Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Piscine

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PISCINE, s. f. Cuvettes pratiquées ordinairement à la gauche de l’autel (côté de l’épître), dans lesquelles le célébrant faisait ses ablutions après la communion. Le docteur Grancolas[1] s’exprime ainsi au sujet des piscines : « Il y a deux sortes d’ablutions après la communion, la première est du calice et la seconde est des mains ou des doigts du célébrant. C’étoit le diacre qui faisoit celle du calice, comme il paroist par plusieurs anciens missels ; et le prestre lavoit ses mains, et c’étoit pour la troisième fois qu’il le faisoit, avant que de venir à l’autel, après l’offrande, et en suite de la communion, comme le dit Ratolde, lotis manibus tertiò… Dans l’Ordre romain de Gaïet, il y a que le prestre n’avaloit pas le vin avec lequel il lavoit ses doigts, mais on le jetoit dans la piscine. — Yves de Chartres rapporte que le prestre lavoit ses mains après la communion… Jean d’Avranches ordonne qu’il y ait un vase particulier dans lequel le prestre lave ses doigts après la communion… Dans les usages de Cîteaux, on mettoit du vin dans le calice pour le purifier, et le prestre alloit laver ses doigts dans la piscine, puis il avaloit le vin qui étoit dans le calice et en prenoit une seconde fois pour purifier encore le calice…

« J’ajouteray que Léon IV, dans une oraison synodale aux curez, ordonne qu’il y ait deux piscines dans chaque église, ou dans les sacristies, ou proche des autels : « Locus in secretario aut juxta altare sit præparatus, ubi aqua effundi possit quando vasa sacra abluuntur, et ibi linteum nitidum cum aqua dependeat ; ut ibi sacerdos manus lavet post communionem. » C’étoit pour laver les mains après la communion. Ratherius, évêque de Ravenne, dans ses instructions, ordonne la même chose. Saint Uldaric (ou Udalric), dans les anciennes coutumes de Cluny, parle de deux piscines : dans l’une on purifioit le calice, et dans l’autre on lavoit les mains après le sacrifice… ; le diacre et le soudiacre lavoient aussi leurs mains… » Lebrun des Marettes, dans ses Voyages liturgiques[2], à propos de ce qui se pratiquait à la cathédrale de Rouen après la communion, dit : « Le prêtre, après la communion, ne prenoit aucune ablution ; mais seulement pendant que les ministres de l’autel communioient du calice, un acolyte apportoit un autre vase pour laver les mains du prêtre, comme on fait encore aujourd’hui à Lyon, à Chartres et chez les Chartreux, et comme on faisoit encore à Rouen avant le dernier siècle, afin qu’il ne fût pas obligé de prendre la rinçure de ses doigts[3]. » Et plus loin[4] : « La dernière ablution avec l’eau et le vin ne s’y faisoit point alors (au XVIIe siècle), et on n’obligeoit point le prêtre de boire la rinçure de ses doigts. Il alloit laver ses mains à la piscine ou lavoir qui étoit proche de l’autel, sacerdos vadat ad lavatorium. La même chose est marquée dans le missel des Carmes de l’an 1574. Et le rituel de Rouen veut qu’il y en ait proche de tous les autels… » Guillaume Durand[5] dit qu’auprès des autels on doit placer une piscine ou un bassin dans lequel on se lave les mains. M. l’abbé Crosnier, dans une notice publiée dans le Bulletin monumental[6], pose ces diverses questions qu’il cherche à résoudre : « 1o Le prêtre a-t-il toujours pris les ablutions à la fin de la messe ? 2o La discipline de l’Église sur ce point a-t-elle été uniforme jusqu’au XIIIe siècle ? 3o A-t-elle été modifiée à cette époque, et qui est l’auteur de cette modification ? 4o Quelle est l’origine de la double piscine qu’on remarque dans presque toutes les églises du XIIIe siècle ? 5o L’usage de prendre les ablutions a-t-il été universel et sans exceptions depuis le XIIIe siècle ? » Jusqu’au XIIe siècle le prêtre lavait ses mains, à la fin des saints mystères, dans la piscine. Nous venons de voir que, d’après un ancien ordinaire de Rouen, le prêtre ne prenait aucune ablution ; celle-ci était versée dans la piscine pendant que les ministres communiaient sous l’espèce du vin.

Yves de Chartres s’exprime ainsi au sujet des ablutions : « Après avoir touché et pris les espèces sacramentelles, le prêtre, avant de se retourner vers le peuple, doit se laver les mains et l’eau est jetée dans un lieu sacré destiné à cet usage. » « Cependant, dit M. l’abbé Crosnier[7], par respect pour les Saintes Espèces, déjà avant le XIIIe siècle, on trouve dans les ordres religieux l’usage de prendre les ablutions ; il paraissait inconvenant de verser dans la même piscine l’eau qui avait servi à laver les mains avant la préface, et le liquide employé pour la purification du calice et des doigts après les Saints Mystères ; aussi on trouve dans les anciennes coutumes de Cluny trois ablutions prises par le prêtre après la communion, une pour le calice et deux pour les mains… »

Le pape Innocent III ayant décidé que les ablutions devaient être prises par le prêtre, « on a voulu, ajoute M. l’abbé Crosnier, tout à la fois conserver les anciens usages et tenir compte, sinon de la décision du pape, du moins des motifs qui l’avaient suscitée. On établit deux piscines, l’une réservée aux ablutions proprement dites, et l’autre destinée à recevoir les eaux ordinaires… »

C’est en effet à dater de la fin du XIIe siècle, que l’on voit les piscines géminées adoptées dans les chapelles des églises cathédrales et conventuelles, plus rarement dans les églises paroissiales. Les piscines géminées ou simples disparaissent vers le XVe siècle, alors que l’usage de prendre les ablutions est admis dans toutes les églises.

Peut-être avant le XIIe siècle avait-on des piscines transportables, des bassins de métal que l’on plaçait auprès de l’autel, car ce n’est qu’à dater de cette époque que l’on voit la piscine faire partie de l’édifice, qu’elle est prévue dans la construction ; encore les premières piscines paraissent-elles être des hors-d’œuvre, des appendices qui ne s’accordent pas avec l’architecture, tandis qu’au XIIIe siècle la piscine est étudiée en vue de concourir à l’ensemble de la structure.

Les chapelles absidales de l’église abbatiale de Saint-Denis, qui datent de Suger, possèdent des piscines simples en forme de cuvette accolée à l’un des piliers. À la fin du XIIe siècle, dans les chapelles de l’église abbatiale de Vézelay, nous voyons des piscines conçues d’après ce même principe et qui font un hors-d’œuvre. Voici (fig. 1) l’une d’elles, qui se compose d’une cuvette lobée avec un orifice au centre.
La cuvette porte sur un faisceau de colonnettes percé verticalement, de manière à perdre les eaux dans les fondations. C’était un usage établi généralement, lors de l’établissement des premières piscines, de perdre les eaux sous le sol même de l’église. Plus tard, les piscines furent munies de gargouilles rejetant les eaux à l’extérieur, sur la terre sacrée qui environnait les églises. Cette piscine de Vézelay pose sur le banc qui fait le tour de la chapelle et reçoit l’arcature ; sa cuvette est alternativement ornée à l’extérieur de cannelures creuses et godronnées ; la base, le faisceau des quatre colonnettes et la cuvette sont taillés dans un seul morceau de pierre. Dans l’église de Montréal (Yonne), qui date de la même époque, derrière le maître autel et dans le banc même qui reçoit l’arcature, est creusée une cuvette de piscine (fig. 2) de forme carrée.
Le banc servait ainsi de crédence pour déposer les vases nécessaires aux ablutions. Plus tard, les piscines prirent une certaine importance et furent faites en forme de niches pratiquées dans les parois des chœurs ou des chapelles. L’usage de la piscine était désormais consacré, de plus la cuvette simple était remplacée par deux cuvettes jumelles. On retrouve beaucoup de piscines de ce genre dès la fin du XIIe siècle. Elles affectent la forme de niches doubles séparées par un petit pilier, et dans la tablette desquelles sont creusées deux cuvettes de forme carrée, ou plus habituellement circulaires, avec un orifice au centre pénétrant dans la fondation.

Beaucoup d’églises abbatiales de cette époque, des ordres de Cluny et de Cîteaux, conservent dans leurs chapelles des piscines ainsi disposées.

Celle que nous donnons (fig. 3) provient de l’abbaye de Saint-Jean les Bons-Hommes.
Une pilette isolée reçoit un sommier portant deux arcs plein cintre. On voit en A une entaille pratiquée pour poser une tablette de bois ; en C, est une entaille terminée à son extrémité droite par un orifice. Peut-être cette entaille était-elle destinée à recevoir le chalumeau. En effet, Lebrun des Marettes, dans ses Voyages liturgiques[8], rapporte que de son temps encore il y avait, dans l’église abbatiale de Cluny, un petit autel au côté gauche du grand autel ; que le petit autel servait à la communion sous les deux espèces, qui s’y pratiquait les fêtes et dimanches à l’égard de quelques ministres de l’autel. « Après que le célébrant, ajoute-t-il, a pris la sainte hostie et une partie du sang, et qu’il a communié de l’hostie les ministres de l’autel, ils vont au petit autel à côté ; et le diacre ayant porté le calice, accompagné de deux chandeliers, tient le chalumeau d’argent par le milieu, l’extrémité étant au fond du calice ; et les ministres de l’autel, ayant un genou sur un petit banc tapissé, tirent et boivent le précieux sang par ce chalumeau. La même chose se pratique à Saint-Denys en France, les jours solennels et les dimanches. Ce petit autel s’appelle la prothèse. »

Après la communion, dit Boquillot, on renfermait le chalumeau dans l’armoire avec le calice : or, des traces de scellements, visibles dans notre figure 3 en B, indiqueraient qu’une fermeture était disposée de façon à clore cette piscine, qui devenait ainsi une véritable armoire ; le calice eût pu être déposé sur la tablette dont l’entaille se voit en A. Un peu plus tard, près de la piscine, on pratiqua souvent une Armoire (voyez ce mot). Dès lors il ne fut plus nécessaire de fermer les piscines ; aussi voyons-nous que dès le commencement du XIIIe siècle, celles-ci sont disposées pour être ouvertes, bien qu’elles soient le plus souvent ménagées dans des niches jumelles.

La jolie église de Villeneuve-le-Comte (Seine-et-Marne) conserve dans la chapelle méridionale une piscine de ce genre très-délicatement composée. Elle consiste en une niche séparée en deux par une pilette taillée, ainsi que chacun des deux jambages, dans un seul morceau de pierre (fig. 4).
L’arcature jumelle est évidée dans deux dalles de pierre, la construction venant se bloquer à l’enfour. Les cuvettes sont circulaires (voy. le plan), et nulle trace n’indique que cette piscine ait jamais été close. Les colonnettes évidées n’ont pas plus de 4 centimètres de diamètre. On voit par cet exemple déjà, que les architectes du XIIIe siècle, une fois le programme de la piscine admis, en faisaient un motif de décoration ; c’est qu’en effet ils n’admettaient pas qu’une nécessité, qu’un besoin ne devînt l’objet d’une étude spéciale, et par suite un moyen d’orner l’édifice. Nous chercherions aujourd’hui, pour ne pas contrarier les lignes de la belle architecture, à dissimuler cet appendice ; nos devanciers, au contraire, le faisaient franchement paraître, bien qu’il ne fût jamais dans un axe, et le décoraient avec recherche. Les chapelles de la cathédrale d’Amiens, élevées vers 1240, possèdent de belles piscines prises entre l’arcature formant le soubassement ; traitées avec un soin particulier, ces piscines sont placées à la gauche de l’autel (côté de l’épître), suivant l’usage. De l’autre côté, en regard, est pratiquée une armoire. Nous donnons (fig. 5) un ensemble perspectif de l’une de ces piscines, avec l’arcature qui l’accompagne et lui sert d’entourage.
La figure 5 bis en donne le plan.
Les colonnettes de l’arcature sont, comme on le voit par ce plan, indépendantes de la piscine, qui est prise aux dépens de l’épaisseur du mur du soubassement. Les orifices des deux cuvettes se perdent dans les fondations, ces piscines n’ayant pas de gargouilles extérieures.

La Sainte-Chapelle du Palais, à Paris, présente également à la gauche du maître-autel une fort belle piscine à double cuvette, avec crédence au-dessus divisée en quatre compartiments. Cette piscine est gravée dans la monographie de la Sainte-Chapelle, publiée par M. Caillat[9] ; elle se combine, comme celle que nous venons de donner, avec l’arcature qui forme la décoration du soubassement de la chapelle. En regard, à la droite de l’autel, est une armoire double.

Quelquefois, mais fort rarement, dans les églises du XIIIe siècle, les piscines sont faites en forme de cuvettes posées sur un socle, comme celles de Vézelay. Nous citerons celles des chapelles du chœur de la cathédrale de Séez (fin du XIIIe siècle), dont nous donnons (fig. 6) un croquis.
Ici les deux cuvettes n’ont pas la même forme, l’une est à pans, l’autre circulaire ; elles reposent sur un faisceau de branchages feuillus, et sont placées dans les travées de l’arcature. Les faisceaux de branchages prennent naissance sur le banc continu servant de soubassement à cette arcature[10].

Les piscines des chapelles des XIIIe et XIVe siècles de la cathédrale de Paris sont d’une grande simplicité, et ne consistent guère qu’en une petite niche lobée portée sur deux colonnettes engagées, ou tombant par un chanfrein sur la tablette. Toutes ces piscines possèdent des gargouilles à l’extérieur. Les piscines des chapelles du chœur de la cathédrale de Reims étaient fermées par des volets de bois et servaient en même temps d’armoires.

Le XIVe siècle fit des piscines très-délicates et riches de sculpture. Nous citerons parmi les plus remarquables celle du chœur de l’église de Saint-Urbain de Troyes[11]. Elle contient deux cuvettes partagées par une pilette centrale et terminées par deux gâbles décorés d’un couronnement de la sainte Vierge et de deux figurines des deux donateurs, le pape Urbain IV et le cardinal Aucher. Quatre dais refouillés avec art couronnent ces figurines et sont surmontés de merlons entre lesquels apparaissent des archers paraissant défendre l’édicule. Cette piscine est très-bien gravée dans les Annales archéologiques[12], d’après un dessin de M. Bœswilwald, et nous croyons n’avoir mieux à faire que de renvoyer nos lecteurs à cette reproduction et à la notice de M. Didron qui l’accompagne. La piscine de Saint-Urbain n’est pas la seule qui soit couronnée par un crénelage ; nous citerons aussi celles des chapelles absidales de l’église de Semur en Auxois, qui, bien qu’antérieures de soixante ans à celle de Saint-Urbain, sont de même crénelées à leur sommet[13]. Les piscines deviennent rares au XVe siècle, probablement parce que l’usage de prendre les ablutions était généralement admis. Cependant nous en trouvons quelques exemples, mais les cuvettes doubles ne sont plus pratiquées. Dans l’une des chapelles latérales de l’église de Semur en Auxois il existe une jolie piscine du XVe siècle que nous donnons ici (fig. 7).
La cuvette est portée sur une colonnette, et dans la niche pratiquée au-dessus est une petite crédence pour poser les vases. Un dais très-riche surmonte le tout. En A nous donnons la section de cette piscine sur ab ; en B, sur cd. On voit d’ailleurs dans les églises françaises des XIIIe et XIVe siècles un nombre prodigieux de piscines toutes variées de forme et d’une composition charmante. C’est dans ces accessoires que l’on peut observer la fertilité singulière des architectes de cette époque. Bien rarement ils reproduisent un exemple même remarquable ; avec la collection des piscines, on ferait un ouvrage entier fournissant des compositions variées à l’infini d’un même objet.

  1. Les anciennes liturgies. Paris, 1697, t. I, p. 692.
  2. Voyages liturgiques, par le sieur de Mauléon (Lebrun des Marettes). Paris, 1718.
  3. Cette rinçure était probablement jetée dans la piscine.
  4. Page 315.
  5. Rational des divins offices, liv. I, chap. xxxix.
  6. 1849, tome V de la 2e série, p. 55.
  7. Loc. cit.
  8. Voyages liturgiques, par le sieur de Mauléon (1718), p. 149.
  9. Bance, Paris, 1858.
  10. Il y a toujours un banc devant les piscines.
  11. Cette piscine date des dernières années du XIIIe siècle, mais appartient, par son ornementation, au XIVe siècle. Nous avons eu, plusieurs fois, l’occasion d’observer que l’église Saint-Urbain de Troyes est en avance de vingt-cinq ans au moins sur l’architecture de l’Île-de-France.
  12. Tome VII, p. 36.
  13. L’une de ces piscines a été gravée dans les Annales archéologiques, t. IV, p. 87. Ces piscines sont à une seule cuvette. On voit aussi, dans la chapelle latérale de l’église de Saint-Thibaut (Côte-d’Or), une piscine du XIVe siècle, à cuvette unique, couronnée par un dais crénelé.