Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/Catéchisme du Japonois

Cramer (Tome 1p. 134-141).

CATÉCHISME DU JAPONOIS.


l’Indien.

Est-il vrai qu’autrefois les Japonois ne savaient pas faire la cuisine, qu’ils avaient soumis leur royaume au grand Lama, que ce grand Lama décidait souverainement de leur boire & de leur manger, qu’il envoyait chez vous de tems en tems un petit Lama, lequel venait recueillir les tributs, & qu’il vous donnait en échange un signe de protection, fait avec les deux premiers doigts & le pouce ?

Le Japonois.

Hélas ! rien n’est plus vrai. Figurez-vous même que toutes les places de Canusi[1] qui sont les grands cuisiniers de notre île, étaient données par le Lama, & n’étaient pas données pour l’amour de Dieu. De plus, chaque maison de nos séculiers payait une once d’argent par an à ce grand cuisinier du Thibet. Il ne nous accordait pour tout dédommagement que des petits plats d’assez mauvais goût qu’on appelle des restes. Et quand il lui prenait quelque fantaisie nouvelle, comme de faire la guerre aux peuples du Tangut, il levait chez nous de nouveaux subsides. Notre nation se plaignit souvent, mais sans aucun fruit ; & même chaque plainte finissait par payer un peu davantage. Enfin l’amour qui fait tout pour le mieux, nous délivra de cette servitude. Un de nos empereurs se brouilla avec le grand Lama pour une femme : mais il faut avoüer que ceux qui nous servirent le plus dans cette affaire furent nos Canusi, autrement Pauxcospie ;[2] c’est à eux que nous avons l’obligation d’avoir secoué le joug, & voici comment.

Le grand Lama avait une plaisante manie ; il croyait avoir toûjours raison ; notre Daïri & nos Canusi voulurent avoir du moins raison quelquefois. Le grand Lama trouva cette prétention absurde, nos Canusi n’en démordirent point, & ils rompirent pour jamais avec lui.

l’Indien.

Eh bien, depuis ce tems-là vous avez été sans doute heureux & tranquilles ?

Le Japonois.

Point du tout, nous nous sommes persécutés, déchirés, dévorés pendant près de deux siècles. Nos Canusi voulaient en vain avoir raison ; il n’y a que cent ans qu’ils sont raisonnables. Aussi, depuis ce tems-là pouvons-nous hardiment nous regarder comme une des nations les plus heureuses de la terre.

l’Indien.

Comment pouvez-vous jouir d’un tel bonheur, s’il est vrai ce qu’on m’a dit que vous ayez douze factions de cuisine dans votre empire ? vous devez avoir douze guerres civiles par an.

Le Japonois.

Pourquoi ? s’il y a douze traiteurs dont chacun ait une recette différente, faudra-t-il pour cela se couper la gorge au lieu de dîner ? au contraire, chacun fera bonne chère à sa façon chez le cuisinier qui lui agréera davantage.

l’Indien.

Il est vrai qu’on ne doit point disputer des goûts, mais on en dispute, & la querelle s’échauffe.

Le Japonois.

Après qu’on a disputé bien longtems, & qu’on a vu que toutes ces querelles n’apprenaient aux hommes qu’à se nuire, on prend enfin le parti de se tolérer mutuellement, & c’est sans contredit ce qu’il y a de mieux à faire.

l’Indien.

Et qui sont, s’il vous plaît, ces traiteurs qui partagent votre nation dans l’art de boire & de manger ?

Le Japonois.

Il y a premièrement les Breuxch,[3] qui ne vous donneront jamais de boudin ni de lard ; ils sont attachés à l’ancienne cuisine ; ils aimeraient mieux mourir que de piquer un poulet ; d’ailleurs, grands calculateurs ; & s’il y a une once d’argent à partager entre eux & les onze autres cuisiniers, ils en prennent d’abord la moitié pour eux, & le reste est pour ceux qui savent le mieux compter.

l’Indien.

Je crois que vous ne soupez guère avec ces gens-là.

Le Japonois.

Non ; il y a ensuite les Pispates, qui certains jours de chaque semaine, & même pendant un tems considérable de l’année, aimeraient cent fois mieux manger pour cent écus de turbots, de truites, de soles, de saumons, d’esturgeons, que de se nourrir d’une blanquette de veau, qui ne reviendrait pas à quatre sous.

Pour nous autres Canusi, nous aimons fort le bœuf, & une certaine pâtisserie qu’on appelle en Japonois du pudding. Au reste, tout le monde convient que nos cuisiniers sont infiniment plus savants que ceux des Pispates. Personne n’a plus approfondi que nous le Garum des Romains, n’a mieux connu les oignons de l’ancienne Égypte, la pâte de sauterelles des premiers Arabes, la chair de cheval des Tartares, & il y a toûjours quelque chose à apprendre dans les livres des Canusi, qu’on appelle communément Pauxcospie.

Je ne vous parlerai point de ceux qui ne mangent qu’à la Terluh, ni de ceux qui tiennent pour le régime de Vincal, ni des Batistanes, ni des autres ; mais les Quekars méritent une attention particulière. Ce sont les seuls convives que je n’aie jamais vus s’enivrer & jurer. Ils sont très difficiles à tromper, mais ils ne vous tromperont jamais. Il semble que la loi d’aimer son prochain comme soi-même n’ait été faite que pour ces gens-là ; car en vérité, comment un bon Japonois peut-il se vanter d’aimer son prochain comme lui-même, quand il va pour quelque argent lui tirer une balle de plomb dans la cervelle, ou l’égorger avec un criss large de quatre doigts, le tout en front de bandière ? il s’expose lui-même à être égorgé, & à recevoir des balles de plomb ; ainsi, on peut dire avec bien plus de vérité, qu’il hait son prochain comme lui-même. Les Quekars n’ont jamais eu cette frénésie ; ils disent que les pauvres humains sont des cruches d’argile faites pour durer très peu, & que ce n’est pas la peine qu’elles aillent de gaieté de cœur se briser les unes contre les autres.

Je vous avoüe que si je n’étais pas Canusi, je ne haïrais pas d’être Quekar. Vous m’avoüerez qu’il n’y a pas moyen de se quereller avec des cuisiniers si pacifiques. Il y en a d’autres en très grand nombre qu’on appelle Diestes ; ceux-là donnent à dîner à tout le monde indifféremment, & vous êtes libre chez eux de manger tout ce qui vous plaît, lardé, bardé, sans lard, sans barde, aux œufs, à l’huile ; perdrix, saumon, vin gris, vin rouge, tout cela leur est indifférent, pourvu que vous fassiez quelque prière à Dieu avant ou après le dîner, & même simplement avant le déjeuner, et que vous soyez honnêtes gens, ils riront avec vous aux dépens du grand Lama, à qui cela ne fera nul mal, & aux dépens de Terluh & de Vincal, & de Memnon, &c. Il est bon seulement que nos Diestes avoüent que nos Canusi sont très savants en cuisine, & que surtout ils ne parlent jamais de retrancher nos rentes ; alors nous vivrons très paisiblement ensemble.

l’Indien.

Mais enfin, il faut qu’il y ait une cuisine dominante, la cuisine du Roi.

Le Japonois.

Je l’avoüe ; mais quand le Roi du Japon a fait bonne chère, il doit être de bonne humeur, il ne doit pas empêcher ses bons sujets de digérer.

l’Indien.

Mais si des entêtés veulent manger au nez du Roi des saucisses pour lesquelles le Roi aura de l’aversion, s’ils s’assemblent quatre ou cinq mille armés de grils pour faire cuire leurs saucisses, s’ils insultent ceux qui n’en mangent point ?

Le Japonois.

Alors il faut les punir comme des yvrognes qui troublent le repos des citoyens. Nous avons pourvu à ce danger. Il n’y a que ceux qui mangent à la royale qui soient susceptibles des dignités de l’État. Tous les autres peuvent dîner à leur fantaisie, mais ils sont exclus des charges. Les attroupements sont souverainement défendus, & punis sur le champ sans rémission, toutes les querelles à table sont réprimées soigneusement, selon le précepte de notre grand cuisinier Japonois, qui a écrit dans la langue sacrée, Suti raho cus flac, natis in usum lætitiæ sciphis pugnare tracum est… : ce qui veut dire, Le dîner est fait pour une joie recueillie & honnête, & il ne faut pas se jeter les verres à la tête.

Avec ces maximes nous vivons heureusement chez nous ; notre liberté est affermie sous nos Taicosema ; nos richesses augmentent ; nous avons deux cents jonques de ligne, & nous sommes la terreur de nos voisins.

l’Indien.

Pourquoi donc le bon versificateur Recina, fils de ce poëte indien Recina, [4] si tendre, si exact, si harmonieux, si éloquent, a-t-il dit dans un ouvrage didactique en rimes, intitulé la grace & non les graces,

Le Japon où jadis brilla tant de lumière,
N’est plus qu’un triste amas de folles visions ?

Le Japonois.

Le Recina dont vous me parlez est lui-même un grand visionnaire. Ce pauvre Indien ignore-t-il que nous lui avons enseigné ce que c’est que la lumière ? que si on connait aujourd’hui dans l’Inde la véritable route des planètes, c’est à nous qu’on en est redevable ? que nous seuls avons enseigné aux hommes les loix primitives de la nature, & le calcul de l’infini ? que s’il faut descendre à des choses qui sont d’un usage plus commun, les gens de son pays n’ont appris que de nous à faire des jonques, dans les proportions mathématiques ? qu’ils nous doivent jusqu’aux chausses appelées les bas au métier, dont ils couvrent leurs jambes ? Serait-il possible qu’ayant inventé tant de choses admirables ou utiles, nous ne fussions que des fous ? & qu’un homme qui a mis en vers les rêveries des autres fût le seul sage ? Qu’il nous laisse faire notre cuisine, & qu’il fasse, s’il veut, des vers sur des sujets plus poëtiques.[5]

l’Indien.

Que voulez-vous ? il a les préjugés de son pays, ceux de son parti, & les siens propres.

Le Japonois.

Oh voilà trop de préjugés !


  1. Les Canusi sont les anciens prêtres du Japon.
  2. Pauxcospie, anagramme d’épiscopaux.
  3. On voit assez que les Breuxch sont les Hébreux, et sic de cæteris.
  4. Racine, probablement, Louis Racine, fils de l’admirable Racine.
  5. N. B. Cet Indien Recina, sur la fois des rêveurs de son pays, a cru qu’on ne pouvait faire de bonnes sausses que quand Brama par une volonté toute particulière enseignait lui-même la sausse à ses favoris, qu’il y avait un nombre infini de cuisiniers auxquels il était impossible de faire un ragoût avec la ferme volonté d’y réussir, & que Brama leur en ôtait les moyens par pure malice. On ne croit pas au Japon une pareille impertinence, & on y tient pour une vérité incontestable cette sentence Japonoise. God never acts by partial will, but by general Laws.