Dictionnaire philosophique/La Raison par alphabet - 6e ed. - Cramer (1769)/États, Gouvernemens

Cramer (Tome 1p. 267-272).

ÉTATS, GOUVERNEMENS.

Quel est le meilleur ?



Je n’ai jusqu’à présent connu personne qui n’ait gouverné quelque État. Je ne parle pas de messieurs les ministres, qui gouvernent en effet, les uns deux ou trois ans, les autres six mois, les autres six semaines ; je parle de tous les autres hommes qui à souper ou dans leur cabinet étalent leur systême de gouvernement, réformant les armées, l’Église, la robe & la finance.

L’Abbé de Bourzeis se mit à gouverner la France vers l’an 1645 sous le nom de Cardinal de Richelieu, & fit ce Testament politique dans lequel il veut enrôler la Noblesse dans la cavalerie pour trois ans, faire payer la taille aux Chambres des comptes & aux Parlemens, priver le Roi du produit de la gabelle ; il assure surtout que pour entrer en campagne avec cinquante mille hommes, il faut par économie en lever cent mille. Il affirme que la Provence seule a beaucoup plus de beaux ports de mer, que l’Espagne & l’Italie ensemble.

L’Abbé de Bourzeis n’avait pas voyagé. Au reste, son ouvrage fourmille d’anacronismes & d’erreurs ; il fait signer le Cardinal de Richelieu d’une manière dont il ne signa jamais, ainsi qu’il le fait parler comme il n’a jamais parlé. Au surplus, il emploie un chapitre entier à dire que la raison doit être la règle d’un État, & à tâcher de prouver cette découverte ; cet ouvrage de ténèbres, ce bâtard de l’Abbé de Bourzeis a passé longtems pour le fils légitime du Cardinal de Richelieu, & tous les académiciens, dans leurs discours de réception, ne manquaient pas de louer démesurément ce chef-d’œuvre de politique.

Le Sr. Gratien de Courtils voyant le succès du Testament politique de Richelieu, fit imprimer à la Haye le Testament de Colbert, avec une belle lettre de M. Colbert au Roi. Il est clair que si ce Ministre avait fait un pareil testament, il eût fallu l’interdire ; cependant ce livre a été cité par quelques auteurs. Un autre gredin, dont on ignore le nom, ne manqua pas de donner le Testament de Louvois, plus mauvais encor, s’il se peut, que celui de Colbert ; & un Abbé de Chévremont fit tester aussi Charles Duc de Lorraine. Nous avons eu les Testamens politiques du Cardinal Albéroni, du Maréchal de Belle-Isle, & enfin, celui de Mandrin.

Mr. de Boisguilebert, auteur du détail de la France, imprimé en 1695, donna le projet inexécutable de la dixme royale, sous le nom du Maréchal de Vauban.

Un fou nommé la Jonchère, qui n’avait pas de pain, fit en 1720 un projet de finance en quatre volumes, & quelques sots ont cité cette production, comme un ouvrage de la Jonchère le trésorier général, s’imaginant qu’un trésorier ne peut faire un mauvais livre de finances.

Mais il faut convenir que des hommes très sages, très dignes peut-être de gouverner, ont écrit sur l’administration des États, soit en France, soit en Espagne, soit en Angleterre. Leurs livres ont fait beaucoup de bien ; ce n’est pas qu’ils aient corrigé les Ministres qui étaient en place quand ces livres parurent, car un Ministre ne se corrige point, & ne peut se corriger ; il a pris sa croissance, plus d’instructions, plus de conseils, il n’a pas le tems de les écouter, le courant des affaires l’emporte ; mais ces bons livres forment les jeunes gens destinés aux places, ils forment les Princes, & la seconde génération est instruite.

Le fort & le faible de tous les gouvernemens a été examiné de près dans les derniers tems. Dites-moi donc, vous qui avez voyagé, qui avez lu & vu, dans quel État, dans quelle sorte de gouvernement voudriez-vous être né ? Je conçois qu’un grand seigneur terrien en France ne serait pas fâché d’être né en Allemagne ; il serait souverain, au lieu d’être sujet. Un pair de France serait fort aise d’avoir les privilèges de la pairie Anglaise, il serait législateur.

L’homme de robe & le financier se trouveraient mieux en France qu’ailleurs.

Mais quelle patrie choisirait un homme sage, libre, un homme d’une fortune médiocre, & sans préjugés ?

Un membre du conseil de Pondichéri, assez savant, revenait en Europe par terre avec un Brame, plus instruit que les Brames ordinaires. Comment trouvez-vous le gouvernement du grand Mogol ? dit le conseiller. Abominable, répondit le Brame : comment voulez-vous qu’un État soit heureusement gouverné par des Tartares ? Nos Rayas, nos Omras, nos Nababs sont fort contents ; mais les citoyens ne le sont guère, & des millions de citoyens sont quelque chose.

Le Conseiller & le Brame traversèrent en raisonnant toute la haute Asie. Je fais une réflexion, dit le Brame, c’est qu’il n’y a pas une république dans toute cette vaste partie du monde. Il y a eu autrefois celle de Tyr, dit le Conseiller, mais elle n’a pas duré longtems ; il y en avait encor une autre vers l’Arabie pétrée, dans un petit coin nommé la Palestine, si on peut honorer du nom de république une horde de voleurs & d’usuriers, tantôt gouvernée par des juges, tantôt par des espèces de Rois, tantôt par des grands pontifes, devenue esclave sept ou huit fois, & enfin chassée du pays qu’elle avait usurpé.

Je conçois, dit le Brame, qu’on ne doit trouver sur la terre que très peu de républiques. Les hommes sont rarement dignes de se gouverner eux-mêmes. Ce bonheur ne doit appartenir qu’à des petits peuples, qui se cachent dans des îles, ou entre des montagnes, comme des lapins qui se dérobent aux animaux carnassiers, mais à la longue ils sont découverts & dévorés.

Quand les deux voyageurs furent arrivés dans l’Asie mineure, le Conseiller dit au Brame, Croiriez-vous bien qu’il y a eu une république formée dans un coin de l’Italie, qui a duré plus de cinq cents ans, & qui a possédé cette Asie mineure, l’Asie, l’Afrique, la Grèce, les Gaules, l’Espagne, & l’Italie entière ? Elle se tourna donc bien vite en monarchie, dit le Brame ? Vous l’avez deviné, dit l’autre. Mais cette monarchie est tombée, & nous faisons tous les jours de belles dissertations pour trouver les causes de sa décadence & de sa chute. Vous prenez bien de la peine, dit l’Indien ; cet Empire est tombé parce qu’il existait. Il faut bien que tout tombe ; j’espère bien qu’il en arrivera tout autant à l’Empire du grand Mogol.

À propos, dit l’Européen, croyez-vous qu’il faille plus d’honneur dans un État despotique, & plus de vertu dans une République ? L’Indien s’étant fait expliquer ce qu’on entend par honneur, répondit que l’honneur était plus nécessaire dans une République, & qu’on avait bien plus besoin de vertu dans un État monarchique. Car, dit-il, un homme qui prétend être élu par le peuple, ne le sera pas s’il est déshonoré ; au lieu qu’à la cour il pourra aisément obtenir une charge, selon la maxime d’un grand prince, qu’un courtisan pour réussir doit n’avoir ni honneur, ni humeur. À l’égard de la vertu, il en faut prodigieusement dans une Cour pour oser dire la vérité. L’homme vertueux est bien plus à son aise dans une république, il n’a personne à flatter.

Croyez-vous, dit l’homme d’Europe, que les loix & les religions soient faites pour les climats, de même qu’il faut des fourrures à Moscou, & des étoffes de gaze à Dély ? Oui, sans doute, dit le Brame ; toutes les loix qui concernent la physique, sont calculées pour le méridien qu’on habite ; il ne faut qu’une femme à un Allemand, & il en faut trois ou quatre à un Persan.

Les rites de la religion sont de même nature. Comment voudriez-vous, si j’étais chrétien, que je disse la messe dans ma province, où il n’y a ni pain ni vin ? À l’égard des dogmes, c’est autre chose ; le climat n’y fait rien. Votre religion n’a-t-elle pas commencé en Asie, d’où elle a été chassée ; n’existe-t-elle pas vers la mer Baltique, où elle était inconnue ?

Dans quel État, sous quelle domination aimeriez-vous mieux vivre ? dit le Conseiller. Partout ailleurs que chez moi, dit son compagnon ; & j’ai trouvé beaucoup de Siamois, de Tunquinois, de Persans, & de Turcs qui en disaient autant. Mais encor une fois, dit l’Européen, quel État choisiriez-vous ? Le Brame répondit ; Celui où l’on n’obéit qu’aux loix. C’est une vieille réponse, dit le Conseiller. Elle n’en est pas plus mauvaise, dit le Brame. Où est ce pays-là ? dit le Conseiller. Le Brame dit, Il faut le chercher. Voyez l’article GENÈVE.