Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Polythéisme

Éd. Garnier - Tome 20
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POLYTHÉISME[1].

La pluralité des dieux est le grand reproche dont on accable aujourd’hui les Romains et les Grecs ; mais qu’on me montre dans toutes leurs histoires un seul fait, et dans tous leurs livres un seul mot, dont on puisse inférer qu’ils avaient plusieurs dieux suprêmes ; et si on ne trouve ni ce fait ni ce mot, si au contraire tout est plein de monuments et de passages qui attestent un Dieu souverain, supérieur à tous les autres dieux, avouons que nous avons jugé les anciens aussi témérairement que nous jugeons souvent nos contemporains.

On lit en mille endroits que Zeus, Jupiter, est le maître des dieux et des hommes. Jovis omnia plena[2]. Et saint Paul[3] rend aux anciens ce témoignage : « In ipso vivimus, movemur et sumus, ut quidam vestrorum poetarum dixit. Nous avons en Dieu la vie, le mouvement et l’être, comme l’a dit un de vos poëtes. » Après cet aveu, oserons-nous accuser nos maîtres de n’avoir pas reconnu un Dieu suprême ?

Il ne s’agit pas ici d’examiner s’il y avait eu autrefois un Jupiter roi de Crète, si on en avait fait un dieu ; si les Égyptiens avaient douze grands dieux, ou huit, du nombre desquels était celui que les Latins ont nommé Jupiter. Le nœud de la question est uniquement ici de savoir si les Grecs et les Romains reconnaissaient un être céleste, maître des autres êtres célestes. Ils le disent sans cesse, il faut donc les croire.

Voyez l’admirable lettre du philosophe Maxime de Madaure à saint Augustin[4] ; « Il y a un Dieu sans commencement, père commun de tout, et qui n’a jamais rien engendré de semblable à lui : quel homme est assez stupide et assez grossier pour en douter ? » Ce païen du ive siècle dépose ainsi pour toute l’antiquité.

Si je voulais lever le voile des mystères d’Égypte, je trouverais le Knef, qui a tout produit, et qui préside à toutes les autres divinités ; je trouverais Mithra chez les Perses, Brama chez les Indiens ; et peut-être je ferais voir que toute nation policée admettait un Être suprême avec des divinités dépendantes. Je ne parle pas des Chinois, dont le gouvernement, le plus respectable de tous, n’a jamais reconnu qu’un Dieu unique depuis plus de quatre mille ans. Mais tenons-nous-en aux Grecs et aux Romains, qui sont ici l’objet de mes recherches ; ils eurent mille superstitions : qui en doute ? ils adoptèrent des fables ridicules : on le sait bien, et j’ajoute qu’ils s’en moquaient eux-mêmes ; mais le fond de leur mythologie était très-raisonnable.

Premièrement, que les Grecs aient placé dans le ciel des héros pour prix de leurs vertus, c’est l’acte de religion le plus sage et le plus utile. Quelle plus belle récompense pouvait-on leur donner ? et quelle plus belle espérance pouvait-on proposer ? Est-ce à nous de le trouver mauvais, à nous qui, éclairés par la vérité, avons saintement consacré cet usage que les anciens imaginèrent ? Nous avons cent fois plus de bienheureux, à l’honneur de qui nous avons élevé des temples, que les Grecs et les Romains n’ont eu de héros et de demi-dieux : la différence est qu’ils accordaient l’apothéose aux actions les plus éclatantes, et nous aux vertus les plus modestes. Mais leurs héros divinisés ne partageaient point le trône de Zeus, du Demiourgos, du maître éternel ; ils étaient admis dans sa cour, ils jouissaient de ses faveurs. Qu’y a-t-il à cela de déraisonnable ? N’est-ce pas une ombre faible de notre hiérarchie céleste ? Rien n’est d’une morale plus salutaire, et la chose n’est pas physiquement impossible par elle-même ; il n’y a pas là de quoi se moquer des nations de qui nous tenons notre alphabet.

Le second objet de nos reproches est la multitude des dieux admis au gouvernement du monde : c’est Neptune qui préside à la mer, Junon à l’air, Éole aux vents, Pluton ou Vesta à la terre, Mars aux armées. Mettons à quartier les généalogies de tous ces dieux, aussi fausses que celles qu’on imprime tous les jours des hommes ; passons condamnation sur toutes leurs aventures dignes des Mille et une Nuits, aventures qui jamais ne firent le fond de la religion grecque et romaine ; en bonne foi, où sera la bêtise d’avoir adopté des êtres du second ordre, lesquels ont quelque pouvoir sur nous autres, qui sommes peut-être du cent millième ordre ? Y a-t-il là une mauvaise philosophie, une mauvaise physique ? N’avons-nous pas neuf chœurs d’esprits célestes plus anciens que l’homme ? Ces neuf chœurs n’ont-ils pas chacun un nom différent ? Les Juifs n’ont-ils pas pris la plupart de ces noms chez les Persans ? Plusieurs anges n’ont-ils pas leurs fonctions assignées ? Il y avait un ange exterminateur, qui combattait pour les Juifs ; l’ange des voyageurs, qui conduisait Tobie. Michael était l’ange particulier des Hébreux ; selon Daniel il combat l’ange des Perses, il parle à l’ange des Grecs. Un ange d’un ordre inférieur rend compte à Michael, dans le livre de Zacharie, de l’état où il avait trouvé la terre. Chaque nation avait son ange. La version des Septante dit dans le Deutéronome que le Seigneur fit le partage des nations suivant le nombre des anges. Saint Paul, dans les Actes des apôtres, parle à l’ange de la Macédoine. Ces esprits célestes sont souvent appelés dieux dans l’Écriture, Éloïm. Car chez tous les peuples le mot qui répond à celui de theos, deus, dieu, ne signifie pas toujours le maître absolu du ciel et de la terre ; il signifie souvent être céleste, être supérieur à l’homme, mais dépendant du souverain de la nature : il est même donné quelquefois à des princes, à des juges.

Puis donc qu’il est vrai, puisqu’il est réel pour nous qu’il y a des substances célestes chargées du soin des hommes et des empires, les peuples qui ont admis cette vérité sans révélation sont bien plus dignes d’estime que de mépris.

Ce n’est donc pas dans le polythéisme qu’est le ridicule ; c’est dans l’abus qu’on en fit, c’est dans les fables populaires, c’est dans la multitude de divinités impertinentes que chacun se forgeait à son gré.

La déesse des tétons, dea Rumilia ; la déesse de l’action du mariage, dea Pertunda ; le dieu de la chaise percée, deus Stercutius ; le dieu Pet, deus Crepitus, ne sont pas assurément bien vénérables. Ces puérilités, l’amusement des vieilles et des enfants de Rome, servent seulement à prouver que le mot deus avait des acceptions bien différentes. Il est sûr que deus Crepitus, le dieu Pet, ne donnait pas la même idée que deus divum et hominum sator, la source des dieux et des hommes. Les pontifes romains n’admettaient point ces petits magots dont les bonnes femmes remplissaient leurs cabinets. La religion romaine était au fond très-sérieuse, très-sévère. Les serments étaient inviolables. On ne pouvait commencer la guerre sans que le collége des Féciales l’eût déclarée juste. Une vestale convaincue d’avoir violé son vœu de virginité était condamnée à mort. Tout cela nous annonce un peuple austère plutôt qu’un peuple ridicule.

Je me borne ici à prouver que le sénat ne raisonnait point en imbécile, en adoptant le polythéisme. L’on demande comment ce sénat, dont deux ou trois députés nous ont donné des fers et des lois, pouvait souffrir tant d’extravagances dans le peuple, et autoriser tant de fables chez les pontifes. Il ne serait pas difficile de répondre à cette question. Les sages de tout temps se sont servis des fous. On laisse volontiers au peuple ses lupercales, ses saturnales, pourvu qu’il obéisse ; on ne met point à la broche les poulets sacrés qui ont promis la victoire aux armées. Ne soyons jamais surpris que les gouvernements les plus éclairés aient permis les coutumes, les fables les plus insensées. Ces coutumes, ces fables, existaient avant que le gouvernement se fût formé ; on ne veut point abattre une ville immense et irrégulière pour la rebâtir au cordeau.

Comment se peut-il faire, dit-on, qu’on ait vu d’un côté tant de philosophie, tant de science, et de l’autre tant de fanatisme ? C’est que la science, la philosophie, n’étaient nées qu’un peu avant Cicéron, et que le fanatisme occupait la place depuis des siècles. La politique dit alors à la philosophie et au fanatisme : Vivons tous trois ensemble comme nous pourrons.


  1. Mélanges, tome V, 1761. (B.) — Voyez la note sur l’article Allégories.
  2. Virgile, Eclog., III. 60.
  3. Dans les Actes des apôtres, xvii, 28.
  4. Voyez tome XVIII, page 361 ; tome XIX, page 414 ; et dans les Mélanges, année 1766, le dialogue intitulé Sophronime et Adélos.


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