Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Index alphabétique/D

Cramer (Tome 1p. 233-254).
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DAVID.



Si un jeune paysan en cherchant des ânesses trouve un royaume, cela n’arrive pas communément. Si un autre paysan guérit son roi d’un accès de folie en joüant de la harpe, ce cas est encor très rare ; mais que ce petit joueur de harpe devienne Roi parce qu’il a rencontré dans un coin un prêtre de village qui lui jette une bouteille d’huile d’olive sur la tête, la chose est encor plus merveilleuse.

Quand & par qui ces merveilles furent-elles écrites ? Je n’en sais rien ; mais je suis bien sûr que ce n’est ni par un Polybe, ni par un Tacite. Je révère fort le digne Juif, quel qu’il soit, qui écrivit l’histoire véritable du puissant royaume des Hébreux pour l’instruction de l’univers sous la dictée du Dieu de tous les mondes qui inspira ce bon Juif ; mais je suis fâché que mon ami David commence par rassembler une bande de voleurs au nombre de quatre cents, qu’à la tête de cette troupe d’honnêtes gens il s’entende avec Abimélec le grand-prêtre qui l’arme de l’épée de Goliath & qui lui donne les pains consacrés. (premier Rois chap. 21. vs. 13.)

Je suis un peu scandalisé que David l’oint du Seigneur, l’homme selon le cœur de Dieu, révolté contre Saül autre oint du Seigneur, s’en aille avec quatre cents bandits mettre le pays à contribution, aille voler le bonhomme Nabal, qu’immédiatement après Nabal se trouve mort, & que David épouse la veuve sans tarder. (Chap. 25. vs. 10. 11.)

J’ai quelques scrupules sur sa conduite avec le grand roi Akis, possesseur, si je ne me trompe, de cinq ou six villages dans le canton de Geth. David était alors à la tête de six cents bandits, allait faire des courses chez les alliés de son bienfaiteur Akis ; il pillait tout, il tuait tout, vieillards, femmes, enfans à la mamelle. Et pourquoi égorgeait-il les enfans à la mamelle ? C’est, dit le divin auteur Juif, de peur que ces enfans n’en portassent la nouvelle au Roi Akis. (Chap. 27. vs. 8. 9. 11.)

Ces bandits se fâchent contre lui, ils veulent le lapider. Que fait ce Mandrin Juif ? Il consulte le Seigneur, & le Seigneur lui répond qu’il faut aller attaquer les Amalécites, que ces bandits y gagneront de bonnes dépouilles, & qu’ils s’enrichiront. (Chap. 30.)

Cependant l’oint du seigneur, Saül, perd une bataille contre les Philistins, & il se fait tuer. Un Juif en apporte la nouvelle à David. David qui n’avait pas apparemment de quoi donner la buona nuncia au courrier, le fait tuer pour sa récompense. (2e. Rois chap. 1. vs. 10.)

Isbozeth succède à son père Saül, David est assez fort pour lui faire la guerre. Enfin Isbozeth est assassiné.

David s’empare de tout le royaume, il surprend la petite ville ou le village de Raba & il fait mourir tous les habitans par des supplices assez extraordinaires, on les scie en deux, on les déchire avec des herses de fer, on les brûle dans des fours à briques. Manière de faire la guerre tout à fait noble & généreuse. (2e. Rois chap. 12.)

Après ces belles expéditions, il y a une famine de trois ans dans le païs ; je le crois bien ; car à la manière dont le bon David faisait la guerre, les terres devaient être mal ensemencées. On consulte le Seigneur, & on lui demande pourquoi il y a famine. La réponse était fort aisée, c’était assurément parce que dans un païs, qui à peine produit du bled, quand on a fait cuire les laboureurs dans des fours à briques, & qu’on les a sciés en deux, il reste peu de gens pour cultiver la terre ; mais le Seigneur répond que c’est parce que Saül avait tué autrefois des Gabaonites.

Que fait aussitôt le bon David ? il assemble les Gabaonites ; il leur dit que Saül avait eu grand tort de leur faire la guerre ; que Saül n’était point comme lui selon le cœur de Dieu, qu’il est juste de punir sa race, & il leur donne sept petits-fils de Saül à pendre, lesquels furent pendus, parce qu’il y avait eu famine. (2e. Rois chap. 21.)

C’est un plaisir de voir comment cet imbécille de Dom Calmet justifie & canonise toutes ces actions, qui feraient frémir d’horreur si elles n’étaient incroyables.

Je ne parlerai pas ici de l’assassinat abominable d’Uria, & de l’adultère de Betzabéa ; elle est assez connue ; & les voies de Dieu sont si différentes des voies des hommes, qu’il a permis que Jésus-Christ descendît de cette infâme Betzabéa, tout étant purifié par ce saint mystère.

Je ne demande pas maintenant comment Jurieu a eu l’insolence de persécuter le sage Bayle pour n’avoir pas approuvé toutes les actions du bon roi David, mais je demande comment on a souffert qu’un homme tel que Jurieu molestât un homme tel que Bayle ?

DES DÉLITS LOCAUX.



Parcourez toute la terre, vous trouverez que le vol, le meurtre, l’adultère, la calomnie sont regardés comme des délits que la société condamne & réprime ; mais ce qui est approuvé en Angleterre, & condamné en Italie, doit-il être puni en Italie comme un de ces attentats contre l’humanité entière ? c’est là ce que j’appelle délit local. Ce qui n’est criminel que dans l’enceinte de quelques montagnes ou entre deux rivières n’exige-t-il pas des juges plus d’indulgence que ces attentats qui sont en horreur à toutes les contrées ? Le juge ne doit-il pas se dire à lui-même : je n’oserais punir à Raguse ce que je punis à Lorette. Cette réflexion ne doit-elle pas adoucir dans son cœur cette dureté qu’il n’est que trop aisé de contracter dans le long exercice de son emploi ?

On connaît les Kermesses de la Flandre ; elles étaient portées dans le siècle passé jusqu’à une indécence qui pouvait révolter des yeux inaccoutumés à ces spectacles.

Voici comme l’on célébrait la fête de Noël dans quelques villes. D’abord paraissait un jeune homme à moitié nu avec des ailes au dos, il récitait l’ave Maria à une jeune fille qui lui répondait fiat, & l’ange la baisait sur la bouche, ensuite un enfant enfermé dans un grand coq de carton criait en imitant le chant du coq : puer natus est nobis. Un gros bœuf en mugissant disait ubi, qu’il prononçait oubi, une brebis bêlait en criant Béthléem. Un âne criait hihanus pour signifier eamus, une longue procession précédée de quatre fous, avec des grelots & des marottes fermait la marche. Il reste encor aujourd’hui des traces de ces dévotions populaires, que chez des peuples plus instruits on prendrait pour profanations. Un Suisse de mauvaise humeur, & peut-être plus ivre que ceux qui jouaient le rôle du bœuf & de l’âne, se prit de parole avec eux dans Louvain, il y eut des coups de donnés, on voulut faire pendre le Suisse qui échappa à peine.

Le même homme eut une violente querelle à la Haye en Hollande, pour avoir pris hautement le parti de Barnevelt contre un Gomariste outré. Il fut mis en prison à Amsterdam, pour avoir dit que les prêtres sont le fléau de l’humanité & la source de tous nos malheurs. Eh quoi, disait-il, si l’on croit que les bonnes œuvres peuvent servir au salut, on est au cachot. Si l’on se moque d’un coq & d’un âne, on risque la corde. Cette avanture, toute burlesque qu’elle est, fait assez voir qu’on peut être répréhensible sur un ou deux points de notre hémisphère, & être absolument innocent dans le reste du monde.

DESTIN.



De tous les livres qui sont parvenus jusqu’à nous, le plus ancien est Homère ; c’est là qu’on trouve les mœurs de l’antiquité profane, des héros grossiers, des dieux grossiers, faits à l’image de l’homme. Mais c’est là qu’on trouve aussi les semences de la philosophie, & surtout l’idée du destin qui est maître des dieux, comme les dieux sont les maîtres du monde.

Jupiter veut en vain sauver Hector ; il consulte les destinées ; il pèse dans une balance les destins d’Hector & d’Achille ; il trouve que le Troyen doit absolument être tué par le Grec ; il ne peut s’y opposer ; & dès ce moment Apollon, le génie gardien d’Hector, est obligé de l’abandonner. (Iliade liv. 22.) Ce n’est pas qu’Homère ne prodigue souvent dans son poëme, des idées toutes contraires, suivant le privilège de l’antiquité ; mais enfin, il est le premier chez qui on trouve la notion du destin. Elle était donc très en vogue de son tems.

Les Pharisiens, chez le petit peuple Juif, n’adoptèrent le destin que plusieurs siècles après. Car ces Pharisiens eux-mêmes, qui furent les premiers lettrés d’entre les Juifs, étaient très nouveaux. Ils mêlèrent dans Alexandrie une partie des dogmes des stoïciens, aux anciennes idées juives. St. Jérôme prétend même que leur secte n’est pas de beaucoup antérieure à notre ère vulgaire.

Les philosophes n’eurent jamais besoin ni d’Homère, ni des Pharisiens, pour se persuader que tout se fait par des loix immuables, que tout est arrangé, que tout est un effet nécessaire.

Ou le monde subsiste par sa propre nature, par ses loix physiques, ou un Être suprême l’a formé selon ses loix suprêmes ; dans l’un & l’autre cas, ces loix sont immuables ; dans l’un & l’autre cas, tout est nécessaire ; les corps graves tendent vers le centre de la terre, sans pouvoir tendre à se reposer en l’air. Les poiriers ne peuvent jamais porter d’ananas. L’instinct d’un épagneul, ne peut être l’instinct d’une autruche ; tout est arrangé, engrené & limité.

L’homme ne peut avoir qu’un certain nombre de dents, de cheveux & d’idées ; il vient un tems où il perd nécessairement ses dents, ses cheveux & ses idées.

Il est contradictoire que ce qui fut hier n’ait pas été, que ce qui est aujourd’hui ne soit pas ; il est aussi contradictoire que ce qui doit être, puisse ne pas devoir être.

Si tu pouvais déranger la destinée d’une mouche, il n’y aurait nulle raison qui pût t’empêcher de faire le destin de toutes les autres mouches, de tous les autres animaux, de tous les hommes, de toute la nature ; tu te trouverais au bout du compte plus puissant que Dieu.

Des imbécilles disent, Mon médecin a tiré ma tante d’une maladie mortelle, il a fait vivre ma tante dix ans de plus qu’elle ne devait vivre ; d’autres qui font les capables disent, L’homme prudent fait lui-même son destin.

Nullum numen abest si sit prudentia, sed nos
Te facimus fortuna Deam coeloque locamus.

Mais souvent le prudent succombe sous sa destinée, loin de la faire ; c’est le destin qui fait les prudens.

De profonds politiques assurent que si on avait assassiné Cromwell, Ludlow, Ireton, & une douzaine d’autres parlementaires, huit jours avant qu’on coupât la tête à Charles Ier, ce roi aurait pu vivre encor & mourir dans son lit ; ils ont raison ; ils peuvent ajouter encor que si toute l’Angleterre avait été engloutie dans la mer, ce monarque n’aurait pas péri sur un échafaud auprès de Whitehall, auprès de la salle blanche : mais les choses étaient arrangées de façon que Charles devait avoir le cou coupé.

Le cardinal d’Ossat était sans doute plus prudent qu’un fou des petites maisons ; mais n’est-il pas évident que les organes du sage d’Ossat étaient autrement faits que ceux de cet écervelé ? de même que les organes d’un renard sont différens de ceux d’une grüe & d’une alouette.

Ton médecin a sauvé ta tante ; mais certainement il n’a pas en cela contredit l’ordre de la nature, il l’a suivi. Il est clair que ta tante ne pouvait pas s’empêcher de naître dans une telle ville, qu’elle ne pouvait pas s’empêcher d’avoir dans un tel tems une certaine maladie, que le médecin ne pouvait pas être ailleurs que dans la ville où il était, que ta tante devait l’appeler, qu’il devait lui prescrire les drogues qui l’ont guérie.

Un paysan croit qu’il a grêlé par hazard sur son champ, mais le philosophe sait qu’il n’y a point de hazard, & qu’il était impossible, dans la constitution de ce monde, qu’il ne grêlât pas ce jour-là en cet endroit.

Il y a des gens qui étant effrayés de cette vérité en accordent la moitié, comme des débiteurs qui offrent moitié à leurs créanciers, & demandent répit pour le reste. Il y a, disent-ils, des événements nécessaires, & d’autres qui ne le sont pas ; il serait plaisant qu’une partie de ce monde fût arrangée, & que l’autre ne le fût point ; qu’une partie de ce qui arrive dût arriver, & qu’une autre partie de ce qui arrive ne dût pas arriver. Quand on y regarde de près, on voit que la doctrine contraire à celle du destin est absurde & contraire à l’idée d’une providence éternelle ; mais il y a beaucoup de gens destinés à raisonner mal, d’autres à ne point raisonner du tout, d’autres à persécuter ceux qui raisonnent.

Il y a des gens qui vous disent, Ne croyez pas au fatalisme, car alors tout vous paraissant inévitable vous ne travaillerez à rien, vous croupirez dans l’indifférence, vous n’aimerez ni les richesses ni les honneurs, ni les louanges ; vous ne voudrez rien acquérir, vous vous croirez sans mérite comme sans pouvoir ; aucun talent ne sera cultivé, tout périra par l’apathie.

Ne craignez rien, messieurs, nous aurons toûjours des passions & des préjugés, puisque c’est notre destinée d’être soumis aux préjugés & aux passions : nous saurons bien qu’il ne dépend pas plus de nous d’avoir beaucoup de mérite & de grands talents, que d’avoir les cheveux bien plantés & la main belle : nous serons convaincus qu’il ne faut tirer vanité de rien, & cependant nous aurons toûjours de la vanité.

J’ai nécessairement la passion d’écrire ceci, & toi tu as la passion de me condamner ; nous sommes tous deux également sots, également les jouets de la destinée. Ta nature est de faire du mal, la mienne est d’aimer la vérité, & de la publier malgré toi.

Le hibou qui se nourrit de souris dans sa masure, a dit au rossignol, Cesse de chanter sous tes beaux ombrages, viens dans mon trou, afin que je t’y dévore ; & le rossignol a répondu, Je suis né pour chanter ici, & pour me moquer de toi.

Vous me demandez ce que deviendra la liberté ? Je ne vous entends pas. Je ne sais ce que c’est que cette liberté dont vous parlez ; il y a si longtems que vous disputez sur sa nature, qu’assurément vous ne la connaissez pas. Si vous voulez, ou plutôt, si vous pouvez examiner paisiblement avec moi ce que c’est, passez à la lettre L.

DIEU.



Sous l’empire d’Arcadius, Logomacos, théologal de Constantinople, alla en Scythie, & s’arrêta au pié du Caucase, dans les fertiles plaines de Zéphirim, sur les frontières de la Colchide. Le bon vieillard Dondindac était dans sa grande salle basse, entre sa grande bergerie & sa vaste grange ; il était à genoux avec sa femme, ses cinq fils & ses cinq filles, ses parents & ses valets, & tous chantaient les louanges de Dieu après un léger repas. Que fais-tu là, idolâtre ? lui dit Logomacos. Je ne suis point idolâtre, dit Dondindac. Il faut bien que tu sois idolâtre, dit Logomacos, puisque tu es Scythe, & que tu n’es pas Grec. Çà, di-moi, que chantais-tu dans ton barbare jargon de Scythie ? Toutes les langues sont égales aux oreilles de Dieu, répondit le Scythe ; nous chantions ses louanges. Voilà qui est bien extraordinaire, reprit le théologal ; une famille scythe qui prie Dieu sans avoir été instruite par nous ! Il engagea bientôt une conversation avec le Scythe Dondindac ; car le théologal savait un peu de scythe, & l’autre un peu de grec. On a retrouvé cette conversation dans un manuscrit conservé dans la bibliothèque de Constantinople.

Logomacos.

Voyons si tu sais ton catéchisme ? Pourquoi pries-tu Dieu ?

Dondindac.

C’est qu’il est juste d’adorer l’Être suprême de qui nous tenons tout.

Logomacos.

Pas mal pour un barbare ! Et que lui demandes-tu ?

Dondindac.

Je le remercie des biens dont je jouis, & même des maux dans lesquels il m’éprouve ; mais je me garde bien de lui rien demander ; il sait mieux que nous ce qu’il nous faut ; & je craindrais d’ailleurs de demander du beau tems quand mon voisin demanderait de la pluye.

Logomacos.

Ah ! je me doutais bien qu’il allait dire quelque sottise. Reprenons les choses de plus haut : Barbare, qui t’a dit qu’il y a un Dieu ?

Dondindac.

La nature entière.

Logomacos.

Cela ne suffit pas. Quelle idée as-tu de Dieu ?

Dondindac.

L’idée de mon créateur, de mon maître, qui me récompensera si je fais bien, & qui me punira si je fais mal.

Logomacos.

Bagatelles, pauvretés que cela ! Venons à l’essentiel. Dieu est-il infini secundum quid, ou selon l’essence ?

Dondindac.

Je ne vous entends pas.

Logomacos.

Bête brute ! Dieu est-il en un lieu, ou hors de tout lieu, ou en tout lieu ?

Dondindac.

Je n’en sais rien… Tout comme il vous plaira.

Logomacos.

Ignorant ! Peut-il faire que ce qui a été n’ait point été, & qu’un bâton n’ait pas deux bouts ? voit-il le futur comme futur ou comme présent ? comment fait-il pour tirer l’être du néant, & pour anéantir l’être ?

Dondindac.

Je n’ai jamais examiné ces choses.

Logomacos.

Quel lourdaut ! Allons, il faut s’abaisser, se proportionner. Dis-moi, mon ami, crois-tu que la matière puisse être éternelle ?

Dondindac.

Que m’importe qu’elle existe de toute éternité ou non ; je n’existe pas moi de toute éternité. Dieu est toûjours mon maître ; il m’a donné la notion de la justice, je dois la suivre ; je ne veux point être philosophe, je veux être homme.

Logomacos.

On a bien de la peine avec ces têtes dures. Allons pié à pié : Qu’est-ce que Dieu ?

Dondindac.

Mon souverain, mon juge, mon père.

Logomacos.

Ce n’est pas là ce que je demande. Quelle est sa nature ?

Dondindac.

D’être puissant & bon.

Logomacos.

Mais est-il corporel ou spirituel ?

Dondindac.

Comment voulez-vous que je le sache ?

Logomacos.

Quoi ! tu ne sais pas ce que c’est qu’un esprit ?

Dondindac.

Pas le moindre mot : à quoi cela me servirait-il ? en serais-je plus juste ? serais-je meilleur mari, meilleur père, meilleur maître, meilleur citoyen ?

Logomacos.

Il faut absolument t’apprendre ce que c’est qu’un esprit ; écoute, c’est, c’est, c’est… Je te dirai cela une autre fois.

Dondindac.

J’ai bien peur que vous me disiez moins ce qu’il est que ce qu’il n’est pas. Permettez-moi de vous faire à mon tour une question. J’ai vu autrefois un de vos temples ; pourquoi peignez-vous Dieu avec une grande barbe ?

Logomacos.

C’est une question très difficile & qui demande des instructions préliminaires.

Dondindac.

Avant de recevoir vos instructions, il faut que je vous conte ce qui m’est arrivé un jour. Je venais de faire bâtir un cabinet au bout de mon jardin ; j’entendis une taupe qui raisonnait avec un hanneton : Voilà une belle fabrique, disait la taupe ; il faut que ce soit une taupe bien puissante qui ait fait cet ouvrage. Vous vous moquez, dit le hanneton, c’est un hanneton tout plein de génie qui est l’architecte de ce bâtiment. Depuis ce tems-là, j’ai résolu de ne jamais disputer.

DIVINITÉ DE JÉSUS.



Les Sociniens qui sont regardés comme des blasphémateurs ne reconnaissent point la divinité de Jésus-Christ. Ils osent prétendre avec les philosophes de l’antiquité, avec les Juifs, les Mahométans & tant d’autres nations, que l’idée d’un Dieu homme est monstrueuse, que la distance d’un Dieu à l’homme est infinie, & qu’il est impossible que l’Être infini, immense, éternel, ait été contenu dans un corps périssable.

Ils ont la confiance de citer en leur faveur Eusèbe évêque de Césarée, qui, dans son Histoire ecclésiastique, liv. premier, chap. 11., déclare qu’il est absurde que la nature non engendrée, immuable du Dieu tout-puissant, prenne la forme d’un homme. Ils citent les Pères de l’Église Justin & Tertullien qui ont dit la même chose. Justin dans son dialogue avec Triphon, & Tertullien dans son discours contre Praxéas.

Ils citent St. Paul qui n’appelle jamais Jésus-Christ Dieu, & qui l’appelle homme très souvent. Ils poussent l’audace jusqu’au point d’affirmer que les chrétiens passèrent trois siècles entiers à former peu à peu l’apothéose de Jésus, & qu’ils n’élevaient cet étonnant édifice qu’à l’exemple des païens qui avaient divinisé des mortels. D’abord, selon eux, on ne regarda Jésus que comme un homme inspiré de Dieu. Ensuite comme une créature plus parfaite que les autres. On lui donna quelque tems après une place au-dessus des anges, comme le dit St. Paul. Chaque jour ajoutait à sa grandeur. Il devint une émanation de Dieu produite dans le tems. Ce ne fut pas assez ; on le fit naître avant le tems même. Enfin on le fit Dieu consubstantiel à Dieu. Crellius, Voquelsius, Natalis Alexander, Hornebeck, ont appuyé tous ces blasphèmes par des arguments qui étonnent les sages, & qui pervertissent les faibles. Ce fut surtout Fauste Socin qui répandit les semences de cette doctrine dans l’Europe, & sur la fin du seizième siècle il s’en est peu fallu qu’il n’établît une nouvelle espèce de christianisme. Il y en avait déjà eu plus de trois cents espèces.


DOGMES.



Le 18. février de l’an 1763. de l’ère vulgaire, le soleil entrant dans le signe des Poissons, je fus transporté au ciel, comme le savent tous mes amis. Ce ne fut point la jument Borac de Mahomet qui fut ma monture ; ce ne fut point le char enflammé d’Élie qui fut ma voiture ; je ne fus porté ni sur l’éléphant de Sammonocodom le Siamois, ni sur le cheval de St. George le patron d’Angleterre, ni sur le cochon de St. Antoine : j’avoue avec ingénuité que mon voyage se fit je ne sais comment.

On croira bien que je fus éblouï ; mais ce qu’on ne croira pas, c’est que je vis juger tous les morts ; & qui étaient les juges ? c’étaient, ne vous en déplaise, tous ceux qui ont fait du bien aux hommes, Confucius, Solon, Socrate, Titus, les Antonins, Épictète, tous les grands hommes qui ayant enseigné & pratiqué les vertus que Dieu exige, semblaient seuls être en droit de prononcer ses arrêts.

Je ne dirai point sur quels trônes ils étaient assis, ni combien de millions d’êtres célestes étaient prosternés devant le créateur de tous les globes, ni quelle foule d’habitans de ces globes innombrables comparut devant les juges. Je ne rendrai compte ici que de quelques petites particularités tout à fait intéressantes dont je fus frappé.

Je remarquai que chaque mort qui plaidait sa cause & qui étalait ses beaux sentimens, avait à côté de lui tous les témoins de ses actions. Par exemple, quand le Cardinal de Lorraine se vantait d’avoir fait adopter quelques-unes de ses opinions par le concile de Trente, & que pour prix de son orthodoxie il demandait la vie éternelle, tout aussitôt paraissaient autour de lui vingt courtisanes ou dames de la cour, portant toutes sur le front le nombre de leurs rendez-vous avec le Cardinal. On voyait ceux qui avaient jeté avec lui les fondemens de la Ligue ; tous les complices de ses desseins pervers venaient l’environner.

Vis-à-vis du Cardinal de Lorraine était C....., qui se vantait dans son patois grossier d’avoir donné des coups de pied à l’idole papale, après que d’autres l’avaient abattue. J’ai écrit contre la peinture & la sculpture, disait-il ; j’ai fait voir évidemment que les bonnes œuvres ne servent à rien du tout ; & j’ai prouvé qu’il est diabolique de danser le menuet ; chassez vite d’ici le Cardinal de Lorraine, & placez-moi à côté de St. Paul.

Comme il parlait, on vit auprès de lui un bûcher enflammé, un spectre épouvantable portant au cou une fraise espagnole à moitié brûlée, sortait du milieu des flammes avec des cris affreux : Monstre, s’écriait-il, monstre exécrable, tremble, reconnai ce S..... que tu as fait périr par le plus cruel des supplices, parce qu’il avait disputé contre toi sur la manière dont trois personnes peuvent faire une seule substance. Alors tous les juges ordonnèrent que le Cardinal de Lorraine serait précipité dans l’abîme, mais que Calvin serait puni plus rigoureusement.

Je vis une foule prodigieuse de morts qui disaient, J’ai cru, j’ai cru ; mais sur leur front il était écrit, J’ai fait, & ils étaient condamnés.

Le Jésuite le Tellier paraissait fièrement la bulle Unigenitus à la main. Mais à ses côtés s’éleva tout d’un coup un monceau de deux mille lettres de cachet. Un Janséniste y mit le feu, le Tellier fut brûlé jusqu’aux os, & le Janséniste, qui n’avait pas moins cabalé que le Jésuite, eut sa part de la brûlure.

Je voyais arriver à droite & à gauche des troupes de faquirs, de talapoins, de bonzes, de moines blancs, noirs & gris, qui s’étaient tous imaginés que pour faire leur cour à l’Être suprême il fallait ou chanter ou se fouetter, ou marcher tout nus. J’entendis une voix terrible qui leur demanda, Quel bien avez-vous fait aux hommes ? À cette voix succéda un morne silence, aucun n’osa répondre, & ils furent tous conduits aux petites maisons de l’univers ; c’est un des plus grands bâtiments qu’on puisse imaginer.

L’un criait, c’est aux métamorphoses de Xaca qu’il faut croire ; l’autre, c’est à celles de Sammonocodom ; Bacchus arrêta le soleil & la lune, disait celui-ci ; les dieux ressuscitèrent Pelops, disait celui-là. Voici la bulle in cæna Domini, disait un nouveau venu, & l’huissier des juges criait, Aux petites maisons, aux petites maisons.

Quand tous ces procès furent vuidés, j’entendis alors promulguer cet arrêt.

De par l’Éternel créateur,
Conservateur, rémunérateur,
Vengeur, pardonneur, &c. &c.

Soit notoire à tous les habitans des cent mille millions de milliards de mondes qu’il nous a plu de former, que nous ne jugerons jamais aucun desdits habitans sur leurs idées creuses, mais uniquement sur leurs actions, car telle est notre justice.

J’avoue que ce fut la première fois que j’entendis un tel édit ; tous ceux que j’avais lus sur le petit grain de sable où je suis né, finissaient par ces mots ; car tel est notre plaisir.