveau au milieu du désordre qu’il a produit. Quand l’homme fait un jardin, de ceux qu’on appelle anglais, il enlève à la nature son allure, son sens toujours logique, pour mettre à sa place sa fantaisie ; le style disparaît. Mais si, en traçant un jardin, l’homme fait intervenir son génie propre, s’il se sert des produits naturels comme de matériaux, et qu’il invente un ordre qui n’existe pas dans la nature, des avenues rectilignes, par exemple, des quinconces, des cascades symétriques entremêlées de formes architectoniques, il a fait perdre à la nature le style, mais il a pu y substituer (en s’appuyant sur des principes qu’il a établis) celui que son génie sait parfois évoquer. À plus forte raison, si l’homme touche à l’œuvre de l’homme, s’il veut en prendre des parties, comme on prend des matériaux à la carrière ou des arbres dans la forêt, enlève-t-il à cette œuvre le style. Pour que le style reparaisse, il faut qu’un nouveau principe, comme un souffle, vienne animer ces matériaux.

Les maîtres du moyen âge l’ont bien entendu ainsi. Ils avaient à leur disposition l’art roman, descendance de l’architecture de l’empire, épurée par un apport grec-byzantin. Cet art ne manquait ni de grandeur, ni même d’originalité. Les Occidentaux avaient su en faire un produit presque indigène. Cependant, après le grand essor qu’il avait pris dès les premières croisades, cet art, arrivé bien vite à une certaine perfection relative, était à bout de souffle. Il tournait dans un cercle peu étendu, parce qu’il ne reposait pas sur un principe neuf, entier, absolu, et qu’il s’était borné à étudier la forme sans trop se préoccuper du fond. On construisait mieux, on arrivait même à construire d’après des méthodes nouvelles ; mais le principe de structure ne se modifiait pas. L’ornementation était plus élégante, les profils délicatement tracés, mais cette ornementation ne reposait sur aucune observation neuve, ces profils n’indiquaient pas nettement leur destination. Les architectes romans épuraient leur goût, ils recherchaient le mieux, le délicat, ils raffinaient sur la forme, mais ils ne pouvaient trouver le style, qui est la marque de l’idée cramponnée à un principe générateur, en vue d’un résultat clairement défini. Ce principe générateur, c’est l’emploi de la matière en raison de ses qualités, et en laissant apparaître toujours le moyen, comme dans le corps humain on distingue la charpente du squelette, l’attache des muscles et le siège des organes…, la forme n’étant que la conséquence de cet emploi. Le résultat…, c’est que l’ensemble du monument, aussi bien que chacune de ses parties, répond exactement, et sans concession aucune, à la destination.

Aussi cet art de l’école française qui se constitua vers la fin du XIIe siècle, fut-il, au milieu de la civilisation ébauchée du moyen âge, de la confusion des idées anciennes avec les aspirations nouvelles, comme une fanfare de trompettes au milieu des bourdonnements d’une foule. Chacun se serra autour de ce noyau d’artistes et d’artisans qui avaient la puissance d’affirmer le génie longtemps comprimé d’une nation. Noblesse, clergé, bourgeoisie, prodiguèrent leurs trésors pour élever des églises, des palais, des châteaux, des hôtels, des établissements publics, des maisons, d’après le nouveau principe adopté, et s’empressèrent de jeter bas leurs constructions antérieures. Et il ne paraît pas qu’alors personne songeât à gêner ces artistes dans les développements de leurs principes. C’est qu’en effet, on ne gêne que les artistes qui n’en possèdent pas.

Un principe est une foi, et quand un principe s’appuie sur la raison on n’a même pas contre lui les armes dont on peut user contre la foi irraisonnée. Essayez donc de troubler la foi d’un géomètre en la géométrie !

Le phénomène qui produisit notre architecture du moyen âge, si fortement empreinte de style, est d’autant plus remarquable, que, suivant l’ordre des choses, le style s’imprime vigoureusement dans les arts primitifs, pour s’affaiblir successivement à mesure que ces arts perfectionnent l’exécution. Or, il semblerait que notre architecture laïque du XIIe siècle ne peut présenter les caractères d’un art primitif, puisque son point de départ est un art de décadence, l’art roman. Mais c’est là qu’il faut se garder de confondre la forme avec le principe. Si, du roman à ce qu’on appelle l’art gothique, il y a des transitions dans la forme, il n’y en a pas dans le principe de structure.

Inaugurant un principe de structure nouveau, le style en découlait suivant une loi qui ne souffre pas d’exceptions. L’art, en cela, procède comme la nature elle-même, le style chez elle étant le corollaire du principe[5]. Il est tout simple que chez les civilisations primitives, tout ce qui émane de l’homme ait le style : religion, coutumes, mœurs, arts, vêtements, s’imprègnent de cette saveur empruntée aux observations les plus naïves et les plus directes. La mythologie des Védas, celle des Égyptiens, découlant de l’observation des phénomènes naturels, sont pénétrées du style par excellence. Les arts, qui sont une expression de cette mythologie, possèdent le style. Mais, qu’un état de civilisation complexe, mélange de débris antérieurs et confus, puisse faire renaître dans ses expressions d’art le style éteint pendant des siècles, cela est un phénomène peu ordinaire, qui, pour se produire, exige un puissant effort, un grand mouvement des esprits. Il est évident pour nous que ce mouvement ne se fit que dans une classe de la société, qu’il ne fut signalé ni apprécié par les autres classes, et c’est ce qui explique pourquoi, encore aujourd’hui, il reste ignoré du plus grand nombre. L’art dû à l’école laïque fut alors une sorte d’initiation à des vérités qui étaient à peine soupçonnées, un retour vers un état primitif, pour ainsi dire, au milieu du croulement et du désordre de traditions confuses, une semence nouvelle jetée au sein d’une terre encombrée de produits de toutes sortes, mutilés, pourrissant les uns sur les autres. La jeune plante, à peine entrevue d’abord, mais cultivée avec persistance, s’éleva bientôt au-dessus de toutes les autres, eut son allure, son port, ses fleurs et ses fruits. Elle étouffa pour longtemps les tristes débris qui gisaient sous son ombre.

On trouvera peut-être étrange l’opinion que nous émettons ici sur la formation d’un art au sein d’une classe de la société, sans la participation des autres, d’un art cultivé par une sorte de franc-maçonnerie, se développant sans obstacles, d’ailleurs, et conservant la vigueur de ses principes, au milieu des établissements monastiques, qui jusqu’alors avaient été les maîtres de l’enseignement ; d’un clergé séculier qui tendait à l’omnipotence, d’une noblesse féodale ombrageuse, et d’une plèbe ignorante et grossière.

Mais c’est à l’antagonisme de ces divers éléments que les hommes de principes devaient de pouvoir les développer. La France féodale se trouvait, au XIIe siècle, dans une situation qui n’avait point sa pareille en Europe. Dans les autres contrées, la balance entre les pouvoirs et les éléments sociaux était moins égale ; l’antagonisme ne naissait pas de forces contraires, à l’état de lutte permanente. Ici les traditions municipales s’étaient conservées, là c’était la féodalité pure, ailleurs la théocratie, ou bien une sorte de monarchie tempérée par des libertés civiles. Dans ces États divers, l’art était un langage bien mieux compris qu’il ne pouvait l’être en France. Au milieu des institutions quasi républicaines des municipalités italiennes, l’art était une chose publique comme dans les villes de l’antique Grèce. On était artiste ou artisan, et l’on remplissait des fonctions publiques. L’art était compris de tous, honoré, envié, prôné ou persécuté. Sous un régime féodal absolu, l’artiste n’était autre chose qu’un corvéable, vilain, colon ou serf, exécutant machinalement les fantaisies ou les ordres du maître. Sous une théocratie rivée à l’hiératisme, il ne pouvait ni se développer, ni se modifier, mais, par cela même, il était compris aujourd’hui comme hier. Dans un pays jouissant d’institutions plus libérales, comme en Angleterre, par exemple, il existait entre les diverses classes de la société des rapports d’intérêts fréquents, qui faisaient qu’on se comprenait à peu près d’une classe à l’autre. Mais en France, d’un côté la noblesse féodale conservant ses préjugés de caste, s’appuyant sur le droit de conquête ; de l’autre une suzeraineté contestée, cherchant son centre de force tantôt dans cette noblesse, tantôt dans les communes, tantôt au sein du haut clergé. Puis une population nombreuse n’ayant pas oublié complètement ses libertés municipales, toujours prête à se soulever, hardie, industrielle et guerrière ; à ses côtés, un clergé séculier jaloux de la prépondérance des établissements monastiques, non moins jaloux de la noblesse féodale, cherchant un point d’appui au milieu des villes et rêvant une sorte d’oligarchie cléricale avec un souverain sans force, mais entouré d’un grand prestige, sorte de doge avec un sénat d’évêques. Qui donc, dans une société ainsi divisée, pouvait s’occuper d’art ? Les établissements monastiques ? Ce n’était pas leur moindre moyen d’action. Mais au sein des communes, le vieil esprit gaulois reprenait son empire. Sans cesse en insurrection, industrieuses et riches, malgré leurs luttes contre les pouvoirs féodaux, ces communes se groupaient en corps de métiers ; formaient des conciliabules secrets, puisqu’on jetait bas leurs salles aux bourgeois, et qu’on leur interdisait les réunions sur la place publique. C’est dans ces foyers des libertés municipales que se formèrent les écoles laïques d’artistes, et le jour où elles furent assez fortes pour travailler sans recourir à l’enseignement monastique, les évêques, croyant trouver là le pivot de leurs projets contre la puissance des abbayes et de la féodalité laïque, s’adressèrent à ces écoles pour bâtir le monument de la cité, la cathédrale[6]. Qui donc alors aurait pu apprécier le travail intellectuel, le développement d’art qui s’était fait dans ces conciliabules de bourgeois, artistes et artisans ? Ils s’étaient instruits dans l’ombre ; quand ils édifièrent au grand jour, leurs monuments étaient des mystères pour tous, excepté pour eux : et de même que dans l’œuvre individuelle le style ne se montre que si l’artiste vit en dehors du monde, dans une expression générale d’art le style est comme le parfum d’un état primitif des esprits ou d’une concentration d’idées, de tendances appartenant à une classe de citoyens qui ont su se créer un monde à part[7].

L’école qui, prenant un parti absolu, établit tout d’abord les fondements de son art sur des lois d’équilibre jusqu’alors inappliquées à l’architecture, sur la géométrie, sur l’observation des phénomènes naturels ; qui procède par voie de cristallisation, pour ainsi dire ; qui ne s’écarte pas un instant de la logique ; qui, voulant substituer des principes à des traditions, va étudier la flore des champs avec un soin minutieux, pour en tirer une ornementation qui lui appartienne ; qui, de la flore et même de la faune, arrive, par l’application de son procédé logique, à former un organisme de pierre possédant ses lois tout comme l’organisme naturel ; cette école n’avait pas à se préoccuper du style, puisque les méthodes étaient, alors comme toujours, celles qui, développées, sont l’essence même du style. En effet, le jour où l’artiste cherche le style, c’est que le style n’est plus dans l’art. Il est mieux de se prendre à un art qui, par lui-même, par sa constitution, est imprégné du style ; et toutes fois qu’une architecture est logique, vraie, soumise à un principe dont elle ne s’écarte pas un instant, qu’elle est la conséquence absolue, rigoureuse de ce principe, si médiocre que soit l’artiste, l’œuvre a toujours du style, et cette architecture demeure, dans les siècles futurs, un sujet d’admiration pour les uns, mais de comparaison importune pour les autres. Est-ce bien aussi à ce dernier sentiment qu’il faut rapporter la réprobation sous laquelle on prétendit longtemps accabler l’architecture du moyen âge ? Son unité de style, son but logique, son dédain pour les traditions antiques, sa liberté d’allure, les mystères de sa contexture, étaient autant de reproches à l’adresse des artistes qui ne voulaient plus considérer l’architecture que comme une sorte de jeu de formes empruntées, sans les comprendre, à la Rome impériale ou à l’Italie de la renaissance. Plutôt que de rechercher les principes de l’architecture du moyen-âge et d’en saisir les applications qui peuvent toujours être nouvelles, on trouvait plus simple d’affecter le dédain pour cet art. L’âpreté du style était de la barbarie, la science de ses combinaisons n’était que de la confusion. Mais la nature de ces reproches mêmes indique les qualités qui distinguent cet art ; et l’on ne saurait demander à des artistes pour lesquels l’architecture n’est plus qu’une enveloppe sans rapports avec l’objet, sans signification, sans idées, sans cohésion logique, de comprendre et d’estimer les œuvres de maîtres qui ne posaient pas une pierre ou une pièce de bois, qui ne traçaient pas un profil, sans pouvoir donner la raison de ce qu’ils faisaient.

Trouver un système de structure libre, étendu, et applicable à tous les programmes, permettant d’employer tous les matériaux, se prêtant à toutes les combinaisons les plus vastes comme les plus simples ; revêtir cette structure d’une forme qui n’est que l’expression même du système ; décorer cette forme sans la contrarier jamais, mais au contraire en la faisant ressortir, en l’expliquant par des combinaisons de profils tracés d’après une méthode géométrique, qui n’est qu’un corollaire de celle appliquée aux conceptions d’ensemble ; donner à l’architecture, c’est-à-dire à la structure revêtue d’une forme d’art, des proportions établies sur des principes de stabilité les plus simples et les plus compréhensibles pour l’œil ; enrichir les masses par une ornementation méthodiquement empruntée à la nature, d’après une observation très-délicate de l’organisme végétal et animal ; appliquer enfin à cette architecture complète la statuaire, mais en soumettant celle-ci à des données monumentales qui l’obligent à tenir au monument, à en faire partie : c’est là, en résumé, ce qu’a fait notre école laïque de la fin du XIIe siècle. Le style est inhérent à l’art de l’architecture, quand cet art procède suivant un ordre logique et harmonique, par conséquent, de l’ensemble aux détails, du principe à la forme ; quand il ne remet rien au hasard ou à la fantaisie. Or, c’est la fantaisie, par exemple, qui seule guide l’artiste, s’il pose un ordre devant un mur qui n’en a pas besoin, ou qui donne à des contre-forts faits pour buter la figure d’une colonne faite pour porter ; c’est la fantaisie qui perce dans un même édifice des baies cintrées et des baies terminées carrément en plates-bandes ; qui intercale des corniches saillantes entre des étages, là où il n’y a point d’égout de combles ; qui dresse des frontons sur des baies ouvertes en plein mur ; qui fait couper un étage pour percer une porte d’une hauteur inutile, si l’on a égard aux personnes ou aux véhicules qui passent sous son arc, etc. Si ce n’est la fantaisie, c’est ce que l’on veut bien appeler vulgairement le goût, qui conduit à ces choses contraires à la raison ; mais est-ce faire preuve de goût en architecture que de ne se point appuyer sur la raison, puisque cet art est destiné à satisfaire, avant tout, à des besoins matériels parfaitement définis, et qu’il ne peut mettre en œuvre que des matériaux dont les qualités résultent de lois qu’il nous faut bien subir ?

Croire qu’il peut y avoir du style en architecture dans des œuvres où tout demeure inexpliqué et inexplicable, où la forme n’est que le produit de la mémoire chargée d’une quantité de motifs choisis à droite et à gauche, c’est une illusion. Autant vaudrait dire qu’il peut y avoir du style dans une œuvre littéraire dont les chapitres et même les phrases ne seraient qu’un ramassis décousu emprunté à dix auteurs ayant écrit sur des matières différentes.

Mais sans recourir à ces tristes et dispendieux abus, si nous comparons à notre architecture des XIIe et XIIIe siècles une autre architecture pénétrée du style, quand elle agit librement en raison de son génie, l’architecture romaine de l’empire, nous verrons que cette qualité est plus vivement imprimée dans les œuvres du moyen âge. L’harmonie est plus parfaite dans ces dernières, la liaison plus intime entre la structure et la forme, entre la forme et ce qui la décore.

Prenons un exemple. Voici, figure 6, en A, une retombée de voûtes d’arêtes romaines sur le chapiteau d’une colonne, sur un point rigide vertical. Quelles sont, dans ce membre d’architecture, l’utilité et la raison de l’entablement B ? C’est affaire de goût, répondra-t-on. Mais ma raison et par suite mon goût sont choqués de trouver entre le membre qui porte, C, le chapiteau de la colonne, couronnement et évasement suffisant, toute une ordonnance d’architrave, de frise et de corniche dont je ne saurais comprendre l’utilité ou l’agrément, puisque cette ordonnance est superflue. À quoi bon cette saillie a de corniche ? Est-ce que le sommier b de la voûte ne porterait pas aussi bien sur le chapiteau ? Si ces saillies sont destinées à porter les cintres en charpente qui servent à maçonner la voûte, c’est bien de l’importance donnée à un objet accessoire, et qui ne devrait avoir qu’un caractère provisoire. Des boutisses lancées dans la voûte en d, et que l’on couperait après la construction achevée, auraient rempli aussi bien cet office.

D’ailleurs, pourquoi tant d’efforts apparents, auxquels la décoration prête une si grande valeur, pour porter ces sommiers de voûte dont la pression n’est point verticale, mais oblique, et pénètre dans le massif de la bâtisse ? si bien que la voûte, par l’effet même de ses courbes, ne paraît point, aux yeux, porter sur ces membres saillants ? Si, au contraire, nous examinons une retombée de voûte d’après le système adopté à la fin du XIIe siècle (voyez en G), la chose portée ne repose-t-elle pas de la façon la plus claire sur le faisceau de colonnettes et sur le chapiteau commun ? Y a-t-il là un seul membre inutile, dont on ne puisse immédiatement saisir la fonction et la raison d’être ? Dans les deux cas, le problème à résoudre est identique. Lequel, de l’architecte romain ou du maître français, l’a résolu de la manière la plus satisfaisante ? Si le style résulte en grande partie de la concordance parfaite entre la forme et sa destination, dans ces deux exemples, où se trouve-t-il ? Dans l’arrangement romain que nous donnons ici, le style fait défaut. Le Romain trouvait le style, comme il arrive toujours, quand il ne le cherchait pas : dans les grands travaux d’utilité publique ; dans un amphithéâtre, par exemple, où tout était sacrifié à l’exécution d’un programme bien écrit ; dans les salles de thermes les plus simples et abstraction faite des ornements d’emprunt ; dans ces portiques larges, élevés pour abriter la foule. Mais quand le Romain prétendait se faire artiste à la façon du Grec, quand il dérobait au Grec un ordre sans en comprendre la signification première, pour l’adapter sans raison sous une retombée de voûte, ou en guise de contre-forts le long d’un mur, son architecture manquait de la première qualité du style, qui est la clarté, la juste application de la forme à l’objet. Les ruines des monuments vraiment romains, c’est-à-dire édifiés suivant la donnée romaine, ont du style. Restaurez la plupart de ces ruines, remettez en place les ordres, les encadrements, les bandeaux, les ornements enlevés par les barbares ou par le temps, vous verrez le style propre à ces grandioses constructions s’effacer, à mesure que vous y replacerez ces applications empruntées à un autre art, à un autre ordre d’idées, à un autre principe de structure.

Le style est la conséquence d’un principe suivi méthodiquement ; alors il n’est qu’une sorte d’émanation non cherchée de la forme. Tout style cherché s’appelle manière. La manière vieillit, le style jamais.

Quand une population d’artistes et d’artisans est fortement pénétrée de ces principes logiques par lesquels toute forme est la conséquence de la destination de l’objet, le style se montre dans les œuvres sorties de la main de l’homme, depuis le vase le plus vulgaire jusqu’au monument, depuis l’ustensile de ménage jusqu’au meuble le plus riche. Nous admirons cette unité dans la bonne antiquité grecque, nous la retrouvons aux beaux temps du moyen âge dans une autre voie, parce que les deux civilisations diffèrent. Nous ne pouvons nous emparer du style des Grecs, parce que nous ne sommes point des Athéniens. Nous ne saurions ressaisir le style de nos devanciers du moyen âge, parce que les temps ont marché ; nous ne pourrions qu’affecter la manière des Grecs ou celle des artistes du moyen âge, en un mot, faire des pastiches. Mais nous devons sinon faire ce qu’ils ont fait, du moins procéder comme ils ont procédé, c’est-à-dire nous pénétrer des principes vrais, naturels, dont ils étaient eux-mêmes pénétrés, et alors nos œuvres auront le style sans que nous le cherchions.

Ce qui distingue particulièrement l’architecture du moyen âge de celles qui, dans l’antiquité, sont dignes d’être considérées comme des arts types, c’est la liberté dans l’emploi de la forme. Les principes admis, quoique différents de ceux des Grecs et même des Romains, sont suivis peut-être avec plus de rigueur ; mais la forme prend une liberté, une élasticité inconnues jusqu’alors ; ou, pour être plus vrai, la forme se meut dans un champ beaucoup plus étendu, soit comme système de proportions, soit comme moyens de structure, soit comme emploi de détails empruntés à la géométrie, à la flore et à la faune. L’organisme de l’architecture s’est pour ainsi dire développé, il embrasse un plus grand nombre d’observations pratiques, il est plus savant, plus compliqué, partant plus délicat. Cet organisme entre donc dans la voie moderne, et l’on avouera qu’il est assez étrange qu’on le repousse comme vieilli, pour reprendre ceux qui sont encore plus éloignés de l’esprit moderne. Mais, dans l’application de l’architecture, aujourd’hui tout est contradiction, et, à prendre les choses par le vrai côté, ce que l’on cherche le plus souvent, c’est le courant facile qui nous porte doucement à côté des principes établis par la raison, sans s’y heurter jamais.

Pour beaucoup de personnes, le style, en architecture, ne consiste que dans une enveloppe décorative, et, même parmi les artistes, il en est plusieurs qui croient sincèrement faire une œuvre de style, parce qu’ils auront plaqué quelques profils ou ornements étrusques, ou grecs, ou gothiques, ou de la renaissance italienne, à une structure qui n’a aucune affinité avec les arts de ces temps, à un édifice élevé d’après une donnée toute moderne. Certes, la connaissance, l’étude et même l’emploi de partis décoratifs d’une époque antérieure à la nôtre, peuvent être recommandés, mais ce n’est point là dedans que le style se manifeste. Le style réside bien plus dans les lignes principales, et dans un ensemble harmonique de proportions, que dans le vêtement dont on couvre une œuvre architectonique. De même, dans l’œuvre du peintre, le style se manifeste dans le choix des lignes, dans l’ensemble de la composition, dans la vérité du geste, bien plus que dans la recherche archaïque de certaines draperies, dans l’exactitude des vêtements et des accessoires. Il est singulier que cette vérité, incontestée s’il s’agit de la peinture ou de la sculpture, soit à peine entrevue s’il s’agit de l’architecture. Cela nous prouve combien on ignore généralement les lois les plus élémentaires de cet art, et combien on en a faussé les principes les plus naturels.

Le moyen âge fut en progrès sur l’antiquité par certains côtés ; c’est par ces côtés qu’il faut lui ressembler. Il mit l’idée par-dessus toute doctrine ou tradition ; il poursuivit l’idée avec fanatisme, aveuglément souvent. Mais poursuivre une idée même folle, même impossible à réaliser, ce n’est point tourner le dos au progrès. Les alchimistes, qui cherchaient la pierre philosophale, ouvrirent la voie à la chimie. Les nobles et vilains qui se précipitaient en Orient à la suite de Pierre l’Ermite firent faire un pas immense à la civilisation, et aux arts notamment. La chevalerie elle-même, si fort raillée, jeta les semences de ce que nous avons conservé de meilleur dans notre société. Saint François d’Assise était un amant passionné de la nature, de la création, passait des heures en contemplation devant une fleur ou un oiseau ; il se regardait comme une partie d’un Tout, et ne séparait pas l’homme du reste de l’univers. L’antiquité ne nous montre rien de pareil : chez les Égyptiens et les Grecs, encore moins chez les Romains, n’y a-t-il d’alchimistes, de batailleurs se mettant en campagne à la suite d’une idée, de chevaliers ou de saint François d’Assise. L’étroit égoïsme de l’homme antique se peint dans les arts de l’Égypte, de la Grèce. C’est parfait, c’est complet, c’est exact, c’est clair, mais c’est fini. Ces arts n’ont pas de par delà, et s’ils nous émeuvent, c’est parce que notre imagination d’hommes modernes nous reporte aux choses et aux événements dont ces monuments ont été les témoins. Il faut être instruit pour jouir réellement de la vue d’un monument antique, pour ressentir une émotion devant ces œuvres qui ne promettent rien au delà de ce qu’elles montrent ; le plus pauvre monument du moyen âge fait rêver, même un ignorant. Que l’on ne s’y trompe pas, nous ne prétendons nullement établir ici de comparaisons en faveur de l’un ou de l’autre de ces arts ; nous ne plaidons pas, nous cherchons à faire ressortir les qualités qui distinguent ces arts, et de quels éléments les uns et les autres ont tiré le style dont ils sont pénétrés. Le jour où chacun sera convaincu que le style n’est que le parfum naturel, non cherché, d’un principe, d’une idée suivie conformément à l’ordre logique des choses de ce monde ; que le style se développe avec la plante qui croît suivant certaines lois, et que ce n’est point une sorte d’épice que l’on tire d’un sac pour la répandre sur des œuvres qui, par elles-mêmes, n’ont nulle saveur ; ce jour-là nous pourrons être assurés que la postérité nous accordera le style.

De tout ce qui précède il ressort que nous n’établirons point les règles d’après lesquelles les artistes du moyen âge ont mis le style dans leurs ouvrages. Le style s’y trouve, parce que la forme donnée à l’architecture n’est que la conséquence rigoureuse des principes de structure, lesquels procèdent : 1o des matières à employer ; 2o de la manière de les mettre en œuvre ; 3o des programmes auxquels il faut satisfaire ; 4o d’une déduction logique de l’ensemble aux détails, assez semblable à celle que l’on observe dans l’ordre des choses créées, où la partie est complète comme le tout, se compose comme lui. La plupart des articles du Dictionnaire font assez ressortir l’esprit logique, l’unité de principe qui dirigeaient les maîtres du moyen âge. Ce n’est pas leur faute si nous avons mis l’unité dans l’uniformité, et si nos architectes en sont encore à ne voir que confusion et désordre dans un organisme dont ils n’ont pas étudié les phénomènes et l’enchaînement méthodique. Nous disons organisme, car il est difficile de donner un autre nom à cette architecture du moyen âge, qui se développe et progresse comme la nature dans la formation des êtres ; partant d’un principe très-simple qu’elle modifie, qu’elle perfectionne, qu’elle complique, mais sans jamais en détruire l’essence première. Il n’est pas jusqu’à la loi d’équilibre appliquée à cette architecture pour la première fois, qui ne procure comme une sorte de vie à ces monuments, en opposant, dans leur structure, des actions inverses, des pressions à des pressions, des contre-poids à des porte-à-faux, en décomposant des pesanteurs pour les rejeter loin du point où elles tendraient verticalement ; en donnant à chaque profil une destination en rapport avec la place qu’il occupe, à chaque pierre une fonction telle qu’on ne saurait supprimer aucune d’elles sans compromettre l’ensemble. N’est-ce pas là la vie autant qu’il est permis à l’homme de la communiquer à l’œuvre de ses mains ? Science, ingéniosité que tout cela, objectera-t-on ; mais art, point. Soit ; mais alors qu’est-ce donc que l’art de l’architecture ? Ce n’est donc qu’une forme traditionnelle ou arbitraire, l’une ou l’autre ? Si traditionnelle, pourquoi une tradition plutôt qu’une autre ? Si arbitraire, il n’y a plus ni principes, ni lois ; ce n’est plus un art, mais la plus chère de toutes les fantaisies et la moins justifiée.

Dans un édifice, de ce que chaque pierre remplit une fonction utile, nécessaire ; de ce que chaque profil a une destination précise, et que son tracé indique cette destination ; de ce que le mode de proportions admis dérive d’une harmonie géométrique ; de ce que l’ornementation procède d’une application de la flore, suivant une observation aussi vraie qu’ingénieuse ; de ce que rien n’est livré au hasard ; de ce que les matériaux, sont employés en raison de leurs qualités et indiquent ces qualités par la forme qui leur est donnée, s’ensuit-il que l’art soit absent et que la science seule se laisse voir ? Admettons, si l’on veut, que tous ces faits matériels ne puissent constituer un art. Est-ce là tout ? N’y a-t-il point dans ces constructions une idée ? Et cette idée est-elle un mystère impénétrable pour nous qui en sommes les enfants ? Les maîtres laïques ont les premiers tenté ce que nous faisons, sinon en architecture, si fort attardée par le gouvernement académique, du moins dans l’industrie, dans les constructions navales, dans nos grands travaux d’utilité publique ; ils voulaient soumettre la matière, l’assouplir de telle façon que tout devint possible. Sur des points d’appui grêles, ils voûtent de larges espaces. Dans ces grands vaisseaux, ils font pénétrer partout la lumière, et cette lumière c’est la décoration, c’est la peinture ; plus de murs, mais des tapisseries translucides. Contraints par les mœurs de leur temps à construire des habitations seigneuriales qui soient en même temps des forteresses, en soumettant la forme à ces deux nécessités distinctes, ils ont su trouver un art assez souple pour composer un tout homogène de ces éléments disparates. Leurs châteaux sont des forteresses et des habitations ; le programme est écrit sur leur front.

Une des marques du style, c’est d’abord l’adoption de la forme convenable à chaque objet. Quand une œuvre d’architecture indique clairement l’usage auquel on la destine, elle est bien près de posséder le style ; mais quand, de plus, cette œuvre forme, avec celles qui l’environnent, un tout harmonieux, à coup sûr le style s’y trouve. Or, il est évident, pour ceux qui ont regardé des monuments appartenant à une même période du moyen âge, qu’il existe entre ces diverses expressions un accord, une harmonie. L’église ne ressemble pas à l’hôtel de ville ; celui-ci ne peut se confondre avec un hospice, ni l’hospice avec un château, ni le château avec un palais, ni le palais avec la maison du bourgeois ; et cependant, entre ces œuvres diverses dont la destination est écrite clairement, un lien subsiste. Ce sont bien les produits divers d’un état social maître de son expression d’art, et qui n’hésite jamais dans le choix de son langage. Dans cette harmonie, quelle variété cependant ! L’artiste conserve sa personnalité. Tous parlent la même langue, mais quelle fécondité dans le tour ! C’est que leurs lois ne sont pas établies sur des formes admises, mais sur des principes. Pour eux, une colonne n’est point un style qui, de par la tradition, doit avoir en hauteur un certain nombre de fois son diamètre, mais un cylindre dont la forme doit être calculée en raison de ce qu’il porte. Un chapiteau n’est pas un ornement qui termine le fût d’une colonne, mais une assise en encorbellement posée pour recevoir les divers membres que la colonne doit soutenir. Une porte n’est pas une baie dont la hauteur est proportionnelle à la largeur, mais une ouverture faite pour le nombre de personnes qui à la fois passent sous son linteau… Mais pourquoi insister sur l’application de principes tant de fois développés dans le Dictionnaire ? Ces principes ne sont autre chose que la sincérité dans l’emploi de la forme. Le style se développe d’autant plus dans les œuvres d’art, que celles-ci s’écartent moins de l’expression juste, vraie, claire. Trouver l’expression juste, être clair, ce sont des qualités françaises que nous possédions dans les arts plastiques comme dans le discours. Notre architecture de la renaissance, entre les mains de maîtres habiles, et en dépit des éléments bâtards où elle allait puiser (affaire de cour et de mode), conservait encore ces qualités qui nous sont naturelles. Les œuvres de Philibert de l’Orme en sont la preuve. Voilà un maître qui, dans son portique des Tuileries, prend un ordre antique accolé à des arcades en manière de contre-forts. Mais, d’abord, il ne fait point des colonnes engagées, il pose des pilastres ou des colonnes entières, et celles-ci, saillantes sur l’arcature du portique, portaient des balcons, les avancées d’une terrasse sur le jardin, sortes d’échauguettes. Il motivait donc ces colonnes, elles servaient à quelque chose, et n’étaient pas là une décoration banale. Cet ordre n’était point alors destiné à porter le malheureux étage superposé depuis, et dont le moindre défaut est de rendre incompréhensible la disposition du rez-de-chaussée. L’ordre admis, examinons avec quel art notre maître le construit, lui donne un style, le style, celui qui ressort d’une juste application de principes vrais. Philibert de l’Orme ne pouvait ou ne jugeait pas à propos de dresser des colonnes ioniques monolithes. C’était par une superposition de tambours qu’il les construisait. Il accuse franchement sa structure, il sépare les tambours taillés dans des assises hautes de pierre de Saint-Leu par de basses assises de marbre formant comme des bagues, des anneaux cerclant le fût. Sur ces tambours de marbre il sculpte des attributs délicats, à peine saillants, comme pour mieux faire ressortir le précieux de la matière. Sur les tambours de pierre, ce sont des cannelures, et sous le chapiteau, pour ménager une transition entre la froideur des fûts et la richesse du couronnement, il fait courir devant les cannelures des branches de laurier.

Que l’on applique les ordres antiques avec cette sagacité, en les subordonnant à un mode de structure imposé par la matière, nous l’admettons ; cela d’ailleurs n’empêche point l’art, l’invention d’intervenir, et certes personne ne contestera l’élégance de ce fragment d’architecture, surtout si par la pensée on le dégage de toutes les superfétations barbares qui l’écrasent. Mais que l’on reprenne aujourd’hui ce charmant motif, sans tenir compte des raisons qui l’ont fait adopter, alors le style disparaît. Il ne reste qu’un pastiche sans l’intelligence de l’original, une traduction vague et confuse d’un langage simple, logique et clair. Pour posséder le style, l’œuvre de l’architecte ne peut se passer d’idées pendant sa conception, et de l’intervention de la raison pendant son développement. Toutes les splendeurs de la sculpture, la richesse et la profusion des détails, ne sauraient suppléer au manque d’idées et à l’absence du raisonnement.

  1. On pourrait citer comme exemple, un de ces mots aimés des amateurs d’art et sur lequel on n’a jamais pu s’entendre, par une bonne raison, c’est qu’il n’a pas de sens. Il n’est pas de critique d’art qui, en parlant de la peinture, ne trouve à placer le mot clair-obscur. Qu’est-ce qu’un clair-obscur ? S’il s’agit de la répartition de la lumière et des ombres sur un tableau, pourquoi ne pas dire tout simplement le modelé, mot qui exprime énergiquement les transitions de la lumière aux ombres. S’il s’agit, comme quelques-uns semblent l’admettre, du ton local, c’est-à-dire de l’harmonie adoptée par le peintre, sinon comme couleur, au moins comme répartition de la lumière, pourquoi ne pas dire : harmonie de lumière, ou harmonie de couleurs, ce que tout le monde comprendrait ? On préfère un mot vague, un non-sens, qui passe pour technique, mais que l’on se garde d’expliquer. Cela n’aurait pas de bien grands inconvénients, si ces non-sens ne jetaient pas souvent dans l’esprit des jeunes artistes un vague, une incertitude funestes. Nous avons connu des peintres qui cherchaient le clair-obscur, un indéfinissable, un inappréciable, un nous ne savons quoi ; ils y perdaient et leur temps et leur jugement.
  2. On reconnaîtra, en parcourant l’article Trait, que ce que nous disons ici n’est point une exagération.
  3. Voyez Échelle.
  4. Voyez, à ce sujet, les remarquables travaux de M. Aurès.
  5. Nous faisons assez ressortir ailleurs la nouveauté du principe de structure établi par l’école laïque française du XIIe siècle pour qu’il ne soit pas nécessaire de nous étendre ici sur son essence. D’ailleurs ce principe se résume en un seul mot : équilibre. (Voyez Architecture, Construction.)
  6. Voyez, à l’article Cathédrale, l’historique de la construction de ces édifices pendant les XIIe et XIIIe siècles.
  7. Il n’y a point d’exemple qu’un artiste ait mis dans ses œuvres ce qu’on appelle le style, et ait en même temps vécu de la vie du monde dans l’état social compliqué et diffus de nos sociétés modernes. Il y a dans le style quelque chose d’âpre qui est bientôt adouci et délayé au contact du monde, tel que les temps nous l’ont fait. Aussi la qualité qui manque aux œuvres d’art, souvent très-remarquables, de notre époque, c’est le style. C’est la manière qui le remplace ; et l’un prend souvent, même parmi les artistes, la manière pour le style.