Dictionnaire pratique et historique de la musique/Expression
Expression, n. f. 1. Manière de rendre apparents les sentiments de l’âme. L’E. musicale résulte, de la part du compositeur, du choix qu’il fait des formes modales, mélodiques, rythmiques, harmoniques, selon le but qu’il se propose d’atteindre et, s’il s’agit d’une œuvre vocale, selon le contenu du texte auquel il adapte sa musique ; de la part de l’exécutant, de la façon dont il comprend et interprète l’œuvre écrite du compositeur. Les uns et les autres, depuis les temps anciens, ont recherché les moyens d’expression, sans lesquels toute création artistique serait vide de sens et impuissante à toucher le cœur des hommes. Dans les antiennes grégoriennes, Gevaert a reconnu et admiré la variété des inflexions qui rendent saisissables à tout auditeur attentif les intentions expressives de la cantilène, et qui comportent, dans l’apparente uniformité d’une mélopée sans combinaisons de rythmes ni d’harmonie, une grande délicatesse de nuances, obtenue par le choix du mode, la direction des motifs et l’emploi raisonné des dessins mélismatiques. La polyphonie vocale du xve et du xvie s., où l’on étudie surtout la perfection de style contrepointique, et qu’un préjugé trop longtemps répandu a fait taxer de sécheresse et d’aridité, décèle au contraire une richesse de formes expressives qui étonne et ravit ses historiens ; l’ « esprit de finesse » qui est, dans les arts comme dans les sciences, la caractéristique du génie français, pénètre les chansons à plusieurs voix des maîtres franco-flamands, depuis Josquin Després et Certon jusqu’à Lassus et Costeley ; il se traduit en rythmes légers, en réponses piquantes, en désinences mélodiques tantôt rieuses et tantôt émues, dont la corrélation avec les paroles ressort plus visiblement, si, par l’analyse, on détache une voix de l’ensemble ; les madrigalistes italiens serrent de près les textes de leurs poètes et en imitent la subtilité par de petits détails imitatifs qui traduisent mot à mot les allusions au mouvement, au repos, à l’attente, à des soupirs ; peu à peu, une sorte de vocabulaire expressif conventionnel s’établit dans le style religieux aussi bien que dans le genre profane ; le Credo de la messe, où se résume la vie du Sauveur, se divise en fragments successifs, étroitement raccordés, mais traités en liaison avec le contenu des versets et que sillonnent des intentions descriptives ou pathétiques ; celles-ci trouvent à se produire fréquemment dans les motets ; les plus visibles résultent de la direction des motifs. Palestrina († 1594) se conforme à des modèles déjà traditionnels lorsqu’il fait gravir à la voix une octave sur les mots « Ascendens Christus in altum ». (Voy. Direction.)
Carissimi (1604-1674), cent ans plus tard, ne manque pas d’y recourir :
Pendant le xviie s., les procédés expressifs de ce genre deviennent tellement usuels, que certains écrivains, les Allemands Volupius (1631) et D. Speer (1697), le Français Le Cerf de la Viéville (1706), les codifient ou tout au moins les mentionnent en parlant des « mots distingués dans toutes les langues et auxquels les musiciens ont égard ». J.-S. Bach les emploie si fréquemment que ses commentateurs modernes y découvrent un côté important de son esthétique ; si Jésus monte au Golgotha, la formule :
se répète trois fois de suite en progressant
chaque fois d’un degré, si, au
contraire, le Sauveur s’arrête, la voix
se fixe sur une note tenue :
En France, Mably (1741) proteste
contre l’abus de pareils procédés
« L’homme raisonnable, dit-il, s’attache
à rendre la pensée et le sentiment
d’un vers sans vouloir faire une peinture
des mots en particulier » ; sa
critique reste vaine, et, dans l’opéra,
dans la cantate, l’expression se fige
en formules mélodiques, qui mettent
au premier plan le pouvoir pictural
des sons. Le choix des tonalités, qui
entrait déjà en ligne de compte chez
les mélodistes liturgiques du moyen
âge, est pour les maîtres des époques
suivantes un moyen soigneusement
pratiqué d’E. En souvenir des traditions
de l’antiquité, qui attribuaient
un caractère moral propre à chaque
mode, les théoriciens modernes, après
même l’unification du système tonal
par le tempérament, affirment que
chaque transposition du mode majeur
possède une couleur et une signification
particulières ; le contraste est
réel entre le mode majeur et le mode
mineur ; Carissimi l’appelle à son aide
pour opposer le rire aux larmes, en
répétant presque la même phrase coup
sur coup, en fa majeur et en fa mineur :
Les madrigalistes introduisent le chromatisme
dans leurs pièces à plusieurs
voix, et de là, dans les scènes
dramatiques de l’opéra italien à ses
débuts, comme un moyen puissant de
rendre les sentiments douloureux ou
passionnés ; Bach, au siècle suivant,
s’en sert pour maintenir dans « une
tonalité incertaine » les passages de
textes énonçant des pensées de trouble,
de doute ou d’égarement ; mais,
quelles que soient les trouvailles
expressives réalisées dans cette direction
par les musiciens de la période classique, c’est vers des formes tonales
longtemps encore très simples
qu’ils orientent leur langage mélodique ;
pour le rendre expressif, Lulli,
Grétry, Gluck le rapprochent d’aussi
près qu’il est possible des accents de
la parole, et la vérité de la déclamation
apparaît, par leur exemple,
la loi fondamentale de l’E. dans la
musique dramatique ; c’est à cette
loi naturelle que, après les infractions
brillantes et passagères de
l’école du « grand opéra », l’on a
vu revenir, dans la seconde moitié
du xixe s., Wagner et les écoles
modernes. C’est autour d’elle que le
drame lyrique et toutes les formes
de la musique vocale font graviter
aujourd’hui la tonalité, l’harmonie,
les formes mélodiques et le coloris
orchestral. La musique instrumentale
a de bonne heure cherché dans
l’appui d’un programme littéraire
une détermination sensible de son
pouvoir expressif. Par elle-même, et
à l’état de « musique pure », elle a
été accusée de n’offrir qu’un idiome
vide de toute signification morale et
sentimentale. Les maîtres, cependant,
qui l’ont créée et ceux qui
l’enrichissent aujourd’hui de nouveaux
chefs-d’œuvre parlent à tout musicien
un langage que l’esprit perçoit
en même temps que l’oreille, et dont
l’élévation, la sincérité, la force, la
passion, la tendresse, ou bien la
nullité, la vulgarité, la froideur attirent,
persuadent, enflamment, ou au
contraire repoussent ; ce langage s’analyse,
pour le fond et pour la forme, se
renouvelle, s’enrichit, et correspond
aux pensées des générations d’hommes
qui l’ont parlé et entendu ; il a son
E. générale et profonde, et ses E.
verbales, qui sont les formes sonores
propres à chaque période. Dans l’exécution,
l’E. consiste à rendre par le jeu
ou le chant le sens de la composition
notée ; elle ne s’acquiert point, comme
la perfection du mécanisme, par des
exercices multipliés et savamment
gradués ; elle résulte de l’aptitude du
virtuose à sentir et à rendre l’émotion
qui a dicté l’inspiration du compositeur
et qu’il ne faut ni atténuer par une
interprétation indifférente ou timide,
ni exagérer par une dépense personnelle
de sentimentalité ; une E. juste
est la plus belle qualité que l’on puisse
louer dans l’interprétation d’un véritable
musicien. || 2. * Dans l’orgue,
pédale spéciale qui actionne les jalousies
de la boîte d’expression (voy.
ce mot). Dans l’harmonium de système
français, ressort spécial commandé
par un tirant, et qui règle à
volonté la distribution de l’air dans
les sommiers suivant la pression des
pédales, pour obtenir des nuances.
L’harmonium, surtout celui « à double
E. », l’une pour les dessus,
l’autre pour les basses, possède aussi
un organe analogue à la boîte de
l’orgue, et commandé par des genouillères
(voy. ce mot). Il y a eu en
France, au xixe s., de 1820 à 1870,
des polémiques parfois violentes entre
les critiques, les organistes, les personnes
s’intéressant à la facture
d’orgue, sur la question de savoir si
ces organes d’E. « artificielle »
devaient ou non être adoptés dans
l’orgue. Alors que Grenié, inventeur
de l’ « orgue expressif » (1825), voyait
des artistes tels que Boëly, écrire
pour cet instrument, dès 1827, avec
toutes les nuances communément
admises dans la musique de piano,
de violon ou d’orchestre, le fait qu’un
jeu d’orgue est inexpressif par soi-même
semblait à Fétis, ou à d’Ortigue,
la preuve que cet instrument
ne peut supporter aucune recherche
de ce genre, et que seulement
l’opposition des jeux ou des plans
lui convient. L’apogée de cette querelle
fut marqué par l’inauguration
de l’orgue construit par Cavaillé-Coll
pour Saint-Sulpice (1865), que
l’on mettait en opposition avec l’instrument
précédent, qui avait un
Clicquot pour base, et dont une
partie des jeux était d’ailleurs conservée.
De fait, l’introduction de
moyens expressifs dans un instrument
de ce genre, à une époque
d’aussi mauvais goût pour la musique
d’orgue, rendait trop flagrante l’opposition
entre les morceaux soi-disant
descriptifs d’un Lefébure-Wély et
autres médiocres compositeurs, et la
grandeur des œuvres classiques, ou
de celles d’un Boëly ou d’un Lemnens,
qui, sur le grand orgue, emploient
peu l’E. Mais l’emploi judicieux de
ces moyens nouveaux par César Franck
et les musiciens qui gravitaient autour
de lui montra de quelle façon on
pourrait faire la part des choses, et il
n’est plus aucun organiste qui voudrait
renoncer à ce précieux moyen
de modifier les coloris des timbres
de l’orgue, à condition toutefois qu’on
n’en abuse point.