Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Entousiasme

Cramer (Tome 1p. 262-264).

ENTOUSIASME.



Ce mot grec signifie émotion d’entrailles, agitation intérieure ; les Grecs inventèrent-ils ce mot pour exprimer les secousses qu’on éprouve dans les nerfs, la dilatation & le resserrement des intestins, les violentes contractions du cœur, le cours précipité de ces esprits de feu qui montent des entrailles au cerveau, quand on est vivement affecté ?

Ou bien donna-t-on d’abord le nom d’entousiasme, de trouble des entrailles, aux contorsions de cette pythie qui sur le trépied de Delphes recevait l’esprit d’Apollon par un endroit qui ne semble fait que pour recevoir des corps ?

Qu’entendons-nous par entousiasme ? que de nuances dans nos affections ! approbation, sensibilité, émotion, trouble, saisissement, passion, emportement, démence, fureur, rage. Voilà tous les états par lesquels peut passer cette pauvre ame humaine.

Un géomètre assiste à une tragédie touchante, il remarque seulement qu’elle est bien conduite. Un jeune homme à côté de lui est ému et ne remarque rien, une femme pleure, un autre jeune homme est si transporté, que pour son malheur il va faire aussi une tragédie. Il a pris la maladie de l’entousiasme.

Le Centurion ou le Tribun militaire qui ne regardait la guerre que comme un métier dans lequel il y avait une petite fortune à faire, allait au combat tranquillement comme un couvreur monte sur un toit. César pleurait en voyant la statue d’Alexandre.

Ovide ne parlait d’amour qu’avec esprit. Sapho exprimait l’entousiasme de cette passion ; & s’il est vrai qu’elle lui coûta la vie, c’est que l’entousiasme chez elle devint démence. L’esprit de parti dispose merveilleusement à l’entousiasme, il n’est point de faction qui n’ait ses énergumènes.

L’entousiasme est surtout le partage de la dévotion mal entenduë. Le jeune faquir qui voit le bout de son nez en faisant ses prières, s’échauffe par degrés jusqu’à croire que s’il se charge de chaînes pesant cinquante livres, l’Être suprême lui aura beaucoup d’obligation. Il s’endort l’imagination toute pleine de Brama, & il ne manque pas de le voir en songe quelquefois même dans cet état où l’on n’est ni endormi ni éveillé, des étincelles sortent de ses yeux, il voit Brama resplendissant de lumière, il a des extases, & cette maladie devient souvent incurable.

La chose la plus rare est de joindre la raison avec l’entousiasme, la raison consiste à voir toûjours les choses comme elles sont. Celui qui dans l’ivresse voit les objets doubles est alors privé de sa raison ; l’entousiasme est précisément comme le vin. Il peut exciter tant de tumulte dans les vaisseaux sanguins, & de si violentes vibrations dans les nerfs, que la raison en est tout à fait détruite. Il peut ne causer que de légères secousses qui ne fassent que donner au cerveau un peu plus d’activité. C’est ce qui arrive dans les grands mouvemens d’éloquence, & surtout dans la poësie sublime. L’entousiasme raisonnable est le partage des grands poëtes.

Cet entousiasme raisonnable est la perfection de leur art, c’est ce qui fit croire autrefois qu’ils étaient inspirés des dieux, & c’est ce qu’on n’a jamais dit des autres artistes.

Comment le raisonnement peut-il gouverner l’entousiasme ? c’est qu’un poëte dessine d’abord l’ordonnance de son tableau. La raison alors tient le crayon, mais veut-il animer ses personnages & leur donner le caractère des passions ? alors l’imagination s’échauffe, l’entousiasme agit. C’est un coursier qui s’emporte dans sa carrière, mais la carrière est régulièrement tracée.