Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Enfer

Cramer (Tome 1p. 258-262).

ENFER.



Dès que les hommes vécurent en société, ils durent s’apercevoir que plusieurs coupables échappaient à la sévérité des loix ; ils punissaient les crimes publics ; il fallut établir un frein pour les crimes secrets ; la religion seule pouvait être ce frein. Les Persans, les Caldéens, les Égyptiens, les Grecs, imaginèrent des punitions après la vie, & de tous les peuples anciens que nous connaissons, les Juifs furent les seuls qui n’admirent que des châtiments temporels. Il est ridicule de croire ou de feindre de croire, sur quelques passages très obscurs, que l’enfer était admis par les anciennes loix des Juifs, par leur Lévitique, par leur Décalogue, quand l’auteur de ces loix ne dit pas un seul mot qui puisse avoir le moindre rapport avec les châtiments de la vie future. On serait en droit de dire au rédacteur du Pentateuque, Vous êtes un homme inconséquent & sans probité, comme sans raison, très indigne du nom de législateur que vous vous arrogez. Quoi, vous connaissez un dogme aussi réprimant, aussi nécessaire au peuple que celui de l’enfer, & vous ne l’annoncez pas expressément ? & tandis qu’il est admis chez toutes les nations qui vous environnent, vous vous contentez de laisser deviner ce dogme par quelques commentateurs qui viendront quatre mille ans après vous, & qui donneront la torture à quelques-unes de vos paroles pour y trouver ce que vous n’avez pas dit ? Ou vous êtes un ignorant qui ne savez pas que cette créance était universelle en Égypte, en Caldée, en Perse ; ou vous êtes un homme très mal avisé, si étant instruit de ce dogme vous n’en avez pas fait la base de votre religion.

Les auteurs des loix juives pourraient tout au plus répondre, Nous avoüons que nous sommes excessivement ignorans, que nous avons appris à écrire fort tard, que notre peuple était une horde sauvage & barbare, qui de notre aveu erra près d’un demi-siècle dans des déserts impraticables, qu’elle usurpa enfin un petit pays par les rapines les plus odieuses, & par les cruautés les plus détestables dont jamais l’histoire ait fait mention. Nous n’avions aucun commerce avec les nations policées ; comment voulez-vous que nous pussions (nous les plus terrestres des hommes) inventer un systême tout spirituel ?

Nous ne nous servions du mot qui répond à ame, que pour signifier la vie ; nous ne connumes notre Dieu & ses ministres, ses anges, que comme des êtres corporels : la distinction de l’ame & du corps, l’idée d’une vie après la mort, ne peuvent être que le fruit d’une longue méditation, & d’une philosophie très fine. Demandez aux Hottentots, & aux nègres, qui habitent un pays cent fois plus étendu que le nôtre, s’ils connaissent la vie à venir ? Nous avons cru faire assez de persuader à notre peuple, que Dieu punissait les malfaiteurs jusqu’à la quatrième génération, soit par la lèpre, soit par des morts subites, soit par la perte du peu de bien qu’on pouvait posséder.

On répliquerait à cette apologie, Vous avez inventé un systême dont le ridicule saute aux yeux, car le malfaiteur qui se portait bien, & dont la famille prospérait, devait nécessairement se moquer de vous.

L’apologiste de la loi judaïque répondrait alors, Vous vous trompez ; car pour un criminel qui raisonnait juste, il y en avait cent qui ne raisonnaient point du tout. Celui qui ayant commis un crime ne se sentait puni ni dans son corps, ni dans celui de son fils, craignait pour son petit-fils. De plus, s’il n’avait pas aujourd’hui quelque ulcère puant, auquel nous étions très sujets, il en éprouvait dans le cours de quelques années : il y a toûjours des malheurs dans une famille, & nous faisions aisément accroire que ces malheurs étaient envoyés par une main divine, vengeresse des fautes secrettes.

Il serait aisé de répliquer à cette réponse, & de dire, Votre excuse ne vaut rien, car il arrive tous les jours que de très honnêtes gens perdent la santé & leurs biens ; & s’il n’y a point de famille à laquelle il ne soit arrivé des malheurs, si ces malheurs sont des châtiments de Dieu, toutes vos familles étaient donc des familles de fripons.

Le prêtre Juif pourrait répliquer encor ; il dirait qu’il y a des malheurs attachés à la nature humaine, & d’autres qui sont envoyés de Dieu expressément. Mais on ferait voir à ce raisonneur combien il est ridicule de penser que la fièvre & la grêle sont tantôt une punition divine, tantôt un effet naturel.

Enfin, les Pharisiens & les Esséniens chez les Juifs, admirent la créance d’un enfer à leur mode : ce dogme avait déjà passé des Grecs aux Romains, & fut adopté par les Chrétiens.

Plusieurs pères de l’Église ne crurent point les peines éternelles ; il leur paraissait absurde de brûler pendant toute l’éternité un pauvre homme pour avoir volé une chèvre. Virgile a beau dire dans son sixième chant de l’Énéïde :

Sedet aeternumque sedebit Infelix Theseus.

Il prétend en vain, que Thésée est assis pour jamais sur une chaise, & que cette posture est son supplice. D’autres croyaient que Thésée est un héros qui n’est point assis en enfer, & qu’il est dans les champs Élisées.

Il n’y a pas longtems qu’un bon honnête ministre huguenot prêcha & écrivit que les damnés auraient un jour leur grace, qu’il fallait une proportion entre le péché & le supplice, & qu’une faute d’un moment ne peut mériter un châtiment infini. Les prêtres ses confrères déposèrent ce juge indulgent ; l’un d’eux lui dit, Mon ami, je ne crois pas plus l’enfer éternel que vous ; mais il est bon que votre servante, votre tailleur & même votre procureur le croyent.