Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Bois

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BOIS, s. m. On désigne par ce mot, en architecture, la partie ligneuse des arbres propres à la charpente ou à la menuiserie. Le bois de construction par excellence est le bois de chêne. Le sol des Gaules était renommé dans l’antiquité pour l’abondance et la qualité de ses bois de chêne. Les Romains tiraient de cette contrée les bois qu’ils employaient dans la construction de leurs édifices ou dans la marine ; et telle était l’immense étendue de ses forêts, que longtemps après eux les constructeurs firent usage du bois de chêne avec une incroyable profusion dans les constructions religieuses, civiles et militaires. Pendant les périodes mérovingienne et carlovingienne, les églises, les monastères, les palais, les maisons, les chaussées, les ponts et même les enceintes des villes étaient en grande partie élevés en bois, ou du moins cette matière entrait pour beaucoup dans la construction. Les premières chroniques françaises mentionnent sans cesse des désastres terribles causés par le feu ; des villes tout entières sont consumées. Ce fléau devint tellement fréquent, surtout pendant les expéditions normandes, que l’on dut songer à rendre les édifices publics et les habitations privées plus durables, en remplaçant le bois par de la maçonnerie. Les voûtes furent substituées aux charpentes apparentes. Les palais et maisons eurent des murs de brique et de pierre au lieu de ces pans de bois si fréquents du temps de Grégoire de Tours et longtemps encore après lui.

À partir du XIe siècle, le bois n’est plus guère employé dans les édifices publics, que pour couvrir les voûtes et recevoir la tuile ou le plomb ; dans les habitations, que pour les planchers et les combles. Lorsque ces désastres causés par la négligence, le défaut d’ordre et les guerres, furent oubliés ; lorsque les villes prirent une grande importance commerciale ; que le terrain municipal eut acquis de la valeur par suite de l’augmentation de la population dans des enceintes fortifiées que l’on ne pouvait étendre, les constructions privées en bois reparurent, comme plus faciles à élever, et surtout perdant moins de terrain que les constructions de maçonnerie. Et, en effet, c’est dans les villes commerçantes du XVe siècle, telles que Rouen, Caen, Paris, Reims, Troyes, Amiens, Beauvais, que s’élèvent surtout des maisons de bois à la place des maisons de pierre des XIIe et XIIIe siècles.

Depuis le XIIIe siècle, les provinces du midi étaient en décroissance ; les enceintes des villes à peine remplies ne nécessitaient pas ces économies de l’espace ; les habitants continuèrent à élever des maisons de pierre ou de brique ; d’ailleurs les forêts de ces contrées étaient déjà dévastées en grande partie dès l’époque des guerres religieuses du XIIIe siècle, et le climat est moins favorable à la reproduction des bois durs que le nôtre. C’est donc surtout dans les provinces situées au nord de la Loire qu’il faut aller chercher les constructions de bois, que cette matière fut employée avec une parfaite connaissance de ses qualités précieuses. Or, si aujourd’hui nous possédons des ouvrages pleins d’observations savantes sur les bois, si nous connaissons parfaitement leur pesanteur spécifique, leur dureté, leur degré de résistance ; si de nombreuses expériences ont été faites sur les moyens de les conserver, sur la meilleure culture et l’aménagement des forêts, il faut cependant reconnaître que dans la pratique nous ne pensons guère à ces savantes recherches, à ces observations approfondies ; que nous discourons à merveille sur les bois, et que nous les employons trop souvent en dépit de leurs qualités, et comme si nous ne connaissions pas la nature de cette matière. Malheureusement, de nos jours, le praticien dédaigne l’observation scientifique ; le savant n’est pas praticien. Le savant travaille dans son cabinet, et ne descend pas sur le chantier ; le praticien n’observe pas, il cherche à produire vite et à bon marché. Les mauvaises habitudes introduites par l’amour du lucre, l’ignorance et la routine suivent leur cours, pendant que le savant observateur compose ses livres, établit ses formules.

Le moyen âge, qui, pour beaucoup de gens, non praticiens il est vrai, est encore une époque d’ignorance et de ténèbres, n’a, que nous sachions, laissé aucun livre sur la nature des bois et les meilleurs moyens de les employer dans les constructions ; cette époque a fait mieux que cela : elle a su les mettre en œuvre, elle a su élever des ouvrages de charpente dont la conservation est encore parfaite ; tandis que nos bois employés il y a vingt ou trente ans à peine sont pourris.

Nous allons essayer de nous servir des observations purement pratiques des charpentiers du moyen âge sur les bois ; cet aperçu aura peut-être son utilité. On a prétendu que beaucoup de charpentes du moyen âge étaient faites en bois de châtaignier ; nous sommes obligé d’avouer que nous n’avons, jusqu’à présent, rencontré aucune pièce de charpente de cette époque dont le tissu ressemble à celui de cette essence. Toutes les charpentes que nous avons visitées, celles des cathédrales de Chartres et de Paris, de Saint-Georges de Bocherville, de l’évêché d’Auxerre, de l’église de Saint-Denis, qui datent du XIIIe siècle[1], celles des cathédrales de Reims, d’Amiens, de l’église Saint-Martin des Champs, de la chapelle Saint-Germer, de l’hôpital de Tonnerre, et tant d’autres qu’il serait trop long d’énumérer et qui datent des XIVe, XVe et XVIe siècles, nous ont paru être en chêne, et n’avoir aucune ressemblance avec le bois de châtaignier que nous possédons aujourd’hui dans nos forêts. Cependant il faut dire que le bois de chêne employé alors était d’une autre essence que celui généralement admis dans les constructions modernes. Les caractères particuliers de ces anciens bois sont ceux-ci : égalité de grosseur d’un bout à l’autre des pièces, peu d’aubier, tissu poreux, soyeux, fil droit, absence presque totale de nœuds, de gerçures, rigidité, égalité de couleur au cœur et à la surface ; couches concentriques fines et égales, légèreté (ce qui tient probablement à leur sécheresse). Il est certain que l’on possédait encore au moyen âge et jusqu’au XVIIe siècle, dans nos forêts, une essence de chênes parfaitement droits, égaux de la base aux branches supérieures, et très-élevés quoique d’un diamètre assez faible. Ces chênes, qui semblaient poussés pour faire de la charpente, n’avaient pas besoin d’être refendus à la scie pour faire des entraits, des arbalétriers, des poinçons ; on se contentait de les équarrir avec soin ; n’étant pas refendus, et le cœur n’étant pas ainsi mis à découvert, ils étaient moins sujets à se gercer, à se tourmenter, et conservaient leur force naturelle. Ces bois (ce qu’il est facile de reconnaître au nombre des couches concentriques) ne sont pas vieux ; ils comptent habituellement soixante, quatre-vingts ou cent années au plus pour les pièces d’un fort équarrissage. Les chevrons portant ferme sont eux-mêmes des bois de brin non refendus, et ces chevrons, qui ne comptent guère que soixante années, atteignent cependant parfois douze et quinze mètres de longueur sur un équarrissage de 0,20 × 0,20. Évidemment nos forêts ne produisent plus de ces bois.

Les charpentiers du moyen âge semblent avoir craint d’employer, même dans les plus grandes charpentes, des bois d’un fort équarrissage, et très-vieux par conséquent ; s’ils avaient besoin d’une grosse pièce, telle qu’un poinçon de flèche par exemple, ils réunissaient quatre brins ; c’était encore un moyen d’éviter les torsions si fréquentes dans les pièces uniques. Avait-on une grande charpente à exécuter, on allait à la forêt choisir les bois ; on les écorçait avant de les abattre ; on les emmagasinait plusieurs années à l’avance, à l’air libre, mais abrités et tout équarris. L’abattage se faisait en hiver, et pendant la durée d’une certaine lune[2]. Vraie ou fausse, cette croyance démontre l’importance que l’on attachait à ces opérations préliminaires. Les bois bien secs, après un très-long séjour à l’air, ou une immersion destinée à dissoudre et enlever la sève, étaient mis sur chantier. À la pose, on redoublait de soins ; le bois coupé debout et posé contre la maçonnerie aspire l’humidité de la pierre ; pour éviter la pourriture qui résulte bientôt de cette aspiration, on clouait quelquefois aux extrémités des pièces touchant à la maçonnerie, soit une lame de plomb, soit une petite planchette coupée de fil ; d’ailleurs on prenait les plus grands soins pour tenir les sablières isolées de la pierre, pour laisser circuler l’air autour du pied des arbalétriers ou des chevrons. On évitait autant que possible les assemblages, tant pour ne pas affaiblir les bois que pour éloigner les chances de pourriture. Il arrivait souvent que les bois de charpente recevaient une couche de peinture qui semble n’être qu’une dissolution d’ocre dans de l’eau salée ou alunée ; et, en effet, une lessive de sel marin ou d’alun empêche les insectes de s’attacher à la surface du bois ; elle leur donne une belle teinte gris-jaune d’un aspect soyeux. On a supposé que le bois de châtaignier avait la propriété d’éloigner les araignées, et on a conclu de l’absence des araignées dans les anciens combles que ceux-ci étaient en bois de châtaignier ; mais les araignées ne se logent que là où elles peuvent vivre, et les bois bien purgés de sève, quelle que soit leur essence, produisant peu ou point de vers, de mouches, ne peuvent servir de logis aux araignées.

Quant aux bois employés dans les planchers et pans de bois pendant le moyen âge, ils n’étaient jamais enfermés, comme ils le sont aujourd’hui, entre des enduits ; deux de leurs faces au moins restaient toujours à l’air libre ; or cette condition est nécessaire à leur conservation. Les planchers se composaient d’une série de poutrelles ou solives apparentes recouvertes d’une aire, sur laquelle on posait le carrelage ; les pans de bois laissaient voir leurs deux faces intérieure et extérieure. Dans cette situation, la durée des bois est illimitée, tandis qu’ils s’échauffent, fermentent et se pourrissent avec rapidité, lorsqu’ils sont complètement enfermés. Tous les jours nous voyons des planchers qui n’ont pas plus de vingt et trente ans d’âge, dont les solives sont totalement pourries. On objectera que ces planchers ont été exécutés avec des bois verts ; cela est possible. Mais nous avons vu des poutres de planchers restées apparentes pendant deux ou trois siècles en parfait état, se pourrir en quelques années lorsqu’on les avait enfermées dans des enduits ; ce n’est donc pas seulement à la verdeur des bois qu’il faut attribuer leur décomposition lorsqu’ils sont enfermés, mais au défaut d’air qui produit leur fermentation.

On a cru, surtout depuis le XVIIe siècle, que plus les bois étaient gros et mieux ils résistaient à la destruction ; c’est là une erreur que ne partageaient pas les charpentiers du moyen âge. Nous l’avons dit déjà : les bois qu’ils employaient généralement dans les charpentes n’étaient pas d’un très-fort équarrissage ; ils tenaient plus à leur qualité, à l’égalité de leur tissu, à leur longueur et rectitude naturelles, qu’à la grosseur du diamètre des pièces. Le bois de chêne ne devient très-gros qu’après cent cinquante ou deux cents ans d’âge ; alors le cœur tend à se décomposer, et c’est par le cœur que commence la pourriture si dangereuse des gros bois. Nous renvoyons nos lecteurs à l’article Charpente, dans lequel nous démontrons, par des exemples, que si les charpentiers du moyen âge choisissaient les bois de construction avec grand soin, ils n’étaient pas moins scrupuleux dans la manière de les tailler, de les monter et les poser.

  1. L’ancienne charpente de la cathédrale de Chartres fut incendiée en 1836 ; celle de l’église de Saint-Denis est démolie, mais il en existe de nombreux fragments.
  2. Cette croyance à l’influence de la lune sur les bois au moment de l’abattage s’est encore conservée dans quelques provinces du centre en France, à ce point que les bois abattus pendant la lune favorable se vendent plus cher que les autres.