Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Ventres paresseux

Éd. Garnier - Tome 20
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VENTRES PARESSEUX[1].

Saint Paul a dit que les Crétois sont toujours « menteurs, de méchantes bêtes, et des ventres paresseux[2] ». Le médecin Hecquet entendait par ventre paresseux que les Crétois allaient rarement à la selle, et qu’ainsi la matière fécale, refluant dans leur sang, les rendait de mauvaise humeur et en faisait de méchantes bêtes. Il est très-vrai qu’un homme qui n’a pu venir à bout de pousser sa selle sera plus sujet à la colère qu’un autre ; sa bile ne coule pas, elle est recuite, son sang est aduste.

Quand vous avez le matin une grâce à demander à un ministre ou à un premier commis de ministre, informez-vous adroitement s’il a le ventre libre. Il faut toujours prendre mollia fandi tempora.

Personne n’ignore que notre caractère et notre tour d’esprit dépendent absolument de la garde-robe. Le cardinal de Richelieu n’était sanguinaire que parce qu’il avait des hémorroïdes internes qui occupaient son intestin rectum, et qui durcissaient ses matières. La reine Anne d’Autriche l’appelait toujours cul pourri. Ce sobriquet redoubla l’aigreur de sa bile, et coûta probablement la vie au maréchal de Marillac et la liberté au maréchal de Bassompierre. Mais je ne vois pas pourquoi les gens constipés seraient plus menteurs que d’autres ; il n’y a nulle analogie entre le sphincter de l’anus et le mensonge, comme il y en a une très-sensible entre les intestins et nos passions, notre manière de penser, notre conduite.

Je suis donc bien fondé à croire que saint Paul entendait par ventres paresseux des gens voluptueux, des espèces de prieurs, de chanoines, d’abbés commendataires, de prélats fort riches, qui restaient au lit tout le matin pour se refaire des débauches de la veille, comme dit Marot (épig. 86) :

Un gros prieur son petit-fils baisoit
Et mignardoit au matin en sa couche,
Tandis rôtir sa perdrix on faisoit, etc., etc.

Mais on peut fort bien passer le matin au lit, et n’être ni menteur ni méchante bête. Au contraire, les voluptueux indolents sont pour la plupart très-doux dans la société, et du meilleur commerce du monde.

Quoi qu’il en soit, je suis très-fâché que saint Paul injurie toute une nation : il n’y a dans ce passage (humainement parlant) ni politesse, ni habileté, ni vérité. On ne gagne point les hommes en leur disant qu’ils sont de méchantes bêtes ; et sûrement il aurait trouvé en Crète des hommes de mérite. Pourquoi outrager ainsi la patrie de Minos, dont l’archevêque Fénelon (bien plus poli que saint Paul) fait un si pompeux éloge dans son Télémaque ?

Saint Paul n’était-il pas difficile à vivre, d’une humeur brusque, d’un esprit fier, d’un caractère dur et impérieux ? Si j’avais été l’un des apôtres, ou seulement disciple, je me serais infailliblement brouillé avec lui. Il me semble que tout le tort était de son côté dans sa querelle avec Pierre Simon Barjone. Il avait la fureur de la domination ; il se vante toujours d’être apôtre, et d’être plus apôtre que ses confrères ; lui qui avait servi à lapider saint Étienne ! lui qui avait été un valet persécuteur sous Gamaliel, et qui aurait dû pleurer ses crimes bien plus longtemps que saint Pierre ne pleura sa faiblesse (toujours humainement parlant) !

Il se vante d’être citoyen romain né à Tarsis ; et saint Jérôme prétend qu’il était un pauvre Juif de province né à Giscale dans la Galilée[3]. Dans ses lettres au petit troupeau de ses frères, il parle toujours en maître très-dur. « Je viendrai, écrit-il à quelques Corinthiens, je viendrai à vous, je jugerai tout par deux ou trois témoins ; je ne pardonnerai ni à ceux qui ont péché, ni aux autres. » Ce ni aux autres est un peu dur.

Bien des gens prendraient aujourd’hui le parti de saint Pierre contre saint Paul, n’était l’épisode d’Ananie et de Saphire[4], qui a intimidé les âmes enclines à faire l’aumône.

Je reviens à mon texte des Crétois menteurs, méchantes bêtes, ventres paresseux ; et je conseille à tous les missionnaires de ne jamais débuter avec aucun peuple par lui dire des injures.

Ce n’est pas que je regarde les Crétois comme les plus justes et les plus respectables des hommes, ainsi que le dit la fabuleuse Grèce. Je ne prétends point concilier leur prétendue vertu avec leur prétendu taureau, dont la belle Pasiphaé fut si amoureuse ; ni avec l’art dont le fondeur Dédale fit une vache d’airain dans laquelle Pasiphaé se posta si habilement que son tendre amant lui fit un minotaure, auquel le pieux et équitable Minos sacrifiait tous les ans (et non pas tous les neuf ans) sept grands garçons et sept grandes filles d’Athènes.

Ce n’est pas que je croie aux cent grandes villes de Crète ; passe pour cent mauvais villages établis sur ce rocher long et étroit, avec deux ou trois villes. On est toujours fâché que Rollin, dans sa compilation élégante de l’Histoire ancienne, eut répété tant d’anciennes fables sur l’île de Crète et sur Minos comme sur le reste.

À l’égard des pauvres Grecs et des pauvres Juifs qui habitent aujourd’hui les montagnes escarpées de cette île, sous le gouvernement d’un bacha, il se peut qu’ils soient des menteurs et des méchantes bêtes. J’ignore s’ils ont le ventre paresseux, et je souhaite qu’ils aient à manger.



  1. Questions sur l’Encyclopédie, neuvième partie, 1772. (B.)
  2. Épître à Tite, chapitre i, v. 12.
  3. Nous l’avons déjà dit ailleurs, et nous le répétons ici : pourquoi ? parce que les jeunes Welches, pour l’édification de qui nous écrivons, lisent en courant, et oublient ce qu’ils lisent. (Note de Voltaire.) — Ce que Voltaire répète ici, il l’avait déjà dit tome XVII, page 329 ; dans le chapitre xii de L’Examen important de milord Bolingbroke (Mélanges, année 1767), et dans l’Épître aux Romains (Mélanges, année 1768).
  4. Voyez les Actes des apôtres, v.


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